Au tout début du XXe siècle, comme son ami Zoltán Kodály, autre pionnier de l’ethnomusicologie, le compositeur Béla Bartók passa des années à faire du collectage dans les villages hongrois, puis slovaques et roumains. Il proclamera que ce furent ses plus belles années, à enregistrer les paysans et à transcrire ce qu'il avait réussi à leur faire jouer et chanter. Ces milliers d'airs populaires alimenteront son œuvre où je retrouve les travaux sur les modes à transposition limitée de mon camarade Bernard Vitet qui avait construit tout un système de cadrans et d'horloge que j'espère voir un jour appliquer à un système informatique.
Le nationalisme de Bartók n'a rien à voir avec celui de Viktor Orbán. Le compositeur revendiquait de chercher son inspiration dans ses propres terroirs plutôt que de rapporter celui de Bali ou d'Espagne comme ses contemporains Debussy ou Ravel. Aujourd'hui les musiciens français s'affranchissent ainsi de plus en plus de l'hégémonie étatsunienne ou anglo-saxonne en revisitant leur patrimoine historique ou en reprenant les chansons populaires actuelles. Dans la Hongrie de la Fidesz qui sombre dans la dictature, le sexisme, le racisme et l'ostracisation de ses minorités ethniques, il est logique que la résistance s'organise dans les foyers culturels. La musique y est particulièrement vivante et inventive, comme elle le fut d'abord par son folklore foisonnant à côté des influences tziganes, puis avec Liszt, Kodály, Bartók, Joseph Kosma, et plus près de nous György Kurtág, Péter Eötvös et évidemment György Ligeti... Le label BMC (Budapest Music Center) produit quantité de disques formidables de "jazzmen" qui ont merveilleusement repris le flambeau.
Or justement le contrebassiste hongrois Mátyás Szandai et le violoniste français Mathias Lévy (entendu récemment aux côtés de Louise Jallu) qui vivent tous deux à Paris, plus le joueur de cymbalum Miklós Lukács (déjà salué dans cette colonne), improvisent d'après des pièces composées à l'origine par Bartók, assumant leurs affinités avec les musiques traditionnelles et dressant un pont avec le XXIe siècle qu'ils revendiquent absolument dans leur manière de les appréhender. Le jazz, comme le tango, fait partie des musiques populaires, au même niveau de création que ce que la bourgeoisie appelle avec arrogance les musiques savantes. Le trio s'imprégnant de leurs Bartók Impressions n'a rien d'iconoclaste lorsqu'il s'écarte de la partition pour s'approprier à leur tour un patrimoine exceptionnel. Ils arrangent ainsi certains Mikrokosmos composés à l'origine pour piano, un duo pour violons, des chants de Noël roumains, des rythmes bulgares ou le quatrième mouvement du Concerto pour orchestre avec une dansante inventivité qui rend hommage au compositeur mort dans la misère à New York en 1945. Edgar Varèse est présent lors de ses obsèques. Depuis, on ne l'aura jamais autant joué. Szandai, Lévy et Lukács seraient-ils des adeptes de la métempsychose à le faire renaître ainsi encore et en corps ?

→ Matyas Szandai, Mathias Levy, Miklos Lukacs, Bartók Impressions, cd BMC, dist. L'autre distribution, sortie le 5 octobre 2018
→ concert le 20 octobre au Comptoir, Fontenay-sous-Bois, c'est à côté de chez moi / le 7 novembre, festival Jazzycolor à l'Institut Hongrois de Paris, à peine plus loin / le 14 décembre au Triton, Les Lilas, carrément la porte à côté...