70 mai 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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dimanche 31 mai 2020

La mue [archive]


Articles des 27 et 30 juillet 2006

Il n'est pas facile de changer de peau. Parfois les événements nous y aident. Que l'on perde son emploi ou la personne qui partage notre vie par exemple, et nous y sommes forcés. Toute résistance à ces transformations est encore plus dangereuse, jusqu'à s'y perdre, corps et âme. L'animal reste le même, mais il change de peau pour s'adapter à ses nouvelles conditions de vie. Le besoin de ce que l'on a coutume d'appeler "changer" n'est rien d'autre que la nécessité d'accepter ce que nous sommes, pour réduire la souffrance que génère la "difficulté d'être".
Nous ne sommes pas à un paradoxe près. La douleur ne se contrôle pas en la refusant, mais en l'apprivoisant. Le fakir connaît la chanson. Lorsque la douleur se présente, donnons lui des noms, décrivons la avec force détails, elle s'estompera comme par magie. Sur les montagnes russes de la fête foraine, il y a deux sortes de réactions devant la peur, certains hurlent en se penchant dans le sens de la pente et s'amusent, les autres crient tout autant mais se cabrent en arrière et finiront par aller vomir dans un coin sombre. Je rends grâce à Jean-André Fieschi qui, lorsque j'avais vingt ans et souffrant d'un panaris, me donna à lire Le bras cassé d'Henri Michaux. Je réussis à m'endormir. Vingt-cinq ans plus tard, j'en cueillis enfin les fruits en contrôlant la douleur par le seul fait de l'accepter. N'oublions pas que je suis un homme, et les garçons supportent beaucoup moins bien d'avoir mal que les filles. En 1975, je n'avais assimilé de Michaux que l'exergue : "Nous ne sommes pas un siècle à paradis, nous sommes un siècle à savoir". Pas si mal !
Revenons à nos moutons, ceux sur lesquels nous comptons pour sombrer dans les bras de Morphée. Du dieu des rêves à leur maître il n'y a qu'un pas, et la lecture de leur interprétation fut d'une aide précieuse pour comprendre comment ça marche. Comme je me plaignais à une amie philosophe de reprocher toujours les mêmes griefs à mes compagnes et ce malgré leurs différences fondamentales, je compris que le seul point commun était moi. Je ne pouvais donc leur en vouloir que de moi-même. Les conflits se désamorceraient d'eux-mêmes dès lors que j'accepterai l'autre au lieu de tenter vainement de le changer. Car on ne change personne, ni soi ni les autres. Un peu bouddhiste, n'est-ce pas ? Et pourquoi pas ! Les religions partent souvent de bons sentiments et d'analyses brillantes. Les prêtres les pervertissent en voulant les rendre accessibles au peuple et en profitent pour les transformer en armes de contrôle. Toutes les révolutions sont brèves, ou plus justement, les rêves durent peu, mais les conter prend du temps.
Les différents âges de la vie exigent d'adapter notre vision à notre corps. Chaque période a ses bienfaits et ses inconvénients. Réussir sa mue, c'est accepter qui nous sommes, en en précisant les perspectives vectorielles, sans se réfugier dans le passé par crainte du futur. Il faut toute une vie pour apprendre qui nous sommes, à savoir autre que ce que nos parents ont rêvé faire de nous. Et nous nous éteignons enfin dans la paix retrouvée. Entre temps, il aura fallu plusieurs fois changer de peau pour conserver l'équilibre précaire qu’on appelle une vie.

L'ANIMALITÉ DE L'HOMME


Le titre de cet article ne suggère nullement qu'un baiser pourrait transformer cette grenouille en prince charmant. Rien ne me détend plus qu'admirer la nature. La contemplation des animaux me plonge dans un abîme de perplexité et me renvoie à l'animalité de l'homme. Voilà longtemps que j'essaie d'imaginer une vision complexe de l'être humain, quelque théorie qui associerait Freud, Marx et cette troisième composante. Tenter de comprendre l'homme sans évoquer sa nature de mammifère me semble vouer à l'échec. Si le matérialisme historique me semble toujours le meilleur système analytique pour comprendre les grands mouvements de civilisation et si la notion d'inconscient renvoie aux motivations secrètes qui forgent chaque individu dans leur différence, la biologie me séduit par ce que tous les êtres vivants ont de commun, et la génétique fait parfois exploser à notre figure des évidences brutales. Le pourquoi reste toujours aussi énigmatique, mais on commence à effleurer une réalité complexe montrant que nos motivations ne peuvent s'arrêter à un seul système d'analyse. On ne pourra comprendre nos créations, nos crimes et nos suicides en restreignant l'analyse aux phénomènes sociaux (Marx) et à ce qui leur résiste en chaque individu (Freud). S'en contenter, c'est réfléchir comme si l'homme était seul sur Terre. C'est vrai, il agit comme tel. Pourtant, quel vecteur porte donc l'espèce, qui nous rapproche de ce qui nous est le plus étranger, la nature ? De quelles forces sommes-nous les enjeux, voire les véhicules ?
Hier soir, près de la piscine, sur une frite bleue rêvait une rainette arboricole. Les canards ne l'avaient pas encore repérée. Le matin, nous suivions sous l'eau les bancs de girelles, de saupes et d'autres petits poissons très joueurs comme ces minuscules virgules violet électrique. Pas de rapport. C'est dimanche.

samedi 30 mai 2020

Si j'ai bon dos ? [archives]


Articles des 9 juillet 2006, 11 novembre 2007, 20 mars 2010, 11 décembre 2012, 5 avril 2013, 13 et 24 mai 2013, 10 février 2014, 2 mai 2016, 21 février 2017, 21 avril 2020
Quitte à publier d'anciens articles, j'ai choisi de les regrouper par thèmes. Aujourd'hui c'est copieux !

APPUYEZ LÀ OÙ ÇA FAIT MAL (2006)

Passé le massage de confort, je n'ai jamais compris comment ça fonctionnait. L'ostéopathie reste assez mystérieuse, en particulier l'ostéopathie crânienne. Les praticiens ont du mal à l'expliquer lorsqu'on leur pose des questions. Bien sûr que c'est efficace, mais pourquoi ? Au pire, on vous sert un discours baba de comptoir où se croisent méridiens et énergie. Pour les patients, il y a les kinés, jugés souvent basiques, et les ostéos qui font craquer ou pas, mais craquer quoi ? Les termes sont souvent impropres, on ne se déplace pas une vertèbre sans se retrouver en chaise roulante. On peut se coincer un nerf, mais la plupart du temps ce sont des micro-entorses, des tensions musculaires qui vous font prendre des positions antalgiques, de quoi ressembler à un bonzaï. Le bruit serait simplement du gaz accumulé entre les articulations. Que les spécialistes m'écrivent, ils ont gagné. Comprendre, nous ne demandons que cela.
Lorsque j'avais 18 ans, je portais ma sono qui pesait 60 kilos par élément de 1,80m. Il m'arrivait de me faire mal en chargeant la voiture en porte-à-faux et ça passait en deux ou trois jours. À 31, à la fin d'une répétition vers 4 heures du matin, je me suis coincé le dos pour la première fois. Les ennuis avaient commencé. J'ai d'abord accumulé les séances de kiné, puis chaque mois je voyais un ostéo crânien, mais ça ne m'empêchait pas de me retrouver par terre, à genoux, avec un grand cri japonais. Mes amis me disaient que j'en avais plein le dos, qu'il fallait que je change de vie. On me traitait d'hypocondriaque, on sous-entendait que c'était psychologique jusqu'à ce que je passe radios et scanner. Bilan des courses : une hernie discale et trois disques écrasés. Il y a dix ans, mon lumbago a fini par me ficher la paix, lorsqu'un médecin-kiné m'indiqua quelques mouvements simples à effectuer au coucher et au réveil. Il m'est encore arrivé de me faire très mal, mais de plus en plus rarement, et je ne manque plus jamais de faire mes exercices sans me mettre en danger. Je vois de temps en temps un ostéo ou un kiné (variation géographique) pour la révision des 10 000, mais j'ai surtout fait l'expérience du massage chinois. Voilà, on y vient.

Le massage chinois n'a rien à voir avec les pratiques occidentales. Madame J., qui opère à domicile, appuie là où ça fait mal. La douleur est insupportable, il arrive que l'on crie, il paraît même que les chinois hurlent tandis que les occidentaux se retiennent en soufflant comme des phoques. Madame J. attendrie la bidoche comme le boucher avec le bifteck. Elle s'y prend à deux mains en glissant sur la peau, enfonçant ses doigts aux nœuds de tension et malaxant jusqu'à ce que ça lâche. Difficile de résister, Madame J. rit tout le temps, d'un rire bienveillant qui rassure. On en ressort complètement lessivé, et le lendemain courbaturé comme si on avait pratiqué le triathlon pour la première fois. Certains camarades, car Madame J. est un secret que l'on se repasse entre musiciens comme si c'était un trésor vivant, se sont retrouvés avec d'énormes bleus. N'y voyez aucun masochisme refoulé, car trois jours après vous gambadez sans plus aucun souvenir de la douleur, ni celle de la séance de torture, ni surtout celle qui vous a fait crier au secours. Et Madame J. de sourire en vous expliquant les "kolok kolok" par un "quand bruit, mal". J'ai essayé de pratiquer cette technique sur moi-même et ma compagne, ça fonctionne plutôt bien : chercher les tensions avec le maximum d'écoute et masser longtemps jusqu'à ce que le muscle lâche. C'est tout simple, rien de mystique, pas besoin d'y croire : la gym pour l'entretien, l'attendrissement pour les coups durs ! Bon, d'accord, n'excluez pas la visite à un spécialiste lorsque votre cas semble sans espoir... C'est un peu comme l'homéopathie qui est une médecine formidable, mais en cas de crise aigue mieux vaut, par exemple, avoir recours tout de même aux antibiotiques. Chacun doit trouver ce qui lui convient. Un de ces jours, je ferai un article sur l'homéopathie, ça nous changera ! Et puis, j'en ferai un autre sur la douleur, comment la maîtriser en l'apprivoisant...

La photo représente différents objets du culte (physique) permettant de détendre le corps : trois différents tapis à picots (réflexothérapie, absolument géniale, au fonctionnement plus proche de l'acuponcture, tous les méridiens passant par la voûte plantaire, et par les oreilles, mais là, c'est raté, vous aurez beau écouter le train arriver en vous penchant sur les rails, ce n'est pas très pratique pour le massage des oreilles), cylindres pour les pieds toujours (très utile en avion), matchi-pouli (là j'ai des doutes, trop d'efforts des bras pour masser le dos), petits ustensiles pour frapper les endroits douloureux (font partie du quotidien asiatique, mais moi, je ne m'y fais pas), araignée pour la tête (un cadeau exquis trouvé chez Nature & Découverte), moquette (pour la gym), Syntol, Huile de massage et Baume du Tigre (ça soigne tout, des courbatures au mal de tête ou de ventre, c'est l'aspirine de l'Asie), etc. Une véritable panoplie SM (euh, Soins Massage) !

MAL AU DOS (2007)


Y a pas photo, je suis encore de traviole ce matin. S'il est une chose qu'il faut éviter, c'est un effort en sortant d'une séance d'ostéopathie. Rien de mieux pour se coincer le dos, de la façon la plus spectaculaire qui soit. Lorsque je me fais mal, ma colonne vertébrale dessine une forme en baïonnette, position antalgique mémorisée par le corps pour éviter de souffrir. C'est à ne pas croire, le tronc ne semble plus en face des jambes ! Si je m'y prends à temps, je peux l'éviter en prenant rapidement deux Di-Antalvic. La crainte d'avoir mal et le rééquilibrage de la pyramide de cubes en os produisent de multiples déplacements depuis le sacrum jusqu'à l'occiput. Si les analgésiques ne suffisent pas, je passe au Bi-Profenid, anti-inflammatoire puissant qu'il faut ingurgiter durant cinq jours. Mais le mieux est de faire ce qu'il faut pour ne pas en arriver là !
Depuis une dizaine d'années, chaque matin en me levant et chaque soir avant d'aller me coucher, quel que soit mon état de fatigue, je fais trois exercices salvateurs qui m'ont été astucieusement soufflés par le bon Docteur Mussy. Depuis, je ne m'écroule plus jamais à quatre pattes avec un grand cri japonais. Lorsque je dois voyager longtemps assis, rester debout pendant des heures ou porter quoi que ce soit de lourd, j'entoure mon ventre d'une gaine élastique qui le soutient. Les chaussures qui épousent la voûte plantaire sont également d'une aide certaine, sehr gut ! Plier les jambes quand on se baisse fait partie des conseils de base. Mon état n'a hélas rien de psychologique (du style "j'en ai plein le dos"), la radio et le scanner ayant montré une jolie hernie discale et trois vertèbres écrasées.
(...) J'ai vu des kinés, puis des ostéos les plus zélés, mais rien n'a valu de me prendre en charge moi-même. Depuis dix ans, je souffre beaucoup moins qu'avant. J'ai appris à gérer mes faiblesses. C'est une consolation. Le corps se déglingue petit à petit, mais plus on vieillit, mieux on apprend à vivre avec, et la vie est plus douce.

SCOTCH 1 - JJB 0 (2010)


Mes lecteurs connaissent mes points faibles. À part le dos, mon petit orteil gauche est mon talon d'Achille. Un coup de vent rasant, et paf, cela suffirait à le froisser. Je lisais tranquillement dans mon lit allongé sur le dos lorsque le chat a sauté comme une puce mais de ton son poids sur mes pieds tournés vers le plafond. Huit kilos et demi se sont abattus sur mes arpions fragiles. J'ai senti le craquement. Arrêt de jeu. Massage à l'arnica, granules et Di-Antalvic tant qu'il en reste. J'ai aussitôt pensé à l'EMDR, technique intéressante de désensibilisation et retraitement de l'information par mouvement des yeux ! Comme je suis embarrassé de demander à Françoise de jouer les hypnotiseuses en faisant osciller un stylo devant mes yeux, je me suis fait offrir un métronome. Pour un musicien, quoi de plus naturel ? Sauf que celui-ci est mécanique, on n'en fait plus beaucoup, et que je ne m'en sers que pour m'autohypnotiser. Ainsi personne n'attrape de crampe. Et mes yeux de suivre l'oscillation du balancier en me concentrant sur la douleur et le choc initial. Auto-suggestion ? Effet placebo ? Technique de libération émotionnelle (EFT) ? La douleur s'estompe miraculeusement et je peux m'endormir. Le lendemain matin, je réitère l'opération métronome, et mes yeux d'aller de droite à gauche et de gauche à droite. J'arrive à poser le pied par terre ! J'ai cru comprendre qu'il s'agit de reprogrammer des réflexes anciens générés par la douleur. Ainsi lorsque je me coince le dos, il se met en position de baïonnette à tel point que les jambes ne sont plus en face du tronc. Impressionnant ! Or il s'agit d'une position antalgique, mon corps se souvenant qu'ainsi je compense la coincette. Hélas cette position génère toute une suite de rééquilibrages catastrophiques, comme une colonne de cubes empilés sur une base tordue. La reprogrammation est censée effacer cette mémoire du corps, me permettant de réagir plus efficacement sur le traumatisme. Vous me suivez ? Après des années de pratique (le choc, suivi de sa prise en main !) j'ai réduit la convalescence de trois semaines à quelques jours, essentiellement en me relaxant au lieu de m'énerver contre la douleur. L'expérimentation de l'EMDR est donc une nouvelle plongée passionnante dans les possibilités du cerveau à la contrôler, qu'elle soit physique ou psychique. Miracle ! Je réussis à enfiler chaussette et chaussure, à pédaler, et en fin de journée je gambade comme si de rien n'était. Cela ne m'est jamais arrivé en 37 ans de casse-pied. Je n'ai même plus d'inquiétude pour le concert de demain où je dois jouer debout et déambulant. Je n'aurai pas vécu de bouts et d'ambulances.

ESCALADE DES DROGUES LÉGALES (2012)


Il arrive parfois que les transitions arrivent à propos. Au moment où le Di-Antalvic, analgésique miracle, est retiré du marché, ce qui représente une catastrophe pour quantité de personnes souffrant du dos ou de diverses douleurs, le massage chinois que je suis héroïquement depuis quelques années prend le relais, et ce sans les effets secondaires redoutés. Si la séance est souvent douloureuse cette pratique a l'immense mérite d'avoir supprimé totalement les lumbagos que je traînais depuis plus de 25 ans. Qui ne m'a jamais vu en baïonnette avec les jambes décalées du tronc ne peut imaginer la souffrance à l'origine de cette position antalgique. Or je n'ai vécu aucune crise depuis trois ans alors qu'elles étaient quasi mensuelles et particulièrement redoutables. Pendant des années j'ai évité de prendre le moindre médicament allopathique, m'en remettant d'abord aux bons soins de kinésithérapeutes, puis de zélés ostéopathes, sans parler de la magie exercée par le magnétiseur ou un rebouteux au fin fond de campagnes quasi médiévales. Leurs pratiques m'ont souvent tiré d'affaire, mais je replongeais irrémédiablement, accompagnant ma chute d'un grand cri japonais. J'avais donc trouvé deux méthodes pour m'éviter de devenir nonagénaire en l'espace de quelques secondes. Au moindre soupçon, heureusement devenu rare, je prenais deux gélules de Di-Antalvic pour ne pas envenimer la situation. Je tuais ainsi dans l'œuf torticolis, sciatalgies et lombalgies. Le massage chinois, supplice inadapté pour certains, était l'autre botte secrète. Il tira d'affaire nombre de mes camarades musiciens, médecins, dentistes, etc.

