Avant le cinématographe

De tous temps, la musique et les chants accompagnent les rituels sacrés, le plus souvent fortement imagés. Peintures rupestres, quelle est votre musique ? Au théâtre grec antique, la musique soutient les émotions du texte. Comparé à l’iconographie, le patrimoine sonore est extrêmement récent.

Au début du XIXe siècle, les mélodrames de René Charles Guilbert de Pixerécourt tirent leur étymologie de « théâtre en musique ». En 1806, pour la pièce de son fils Theodore, Tekeli ou le Siège de Mongatz, la partition composée par James Hook est découpée en mouvements et synchronisée avec les scènes. La mélodie du fantôme, qui apparaît à plusieurs reprises pendant la version scénique des Frères corses d’Alexandre Dumas, reste un grand succès de 1852 à 1907 !

Apparues au Moyen Âge, en vogue en France à la fin du XVIIIe siècle, les ombres chinoises sont probablement les premiers spectacles d’optique. Si jamais les spectacles de lanterne magique étaient muets, on ne peut imaginer le théâtre d’ombres de Java sans accompagnement musical. Ah, la java ! se lamente Marianne Oswald dans Anna la bonne.


Sous la Révolution, le physicien et illusionniste Robertson accompagne de bruits de pluie, coups de tonnerre et volées de cloches ses fantasmagories projetées par son Fantoscope. Ces spectacles tiennent plus des attractions foraines que du cinématographe. Il me semble qu’un spectacle audiovisuel réussi devrait toujours garder un petit côté forain, trace indélébile de ses origines. Les films à grand spectacle ont souvent tendance à l’y cantonner, les films d’art et essai parfois à l’oublier. En Angleterre, on déclamait Shakespeare en projetant les images de ses pièces à la lanterne magique. En Amérique, dans les temples ou les patronages, les fidèles chantent pour accompagner les cantiques illustrés. Sur une gravure coloriée de 1822, un musicien tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie lors d’un spectacle de lanterne magique.

Sur une autre qui montre les coulisses lors d’une représentation de 1887 d’ombres françaises du caricaturiste Caran d’Ache, on voit un petit orchestre composé d’un pianiste, d’un violoniste et de deux percussionnistes. Tout-Paris accourt aux spectacles présentés sur l’écran rond du cabaret du Chat Noir à Montmartre. Dès 1888, Méliès lui-même projette des ombres chinoises et des photographies peintes sur des plaques de verre. La cinéaste allemande Lotte Reiniger ressuscitera cette tradition du théâtre d’ombres avec Les aventures du Prince Ahmed. Plus proche, Michel Ocelot avec ses Princes cet princesses.

Puisque nous marinons dans les dates, les égrainant religieusement comme un chapelet de perles, ce qui n’a pourtant jamais été mon fort, filons jusqu’en 1892, dans le petit théâtre du Musée Grévin, où Émile Reynaud projette ses Pantomimes lumineuses avec des mélodies composées par Gaston Paulin. La partition est vendue aux séances. Ces dessins animés ne sont pas seulement accompagnés de la musique de Paulin, ils sont même sonorisés par des bruitages synchronisés. Dans Les tableaux de projection mouvementée, Fourtier raconte à propos de la pantomime Pauvre Pierrot : « M. Reynaud a voulu que la bande, en défilant, produise elle-même les bruits de coulisse nécessités par l’action de manière que ceux-ci se produisent exactement en temps voulu. Dans ce but, il a fixé sur la bande de petites languettes d’argent qui viennent passer, quand cela est nécessaire, sur un double contact et ferment alors un courant électrique. Celui-ci anime un électro-aimant qui agit sur un petit frappeur particulier. Et lorsque Arlequin vient battre de sa batte le malheureux Pierrot, l’appareil reproduit le coup, exactement, en temps voulu. » En évoquant le Musée Grévin, je ne peux m’empêcher de repenser à la magie du Palais des Mirages, spectacle de lumières et de miroirs qui firent l’émerveillement de plusieurs générations d’enfants.


Une annonce avertit les visiteurs de la présence possible de pickpockets, la salle hexagonale sombre dans l’obscurité totale pendant plusieurs secondes avant de se rallumer, transformée en un décor éblouissant de luxe de pacotille, avec lustres et guirlandes. À chaque nouvelle extinction des feux, le décor s’escamote, les six tambours rotatifs situés à chaque angle pivotent sur eux-mêmes, pour nous immerger dans un nouveau décor kaléidoscopique, des Indes au cœur de la jungle jusqu’à l’Alhambra de Grenade. Des cris de singes et d’oiseaux, des coups de tonnerre effrayants accompagnent le spectacle, présenté à l’origine par Eugène Hénard (architecte inventeur des sens giratoires !) à l’Exposition Universelle de 1900 sous le nom de « Fée Électricité ».

En 1894, à West Orange, Thomas Edison a l’idée d’accoupler son Phonographe, qui fonctionne avec des cylindres, et son Kinétoscope. Fin décembre 1895, Louis Lumière a déjà tourné une centaine de petits films d’une minute environ lorsqu’il organise la première projection au Grand Café, 14 boulevard des Capucines, près de l’Opéra. L’opéra ne peut-il d’ailleurs être considéré comme l’un des ancêtres des spectacles multimédia, puisqu’il réunit tous les expressions artistiques, texte, musique, décor, lumière, effets spéciaux, action… Si cela nous ramène à Rameau, ne pourrait-on dire cela des nombreux spectacles de tréteaux, des mélodrames, des féeries ? En 1904, Méliès affuble son Faust et Marguerite du sous-titre d’opéra cinématographique, pour lequel il a préparé une musique d’après Gounod.

Si la primeur de la première partition orchestrale semble revenir aux frères Skladanowsky, les films d’Auguste et Louis Lumière sont assez rapidement accompagnés par un pianiste. Certains ont écrit que c’était pour camoufler le bruit du projecteur. Ce n’est pas improbable. Les trouvailles naissent souvent d’un détail idiot. En 1899, Pathé produit un film sonore de Ferdinand Zecca, Le muet mélomane !