Mais voilà que le Di-Antalvic et autres Propofan, mélanges d'antalgique et d'opiacé qui avaient su séduire 8 millions de Français, sont interdits depuis octobre 2011, le surdosage pouvant entraîner la mort. C'est le propre de quantité de médicaments entreposés dans votre pharmacie, sauf que le Di-Antalvic coûtait très cher à la Sécurité Sociale, car il était délivré sur ordonnance et remboursé. À moins que le brevet de la petite molécule DXP, arrivé à expiration depuis déjà pas mal de temps, n'était plus aussi rentable avec l'apparition des médicaments génériques ! Chaque nouvelle molécule mise sur le marché assure minimum 20 ans d'exclusivité à son laboratoire. Dis Tonton, pourquoi tu tousses ? La dextropropoxyphène est donc remplacée par le bon vieux paracétamol prescrit seul (c'est l'aspirine qui fait des trous dans l'estomac et ne soulage pas du tout certaines douleurs), par la codéine (inefficace pour 13% des gens qui ne le métabolisent pas) ou par le tramadol (la voilà, la petite dernière). Depuis que les analgésiques existent, ils ont toujours été dangereux en cas de surdose, accidentelle ou suicidaire. L'industrie pharmaceutique se targue chaque fois de retirer tel ou tel du marché à cause des risques prétendument découverts récemment. Les migraineux se souviennent du magique Optalidon ! Les nouveaux seront incriminés dans quelques années, comme les précédents. C'est avant tout une histoire de gros sous contée par de cyniques profiteurs.

Alors qu'en est-il des médicaments de remplacement ? C'est là qu'on se marre. Ils sont plus puissants que le Di-Antalvic qui occasionnait très peu d'effets secondaires. D'après ma pharmacienne l'Ixprim, composé de tramadol et de paracétamol et ne réclamant aucune ordonnance, produit des vertiges et des nausées, tandis que le paracétamol codéine donne des nausées et constipe ! Comme elle me dit que je peux combiner les deux, j'en déduis que je pourrais profiter à la fois de vertiges, nausées et constipations pour désirer être soulagé des conséquences de ma hernie discale et de mes deux disques écrasés... Sympa ! Pas d'autre solution que de tester.

Si le paracétamol codéine n'a servi à rien, j'ai par contre réussi à être complètement défoncé avec l'Ixprim. Deux gélules ont suffi à me rendre ivre, hilare et béat. Le genre de truc totalement déconseillé si l'on doit sortir de chez soi, qui plus est, conduire. Je n'y pense même pas. Mais si un jour j'ai vraiment mal et que j'ai envie de m'envoyer en l'air j'ai une boîte pleine de cette drogue légale qui ne réclame aucun surdosage pour voir des éléphants roses. Quand je pense que la loi interdit le cannabis et laisse en liberté les dealers patentés je me pose des questions sur les lobbys qui les y autorisent.

Toutes ces considérations doivent être prises avec des pincettes, car je ne suis pas médecin, mais un simple usager. Cette phrase me rappelle une des Claudettes revenue d'une nuit avec Jimi Hendrix avec un T-shirt où était écrit "I've been experienced !". J'ai parfois de drôles d'idées, mais cet article a été écrit sans l'aide d'aucun expédient.

ÇA Y EST, JE SUIS PASSÉ À LA PLANCHE À CLOUS (2013)


Comme si ma collection de tapis de réflexologie pour les pieds ou le massage chinois Tuina Anmo de Madame Ji ne suffisaient pas, je suis passé à la planche à clous, ou plus exactement à sa forme moderne et occidentale, le tapis Shakti dont il existe de nombreuses imitations que je n'ai hélas pas testées. Première impression, ce n'est pas pour les douillets. Le moment où l'on s'allonge dessus ou, pire, celui où l'on se relève n'est pas piqué des vers. On me les tirera donc facilement du nez, j'avoue, j'avoue tout. Après quelques minutes une sensation de chaleur vous envahit et on pourrait même s'endormir dessus, nulle contre-indication. La séance fut redoutablement efficace. Impression de détente et soulagement immédiat des douleurs dorsales. Il me semble plus approprié en fin de journée qu'en matinée. Livré dans un sac en coton, le petit tapis peut s'emporter partout avec soi en voyage. Le site de Shakti est plein d'informations en anglais, mais le mode d'emploi basique est en français. La technique est vieille de 7000 ans et l'exercice ravira les adeptes du yoga de plus en plus nombreux. Lancé en 2007, il a obtenu un succès phénoménal en Suède il y a quelques années tel que plus de 10% de ses habitants en possèdent. Il se pourrait bien que la France en plein stress et déconfiture s'y mette bientôt.

LUMBAGO BLUES
(2013)

(...) N'ayant pas eu de lumbago depuis plus de trois ans grâce au massage tuin anmo de Madame Ji je me croyais à l'abri. C'était sans compter de coquins mouvements du bassin, les quatre kilos de l'hiver et le jardinage de printemps. Assis sur le divan, j'ai plongé stupidement vers mes lacets sans plier les genoux, et clac, merci Kodak ! L'impressionnante photo montre mon dos en baïonnette : le tronc n'est plus en face des jambes. Si je marche mon corps me semble suspendu en l'air avec mes guiboles comme des rubans de papier flottant au-dessus du sol. J'ai arrêté les anti-inflammatoires qui cette fois ne m'ont fait aucun effet, j'ai vu les praticiens les plus zélés, j'ai tenté l'EMDR en m'auto-hynotisant, je suis resté allongé des jours entiers à regarder des films dans le noir, mais après dix jours tourdepisiens je ne sens aucune amélioration et cela commence à bien faire. Je n'ai pas encore épuisé toutes les ressources des magiciens du corps et je ne m'avoue pas vaincu quant au travail intérieur que je continue à produire sereinement. Si pour l'avoir déjà vécu je ne savais pas qu'un jour je gambaderai comme un chevreuil je serais drôlement inquiet...

L'ORIGINE DU MAL (2013)


Me lisant handicapé par un lumbago persistant, de bonnes âmes m'ont écrit pour me conseiller diverses pratiques de guérison. Soulagé momentanément par les bons soins de la masseuse chinoise, de l'ostéopathe, du réflexologue et de la nouvelle pharmacopée, en l'occurrence de l'Ixprim, savant cocktail de tramadol et de paracétamol, mais néanmoins bloqué en position allongée depuis trois semaines, j'ai eu tout le loisir de lire Healing Back Pain en anglais dans le texte, le best-seller du Docteur John E. Sarno. Le médecin américain y livre son intuition sur l'origine du mal au dos et comment s'en débarrasser définitivement, même affecté comme je le suis par une hernie discale et trois disques écrasés !
L'hypothèse formulée par le médecin américain tient du bon sens, mais son style est celui d'un auteur à succès s'adressant à une large population plutôt inculte en matière psychanalytique. Dès lors que l'on considère que la majorité de nos afflictions proviennent de la somatisation, ou du moins que notre mental a une influence indéniable sur les maladies que nous attrapons, pourquoi ne pourrait-on guérir par ce qui provoqua le mal ? D'où sa suggestion de soigner les TMS (Tension Myositis Syndrome, en français Troubles musculosquelettiques) sans médicaments, ni chirurgie, ni exercice physique, mais par le seul pouvoir du cerveau... Si l'I.R.M. montre une lésion vertébrale, Sarno prétend que ce n'est pas elle qui provoque la douleur. Il est question de manque d'oxygénation des tissus, mais je ne vais pas réécrire ici son bouquin. Le stress et la colère rentrée seraient à l'origine du mal, comme on peut se fabriquer un cancer, un ulcère à l'estomac, de l'asthme, quelque maladie dermatologique, etc., la liste est longue. Pour avoir envisagé moi-même depuis fort longtemps cette théorie et l'avoir testée avec succès, la lecture confirme mon hypothèse. On peut évidemment atténuer la douleur et la faire disparaître en l'apprivoisant, de même on peut très bien guérir de moult maladies par un travail psychologique ou psychanalytique, tout dépend de l'ampleur des dégâts. L'inconscient est hélas plus puissant que la concentration volontariste et la relaxation philosophique, aussi n'est-ce pas toujours facile, particulièrement en période de crise aiguë. Sur tous les terrains il est fondamental de juguler la peur.
Là où Sarno est léger, c'est évidemment dans la guérison miraculeuse qui tient, malgré ses dires, plus d'une sorte de conviction à laquelle je ne peux adhérer, n'ayant pas en son temps acquis la petite croix Vitafor qui guérit tout, peines du corps et peines du cœur, il suffit d'envoyer le bon de commande, ici un petit livre de poche à quelques euros, je ne me suis pas ruiné. Le pouvoir de suggestion des praticiens ayant recours à la méthode du médecin américain est certainement la clef de leurs succès, mais j'ai beau avoir suivi, ou plus justement précédé à la lettre, les conseils avisés prescrits, soit traiter l'affaire par le mépris, je me suis tout de même coincé le dos après trois ans et demi de rémission alors que je pensais être sorti de là ! Cela fait trente ans que ma cinquième lombaire joue le rôle de mon talon d'Achille. Si le ciboulot est souvent à l'origine du mal, s'il est possible de s'en débarrasser par un travail psychique, il n'en reste pas moins que le best-seller qui aurait soigné des milliers de personnes de par le monde tient par son style d'une entreprise commerciale juteuse qui laisse planer le doute sur les intentions philanthropiques de son auteur. Ouvrage de vulgarisation sur le pouvoir de l'inconscient, il n'empêchera pas chacun de morfler et de trouver également l'issue qui lui convient...

LUMBAGO (2014)


Faut-il être idiot pour me coincer le dos une fois de plus ! Rien de nouveau sous le soleil, je me suis abîmé à 18 ans, la hernie discale et les trois disques écrabouillés j'en avais 31, voilà donc trente ans que je suis (ir)régulièrement handicapé. J'en prends chaque fois pour trente ans, mais quelques jours plus tard j'obtiens une remise de peine. Les ostéos ont remplacé les kinés, et depuis quelques années je ne pousse plus jamais de grand cri japonais en m'écroulant par terre, en particulier grâce au vigoureux massage chinois. La gymnastique matin et soir devrait m'empêcher de me mettre en baïonnette, avec les jambes décalées du tronc, position antalgique qui n'amuse que les camarades devant qui je me désape. Mais voilà, il arrive que j'exagère en faisant des folies de mon corps. Si certaines sont trop agréables pour les éviter, d'autres relèvent de la plus grande stupidité. Il faut pour cela un concours de circonstances, fatal, comme de porter un arbre en torsion après avoir scanné trois cents photographies du Drame toute la journée. C'était à prévoir, surtout après une légère prise de poids. Donc voilà, il ne suffit plus que d'enfiler ses chaussettes pour se retrouver avec un lumbago pas piqué des hannetons. Je l'écris comme un pense-bête, mais tout effort prévisible devrait automatiquement m'inciter à me gainer. Dans le cas contraire je n'arrive pas à penser à grand chose d'autre, d'autant que j'ai avalé analgésique et anti-inflammatoire, aussi ressasse-je dans cette colonne le spleen du bonzaï humain qui prend son mal à patience.

LES SOUFFRANCES DES JEUNES VERTÈBRES (2016)



Les copains me disaient que j'en avais plein le dos et me conseillaient de changer de vie. J'avais tout de même fait des radios en 1983 et quelques années plus tard je suis entré dans un tube qui ressemblait à un cercueil relooké 2001, l'odyssée de l'espace. Les machines ont beaucoup changé depuis, et l'aspect claustrophobe de l'IRM a presque disparu. On est allongé sur une table de kiné qui glisse sous un court tunnel ouvert aux deux extrémités. Un casque diffusant une musique sans style protège du bruit des bobines qui vibrent et produisent un rythme binaire de techno lourdingue. Une poire glissée dans la main vous permet d'éventuellement avertir le préposé du moindre désagrément. La séquence m'a semblé durer une dizaine de minutes.
Lorsque j'avais 20 ans je transportais seul mes enceintes amplifiées Yamaha de 1,80m de haut pesant 60 kg chaque lorsque je partais en concert. L'épreuve résidait à les enfiler dans la voiture par le haillon. À cet âge les tours de rein passent en deux ou trois jours. Lorsque j'eus 31 ans , terminant une séance d'enregistrement dans mon sous-sol avec Un Drame Musical Instantané vers 3 heures du matin et désirant débrancher mon synthétiseur PPG j'attrapai les câbles en torsion et me retrouvai à genoux avec un grand cri japonais. À cette époque on allait se faire décoincer chez un kinésithérapeute. Le bon Docteur Thébaut Place de la Concorde expérimentait toutes sortes de techniques comme la magnétothérapie. Plus tard je passai à l'ostéopathie crânienne, puis au massage chinois Tui Na An Mo, voire l'EMDR, et aujourd'hui lorsque je me coince j'oscille entre crac et la rééducation par la méthode Mézières. Récemment j'enchaînai un lumbago suivi de cruralgies dansant d'une jambe sur l'autre. Cette bascule instantanée des douleurs de l'aine droite et gauche justifia que je repasse une IRM, histoire de numéroter mes abattis.
Alors que les images d'il y a 25 ans montraient une hernie discale L5-S1 et trois disques écrabouillés, celle de la semaine dernière révèle que la hernie est rentrée (merci au Docteur Mussi qui me fit faire des exercices autodisciplinés pendant toutes ces années), mais que l'ensemble des disques lombaires sont pincés et en hyposignal sur la séquence sagittale T2 témoin d'une discopathie dégénérative étagée, signifiant que toute ma production discographique lombaire est raplapla. Mon kiné actuel m'annonce que lumbago, sciatiques et cruralgies sont des problèmes de jeunes et que cela passe en vieillissant, la bonne nouvelle ! Quant aux séances Mézières elles m'apprennent à respirer et à retrouver une posture qui devrait m'éviter tous les déboires dont je suis victime depuis 32 ans. J'aurais bien cité le nom de tous les praticiens qui m'ont aidé à vivre pendant tout ce temps-là, sans compter les prescriptions d'analgésiques et d'anti-inflammatoires, mais cela fait beaucoup de monde et je ne suis pas certain qu'ils aient l'envie ou les moyens de récupérer plus de patients qu'ils n'en ont déjà !
Si vous avez réussi à lire ce billet médical et paramédical jusqu'ici, je conseillerai simplement aux plus jeunes, qui se croient donc invincibles, de ne pas soulever de poids en torsion, de plier les genoux, de porter une gaine comme font les motards, d'éviter le métier de contorsionniste, de faire du sport mais sans jamais forcer et de vivre vieux pour apprécier le bien fondé de ces avertissements.

PSOAS, LE MUSCLE DIABOLIQUE
(2017)


33. Dites 33. 33 ans depuis le premier grand cri japonais ! 33 ans de lumbago. J'ai vu des médecins, des kinés, des ostéos, des réflexologues, des masseuses, des rebouteux, des sorcières, des acuponcteurs, des ophtalmos, des magnétiseurs, j'ai fait des radios, des IRM, de la gymnastique, du taï-chi, j'ai avalé des antalgiques, des anti-inflammatoires, des relaxants, lu des livres, fumé des pétards, changé de matelas, pris des vacances, tenté l'EMDR, je me suis allongé sur le dos... Avec le temps et mes exercices matin et soir j'ai résorbé la hernie discale, mais tous mes disques lombaires sont écrasés. On me dit pourtant que je ne fais pas le poids. J'ai maigri, me suis recoincé, regrossi, j'ai fait du yoyo, du vélo, de la marche à pied, mangé moins, mais rien n'y fait, devant la peur de la douleur je me mets en baïonnette, les jambes ne sont plus en face du tronc, rien de grave, juste impressionnant... On m'a parlé du "muscle poubelle", le psoas sur lequel viendraient se fixer les toxines à cause de la proximité des reins, mais il paraîtrait que c'est du flan. Ce serait simplement la proximité du colon. Si l'un ou l'autre s'enflamme, il y aurait contagion. Est-ce plus juste ? Je l'ignore. Le psoas part de la hanche, traverse l’abdomen et s’attache profondément sur les cinq vertèbres lombaires. Aïe ! Certains prétendent que le psoas réagit au stress émotionnel et aux peurs. Aux dernières informations, une position assise trop longue le raccourcirait et produirait cambrure et lumbago. Même origine pour le point de côté. Il faut donc l'étirer. Allongé, je laisse tomber ma jambe gauche en attrapant mon genou droit. Jusqu'ici j'avais évité les génuflexions. Je ne suis pas croyant. Peut-être que quelques prières à Cinq-lombaires auraient eu raison de ma récurrence ? Je respire, me redresse doucement, le soleil revient, maudit psoas !

JE NE SUIS PLUS MALADE (2020)


Il n'y a pas que le Covid-19. On meurt aussi d'autres causes, mais faute de tests on impute au virus maints départs précipités. Il y a plein d'autres petits bobos, mais les patients évitent les visites chez le médecin par crainte d'une éventuelle contagion dans la salle d'attente. Les hypocondriaques guérissent étonnamment vite ces temps-ci...
Mes amis le savent. Ma principale faiblesse est mon dos qui me rappelle à lui de temps en temps, au point que je suis obligé de le cajoler sans attendre les crises. Lorsque j'avais 18 ans, portant régulièrement les enceintes de 60 kg de ma sono pour jouer en concert, je me collais un tour de rein qui passait en trois jours. À 31 ans, dans ma cave, à la fin d'une séance d'enregistrement d'Un Drame Musical Instantané, j'ai voulu débrancher un câble en torsion et je me suis retrouvé à genoux avec un grand cri japonais dont je ne me suis jamais relevé complètement ! Depuis, j'ai vu trente-six praticiens (kinés, magnétiseurs, rebouteux, masseurs, ostéopathes, etc.) qui m'ont chaque fois sorti de là, mais je reste fragile. Ces derniers quinze ans je me reposais sur une masseuse chinoise pratiquant le tuin anmo, un ostéopathe virtuose et des gélules d'X-Prim. Bonne nouvelle pour les jeunes qui souffrent de ce genre de mal, je vais beaucoup mieux qu'il y a 36 ans ! Grâce aux exercices quotidiens suggérés par un étonnant médecin il y a belles lurettes, j'ai résorbé mon hernie discale, et grâce à la Sainte Trinité évoquée plus haut les lumbagos sont devenus très rares. Or, en cas de blocage pouvant arriver n'importe quand et n'importe comment, le confinement m'empêche de rencontrer mes deux sauveurs ou de prendre le médicament déconseillé dans l'éventualité où le virus frapperait à ma porte. Et bien voilà plus d'un mois que je me porte comme un charme. Évidemment je continue à pratiquer le sauna chaque matin, infrarouges qui chauffent mon corps à 67° ; je ne me suis jamais coincé après cette séance, toujours avant, ou parce que j'avais été extrêmement imprudent, c'est-à-dire totalement imbécile. Il n'empêche que depuis que je n'ai aucun moyen d'être soulagé en cas de coincette, je n'ai pas eu l'ombre d'une alerte. Bon d'accord, mon asthme s'est réveillé avec le printemps, mais je n'ai (hélas) besoin de personne pour le soigner !
Cela me rappelle une autre histoire. Je vivais dans le même immeuble qu'un ami docteur, qui est toujours mon ami et mon médecin traitant, mais j'ai déménagé. Du jour ou lendemain je n'étais plus malade. Cela m'aurait probablement trop ennuyé de traverser Paris pour le consulter alors que jusque là je n'avais qu'à grimper deux étages, et même en ascenseur, que mon inconscient hypocondriaque préférait m'épargner la moindre contrariété physique. À l'époque je n'étais hélas pas à l'abri de celles de l'âme, mais pour guérir je n'aurai à compter que sur moi, ce à quoi je m'emploierai ardemment.
Comme je partageais cette histoire avec d'autres proches, loin de leurs praticiens chéris, l'une me raconte qu'elle n'a plus mal au ventre, l'autre que sa poitrine ne l'oppresse plus depuis le début du confinement, etc. Ces améliorations considérables ne concernent hélas que notre condition physique, entretenue par la gymnastique et la marche à pied, mais n'empêchent pas les inquiétudes légitimes qui assaillent les uns et les autres sur l'avenir social et politique...

Illustration : ophtalmotrope de Ruette photographié lors de la création de La chambre de Swedenborg au MAMC de Strasbourg pendant l'exposition L'Europe des esprits avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö

vendredi 29 mai 2020

Perspectives du XXIIe siècle (12) : vidéo de Berceuse ionique


C'est parti ! La première vidéo de mon nouvel album Perspectives du XXIIe siècle est en ligne. Pour lancer les opérations, Sonia Cruchon a choisi la Berceuse ionique en jouant avec les silhouettes des rescapés de la catastrophe. Des images du passé habitent ces ombres colorées. À chaque réalisateur j'ai demandé de s'inspirer des archives découvertes sur les ruines du Musée d'Ethnologie de Genève, qui m'a commandé l'œuvre et produit le CD, pour inventer leur avenir. Nous sommes en 2152. J'avais ainsi procédé avec la musique, m'appuyant sur 31 pièces enregistrées entre 1930 et 1952 du Fonds Constantin Brăiloiu conservé aux Archives internationales de musique populaire (AIMP) du MEG. Brăiloiu (1893-1958) est une référence majeure dans le domaine des musiques traditionnelles. Mon petit opéra où les voix viennent de très loin mêle des instruments acoustiques dont certains appartiennent aux collections du MEG, des instruments virtuels, des ambiances et ces archives sonores. Écho troublant d’actualité en ces temps d’interrogations sur l’avenir de la planète et de l’humanité, Perspectives du XXIIe siècle m'a été inspiré par la lecture d'un roman de C.F. Ramuz à qui j'ai dédié l'œuvre ainsi qu'à un autre écrivain, Vercors, pour ses Animaux dénaturés.
Les prochaines vidéos seront signées Eric Vernhes (De vallées en vallées), Nicolas Clauss (Larmes de crocodile, Éternelle), John Sanborn (Ensemble Ratatam), Valéry Faidherbe (Les champs les plus beaux), Sonia Cruchon (Aksak Tripalium, MEG 2152) et avec Nicolas Le Du (L'indésir). Je n'ai pas encore trouvé qui réalisera le Gwerz de l'âme juste et quelques autres petites pièces, l'ensemble probablement réuni en un grand film...


Jean-Jacques BIRGÉ
BERCEUSE IONIQUE
Film réalisé par Sonia CRUCHON

Jean-Jacques Birgé : lamellophone Array mbira, phonographie
Jean-François Vrod : violon
Sylvain Lemêtre : percussion

Source musicale :
Grecs (Asie mineure). Berceuse. Voix de femme. Ionie, 1930
Collection universelle de musique populaire
Archives Constantin Brăiloiu

Sources photographique :
Détail d'une des sections peintes sur le dos d'une chemise amérindienne
Photographie : MEG/Jonathan Watts. Chemise. Etats-Unis, plaines du sud. Comanche? Début du 19e siècle. Peau. H 65 cm l 150 cm. Don du naturaliste Moïse-Etienne dit Stefano Moricand au Musée académique en 1838

Source cinématographique :
Archives Prelinger, Shutterstock

#15 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

N.B.: Madeleine Leclair, qui, entre autres, dirige la collection (MEG-AIMP/VDE-Gallo) et s'est beaucoup investie dans ce projet, m'apprend que les disques arrivent à Genève aujourd'hui. Je bous d'impatience !

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jeudi 28 mai 2020

Compositeur, forgeur de sons, visionnaire [archives]


Articles des 12 mai et 10 novembre 2006, 29 juin et 30 octobre 2007, 29 mars 2013 et 1er novembre 2018

C'est le titre de l'exposition Edgard Varèse (P.S. : qui se tint au Musée Tinguely en 2006). L'édition anglaise du catalogue est publiée par Boydell & Brewer (Melton, Suffolk), 500 pages réunissant de nombreux témoignages, photos, manuscrits, etc. Les découvertes se succèdent : une fugue à quatre voix en Mib majeur sur un sujet d'Ambroise Thomas, des pages d'Œdipe et le Sphynx annotées par Hugo von Hofmannstahl, une liste manuscrite des œuvres de jeunesse perdues (Trois poèmes des brumes / La rapsodie romane / Mehr Licht / Gargantua / Prélude à la fin d'un jour / Les cycles de la Mer du Nord /...), la recopie de Varèse d'un passage de Salomé de Richard Strauss qu'on retrouvera "cité" dans Amériques, une lettre de Debussy, une dédicace de Luigi Russolo sur une page de garde de L'art des bruits, des tableaux peints par le compositeur, les conditions d'adhésion à son Laboratoire de Musique Nouvelle, ses gongs et sirène, des ondes Martenot, un Theremin et un violoncelle Theremin, le livre d'Asturias annoté pour la composition d'Ecuatorial, ses projets multimédia pour L'Astronome et Espace, des photos avec Antonin Artaud tandis qu'ils travaillaient à Il n'y a plus de firmament, une page de Tuning Up (œuvre découverte pour la première fois dans la remarquable "intégrale" de Riccardo Chailly, double album Decca 460 208-2, dans laquelle figure aussi Un grand sommeil noir et Dance for Burgess), des bouts de conférences dont une sur Schönberg, des études sur le poème d'Henri Michaux Dans la nuit, tout cela réuni grâce à la Fondation Paul Sacher.
Le chef d'orchestre Peter Eötvos raconte que Frank Zappa enregistra Hyperprism, Octandre, Intégrales, Density 21.5, Ionisation, Déserts et une version remastrerisée du Poème Électronique (ainsi que les Interpolations de Déserts) avec l'Ensemble Modern qu'il dirigeait. "Le premier ionisateur", Nicolas Slonimsky, qui avait près de cent ans à cette époque, dirigea à son tour une version de Ionisation, puis ce fut au tour de Zappa. Ces enregistrements de l'automne 1992 n'ont jamais été publiés.

J'ai découvert Varèse en 1968 grâce au premier album de Zappa, Freak Out. Sur les notes de la double pochette étaient retranscrits en anglais la phrase d'un français : "The present-day composer refuses to die" ("le compositeur d'aujourd'hui refuse de mourir", sentence que l'on retrouvera ensuite sur tous les disques de Zappa). Rentré en France, j'achetai les deux seuls 33 tours disponibles du Bourguignon émigré à New York, dirigés par Robert Craft. Le choc fut aussi phénoménal et déterminant que venait de l'être celui des Mothers of Invention. Toute organisation de sons pouvait être considérée comme de la musique ! Je réécoutais sans cesse Déserts et Arcana. Ces masses orchestrales produisirent sur moi un effet que je n'ai eu de cesse de rechercher depuis, d'abord avec mes synthétiseurs, puis avec le grand orchestre du Drame ou le Nouvel Orchestre Philharmonique, mais je ne fus heureux du résultat qu'avec la création du module interactif Big Bang réalisé avec l'aide de Frédéric Durieu. Entre temps, je lus et relus avec ahurissement les Entretiens avec Georges Charbonnier (ed. Pierre Belfond), chaque pensée de Varèse est visionnaire, il rêve de ce qui est devenu aujourd'hui possible grâce aux nouvelles technologies (synthèse, échantillonnage, opéra multimédia, musiciens issus du jazz, etc.). Je pense souvent à lui en regrettant qu'il n'ait pas connu les avancées techniques qui lui auraient permis de mettre en action ses idées prémonitoires. Je trouvai quelques autres ouvrages parmi lesquels ses Écrits ou le livre de Fernand Ouelette, mais les plus belles surprises furent l'acquisition d'un 33 tours où figuraient la première de Ionisation dirigé par Slonimsky en 1934 (avec le premier enregistrement de Barn Dance et In the Night de Charles Ives, ainsi que Lilacs de Carl Ruggles), la réédition du fameux disque original EMS 401 supervisé par Varèse lui-même et commenté par Zappa (Idol of my youth) ou les pièces dirigées par Maurice Abravanel. L'interprétation de Chailly m'a d'autre part convaincu plus que celles de Pierre Boulez ou Kent Nagano...

C

J'en ai déjà parlé, mais Edgard Varèse m'a même semblé apparaître comme l'initiateur du free jazz ! En 1957, il dirige des jam sessions dont il utilisera des extraits dans le Poème électronique. Y participent Art Farmer (tp), Teo Macero (t sax - futur producteur de Miles Davis), Hal McKusick (cl, a sax), Hall Overton (p), Frank Rehak (tb), Ed Shaughnessy (dms), ainsi que Eddie Bert (tb), Don Butterfield (tuba) et Charles Mingus (cb) lui-même, à qui la paternité du free jazz est habituellement attribuée. On sait aussi que Charlie Parker avait exprimé le désir de prendre quelques leçons avec Varèse en 1954 sans que cela puisse se concrétiser (lire From Bebop to Poo-wip..., le passionnant article d'Olivia Mattis dans le catalogue)... Il y a quelques années, Robert Wyatt me confia une copie de ces enregistrements, cassette que lui avait remise le réalisateur Mark Kidel. L'écoute de cette bande est en effet plus que troublante.

LE POÈME ÉLECTRONIQUE DE VARÈSE ET LE CORBUSIER


Comme j'ai appris à intégrer des vidéos dans mon blog et que j'ai plusieurs fois parlé d'Edgard Varèse et de Le Corbusier (billets des 25, 26 et 27 août, et 11 septembre), je ne peux résister à mettre en ligne le célèbre Poème électronique présenté à Bruxelles en 1958 dans le Pavillon Philips de l'Exposition Universelle.
La musique de Varèse était retransmise par 425 haut-parleurs et vingt groupes d'amplificateurs devant 500 spectateurs qui pouvaient admirer les images projetées par Le Corbusier et filmées par Philippe Agostini. Le jeune compositeur-architecte Iannis Xenakis (son Concret PH de deux minutes alternait d'ailleurs avec le Poème qui en dure huit) réalisa le bâtiment conçu par Le Corbusier et dont la forme ressemblait de l'extérieur à une tente de cirque à trois sommets, tout en courbes hyperboliques et paraboliques futuristes, et de l'intérieur à un estomac ! Seize séances par jour à raison d'une toutes les demi-heures pendant 134 jours font un total d'un million de visiteurs. Dans cette reconstitution l'impressionnante spatialisation, un des rares rêves de Varèse qu'il put réaliser, manque autant que l'éclatement des images et des lumières colorées et mouvantes...
"La musique était enregistrée sur une bande magnétique à trois pistes qui pouvait varier en intensité et en qualité. Les haut-parleurs étaient échaffaudés par groupes et dans ce qu'on appelle des "routes de sons" pour parvenir à réaliser des effets divers : impression d'une musique qui tourne autour du pavillon, qui jaillit de différentes directions ; phénomène de réverbération..." (E.V., conférence au Sarah Lawrence College en 1959).
Varèse utilisa des voix, des cloches, de l'orgue, un ensemble de free jazz (avec Charlie Mingus, Teo Macero, etc.) qui marque probablement la naissance de ce style musical et des sons électroniques à travers une série de filtres, modulateurs en anneau, distorsions, fondus et diverses manipulations de la bande magnétique telles que mises à l'envers et changements de vitesse. Aucun synchronisme entre sons et images, mais une dialectique du hasard !
Sept séquences : Genèse, Esprit et matière, De l'obscurité à l'aube, L'homme fit les dieux, Comment le temps modèle les civilisations, Harmonie et À l'humanité tout entière. À propos du Poème, Varèse parla de "charge contre l'inquisition sous toutes ses formes". Dans ses indispensables Entretiens, lorsque Georges Charbonnier lui demande quel est son dernier mot, le compositeur répond : imagination.

ET SI VARÈSE AVAIT INVENTÉ LE FREE JAZZ


On reconnaît la voix d'Edgard Varèse, avec son accent bourguignon, qui dirige donc les séances auxquelles participent Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... Nous ignorons qui est le vibraphoniste...


Cette bande est une petite bombe, car c'est probablement le premier enregistrement de free jazz (totalement inédit) de l'histoire de la musique. Varèse aurait-il influencé les jazzmen ou a-t-il tenté de canaliser leurs premières ébauches dans le domaine du free ? Quelle que soit la réponse, elle est révolutionnaire, car la musique anticipe de trois ans l'émergence du Free Jazz d'Ornette Coleman ! On sait d'autre part que Charlie Parker exprima son désir de prendre des cours avec Varèse à l'automne 1954 alors que le compositeur s'apprêtait à partir en France pour travailler sur Déserts. Lorsqu'il revint à New York en mai 1955, Parker était déjà mort.
Entre mars et août 1957, assistaient à ces jam-sessions dominicales l'arrangeur George Handy, le journaliste Robert Reisner, les compositeurs James Tenney, Earle Brown et John Cage, le chorégraphe Merce Cunningham. Les organisateurs étaient Earle Brown et Teo Macero, futur producteur, entre autres, de Miles Davis. Varèse a utilisé certains extraits pour le montage de son Poème électronique.
Je tiens cette copie (l'original est conservé à la Fondation Paul Sacher) de Robert Wyatt à qui le réalisateur Mark Kidel l'avait lui-même confiée. Kidel m'écrit qu'il a réalisé un film sur Varèse produit par Arte Allemagne avec Teo Macero utilisant la bande avec Mingus, mais je ne l'ai hélas jamais vu. Il est également l'auteur de Free Will and Testament : The Robert Wyatt Story, de films sur Tricky, Alfred Brendel, Ravi Shankar, Joe Zawinul, Bill Viola...
La partition de Varèse représente le diagramme de l'une de ces improvisations jazz.

ENTRETIENS AVEC GEORGES CHARBONNIER


J'ai gardé le meilleur pour la fin, depuis le temps que j'attends l'édition audio des Entretiens avec Edgard Varèse par Georges Charbonnier. Le livre édité en 1970 d'après les enregistrements de 1955 est une de mes bibles. Ses phrases m'ont marqué de manière indélébile, je les cite et les récite. Varèse avait tout rêvé, donc tout inventé. C'est d'une intelligence aussi prodigieuse que Le style et l'idée de Schönberg et les écrits de Glenn Gould ou John Cage. Mais c'est mon chouchou, mon grand-père dans l'histoire du récit puisque je dois ma "vocation" à Frank Zappa. Écoutez la voix du bourguignon, les flèches qu'il décoche, son amertume aussi de ne pas avoir été entendu, et le pire (ou le meilleur) est donné en bonus exceptionnel à la suite des deux heures d'entretien remarquables, le scandale de la création mondiale de Déserts au Théâtre des Champs Élysées le 2 décembre 1954 sous la direction d'Hermann Scherchen. La preuve est là, comme si on exhumait à son tour le scandale du Sacre, la première œuvre hybride pour bande magnétique et orchestre, huée, sifflée, acclamée aussi, la salle coupée en deux, bataille d'Hernani opposant la vieille vulgarité à une jeunesse renversée. On en pleurerait. Déserts est la première pièce que j'entendis de lui, elle révolutionna ma vie. Je n'eus de cesse de mélanger les sons instrumentaux avec les sons de synthèse et les manipulations électroacoustiques. Et puis il y a les Entretiens (INA). C'est terrible comme on peut se reconnaître dans la pensée d'Edgard Varèse et encore plus terrible de savoir qu'il est resté plus de vingt ans sans écrire et que toute son œuvre tient en 2 CD. Edgard Varèse est d'une intelligence prodigieuse, d'une humanité critique exemplaire. Son regard sur l'histoire de la musique est une leçon qui vaut des années de conservatoire. Le comble est qu'il est celui qui s'en est affranchi. Il a inventé la musique contemporaine. C'est un modèle, un modèle dramatique et visionnaire. Pour quiconque, quel que soit son art, espère être de son temps, passer à côté de Varèse est de l'ordre du renoncement.

TOUT POUR LE SON


Sous la tente au-dessus du périphe, au fond du parquet dans la lumière, un trio se livrait à un exercice de musique sommaire, un cran avant le binaire, tension sans détente, change pas de main je sens que ça vient, la montée de sève se faisant attendre en vain, seules nos oreilles saturées suaient des boules, Quies retirées au bar dès les premières mesures. Lorsque je lis les programmes des festivals et que je n'y reconnais personne je me dis qu'il faut bien que j'écoute ce que fabriquent les jeunes musiciens. D'autant que mes anciennes connexions ont la fâcheuse tendance à prendre leur retraite alors que ma soif d'invention n'est pas prête de se tarir.
Heureusement Fanny Lasfargues attaqua sa contrebasse à la mailloche, à l'archet, à la brosse, à la baguette en composant des boucles dont le timbre semblait minéral. En écoutant le son de son solo au Cirque Électrique je pense au film de Mark Kidel que je viens de voir sur Edgard Varèse. Le Bourguigon n'en avait que pour le son. Ceux de Fanny lui auraient plu, basse électroacoustique cinq cordes branchée sur une ribambelle de pédales d'effets avec l'artefact en bandoulière et le cristal au bout des doigts.


À l'entracte le froid de l'hiver qui n'en finit pas malgré la date de péremption nous était tombé sur les jambes. J'ai repensé à Varèse dont on entend dans le film un enregistrement très correct de la session qu'il dirigea en 1957 avec Mingus à la basse, partition graphique préfigurant le free-jazz et générant par là-même un éclairage inédit sur l'histoire de la musique. Bonne nouvelle, la cassette que m'a donnée Robert Wyatt est donc une pâle copie de l'original. Kidel ne se trompe pas d'inspirations en illustrant la musique, là où Bill Viola s'était planté dans les grandes largeurs avec son désert pris à la lettre, grossière erreur.
Les témoignages sont de première main. Je découvre la haine de Varèse pour son père, son amour de la peinture et sa passion pour l'alchimie, une tentative d'explication concernant la disparition des premières œuvres et sa dépression qui lui fit songer un temps au suicide. Quinze ans sans écrire, c'est dur. Évoquant les scandales que les représentations de ses œuvres n'ont pas manqué de provoquer, le compositeur "qui refusait de mourir" précise que pour vomir sa musique il faut d'abord l'avaler ! En inspectant le DVD commandé aux Films d'Ici j'ai la nette impression qu'il est gravé à l'unité. Donnez donc du travail à la petite main qui s'en charge !

P.S.: petite erreur de sous-titre, il s'agit d'Eddy Bert.

ENTRETIEN TÉLÉVISÉ AVEC EDGARD VARÈSE


Je cherchais sur Internet les entretiens radiophoniques d'Edgard Varèse avec Georges Charbonnier. Je les possède en disques (2 cd INA) et en livre (ed. Pierre Belfond), mais je voulais indiquer un lien rapide à une amie qui vit à l'étranger. Il y en a quelques extraits ici et là, mais quelle n'est pas ma surprise de tomber sur un entretien télévisé du 4 octobre 1959 avec le Québécois Jean Vallerand, enregistré dans le jardin de Greenwich Village du compositeur à New York pour l'émission canadienne Premier Plan. J'ai déjà acquis tout ce que je pouvais trouver, ses écrits (ed. Christian Bourgois), les livres de Fernand Ouellette (ed. Seghers), Hilda Jolivet (ed. Hachette), Alejo Carpentier (ed. Le Nouveau Commerce), Odile Vivier (ed. du Seuil), le magnifique catalogue de son exposition au Musée Tinguely à Bâle (ed. Boydel), le film de Luc Ferrari et S.G. Patris, celui de Mark Kidel, etc. En plus de tous mes disques vinyles et numériques, Robert Wyatt m'a donné une copie cassette d'une séance d'improvisation où en 1957 Varèse dirige Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... inventant le free jazz quelques années avant son émergence ! On peut d'ailleurs deviner quelques extraits de ces jam-sessions dans son Poème électronique...


De même que son œuvre tient sur 2 CD, il n'existe pas tant de documents sur ce génie absolu qui a inventé la musique du XXe siècle, l'extrapolant à l'art sonore et ouvrant la voix à John Cage et beaucoup d'autres. Varèse est longtemps resté pour moi une énigme avant que je comprenne sa filiation avec Hector Berlioz qui lui-même venait de Rameau, filière qui joue plus à saute-moutons que celle qui accouchera de l'École de Darmstadt. Le dodécaphonisme d'Arnold Schönberg n'est rien d'autre que Bach adapté aux douze sons. Je schématise évidemment, et Anton Webern a réussi à s'échapper de ce complexe romantique comme Claude Debussy avait su s'affranchir de son wagnérisme. J'adore l'École de Vienne, mais sa généalogie est explicite alors que la musique du Bourguignon émigré aux États-Unis ressemble à une génération spontanée. Comme ce concept est une figure impossible, j'ai cherché longtemps sans me contenter des explications urbanistiques du compositeur ou son admiration pour les inventeurs Léonin, Pérotin ou Guillaume de Machaut... Varèse souffrit toute sa vie de l'incompréhension de ses contemporains, arrêtant même de composer pendant près de vingt ans, puisqu'on ne compte pas les "cochonneries" alimentaires dont il parle dans cet entretien et qu'il serait probablement intéressant de retrouver !

Suppléments :
La lettre du jeune Zappa à Varèse
Edgard Varèse: The Idol of My Youth par FZ
Les entretiens avec Charbonnier, le workshop avec Mingus etc., les concerts des créations sont aussi sur UbuWeb

mercredi 27 mai 2020

Chef d'œuvre ?

...
Ici ou là on entend clamer tel ou tel chef d'œuvre, mais qu'est-ce que c'est ? Où va se nicher la subjectivité ? Existe-t-il des chefs d'œuvre incontournables ? J'ai l'habitude de penser qu'un chef d'œuvre s'évalue au nombre d'interprétations qu'il suscite. Car c'est bien d'appropriation qu'il s'agit, l'œuvre, dès lors qu'elle est achevée, n'appartenant plus à celle ou celui qui l'a commise, mais au public qui la savoure.
Les générations successives revendiquent tel ou tel chef d'œuvre. Encore faut-il le replacer dans son contexte social, historique ou géographique. Le nombre d'interprétations que je suggérais plus haut est aussi fonction du cercle où elles s'exercent. Un changement de repère s'impose alors. Pour un public restreint, par exemple les amateurs de jazz, le concept n'aura pas la même envergure qu'avec la Joconde. Qu'on apprécie le tableau de Leonardo da Vinci ou pas n'a aucune importance. Il procure à chacun/e une histoire, un rêve, une idée, une réminiscence, une invitation qui lui confère son statut de chef d'œuvre. Par contre, que l'on place A Love Supreme de John Coltrane, Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles ou Laborintus 2 de Luciano Berio comme des chefs d'œuvre ne convaincra jamais un public hermétique à ces musiques. De plus, chacun/e a son propre système de références. Ainsi je doute que Cover To Cover de Michael Snow, Die Parallele Strasse de Ferdinand Khittl, Anima de Wajdi Mouawad ou Le Trésor de la langue de René Lussier, que je considère comme des chefs d'œuvre, disent même grand chose à la plupart de mes lecteurs/trices. Si l'on a vécu ou pas à l'époque où fut créée telle ou telle œuvre joue aussi, les plus jeunes s'inventant des mythes qui n'existaient pas dans le passé, ou, au contraire, reproduisant servilement les coteries de journalistes de cette époque.
Chaque artiste peut encore revendiquer son ou ses chefs d'œuvre, les pièces qu'il ou elle trouve les plus fidèles à ses expectations. Ce n'est pas un hasard si j'ai ce sentiment avec le CD-Rom Alphabet, l'opéra Nabaz'mob ou l'album de mon Centenaire, qui furent plébiscités par la presse ou par un public plus large que d'habitude... Sans parler de ce blog au su de sa constance sur 15 ans et au nombre grandissant de ses lecteurs/trices ! On retrouve alors l'idée de chef d'œuvre des Compagnons du Devoir, pour lequel chaque artisan doit faire ses preuves... Et puis on espère toujours que le prochain sera encore meilleur !

mardi 26 mai 2020

Lysistrata [archives]


Articles des 1er juillet 2006 et 1er janvier 2016

En commentaire du billet d'hier 30 juin, la lectrice "Alibi à la une" écrivait :
"Alors ils s'y sont tous et toutes mis..."
toutes ??? je voudrais bien LES y voir !
Allez sans rancune (?) c'est partout les grandes absentes même si c'est la moitié de l'humanité. Je sais elles ressassent et ne prennent pas le pouvoir.
À qui la faute ?

Je commençai par répondre :
"Toutes" pas plus que "tous", mais c'est vrai, beaucoup moins. Toutes celles qui ont répondu "présente !", celles qui sont là, celles qu'on est allés chercher pour ne pas rester qu'entre hommes : quel ennui une fratrie de mecs, quelle obscénité ! Le jazz est un monde masculin où les femmes sont des emblèmes de publicité ou, au mieux, des égéries alcoolisées.
Heureusement celui de l'improvisation libre, des musiques barjos, est un peu plus ouvert, les filles y font leur place, pas facile. Les plus militantes ont d'abord revendiqué leur homosexualité, les plus ambitieuses rejetaient le féminisme pour être considérées à l'égal des hommes, les plus laborieuses se contentaient d'un strapontin...
Y a-t-il une expression féminine ? Je le crois. Leur sensibilité d'artiste ne s'exprime pas de la même manière. C'est moins tranché, arrondi aux entournures, c'est plus fin, parfois, comme chez les mecs pas trop machos, leur part de féminité s'exprimant plus ou moins librement...
C'est à ce moment-là que je choisis d'en faire le billet de ce matin, sachant bien que ce ne sera qu'une parole d'homme de plus, pas le choix cette fois !
Pour compléter le petit panorama rapide et réducteur, j'ajoute aux lignes précédentes que le monde de la musique classique, et, par extension, contemporaine, est tristement potache et réactionnaire, l'esprit de compétition qui y règne en fait une foire d'empoigne où les femmes n'ont à y gagner qu'une forme de contamination. La question des variétés se pose un peu moins, parce qu'on est en milieu populaire, l'enjeu n'est pas le même dans la chanson, l'arrogance porte un bémol à la boutonnière. On préfère y faire pousser des étoiles, quitte à mépriser là aussi le petit peuple des musiciens qui les accompagne, encore des mecs. Les musiques savantes, élitaires, sont chasse gardée, chasse à cour(re) ! On se plaît à croire qu'il y est question de pouvoir. Mais le pouvoir, c'est "pouvoir" faire, c'est le potentiel à créer, à diriger, à diriger sa vie, et malheureusement trop souvent celle des autres, et celle des femmes certainement.
Vaste sujet, "la moitié de l'humanité" ! Cela méritera qu'on y revienne, souvent ?! Alors autant commencer dès aujourd'hui. La parité me semble une mystification de plus, un truc en plumes inventé par les hommes pour que les femmes qui la ramènent leur ressemblent. Regardez Ségolène Royal sur les pas de Margaret Thatcher et Condolezza Rice, quelle horreur ! Il en est d'autres qui se battent avec plus de jugeotte, mais n'y a-t-il pas d'alternative à prendre le pouvoir en package avec la stupidité des mâles ? Faut-il qu'à leur tour les femmes nous gouvernent avec la même brutalité, carnage destructeur et suicidaire ? Au secours, Lysistrata (texte de la pièce d'Aristophane) ! Adolescent féministe et non-violent, j'avais trouvé géniale cette grève du sexe pour arrêter la guerre. Pourquoi les femmes qui y perdent leurs enfants, leurs frères, leur père et leur époux, ont-elles toujours été solidaires de ces bouchers sanguinaires ? Faut-il aller chercher quelque explication dans la biologie comme le fait le documentaire 1+1, une histoire naturelle du sexe (et dont j'eus la joie de composer la musique) ? Doit-on en passer par la barbarie ? Ou bien est-ce l'absurde qui nous gouverne ?
Ayant grandi dans les années 70 au milieu de femmes revendiquant l'émancipation féminine, la question n'a eu de cesse de me poursuivre. Sur les murs de la cuisine étaient épinglés des petits papiers découpés portant tous les slogans de l'époque, certains même ambigus : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". J'aimais l'impossible. J'en rêve toujours. Attention à moi si, en discutant, j'accordais mal un adjectif, j'étais immédiatement repris et le e final était accentué avec sa liaison phonétique, appendice qui pour une fois dépassait du mot féminin. J'ai pris ainsi l'habitude d'accorder les fonctions, surtout en haut de l'échelle sociale, Madame la présidente, Madame la directrice, une écrivaine, etc.
Dans le Drame, nous n'avions qu'un tiers de musiciennes, cinq sur quinze, l'atmosphère y était tout de même plus digne, ça changeait des chambrées des autres orchestres. Dans le Journal des Allumés, chaque fois que nous le pouvons nous invitons ces dames au parloir, cette fois la harpiste Hélène Breschand, la compositrice et chef d'orchestre Sylvia Versini, les dessinatrices Chantal Montellier et Laurel (son blog). Nous le savons, c'est peu et ce n'est pas le reflet du monde réel, nous forçons les portes. Un seul des Cours du Temps fut consacré à une femme, la contrebassiste Joëlle Léandre, sa parole y est emblématique. Même si Valérie Crinière réalise le Journal (et pas seulement techniquement !), il n'y a que des hommes au comité de rédaction, et peu de femmes dirigent parmi les 42 labels de l'association. Notre trésorière, Françoise Bastianelli, en charge du label Émouvance, a redressé les comptes de l'assoc lorsque nous étions au plus mal. J'aurais pu écrire "au plus mâle" tant l'unisexicité peut être nauséabonde. Les femmes entre elles ne valent guère mieux, c'est pour cela que Lysistrata n'eut jamais gain de cause. Il faut la mixité, le partage des tâches, oui si c'est ensemble, pas de prérogatives ni de territoires réservés, l'échange est plus juste que le partage.
Je repense toujours aux derniers mots de L'innocente de Lucchino Visconti, son dernier film, quelque chose du genre : ''Pourquoi faut-il que, vous les hommes, vous nous portiez aux nues ou nous traitiez comme moins que rien ? "

AVEC "CHI-RAQ" SPIKE LEE RETROUVE LE TON DE SES DÉBUTS


Depuis que je connais Lysistrata je me suis toujours demandé pourquoi les femmes acceptaient la mort de leurs maris, fils, pères ou frères. Comment peuvent-elles être complices de la violence des hommes ? Quel pouvoir ont-elles oublié qui ne leur permettent pas d'enrayer la folie des brutes machistes qui ne trouvent jamais que la guerre pour (ne pas) régler leurs conflits ou asseoir leur emprise ? Est-ce que la mort est intrinsèquement liée au sexe ? Les explications psychanalytiques ne sont pas de mon ressort, mais Aristophane a su proposer une solution pacifique qui ne semble pas avoir convaincu puisque cela continue de plus belle !
Spike Lee s'empare donc de cette comédie pour dénoncer la violence qui s'exerce entre Afro-Américains. Il y a plus de morts à Chicago liés aux bagarres entre gangs qu'il n'y en eut en Iraq, d'où le surnom du quartier sud, contraction de Chicago et Irak. Comme dans la comédie grecque le réalisateur de Do The Right Thing, Mo Better Blues et Malcolm X emploie un langage direct qui sied à l'argot des rues, les acteurs s'exprimant en vers, rap nerveux de cette comédie musicale où l'on retrouve le ton de ses premiers films. Spike Lee n'évite pas quelques longueurs, mais le sujet est formidable et son adaptation parfaitement à propos.


Chi-Raq est un film militant à la portée populaire. Il devrait être projeté dans les quartiers, là où l'esprit de clan a remplacé la solidarité de classe. Le prêche du pasteur Michael Pfleger interprété par John Cusack est explicite, la misère entretenue par le capitalisme et le chômage poussent ces jeunes à s'entretuer, ce dont profitent les marchands d'armes soutenus par la NRA, la criminelle National Rifle Association. Samuel L. Jackson joue le rôle du chœur commentant les péripéties de cette bande de filles qui décident de faire la grève du sexe tant que leurs mecs utiliseront leurs armes. Elles s'opposent aux gangsters et à la police, à l'armée et à la résistance de leurs sœurs. Dans cette South Side Story Wesley Snipes et le rappeur Nick Cannon sont les chefs des Spartans et des Trojans, Teyonah Parris est Lysistrata, Angela Bassett est Helen et Dave Chapelle fait partie de la bande. La musique nerveuse porte le film, les couleurs éclatent sur l'écran, orange et violet représentant celles des deux gangs. Des vers scandés s'affichent parfois en infographie, plus agit-prop que clip-vidéo. Chi-Raq est à la fois drôle et sérieux, swing et sexy.
Mais est-ce que cela changera grand chose à la violence absurde, criminelle et suicidaire des hommes ? Cette brutalité mortifère reste pour moi un mystère. À moins qu'elle ne s'explique par l'intérêt des pouvoirs en place, et ce depuis des millénaires (Aristophane a écrit sa pièce cinq siècles avant J-C), à exciter les pauvres les uns contre les autres pour mieux les contrôler et les opprimer ? Cette culture de la guerre est-elle inhérente à l'espèce, le fruit d'un calcul cynique ou de l'inconséquence des chefs ? Peace and Love revendique Lysistrata et à sa suite le réalisateur Spike Lee, fatigué de voir sa communauté s'entretuer. C'est ce que je vous souhaite pour cette nouvelle année en cette période qui pue le sang et les larmes, l'exploitation et le profit, la manipulation et l'aveuglement.

lundi 25 mai 2020

L'écume des jours, bijou de 1968


Si la version de Michel Gondry sortie en 2013 est à oublier séance tenante, il est merveilleux de retrouver L'écume des jours adapté au cinéma par Charles Belmont en 1968. Bonne année, bon cru, mais le 20 mars n'était pas forcément une bonne date pour remplir les salles alors que deux jours plus tard la marmite commençait à bouillir à Nanterre. Le film est moins dépressif que le roman de Boris Vian, mais il en a conservé l'incroyable fantaisie. Plus que l'intrigue, donc le texte, c'est le contexte qui m'emballe. Les décors merveilleusement inventifs d'Agostino Pace ressemblent à ce que va devenir l'art moderne des années 70. La fraîcheur des comédiens rend le soufflet léger tel le mobilier gonflable et l'eau qui ruisselle, fut-elle mortelle. Jacques Perrin, Marie-France Pisier, Sami Frey, Annie Buron, Bernard Fresson, Alexandra Stewart sont des bulles de savon. On est aussi toujours content de voir Claude Piéplu ou d'entendre la voix de Delphine Seyrig. La bande-son fait partie du bonheur. André Hodeir a composé une partition jazz qui ne swingue pas plus que d'habitude, mais c'est ce qui fait son charme, droite, pimpante, pleine d'imagination, étonnante, et Pïerre Henry a sonorisé les machines avec ses bruits électroniques.


Boris Vian avait 26 ans lorsqu'il écrivit L'écume des jours en 1946. Vingt ans plus tard, c'est bien un film zazou que porte cette équipe de jeunes comédiens et techniciens. Que ce soit l'immédiat après-guerre ou les évènements de mai qui se profilent, le roman comme le film respirent une liberté devenue rare au siècle suivant. La présence de la mort n'est là qu'une peur adolescente, une anticipation anachronique qui la relègue à un effet de théâtre. Quant à l'amour, thème prépondérant, il est simplement dans la nature des choses...

Le film a été longtemps oublié, mais ce n'est rien en regard des échecs successifs de Boris Vian, et ce, quel que soit le mode d'expression qu'il aborde. Devant tant d'incompréhension il change souvent de registre, passant de la littérature à la musique (le coffret de 6 CD Boris Vian et ses interprètes est une merveille que je réécoute souvent), des scénarios de films à la peinture : ingénieur formé à l'École centrale, il invente le célèbre pianocktail (que Belmont "construit" pour son film), mais il fut écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical, musicien de jazz (trompettiste), directeur artistique (Gainsbourg prendra sa relève chez Philips), scénariste, traducteur, conférencier, acteur, peintre. Hélas en France on n'apprécie guère les touche-à-tout, sauf à leur accoler le suffixe "de génie". Sa philosophie "pourquoi se contenter d'une seule existence s'il est possible d'en mener plusieurs ?" semble surtout guidée par l'absence de succès quoi qu'il aborde. Son génie ne sera reconnu qu'après sa mort en 1959.

Mon père n'est plus là pour me raconter comment il écrivit, ensemble avec Vian, un roman érotique, et, ignorant sous quel pseudonyme (Vian en avait des dizaines) je l'ai probablement revendu à la mort de ma mère sans savoir lequel c'était. Je me souviens seulement qu'elle trouvait Boris prétentieux lorsqu'il venait à la maison, mais de toute manière, misanthrope, elle n'aimait personne. En cherchant des informations sur lui, je tombe sur une incroyable interview de son fils Patrick accordée à L'Express en 2011. Au début des années 70, j'avais plusieurs fois projeté les images de notre light-show H Lights sur son groupe Red Noise, mais je n'avais jamais osé l'interroger sur son père. Il y avait aussi le magasin d'Alain Vian, frère de Boris, qui vendait rue Grégoire de Tours des instruments de musique extraordinaires, mais beaucoup trop chers pour notre porte-monnaie. On allait plutôt chez Bissonnet, dit "le Boucher", rue du Pas-de-la-Mule, qui faisait des prix aux musiciens...

→ Charles Belmont, L'écume des jours, DVD L'éclaireur / StudioCanal, sortie le 10 juin 2020

dimanche 24 mai 2020

L'avocat à la casserole [archive]


Article du 28 juin 2006

Je ne sais plus comment m'est venue l'idée de cuisiner l'avocat. Il y avait foule dans le bac à légumes. Quatre pour un euro au marché des Lilas le dimanche matin, ça vaut le coup, délicieux, onctueux. Ma compagne confectionne souvent ses salades avec, et lorsque je les déguste nature je remplace l'éternelle vinaigrette par de la sauce de soja. Quant aux accords, ai-je pensé aux sushis, norimakis de riz, saumon, avocat, entourés d'une feuille d'algue nori ?
J'ai donc plongé l'avocat dans l'eau bouillante d'une soupe, je l'ai fait revenir avec des tomates, de l'ail et du piment façon guacamole, je l'ai fait monté en mousse dans le mixeur, cuit à la vapeur, servi froid en gaspacho... Dans tous les cas le goût reste très fin, le mariage réussi avec poisson, viande ou légumes. Je pense à lui faire rencontrer des fruits maintenant, le transformer en glace... Sa texture "beurrée" se prête à maintes combinaisons. Le servir chaud renouvelle le genre. Je jette un coup d'œil à marmiton.org, pour m'apercevoir que je n'ai rien inventé, soupes, gratins, mousses, salades, gelées, farces, avec roquefort, miel, fromage de chèvre, etc. Le site est formidable, il donne mille idées chaque fois que l'on s'interroge sur quoi faire à dîner... Et puis, comme je déteste éplucher des légumes (P.S.: cela m'est passé), j'apprécie la vitesse d'exécution, un coup de couteau, dénoyautage, un tour de poignet à la petite cuillère, et hop, il passe en chair, la plaidoirie est aisée, acquitté, mieux réhabilité ! Un coup de chapeau à l'épicier de l'Opéra, Paul Corcellet, génial importateur et cuisinier, qui introduisit l'avocat en France en 1934 (billet du 4 avril 2006)...


Et un coup d'œil à l'incontournable Cuisine Succès - L'école de cuisine (Larousse), complément indispensable à toute littérature culinaire : il ne s'agit pas d'un livre de recettes, mais de tout ce qu'il faut savoir pour les réaliser, découper une viande ou un poisson, réussir une omelette ou même cuire un œuf, éplucher, parer, conserver, toutes les méthodes de cuisson sont expliquées, le bouquin est illustré d'images superbes permettant de donner un nom aux fruits exotiques, aux herbes aromatiques, etc. C'est la Bible de l'élève cuisinier, c'est un cadeau rêvé à faire à celles et ceux qui ne le connaissent pas encore ! J'y lis que l'avocat est un fruit, qu'on doit le cueillir dur pour le laisser mûrir, qu'il en existe plusieurs sortes (rugueux noircissant, antillais à peau lisse, mexicains qui restent toujours verts, petits sans noyau alors appelé avocat cornichon ou avocat cocktail). La couleur dépend des variétés, non de la maturité. Il est riche en huiles naturelles ainsi qu'en vitamines et minéraux, mais ne jamais le cuire trop longtemps pour qu'il garde son goût. En France, on a d'ailleurs tendance à toujours trop cuire les légumes.

samedi 23 mai 2020

Intégrale Norman McLaren [archive]


Article du 25 juin 2006 (extrait)

Je m'étais précipité sur l'intégrale des films de McLaren ! L'exceptionnel coffret de 7 DVD, accompagné d'un petit livret bilingue, valait largement les 97,50 euros port inclus. Aujourd'hui il est devenu partout indisponible, sauf en cherchant bien, d'occasion.Mon article en devient un peu sommaire, mais l'objet mérite d'en rappeler "l'existence".

Si le livret offre un index alphabétique et un autre chronologique, les films sont classés thématiquement, idée brillante qui permet de faire son choix parmi plus d'une centaine de courts-métrages réalisés entre 1933 et 1983 : Les débuts - McLaren et l'espace - Peintre de la lumière / L'art en mouvement - Evelyn Lambart (animatrice cosignataire, entre autres, du Merle) - Surréalisme - Maurice Blackburn (compositeur de 9 films de McLaren) / Le danseur - Vincent Warren (danseur, entre autres, de Pas de deux et Narcisse) - Grant Munro (acteur, entre autres, de Voisins, et animateur) / Guerre et Paix (le marxiste McLaren était également un pacifiste militant) / L'animateur musicien / Papiers découpés - René Jodoin (coréalisateur de Alouette et Sphères) / Les étapes de la restauration numérique (remarquable travail de l'ONF, Office national du film du Canada) / Les entretiens. Sont présents des films inachevés, des essais et plusieurs documentaires.


Norman McLaren, après s'être s'inspiré d'Oskar Fischinger et Len Lye, devenu animateur d'objets et réalisateur de films sans caméra (dessinant image et son à même la pellicule), reste le plus grand de tous les animateurs de l'histoire du cinéma.

vendredi 22 mai 2020

Tombeau d'Abricot [archive]


Article du 23 juin 2006

Que peut-on écrire dans un blog, journal intime devenu public ? Quelles limites puis-je me fixer dans la catégorie dite Perso ? Certains rédacteurs attendent la mort des protagonistes, d'autres la leur propre. On peut toujours changer les noms, brouiller les pistes, romancer l'affaire, mais quel besoin, quelle impudeur, nous pousse à publier les détails intimes de notre vie et de celles et ceux qui la partagent ? Le "politiquement correct" ne me préoccupe pas, on peut modifier les usages, bouleverser les conventions, c'est même salutaire. L'intérêt d'un texte est lié à l'indépendance de vue de son auteur, sa libre pensée, son style aussi. Les confessions ont d'autant plus de valeur qu'elles abordent des sujets tabous. Ils sont si nombreux. On se croit isolé, promeneur solitaire portant le fardeau de ses fantasmes, de ses handicaps, de secrets honteusement gardés, de vieux mensonges. La psychanalyse ne fait que régler, au mieux, sa propre petite note, mais on ne partage pas.
Lorsqu'il m'arrive de transmettre (n'étant point professeur le mot enseigner ne me convient pas), j'essaie d'aborder tous les aspects de mon sujet, de changer d'angle le plus souvent possible, pratiquant l'art de la digression. Je m'aperçois que les étudiants ne savent rien de ce qui les attend, réalités du monde de l'entreprise, salaires, droits du travail et droits d'auteur, relations avec les clients ou les employeurs, esprit d'équipe, solidarité, gestion quotidienne de son temps, difficultés à se renouveler, etc. Aborder sincèrement l'un des trois grands sujets préoccupant tout un chacun, sexe, mort ou argent, est un pavé dans la mare éclaboussant toute l'assemblée, fut-elle réduite à un seul interlocuteur. Les confessions intimes mettent en confiance, chacun est libre à son tour de se livrer, de se décharger de ce qu'il ou elle a sur le cœur, simplifiant les échanges en évitant les quiproquos et les mascarades, souvent anciennes ! Il y a des professionnels pour cela, thérapeutes indispensables à celles et ceux qui souffrent trop, mais ils ne répondent pas à toutes les questions. Certaines réclament la confrontation. En clair, il est bon de savoir que l'on n'est pas tout seul à vivre ainsi, à penser cela. Connivence des salles d'attente ? La lecture est un réconfort. La conversation peut devenir un soulagement, un révélateur, une étincelle... Si les secrets de famille nous empoisonnent, sortons donc les fantômes du placard. Mais la question de la publication reste entière, crotte de bique !

J'ai souhaité parler de la douleur de mon ami Bernard face à la mort de son chat Abricot mercredi midi, le 21 juin. L'arrivée de l'été est toujours un moment pénible pour celui qui craint la chaleur. Ce n'est pas la première disparition à laquelle il soit confronté. Bernard a perdu tant d'êtres proches. Plus on vieillit plus les amis peuplent les cimetières. L'isolement progressif peut devenir insupportable. Pour d'autres, la mort à l'œuvre rassure, c'est qu'on est toujours là pour l'apprendre. La dernière sera mon tour. Un camarade médecin me rappelait que souffrir, c'est être vivant. Les jeunes s'angoissent parfois, peine perdue, ce n'est pas l'heure. Ne meurt-on que parce qu'on en a marre ? Sauf accident, et la vie est injuste avec ceux qu'elle quitte prématurément, sans cette fatigue, on vivrait éternellement. Il faut prendre le temps. Les jeunes et les vieux traversent toujours n'importe comment, ils se jettent sous les voitures. Les jeunes n'ont pas conscience de la mort et c'est tant mieux, les vieux n'en ont plus rien à faire et c'est tant pis. Temps mieux temps pis, chacun fait son petit ménage dans sa tête, et dans son corps.
Tout a commencé lorsque Bernard avait dix ans, avec la déportation de son frère aîné à l'âge de 18 ans, jeune résistant communiste. C'était l'âge de Ann, son plus jeune fils, que Bernard accompagna de manière exemplaire touts sa dernière année de 1984 lorsqu'il fut atteint d'un cancer du rein. Abricot avait vingt ans, comme Radiguet, l'auteur du Bal du Comte d'Orgel d'où vient le prénom de Ann. Les cycles sous-tendent notre vie, mouvements vibratoires qui se superposent comme les harmoniques d'un instrument de musique. Les drames et les miracles arriveraient aux nœuds de vibration, le fond de la piscine, ou aux crêtes, rendez-vous en haut du pic. Il n'y pas que les femmes qui soient réglées comme du papier à musique.
C'est chaque fois un drame. Je comprends la douleur de mon ami et respecte ses choix même si je ne les partage pas. À ma dernière visite, je n'arrivais pas à regarder Abricot, défiguré, cela me faisait trop mal. Je ne suis pas courageux en face de la maladie, je ne supporte pas les hôpitaux. Bernard est un ardent partisan de l'acharnement thérapeutique. Mais il a aussi des envies de mort, la sienne, celle des autres. Il est en colère. Les animaux qui l'accompagnent le rappellent à l'ordre. La veille, je lui avouai mes doutes sur ses motivations. Il se réveille toujours lorsque la mort se dévoile. C'est le chantre du paradoxe. Depuis trente ans, nos conversations "de bistro" alimentent nos œuvres communes. Évidemment nous transposons le réel, le travestissant des oripeaux de l'art, une chienlit bien portante. Aujourd'hui encore, le travail du deuil fait grandir, mais Bernard est trop malheureux. Nous lui conseillons d'aller voir l'exposition d'Agnès Varda à l'Espace Cartier : le Tombeau de Zgougou (photo du catalogue ci-dessus) ne pourra que lui redonner le calme de la tendresse. Se réconcilier avec soi-même.

Bernard Vitet est décédé le 3 juillet 2013.

jeudi 21 mai 2020

Philippe Doray & Les Asociaux Associés


Les années 1970 furent réellement celles de l'expérimentation tous azimuts, dans tous les arts, mais aussi dans nos vies elles-mêmes. Jimi Hendrix titrait judicieusement Are You Experienced?. Il y en eut pourtant pas mal qui ratèrent le coche. Dommage. On disait aussi que si tu n'es pas anarchiste à 20 ans, tu ne le seras jamais ! Des décennies plus tard, les mêmes qui avaient plongé dans l'utopie, qu'elle fut révolutionnaire, écologique, sexuelle, lysergique ou artistique, ne furent pas si nombreux à se reconnaître. Les classes sociales rattrapent leurs ouailles si bien que nombreux pourraient porter la pancarte de renégat ou social-traître autour du cou ! Ceux-là n'apprécient guère qu'on leur rappelle leur jeunesse flamboyante. Les autres font figure d'anciens combattants, nostalgiques d'une époque à qui la réaction tailla un costard en peau de chagrin...
Alors écouter les deux vinyles de Philippe Doray & Les Asociaux Associés fait bigrement plaisir. Ce ne sont pas des chefs d'œuvre, mais on y respire un vent de liberté devenu rare. Ça bidouille, ça scande, ça flotte, ça invente, ça se cherche et si ça se trouve ça passe ailleurs, une autre plage, comme celle apparue sous les pavés du Quartier Latin un mois de mai plein d'espérance, pas du genre de celui cadenassé qu'on essaie de nous faire avaler sous le filtre des masques.
Philippe Doray est d'abord auteur des chansons flippées qu'il marmonne en faisant claquer les consonnes. "Chante avec moi et n'aie pas peur de claquer des mains" sonne comme un brouillon de Philippe Katrine. La musique minimaliste puise sa source dans un krautrock à la française, une choucroute rouennaise s'ouvrant en vasistas sur une pop que déjà Brigitte Fontaine avait domptée, un jazz maladroit cousin des provocations rock'n roll de Jacques Berrocal. Si Philippe Doray joue aussi du synthé (j'imagine que le côté plastoc de ses tourneries vient d'un VCS3, il est épaulé par une bande de potes. À cette époque on n'avait pas des colocataires, on vivait en communauté. Autant citer ceux qui figurent sur la pochette, pas forcément parce que leur nom vous dira quelque chose, mais parce qu'ils se reconnaîtront, pour ceux qui sont encore vivants. Entendre "vivants" dans les deux sens : vivre opposé à survivre autant qu'à mourir. Et s'ils se reconnaissent, ils pourraient se mettre debout et crier qu'il est temps d'être jeune, le crier aux petits comme aux grands, et peut-être même à ceux qui sont morts, dans tous les cas ne rien oublier de ce qu'il est indispensable de transmettre.
Ainsi participent au premier album, Ramasse-miettes nucléaire, Pat Bouchard, Claude Derambure, Demos, Michel Vittu et aussi, mais sans leur frimousse au verso du 30 centimètres, Francis Yvelin, Sandrine Fontaine, Anne-Marie Chagnaud, M'Ahmed Loucif, Olivier Pedron, Jacques Staub, Gérad Morel, la Fanfare de la Crique, Jacques Cordeau, Olivier Croguennec. Sur le second, Nouveaux modes industriels, au noyau dur se joignent Olivier Boiteux, Véronique Vigné, Jacques Cordeau, Jean-Lou Hirat, Alain Bocquelet, Marc Duconseille, Marie-Ange Cousin, Patrick Dubot, Pascal Gallelli, Laurence Perquis, Yannick Capron, Jean-François Duboc, Jean-Pierre Nicolle. Beaucoup font les chœurs, mais l'orchestre comprend guitare, basse, batterie, percussion et cuivres.
Enregistrés de 1977 à 1980, les deux disques font la paire. Ils s'écoutent avec beaucoup de plaisir. Une légèreté en émane, aussi naïve que sincère, aussi brute que recherchée, malgré les paroles souvent sombres de Doray, connu pour avoir appartenu aux groupes Rotomagus, Ruth et Crash, et pour figurer comme notre Défense de dans la Nurse With Wound List, bible de l'underground musical depuis presque un demi-siècle.

→ Philippe Doray & Les Asociaux Associés, LP Ramasse-miettes nucléaire et LP Nouveaux modes industriels, 20€ chaque ou 36€ les deux, Souffle Continu Records

mercredi 20 mai 2020

Michel Séméniako, l'ectoplasme [archives]


Articles des 18 juin 2006, 22 septembre 2008, 22 novembre 2011, 13 décembre 2013

Sur le site du photographe Michel Séméniako, je redécouvre ses images nocturnes en couleurs qui me font toujours rêver (ici Surabaya, Indonésie, 1999). Michel y est un fantôme invisible, le temps de pause effaçant sa trace de peintre.
En 1997, j'avais réalisé la partie multimédia du CD-Extra Carton (Birgé-Vitet, GRRR 2021, dossier complet en lien caché ici dévoilé) avec les photographies de Michel, prises de vues nocturnes noir et blanc ou images négociées avec les pensionnaires d'un asile psychiatrique. Nous avions créé de cette façon la pochette de l'album, sorte de photomaton où le modèle fait lui-même sa lumière avec des fibres optiques et choisit le moment où il appuie sur le déclencheur. Trois entretiens réalisés dans la boîte noire figurent également sur le CD-Rom, monologues de Michel, Bernard et moi-même. Et puis, il y a surtout les dix petits théâtres interactifs correspondant aux chansons du disque, une tentative commercialement infructueuse pour rénover la variété française, mais le CD-Rom avait rencontré un gros succès. C'était mon premier CD-Rom d'auteur, Étienne Mineur en était le directeur artistique et Antoine Schmitt le directeur technique, Hyptique le maître d'œuvre. On peut l'acquérir facilement sur le site des Allumés par exemple (compatible Mac OS9 et PC) ou Bandcamp (P.S. : je crains que la partie interactive ne fonctionne plus que sur de vieux systèmes).
Je connais Michel depuis 1975 pour avoir composé la musique de tous ses audiovisuels (diapos) produits alors par la boîte du Parti Communiste, Unicité, avant qu'il ne les quitte et reparte vers la photographie et des choix politiques plus en accord avec sa sensibilité. Dans le Documents de Jean-Luc Godard que je feuilletais hier soir, je le revois encore plus jeune dans le rôle du révisionniste de La chinoise ! Sa compagne, Marie-Jésus Diaz, est aussi photographe, mais être une femme dans le monde hyper macho de la photo n'est pas facile. Marie-Jésus tire souvent ses photos noir et blanc sur des supports inhabituels. J'adorais travailler avec l'un comme l'autre, avec eux deux ensemble aussi. Dans Carton, les paroles de L'ectoplasme sont un hommage à Michel :

Invisible à l'œil nu un photographe approche
Il peint la nuit au flash et à la lampe de poche
Il marche il frôle et cherche en vain son ombre
En exhumant les temples qu'aucun fidèle n'encombre

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Il évoque notre histoire en jouant aux quatre coins
Du globe qui tient de lui son oculaire au point
Marche à côté de ses pompes malgré l'obscurité
Arpente les abcisses gauchit les ordonnées

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Parfois son bras indiscipliné se déchaîne
Les gladiateurs au cirque aussi taguaient l'arène
Partout présent dans ses images au temps pausé
Il tente cependant de se faire oublier

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants
Si vous le découvrez vous serez impressionnés
Dans ces autoportraits c'est vous que vous verrez


L'ectoplasme chanté par Bernard Vitet

MICHEL SÉMÉNIAKO EXPOSE SES PAYSAGES HUMAINS


Qu'ont donc d'humain les paysages de Michel Séméniako si ce n'est la présence invisible du peintre hantant chaque photographie tandis qu'il promène son pinceau lumineux sur les terrains vagues et les constructions improbables ? Lorsqu'il enclenche son appareil, le temps s'arrête. La pellicule, vivement impressionnée, se fige dans une pause de modèle endormi. Il peut dès lors entrer dans le cadre sans se faire voir et taguer les monuments d'une civilisation qui s'éteint à l'aube du nouveau siècle. Il n'y a que des gars comme lui pour en faire celui des Lumière, coude à coude avec sa compagne, la photographe Marie-Jésus Diaz, qui prend le temps de se battre pour les sans-papiers, entre deux tirages qu'ils réalisent eux-mêmes en numérique. Ce sont des œuvres somptueuses aux couleurs invisibles comme on dirait inouïes, contrastes qui font sens, autant d'énigmes...
La Galerie Le Feuvre, sise 164 rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, expose les human landscapes de Michel Séméniako. L'accrochage est généreux, les noir et blanc sont en sous-sol, les couleurs explosent dans les trois salles du rez-de-chaussée. Les tirages sont à couper le souffle. Il y en a même quelques uns de très grands, comme celui reproduit ici. J'en ai rêvé la nuit.

SÉMÉNIAKOSCOPIE


En 1997 Valéry Faidherbe participait au CD-Rom Carton que je réalisai à partir du fonds photographique de Michel Séméniako. Faidherbe nous filma, Bernard Vitet, Michel Séméniako et moi-même, dans l'espèce de photomaton inventé par le photographe où chacun pouvait faire sa propre lumière avec un faisceau de fibres optiques. Quatorze ans plus tard il imagine à son tour une machine à faire du Séméniako ! Il lui propose de restituer ainsi son geste de peintre de lumière, mais dans le mouvement. En septembre 2011, il tourne son film, Séméniakoscopie (8 minutes), dans le cadre de la résidence du photographe à Marcoussis.
"En superposant le temps de la réalisation des poses nocturnes, le film donne à voir la construction de l’image qui est l’addition sur une seule photographie de tous les coups de pinceaux lumineux colorés donnés par Michel Séméniako avec sa torche dans l’espace photographié. Il restitue ainsi la magie de cette révélation lumineuse du paysage. La bande-son documentaire restitue la concentration de cette merveilleuse fiction où la lumière réécrit l'histoire ou la géographie. Le vidéaste en profite aussi pour faire quelques expériences de mélange du temps et de l'espace, un grand désordre qui contraste terriblement avec le calme des prises de vues" (2 minutes).
Sur le point de terminer le montage de ce luxueux making of, Faidherbe, à qui j'avais présenté le photographe, effectue une quadrature de ce cercle d'amis en ajoutant quelques accords musicaux et un bout de refrain de la chanson que nous avions composée, nous-mêmes tentés d'exprimer l'étonnante technique du photographe, paradoxalement invisible dans le cadre qu'il habite et construit.

LUCIOLES, LETTRES D'AMOUR DES MOUCHES À FEU


En 2007 Michel Séméniako publiait Lucioles, lettres d’amour des mouches à feu, un travail magique sur ces coléoptères mystérieux dont la parade sexuelle est lumineuse. Si vous voulez tout savoir sur ces bestioles cruelles allez voir le site de Signatures où Séméniako compile quelques textes scientifiques et poétiques. Pour mon anniversaire de l'an passé le photographe de la nuit avait fait encadrer un magnifique tirage qui me parvient seulement aujourd'hui. Je le pose devant la télévision qu'il recouvre totalement, revanche contre ce qui les fit disparaître, comme l'évoquait Pier Paolo Pasolini. L'été dernier j'eus le bonheur de voir deux lucioles au fond du jardin de La Ciotat. Je ne me souviens pas en avoir admirées dans le passé. Peut-être ai-je oublié. J'associais les lucioles au dodo et à la licorne. Sur la photo les étoiles qui leur font miroir perforent le ciel du Piémont. Fasciné, je me colle devant ma nouvelle télé et je ferme les yeux pour m'imprégner de ces deux nuées qui interrogent tant notre humanité que son insignifiance.

mardi 19 mai 2020

Les Shadoks... Autrement [archives]


Articles des 17 juin et 25 mai 2006
augmentés des 7 films...

La plupart des œuvres présentées dans ce triple DVD (voir le billet du 11 juin) sont des films de commande, des objets didactiques. Ils obéissent pourtant à la même logique que la série des Shadoks : un commentaire narratif illustré par des animations absurdes, drôles ou décalées, un dessin simplifié, mais très éloquent, des bruits rigolos. Formé par la publicité, Jacques Rouxel possède un style très personnel et efficace, et il est toujours formidable d'apprendre en s'amusant.
Ça se regarde à dose homéopathique, comme tout ce qui a été conçu en épisodes. 26 fois 5 minutes pour Voyage en électricité, 4 fois pour L'entropie, 26 fois 3 minutes pour Les Matics, 7 fois pour La douleur... Pour ces derniers dont j'ai composé la musique et conçu les bruitages, Rouxel souhaitait se démarquer des Shadoks et des références qui lui collaient à la peau, il me demanda des choses plus discrètes accompagnées d'effets récurrents. Il convoqua également Patrick Bouchitey plutôt que Piéplu. C'est une des premières séries qu'il réalisa en vidéo, peut-être la première. Jusque là, il avait tout filmé d'abord en 16mm puis la majorité en 35mm. Je ne me souvenais de rien. J'oublie tout ce que je fais une semaine après qu'un projet est terminé, c'est probablement le seul moyen qui me permette de repartir vierge sur un nouveau travail.
Bonus caché, Promesses de 1992, sur l'élection du Président de la République en 1965, réalisé avec Laurent Boutboul et Patrick Barberis, commenté en gromelot par les Shadoks, vaut son pesant de cacahuètes : De Gaulle, Mitterrand, Lecanuet, Tixier-Vignancourt, Marcilhacy, Barbu, singés et mis en boîte par une bande de volatiles farceurs, Ga Bu Zo Meu !







Jacques Rouxel est décédé le 25 avril 2004...
Claude Piéplu est décédé le 24 mai 2006 : Nous avions enfin eu la joie de travailler ensemble sur la scène du Cargo à Grenoble fin 1994 (Festival des 38ièmes Rugissants). Claude jouait le rôle du récitant dans la mise en scène que j'avais réalisée de Sarajevo Suite. Y participaient Pierre Charial, Bernard (Vitet), le quintet d’Henri Texier, le sextet de Lindsay Cooper, Kate et Mike Westbrook, Chris Biscoe et le Balanescu String Quartet qui joue justement à l'instant sur ma platine... J'avais été surpris qu'à 70 ans passés Claude Piéplu soit aussi rock'n roll, tout habillé de cuir noir, pantalon et gilet sans manches, passionné de spectacle contemporain. Une inoubliable partie de plaisir !...

P.S. : En 2018, j'ai eu le plaisir de rencontrer Jean Cohen-Solal qui avait prêté sa voix aux Shadoks originaux tandis que son frère Robert en avait composé la géniale musique. Récemment Xavier Roux (avec qui j'ai enregistré en duo l'album Court-Circuit en 2012) a sonorisé de nouveaux films avec la voix de Benoît Poelvoorde, mais sans Rouxel...

lundi 18 mai 2020

"Music for Airports" dans le cadre approprié [archive]


Article du 10 juin 2006, augmenté d'un P.S. d'actualité

J'étais fatigué. Je cherchais une musique calme. J'ai pensé à la graine (seed) récoltée sur Dimeadozen hier matin, une des œuvres de Brian Eno qui avaient annoncé le style ambient à la fin des années 70. Elle est interprétée ici par un véritable orchestre, celui de Bang on a Can, et dans un cadre approprié, l'Aéroport de Schiphol à Amsterdam, en juin 1999. C'est la première fois que je l'écoute vraiment. La musique se mêle merveilleusement aux voix des passagers que l'on peut parfois entendre échanger des remarques sur leurs bagages et aux bruits des salles d'embarquement. C'est parfait, très Cagien dans le concept. On sent l'espace, il y a de l'air autour des musiciens rassemblés par Michael Gordon, David Lang et Julia Wolfe. Cela fait passer le temps agréablement.
Lorsque je pense aux aéroports, je me souviens de prendre des lunettes de soleil pour atténuer leur éclairage éblouissant. Ou bien est-ce l'arrivée imminente d'Helsinki de mon amie Marita Liulia qui m'a inconsciemment aiguillé vers le ciel ? La musique d'ameublement n'a rien d'un papier peint insipide, c'est choisi avec goût. Aux quatre parties de Music for Airports succèdent Everything Merges with the Night et Burning Airlines give you so much more. J'ignore qui est l'auteur des photos récupérées avec la musique.


Eno cherchait une troisième voie à côté des représentations de concert et de la muzak des supermarchés et des ascenseurs. Peut-être que les prochaines années verront pousser des fleurs musicales sur des terreaux inattendus. Nous traversons tant d'endroits inhumains, froids, austères, des lieux où l'on ne fait pas toujours que passer, qu'il serait agréable de transposer leur univers sonore vers des zones plus douces, plus tendres, en jouant avec la transparence ou bien à cache-cache, accordant l'ambiance sonore avec l'espace public. Il en deviendrait agréable grâce à cette métamorphose réfléchie en fonction des besoins d'évasion de la communauté. Trouver le son de chaque place, selon la sensation que l'on souhaite produire. Il y a de la musique partout, c'est insupportable, je fuis les restaurants et les bars où la pollution musicale nous oblige à monter le ton. Le choix de l'ambiance sonore n'est pas neutre, il y a de quoi faire pour les rares designers sonores ! En 1981 à Naples, nous avions rendu à l'illusion le Parc della Remembranza en camouflant des dizaines de haut-parleurs dans les arbres, transformant la nuit en plein jour. Vous connaissez pourtant mon goût pour le dérangement, pour la critique brechtienne des mises en scène ou des mises en ondes, pour la révolte... Mais il y a un temps pour tout, pour vivre debout comme pour aller se coucher. Le tout est de choisir la bonne attitude au bon moment ! Nous avons décollé, bonne nuit...


P.S. : En 2015, à la demande de Ruedi Baur, j'ai conçu l'intégralité du son du métro du Grand Paris. Nous avons travaillé ensemble une année, mais d'une part il s'agit seulement de l'étude, d'autre part je suis tenu à la confidentialité pour cinq ans, ce qui nous emmènera au début de l'an prochain. Réaliser une étude comme celle-là est terriblement frustrant pour ses concepteurs qui n'auront pas l'autorisation d'appliquer leurs astucieuses idées (!) et encombrant pour les futurs réalisateurs qui seront contraints de s'y conformer, parfois en dépit de leurs propres choix. A moins qu'ils fassent exactement le contraire de ce que nous avons préconisé, ce qui arrive souvent... Imaginez alors l'argent fichu en l'air ! J'avais adoré imaginer le son des parvis extérieurs devant les gares, des espaces commerciaux du premier niveau, des couloirs au second niveau, des quais cinquante mètres sous terre, et des rames des trains, en adéquation avec les étonnants choix graphiques de Ruedi Baur et en bonne intelligence avec le développeur Olivier Cornet...
Ces jours-ci, j'ai justement peu de temps à consacrer à mon blog, accaparé par les annonces Nudge commandées par la SNCF pour la période du déconfinement. J'enregistre les signaux d'appel, les messages vocaux, les effets spéciaux, de manière à créer la surprise pour attirer l'attention des voyageurs du Transilien...

dimanche 17 mai 2020

Pourquoi faire ? [archive]


En me réveillant, je me demandais "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". Régulièrement je remets ma vie en question. Pas trop souvent tout de même. Quatorze ans plus tard, je m'interroge sur le bien-fondé de mes choix. Tout s'articule, comme des paragraphes... Il faut savoir saisir l'opportunité des "à la ligne"...

Article du 4 juin 2006

Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'œuvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: douze ans plus tard, en 2018, je publierai en effet mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).

samedi 16 mai 2020

Kienholz(s) [archives]


Articles des 8 et 5 juin 2006, plus le 18 juillet 2012

Il est rassurant de constater l'emballement des camarades à qui je montre les reproductions des œuvres d'Edward Kienholz (1927-1994). Depuis l'exposition Les femmes de Kienholz où était présenté In the Infield of Patty Peccavi (ci-dessus), il signe avec sa femme Nancy. Juste reconnaissance du travail de collaboration d'un couple où la femme est restée longtemps dans l'ombre, comme Christo signant dorénavant avec Jeanne-Claude (P.S.: décédée en 2009). La rue Robert Delaunay a été rebaptisée Robert et Sonia Delaunay, comme en son temps celle de Pierre et Marie Curie. À son tour, Nancy Reddin Kienholz signe aujourd'hui des pièces récentes de leurs deux noms, douze ans après la disparition de Ed.


Dans les mises en scène des Kienholz la transposition critique ne néglige pas la précision historique. Je me souviens avoir ouvert un tiroir du bordel de Roxy's et y avoir trouvé une lettre d'une prostituée à sa mère. On pouvait aussi se servir un Coca au distributeur intégré au Portable War Memorial (ci-dessus). Dans l'article suivant (datant de 3 jours plus tôt !), j'ai raconté comment l'exposition de 1970 avait été pour moi fondatrice. J'y reconnais tout ce qui m'a animé pour construire le Drame, le pamphlet social, la dimension théâtrale, la poésie circonlocutoire, la crédibilisation d'un instant impossible...

LE SECRET DERRIÈRE LA PORTE : McMILLEN ET KIENHOLZ


Défonces d'un immeuble en construction, ton sur ton, faux seuils attendant leurs briques, passages secrets qui ne connaîtront ni le jour ni la pénombre, fantasmes de l'enfance, un sac de pièces d'or, de fil en aiguille (le trou de serrure dans El de Buñuel ?) je pense à nos Portes sans murs, créées avec Nicolas Clauss, en opposition à ces murs sans portes, chacun chez soi, crever l'écran, je n'aime pas les portes, je les préfère ouvertes ou les démonte, plein air, grands espaces, association d'idées, je repense à l'œilleton du Mike's Pool Hall de Michael Mc Millen (Naissance d'une capitale artistique 1955-1985, Centre Pompidou, une des rares pièces qui méritent le détour, avec une autre à sa droite, entrebâillement qui laisse apercevoir des dizaines de bottes à condition de se pencher, je ne me souviens plus bien, les secrets s'oublient, un temps), illusion d'optique, miniature où frémissent les boules du billard... Quelques jours après ce billet un peu hermétique, je dois préciser que la salle de billard est bien une maquette qui semble à taille réelle lorsqu'on la regarde par le judas...


Je regrette encore la rétrospective Kienholz en octobre-novembre 1970 au CNAC rue Berryer, rien vu d'aussi magique à part au même endroit celle de Tinguely (mai-juillet 1971, pour moi fondatrice, mais aussi en 1988 à Beaubourg, dans le Cyclop forêt de Milly, et récemment dans son musée à Bâle) et celle de James Turrell à Vienne en Autiche en 1999, dans un genre très différent, lumière, aveuglement, impression rétinienne, rémanence. Pour toutes, envoûtement cinématographique, voyeurisme et projection, vertige de l'espace, attractions foraines. À Beaubourg, de Kienholz, artiste mésestimé, est exposé While Visions of Sugar Plums Danced in their Heads...


Je préfère The State Hospital qui est à Stockholm : au travers des barreaux de la cellule on aperçoit les deux prisonniers allongés, leur tête est un bocal dans lequel nage un poisson rouge. À Amsterdam, je ne manque jamais de faire un saut au Stedelijk Museum pour me faufiler dans The Beanery et en respirer l'odeur, là les crânes sont des horloges. Qu'est-ce qu'on a dans la tête ?

FIVE CAR STUD D'ED KIENHOLZ


Propriété d'un collectionneur japonais, la scène traumatique réalisée par le "sculpteur" Edward Kienholz n'avait pas été exposée depuis quarante ans. Le Musée Louisiana, près de Copenhague, présente Five Car Stud, occasion inespérée de découvrir une œuvre clef du début des années 70, si critique qu'elle fut interdite dans les institutions culturelles américaines et qu'elle encouragea l'artiste à s'installer à Berlin et en Idaho.
La suite des plans rappelle un découpage cinématographique. Je résume. Un groupe de blancs lynchant un noir éclairés par les phares de cinq voitures, le castrant devant un jeune garçon et une femme restés à l'écart. Le public traînant ses chaussures dans le sable fait figure de témoin passif devant la scène abominable. J'en fais des cauchemars la nuit suivante. Comme pour Lucchino Visconti dans ses films, chez Kienholz le moindre détail est à sa place, même si la réalité est toujours tordue par le geste de l'artiste. Les masques des tortionnaires et la croix dorée autour du cou, une canette de bière écrasée, des photos de femme nue sur le pare-soleil, la tronçonneuse à l'arrière du pick-up, l'autoradio qui joue un blues nègre en sourdine, les plaques minéralogiques avec "fraternité" ou "America, love it or leave it", la bannière étoilée... Comme le corps démembré de la victime, son ventre est un réservoir d'essence dans lequel flottent les lettres mélangées du mot NIGGER... Une interview d'une heure est projetée à l'entrée de l'installation ; Kienholz a accepté à condition que le journaliste pose pour figurer l'un des personnages ; la discussion court pendant que l'artiste moule le corps du modèle.





Fan d'Edward Kienholz depuis sa rétrospective au CNAC rue Berryer en octobre 1970, je suis à l'affût de catalogues de son œuvre. Celui de Five Car Stud (1969-1972) en creuse l'analyse tout en évoquant le reste de son travail, même si les petites photos de Back Seat Dodge '38, The State Hospital, The Illegal Operation, The Wait, Roxys, The Caddy Court, The Ozymandias Parade, The Hoerengracht, etc. sont en noir et blanc. Les documents et les textes en anglais sont passionnants. Je ne manque jamais une visite à Amsterdam sans revoir The Beanery au Stedelijk Museum, en restauration jusqu'au 23 septembre. Les rétrospectives sont rares. Il faut aller au Musée Ludwig de Cologne pour admirer Night of Nights ou The Portable War Memorial...
En 1981, Edward Kienholz déclara que toutes les œuvres postérieures à 1972 étaient cosignées avec sa compagne Nancy Reddin Kienholz, démarche encore rare parmi les artistes mâles profitant souvent d'un apport discret et pourtant déterminant de leur conjointe, collaboration restée secrète dans l'Histoire de l'Art quand ce ne fut pas pure usurpation à une époque encore récente où les femmes ne pouvaient être acceptées autrement que dans leur rôle de mère !

vendredi 15 mai 2020

Mae West n'est pas qu'un gilet de sauvetage [archive]


Article du 29 mai 2006

Après réception du coffret glamour des 5 films de Mae West (DVD Zone 1), quelques remarques s'imposent.
Ne considérer Mae West que comme un sex symbol est parfaitement réducteur. C'est avant tout une militante des droits des femmes et ses provocations les exhortent à se libérer du joug des hommes, avec humour et sensualité. Je l'imagine plutôt comme un croisement entre Groucho Marx et Marylin Monroe, une bombe oui, mais tenue par une anarchiste aux formes plantureuses. Ses poumons suscitèrent aux soldats de l'US Navy, dont elle soutenait involontairement le moral, d'appeler leur gilet de sauvetage par son nom. C'est drôle mais bien réducteur et représentatif de l'esprit des hommes.


Mae West est devenue célèbre par le scandale de ses pièces Sex et Drag ; celle-ci, traitant de l'homosexualité en 1927, lui apporta le soutien des gays dont elle devint l'une des égéries. On la retrouvera ainsi en 1970 dans le kitchissime et jubilatoire film-culte Myra Breckinridge avec Raquel Welch et John Huston (photo). Jubilatoire est le terme, il me permet de ranger les films de Mae West à côté de ceux des Frères Marx, de Tex Avery ou de certains Jacques Demy, des films qui vous font échapper au suicide les soirs de déprime solitaire ! Mae West n'a physiquement rien d'un sex symbol, c'est sa gouaille brooklynienne qui lui donne tout son piment, saupoudrée d'un brin de déhanchement provocateur, certes. La comparaison avec Groucho est flagrante. Ce qui choque chez elle, c'est qu'elle se comporte avec le même toupet qu'un homme. Josianne Balasko et Valérie Lemercier en sont les héritières.


Dans ses chansons, Mae West swingue. Elle chanta avec Duke Ellington et Louis Armstrong, respectivement dans Ce n'est pas un péché (Belle of the Nineties) de Leo McCarey et Fifi Peau-de-pêche (Every day's a holiday) de A.E.Sutherland. Mais elle n'était pas seulement une chanteuse jazz et une comédienne drôle et incisive, elle écrivait elle-même ses textes et ses scénarios. C'est un auteur ! Son autobiographie La vertu n'est pas mon fort (Goodness had nothing to do with it) est un petit fascicule édifiant même si son écriture (ou sa traduction ?) n'est pas exceptionnelle. C'est l'histoire d'une femme intelligente qui a beaucoup travaillé pour s'en sortir et qui a analysé et compris très tôt le monde qui l'entoure.


Il faut redécrouvrir les films de Mae West, ils portent toujours en eux un pouvoir provocateur dans le combat pour l'émancipation des femmes. Le coffret, très bon marché, réunit cinq films, Go West Young Man d'Henry Hathaway (le plus amoral), Goin' To Town, I'm No Angel (avec Cary Grant qu'elle lança), My Little Chickadee (avec W.C Fields) et Night After Night (son premier).

jeudi 14 mai 2020

Michael Powell [archives]


Articles des 9 août 2005, 23 mai 2006, 26 octobre 2011 et 13 février 2018

Réalisateur anglais méconnu en France, Michael Powell (1905-1990) est l'égal d'un Jean Renoir ou Jacques Becker. Un de ses derniers films, le sublime The Peeping Tom (Le voyeur) fait scandale et sonne le glas de sa carrière, bien qu'il la termine aux Etats-Unis comme directeur de Zoetrope, le studio de Francis Ford Coppola. Chacun de ses films est une petite merveille, chacun est totalement différent, avec toujours une direction d'acteurs exceptionnelle, une lumière à couper le souffle, une invention scénaristique de chaque instant... On peut trouver des DVD de ses films les plus connus, le plus souvent cosignés avec son scénariste, Emeric Pressburger, avec qui il a fondé sa société de production, The Archers : Black Narcissus (Le narcisse noir), The Red Shoes (Les chaussons rouges), A Matter of Life and Death (Une question de vie ou de mort), I Know Where I'm Going! (Je sais où je vais), The Life and Death of Colonel Blimp (Le colonel Blimp), The Tales of Hoffmann (Les contes d'Hoffmann), Gone to Earth (La renarde), The Edge of the World (A l'angle du monde), etc. J'ai eu l'idée de ce billet en découvrant hier soir A Canturbury Tale... Son autobiographie en 2 lourds volumes (Une vie dans le cinéma, suivi de Million Dollar Movie) est un modèle du genre, publiée par Actes Sud.

COLONEL BLIMP


Projection de l'admirable Colonel Blimp (The Life and Death of Colonel Blimp) dans son intégralité retrouvée (160 minutes). En 1943 Michael Powell et Emeric Pressburger réalisent, pour leur production Les Archers, l'équivalent anglais de La grande illusion. C'est l'histoire d'une amitié entre un officier anglais et un officier allemand, malgré trois guerres traversées, celle des Boers en 1902, 14-18 et la dernière pendant laquelle a lieu le tournage ! Powell, incroyablement gonflé lorsqu'on pense qu'il filme en pleine seconde guerre mondiale, critique ouvertement la stratégie de son pays, donne à l'allemand une lucidité anti-nazie qui fait défaut au Colonel Blimp. Churchill essaiera sans succès de faire capoter et interdire le film. C'est aussi l'histoire de l'émancipation des femmes qui le traverse sous les traits de Deborah Kerr. Les hommes vieillissent tandis que la femme semble rester éternellement jeune, grâce à un stratagème due à la distribution. J'ai déjà écrit plusieurs billets sur Michael Powell et la ressortie de ses films en DVD (Tavernier pour l'Institut Louis Lumière vient d'en faire paraître quatre dont Le Narcisse Noir et Les Chaussons Rouges, et on pourra également trouver Une question de vie ou de mort et The Peeping Tom/Le Voyeur). Précipitez-vous, aucun ne se ressemble et tous sont des chefs d'œuvre.

LES CHAUSSONS ROUGES



Attention, spoiler dans le premier paragraphe !

Dans l'entretien que Thelma Schoonmaker livre en bonus au sublime film de son mari, le cinéaste Michael Powell, et de son éternel coéquiper Emeric Pressburger, elle passe totalement à côté de l'impact féministe des Chaussons rouges. Elle ne voit dans le suicide de l'héroïne que l'intégrité absolue de l'artiste alors qu'il s'agit aussi du sacrifice que les hommes exigent des femmes. Le producteur-metteur en scène Lermontov accule sa danseuse étoile à la mort, plutôt que de la laisser vivre sa double vie, de femme et d'artiste. Son mari, le compositeur Julian Crasner, ne respecte pas plus la carrière de sa femme en ne privilégiant que la sienne. La dévotion à l'art au détriment des individus est clairement analysée par Powell & Pressburger. Ils montrent aussi comment les hommes s'arrangent entre eux, le producteur achetant le silence du compositeur à qui il suggère de renoncer à faire valoir ses droits lorsqu'il est honteusement pillé par son professeur. Le ballet des Chaussons rouges est une métaphore de l'emballement des protagonistes et de l'inéluctabilité du processus.


La somptuosité du Technicolor de Jack Cardiff retrouvé grâce à la restauration du nouveau master, l'interprétation exemplaire de Moira Shearer (la mère aveugle du Voyeur, mais qui se pensait danseuse plutôt que comédienne) et Anton Walbrook (le "bon" Allemand du Colonel Blimp) et la construction dramatique ont influencé nombreux cinéastes américains tels Martin Scorsese (Thelma est la monteuse de tous ses films depuis Raging Bull), Francis Ford Coppola, Brian de Palma ou George Romero. Darren Aronofsky s'en est largement inspiré pour son Black Swan, "cliché machiste de l'univers de la danse assez tape-à-l'œil" tranchant avec la maestria des deux Britanniques.


Pour les amateurs de ballets classiques Les chaussons rouges est le must absolu, d'autant qu'y dansent Leonide Massine, chorégraphe des Ballets Russes de Diaghilev, et la danseuse étoile Ludmila Tcherina, artiste polymorphe très atypique. Le DVD édité par Carlotta offre également deux documentaires, une évocation américaine redondante du tournage et une analyse réussie du ballet par Nicolas Ripoche, réalisateur maison, plus la comparaison par Scorsese du film avant et après restauration.

Parmi mes 20 films résonnants (extrait)

I Know Where I'm Going (Je sais où je vais), Michael Powell, 1945 - bouleversant, un grand film féministe comme L'amour d'une femme de Jean Grémillon.

mercredi 13 mai 2020

Pas d'histoire, juste de la géographie [archive]


Article du 20 mai 2006

Pourquoi certaines images représentent-elles pour chacun d'entre nous certaines valeurs symboliques qui nous les font associer à telle ou telle émotion récurrente ? Pourquoi ce morceau de musique nous calme-t-il ? Ne s'imposent-ils pas seulement lorsque nous perdons pieds ? Incapables de percer l'obscurité intime qui nous encercle, nous recherchons des cordes qui puissent vibrer en sympathie avec notre état, des lignes auxquelles s'accrocher pour ne pas sombrer. Ça n'est que le rythme de la respiration, un second souffle, une main tendue. Nous nageons en plein virtuel, bien entendu.
En période de crise, quand le désespoir m'envahit, j'ai pris l'habitude d'écouter le premier mouvement de la première symphonie de Charles Ives. Heureusement cela n'arrive pas souvent. Aussi triste que du Mahler, cet allegro jouerait-il le rôle pavlovien d'une résurrection, dont le premier mouvement, toujours le premier, jadis m'inspira, titre de la seconde symphonie du sieur Gustav, comme les Métamorphoses de Strauss ? Mes choix sont-ils dictés par quelque raccourci freudien, ré mineur, le dragon renaissant de ses cendres, histoire de se rassurer, qu'il y aura bien encore cette fois une rémission, une remise de peine ?
Alors pourquoi cette photo ? Elle ne porte aucun titre. Est-ce le nuage qui remonte de la vallée au lieu de planer menaçant ou la perspective d'un ailleurs au-delà des cimes, de l'autre côté des cols ? Le souvenir de sa vitesse fulgurante ? C'est le matin. Le soleil se lève en haut à droite. Pourtant émane la même tristesse qui suit les premières mesures du chant du merle. Jour après jour. Les neiges éternelles apparaissent comme des petites cicatrices laissées par les saisons. Les arbres répondent aux roches. L'unité. Tous les temps se confondent. Pas d'histoire, juste de la géographie.

mardi 12 mai 2020

Clips du XXIIe siècle


Je n'en ai encore publié aucun, mais les premiers clips vidéo accompagnant mon nouvel album Perspectives du XXIIe siècle qui sort le 19 juin, commencent à arriver. Sonia Cruchon a réalisé Berceuse ionique à partir d'un détail d'une des sections peintes sur le dos d'une chemise amérindienne provenant des collections du Musée d'Ethnographie de Genève, qui a d'ailleurs produit le CD, et d'archives cinématographiques du Fonds Prelinger. La peau est probablement comanche, en tous cas des plaines du sud des États Unis, du début du XIXe siècle. Sonia remplit des silhouettes avec de la matière filmique pour évoquer ce que les personnes portent en elles, et non pas ce qu’elles montrent d’elles. J'entrevois "ce que sont les nuages", les théâtres d'ombres et celle, terrible, d'Hiroshima. Mais c'est une berceuse très tendre, alors pour le générique de fin j'ai ajouté quelques secondes de l'orage qui s'éloigne.


Pour De vallées en vallées, Eric Vernhes a travaillé exclusivement à partir du Scarabée d'or, film de 1907 de Segundo de Chomón. Se calant sur les deux parties de la pièce musicale, il l'a d'abord rallongé par des bégaiements pour ensuite le transformer psychédéliquement. J'ai l'impression que mes survivants de 2152 ont trouvé des champignons hallucinogènes qui poussaient sur les bouses de leurs troupeaux, tout en haut dans les alpages. Là aussi le ciel est évoqué sans le montrer littéralement. Cette fois les nuages se sont dissipés pour offrir une merveilleuse voûte étoilée. Dans les deux cas on sent la chaleur torride à l'origine de la catastrophe.
À tous les réalisateurs/trices j'ai demandé qu'ils/elles partent d'archives pour permettre aux protagonistes d'inventer leur avenir en s'appuyant sur le passé, histoire de ne pas recommencer les mêmes erreurs. J'attends avec impatience les nouveaux clips que ma musique aura inspirés ! J'ignore encore si les seize pièces seront imagées, mais j'en rêve. Je sais que Nicolas Clauss travaille déjà à Larmes de crocodile, et Valéry Faidherbe, John Sanborn sont à l'œuvre...

Précédents articles concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle : 1 2 3 4 5 6 7 8 9

lundi 11 mai 2020

Studio GRRR [archive]


Article du 18 avril 2006

Lorsqu'on crée des œuvres atypiques qui risquent de rencontrer quelque résistance à leur émission, il est prudent de posséder ses moyens de production. En m'endettant en 1973 pour acquérir mon premier synthétiseur et en commençant à le rentabiliser l'année suivante, j'ai inauguré, avec quelques autres, ce qui allait devenir un home-studio. Il suffisait que mon client, d'abord des cinéastes ou des réalisateurs audiovisuels, vienne avec un Nagra, magnétophone suisse utilisé sur les tournages, et qu'on le branche à la sortie stéréo de mon ARP 2600, pour révolutionner les pratiques d'alors dans le domaine de la musique de film. Jusqu'ici il fallait l'écrire sur des portées de papier, la copier pour chaque musicien, répéter, enregistrer, mixer, avec copiste, orchestre, studio d'enregistrement, etc., ce qui coûtait très cher en regard de ce que mon système apportait. Le réalisateur arrivait la matin et repartait le soir avec sa musique terminée, entre temps j'avais improvisé en fonction de ses indications précises et tout était dans la boîte, dans sa version définitive ! On entend l'ARP 2600 dans mes premiers disques, Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc (GRRR 1001, réédité sur le label israélien MIO en double cd-dvd et 7h30 de bonus, et en vinyle par le label espagnol Wah-Wah en 2013), Trop d'adrénaline nuit avec Un Drame Musical Instantané (GRRR 1002, réédité en cd sous la référence GRRR 2024, bonus au compteur), Rideau ! avec le Drame (GRRR 1004, réédité en CD en 2017 sur le label autrichien Klang Galerie), Avant Toute de Birgé Gorgé (inédit de 1974 sur le label Le Souffle Continu en 2016), Rendez-vous de Birgé Sage (inédit de 1981 sur Klang Galerie en 2018)... En commençant à gagner ma vie tout de suite, je pus continuer à m'acheter les outils dont j'avais besoin, des jouets productifs : table de mixage, effets spéciaux, magnétophone, instruments glanés dans le monde entier au gré de mes voyages, etc.

À Boulogne-Billancourt, je travaillais au casque au milieu du salon (on l'appelait la salle commune). Le plafond était recouvert de plateaux à œufs, on avait collé de la moquette par terre. Je partageais l'appartement avec Michaëla Watteaux, devenue réalisatrice télé, Luc Barnier, devenu chef-monteur (décédé en 2012), et Antoine Guerrero, anthropologue ou ethnologue selon les dernières nouvelles de Papouasie-Nouvelle Guinée. Michaëla et moi avons rompu un an plus tard, Antoine a cédé la place à Bernard Mollerat avec qui j'ai réalisé La nuit du phoque, film édité avec Défense de. Au bout de deux ans et demi, une seconde communauté a suivi avec Philippe Labat (overdose quelques années plus tard) et Laura Ngo Minh Hong. J'ai ensuite déménagé à la Butte aux cailles en récupérant la maison louée par Martin Even et Charlotte Latigrat. Surface corrigée et cave insonorisable donnant directement au milieu de la cuisine. Ce luxe n'allait être surpassé qu'avec la rencontre de l'accordéoniste Michèle Buirette qui avait fait construire un véritable studio au milieu du loft à Père Lachaise. Treize ans plus tard, je bricolai un ersatz de studio à Clamart pour enfin construire mon propre studio, spacieux et éclairé par la lumière du jardin ! Au fil des années, le matériel s'est étoffé. En général, je revends tout matériel qui n'a pas servi depuis dix ans. Je me suis ainsi séparé bêtement de mon orgue Farfisa Professional (racheté et revendu deux fois) et de mon ARP 2600, juste avant l'avènement du multimédia. Dommage, c'était l'instrument rêvé pour le sound design. Mais il y avait du souffle (l'argument fatal de tout client qui n'aimait pas la musique et n'osait pas la critiquer) et les pièces de rechange étaient alors introuvables.

Il ne suffisait pas de posséder ses instruments, et le studio pour les abriter sans craindre les pollutions sonores du voisinage ou celles que nous pourrions engendrer, il fallait détenir ses moyens de production. En 1975, j'ai fondé les disques GRRR, après que Sébastien Bernard de Sun Records m'ait rendu la bande 8 pistes de Défense de en me conseillant de faire un autre métier. Il est agréable d'être épaulé par un producteur en titre, mais j'ai trop souvent perdu du temps à attendre alors que je désirais produire. Tout ce que j'ai produit avec GRRR est disponible, tandis que les chansons pour enfants de Crasse-Tignasse et la version Auvidis du K ont été passées au pilon lors du rachat par Naïve, Il était une fois la Fête Foraine et le triptique Polar, Science-Fiction, Western semblent épuisés. Alors, malgré les difficultés du marché et sa mutation technologique, je pense sérieusement relancer la production des disques GRRR avec mon duo avec Michel Houellebecq enregistré début novembre 1996 (la même année j'avais enregistré un cd avec lui pour Radio France, mais peu convaincant à mes oreilles), avec une relecture contemporaine du travail du Drame sur trente ans et avec un dvd 5.1, pensé pour le support, où les sons et les images se joueront les uns des autres. À moins que je ne rencontre un vrai producteur qui fasse honneur à sa corporation, et s'intéresse à mes drôles d'idées en matière de musique et d'objets phonographiques, parce que franchement je préfère composer et jouer plutôt qu'enregistrer et produire. Question de goût, mais a-t-on jamais le choix, si l'on veut avancer en se donnant les moyens de ses rêves ?

Au fond, un tableau d'Aldo Sperber.
Accrochée, l'Ordre Royal de l'Étoile d'Anjouan (Comores).
Et surtout quelques outils.

P.S.: Depuis cet article, j'ai recommencé à publier des CD sur le label GRRR et, parallèlement, mis en ligne sur drame.org 82 albums inédits en écoute et téléchargement gratuits ! D'autre part, Le Souffle Continu et Wah Wah ont sorti des vinyles tandis que Klang Galerie publie régulièrement des CD de nos archives. Enfin, mon nouvel album sortira le 21 juin prochain sur le label du MEG (Musée d'Ethnographie de Genève).

dimanche 10 mai 2020

Opéra féministe [archive]



Article du 2 avril 2006

Noël Burch m'a offert l'opéra de Virgil Thomson (1896-1989) sur un livret de Gertrude Stein (1874-1946), The Mother of Us All, écrit en 1945 d'après la vie de la suffragette américaine Susan B. Anthony (double-cd New World Records NW 288/289). Composé à la fin des années 20 et créé en 1934, c'est le deuxième opéra du tandem après le célèbre Four Saints in Three Acts. Notre mère à tous est un opéra politique se déroulant à la fin du XIXème siècle aux États Unis avec comme personnage principal une pionnière du combat pour les droits des femmes. Le ton y est sarcastique. Gertrude S. et Virgil T. y tiennent les rôles de récitants !


Virgil Thomson, qui dirigeait la Société des Amis et Ennemis de la Musique Moderne, avait comme devise (en français) "Jamais de banalité, toujours le lieu commun" ! Il avait désiré s'affranchir des obligations dictatoriales du dodécaphonisme, qu'il pouvait pourtant pratiquer si une œuvre le réclamait, comme assumer l'héritage classique, en particulier celui de la musique américaine. Le sujet de l'opéra est plus moderne que ceux des contemporains qui recyclent éternellement les mêmes mythes. De plus, ici la musique a la liberté de n'avoir à obéir à aucune école, la seule loi est celle que dicte l'œuvre. Il y a donc le petit côté foutoir de toute la musique américaine, emprunts multiples aux traditions européennes (Thomson avait étudié à Paris avec Nadia Boulanger, refrain connu, et y avait rencontré Cocteau, Stravinsky, Satie) et élaboration de ses propres racines (pas besoin de trop creuser pour les mettre à jour, avec citations populaires bien qu'ici toutes originales), donc tout en invention, mélange de classicisme et de modernité.

P.S.: il existe un autre enregistrement de The Mother of Us All datant de 2014, mais la vidéo du Metropolitan Opera est de 2020, à l'occasion du 150e anniversaire du MET et du 200e anniversaire de la naissance de Susan B. Anthony (1820-1906), sous la direction de Daniela Candillari dans une mise en scène de Louisa Proske avec la soprano Felicia Moore dans le rôle de Susan B. Anthony.

samedi 9 mai 2020

Actualisation des archives


Vous aurez probablement remarqué que depuis le début de la semaine, je n'ai publié que des archives de mon blog, commençant par les plus anciennes datant de 2005. J'ai choisi d'y adjoindre des articles plus récents en remontant le cours du temps lorsque j'avais écrit plus tard sur le même sujet. J'ai également ajouté des liens hypertexte absents à mes débuts de blogueur, ainsi que des films et des mises à jour. Ma sélection dépend de ce qui me semble toujours d'actualité, évitant ce qui peut être considéré anecdotique. Quoi qu'il en soit, je ne vais pas republier les 4400 articles qui sont toujours accessibles grâce aux divers champs de recherche de drame.org/blog. Il faudrait quinze nouvelles années à raison d'un article par jour et je n'en vois évidemment pas l'intérêt !
Deux raisons m'ont poussé à plonger dans le passé plutôt qu'à évoquer l'actualité du jour. La première provient d'une demande de nombreux lecteurs et lectrices de publier d'anciens articles importants à mes yeux. Il est certain que l'aspect encyclopédique, acquis au fil du temps par l'accumulation, risque de donner l'impression que l'on pourrait s'y noyer. La seconde est liée à la monotonie du confinement. Je ne reçois pratiquement plus de films, de disques ni de livres, et, en l'absence d'évasions corporelles, mon quotidien se résume à travailler au studio et faire la vaisselle. J'appelle "faire la vaisselle" tout ce qui a trait à l'intendance, rangement, bricolage, nettoyage, plus toutes les tracasseries administratives. Je pourrais néanmoins chroniquer les livres que je lis, les films que je regarde, les plats que je cuisine, mais je ne veux pas me forcer. Je n'écris que guidé par l'inspiration, et je ne tiens pas à me polariser sur la crise politico-sanitaire.
Ce travail de réactualisation me prend autant de temps qu'habituellement mes articles quotidiens. Au départ, l'un des aspects qui m'avait séduit à tenir un blog était de ne pas ressasser face à mes divers interlocuteurs. Une fois que c'est dans le marbre virtuel, j'en suis débarrassé. J'ignore si je vais trier l'intégralité des quinze ans passés jusqu'à aujourd'hui ou si c'est une passade. Ce pourrait être une série diffusée par saisons, ou alterner les billets que mon humeur et l'actualité me dicteront. C'est probablement cette dernière option qui m'arrangera. C'est ainsi que Jonathan Rosenbaum pratique, l'un des rares blogueurs que je suis régulièrement. Sur son site il mêle des articles actuels à ses écrits journalistiques lorsqu'il était au Chicago Reader. En l'absence d'inspiration fondamentale, je pourrai assurer tout de même ma livraison quotidienne, peut-être même recommencer à publier 7 jours sur 7 comme jadis. J'avais utilisé ce procédé par exemple en publiant l'ouvrage "Le son sur l'image" chapitre par chapitre. Cela m'avait fait des vacances ! La gestion de la crise m'en ayant privé alors que j'avais prévu un break à partir du 19 mai, je suis soulagé. Pourtant, en général je préfère créer que gérer. Lorsque je sais faire je gère, lorsque je l'ignore je crée. Mais ces révisions à quinze ans d'intervalle me permettent de réfléchir à l'avenir en analysant le passé, passé que j'avais oublié. Je suis surtout bien organisé. Ce blog me tient lieu de mémoire...

vendredi 8 mai 2020

Les fausses notes sont justes [archives]


Articles des 28 février 2006 et 21 novembre 2007

J'ai emprunté le titre du billet d'aujourd'hui à Charles Ives pour évoquer le film tourné pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, premier chef à avoir enregistré Edgard Varèse et Charles Ives.
Bonne cuvée, puisqu'il y a aussi le concerto télévisé pour deux bicyclettes, bande magnétique et orchestre de Frank Zappa le 14 mars 1963.
Je vais de découverte en découverte : hier soir, une ancienne émission pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, il en avait 98.
En 1933, il fut le premier à diriger Ionisation de Varèse dont il est le dédicataire. Le disque, enregistré en 34, fut le déclencheur de la vocation de Frank Zappa. On y trouve aussi Barn Dance (de Washington's Birthday) de Charles Ives et Lilacs (de Men and Mountains) de Carl Ruggles. Ne trouvant personne capable de jouer les rythmes de Ionisation (comme ces quintuplets rapides avec un soupir vicieux en plein milieu !), il fit appel aux amis : Carlos Salzedo tient les blocs chinois, Paul Creston les enclumes, Wallingford Riegger le guiro, le jeune William Schuman le lion's roar, Henry Cowell écrase les clusters et Varèse manipule les deux sirènes empruntées aux pompiers de New York. C'est la première fois qu'on gravait du Varèse ou du Ives sur un disque.


Dans le film le compositeur joue un de ses morceaux avec une orange et l'ouverture de Tannhäuser avec une brosse à cheveux sur les touches du piano. Un pianiste joue ses Minitudes, John Cage raconte l'importance que Slonimsky eut pour lui, et Zappa témoigne, très affaibli, ce sera sa dernière interview.
Slonimsky est, entre autres, le cosignataire avec Theodore Baker de l'indispensable Dictionnaire Biographique des Musiciens (ed. Robert Laffont, coll. Bouquins, 3 vol.).

P.S. : Ci-dessous formidable entretien de 1973 avec Slonimsky, découvert cette semaine !

J'ai terminé la soirée en regardant les 8 minutes des Mothers of Invention à la télé française de 1968. Le majeur dressé en l'air, Zappa dirige les borborygmes de Roy Estrada et les hurlements du reste de l'orchestre (Bunk Gardner, Ian Underwood, Don Preston, Jimmy Carl Black, Jim Sherwood). La musique, instrumentale et électrique, rappelle furieusement ses œuvres symphoniques plutôt que ses chansons rock' n roll !


Epilogue matinal à ces élucubrations musicales, le premier passage de Zappa à la télé le mars 1963, au Steve Allen Show. Engoncé dans son costume, Frank finit par se détendre devant l'excitation bienveillante de Steve Allen. Il présente une bicyclette dont il joue depuis deux semaines seulement, baguettes, archet, souffle dans le guidon... Il demande aux musiciens de l'orchestre régulier du show de faire des bruits avec leurs instruments, de mettre des objets dans le piano, et commence à diriger le public. La bande magnétique diffuse des sons de clarinette jouée par son épouse qui n'y connaît rien et des sons électroniques. Allen se prête au jeu et cite Alvin Nicolaï et ses expériences musicales sur ses chorégraphies. Frank annonce le film The Greatest World Sinner de Tim Carey dont il a composé la musique et la sortie imminente de son disque How is Your Bird ?.

PREMIERS PAS À LA TÉLÉVISION DE JOHN CAGE ET FRANK ZAPPA


La tentation est trop forte. Sur Poptronics, le site des cultures électroniques, Jean-Philippe Renoult révèle un document audiovisuel de YouTube absolument renversant. En janvier 1960, John Cage participe à "I've got a secret", une émission populaire de la chaîne CBS avec une pièce pour tuyau en fer, appeaux, bouteille de vin, mixeur électrique, sifflet, boîte de conserve, glaçons, cymbales, poisson mécanique, canard en caoutchouc, magnétophone, vase de roses, siphon d'eau de Selz, radios, baignoire et piano. Les syndicats lui interdisant d'allumer ses cinq radios pour protéger les droits d'auteur (l'absurdité des lois ne date pas d'aujourd'hui !), le compositeur simule leur mise en route en tapant dessus et l'extinction en les fichant par terre ! "Water Walk" précède ainsi les performances des improvisateurs de la nouvelle musique, les tut tut pouët pouët des savoureuses années 70. L'habile provocation, musicalement réussie, rappelle inévitablement une autre première de télévision, celle de Frank Zappa au Steve Allen Show en 1963 aux prises avec deux bicyclettes et... un orchestre !


Sans ne rien connaître à la musique, et ignorant encore Cage et Zappa, je ferai mes premières armes deux ans plus tard avec "En Panne", une pièce pour ondes courtes, voix et pompe à vélo (coïncidence amusante envers celui qui deviendra mon premier mentor !), que vous pourrez bientôt entendre dans le Pop'Lab que Poptronics m'a commandé avant l'été (P.S.: ici). En 1975, Joséphine Markovits comparera le travail du quartet, Birgé-Gorgé-Rollet-Shiroc avec l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause des deux cents instruments aussi divers que variés qui m'entouraient. J'ai toujours collectionné tout ce qui peut produire du son. Mon grenier est plein de casseroles, bouts de verre ciselés, trompes en PVC, etc. qu'il est plus juste d'appeler boîte à outils que collection.
Directement ou indirectement, John Cage n'aura pas seulement marqué les musiciens, mais tous les artistes qui se sont interrogés sur le sens de la musique et de l'art en général. Son influence semble encore plus déterminante que celle de Marcel Duchamp qui l'avait lui-même inspiré. Il a donné à l'aléatoire ses notes de noblesse (même s'il préférait le terme "indétermination") comme s'il avait suivi le synchronisme accidentel de Cocteau.
J'ai raconté ici ma rencontre avec John Cage en 1979. Le film tourné en 1983 par Emmanuelle K sur Un Drame Musical Instantané que j'évoquais à ce propos sera projeté le 1er décembre prochain à 17h30 à Montreuil au même programme qu'Archie Shepp au Panafrican Festival filmé par Théo Robichet et le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot, dans le cadre d'un passionnant festival de free jazz. Du 30 novembre au 2 décembre en effet, ces iconophonies constructives présenteront, outre des films rares comme New York Eye and Ear Control de Michael Snow et une floppée de merveilles, des concerts avec François Tusques, Alan Silva, Bobby Few, Bernard Vitet, Denis Colin, Noel McGhie... L'entrée à tout le festival est gratuite. Quant à ma rencontre avec Frank Zappa, elle fut publiée en 2004 par Jazz magazine. Les autres musiciens et cinéastes sont de la famille.


P.S. : Il faut attendre aujourd'hui où je reproduis des articles rédigés il y a 15 ans pour trouver cette évocation de la rencontre avec Frank Zappa par Nicolas Slonimsky (alors 99 ans), enregistrée par Charles Amirkhanian en 1983. CQFD !

jeudi 7 mai 2020

Free Will & Testament / Le marché de Robert Wyatt / Odeia [archives]


Articles des 15 et 23 février 2006, plus le 24 juillet 2017

FREE WILL & TESTAMENT

Émouvant film de Mark Kidel sous-titré The Robert Wyatt Story, produit par BBC4 et diffusé le 17 janvier 2003. Dans les séquences en studio, Robert Wyatt (voix, trompette) est accompagné par Annie Whitehead (trombone, voix et direction), Jennifer Maidman (guitare, voix), Liam Genockey (batterie), Janette Mason (claviers), Dudley Phillips (basse), Larry Stabbins (sax), Harry Beckett (trompette), Paul Weller (slide guitare). Je crois me souvenir que c'est Kidel qui a passé la bande de Varèse avec Mingus à Robert qui me l'a confiée à son tour. Kidel la tenait de Teo Macero. Je souhaiterais maintenant m'en débarrasser, en la passant à qui de droit, à qui de droit de transmettre ce témoignage historique et révolutionnaire.


Free Will & Testament est en 16/9 et dure 68 minutes. Beaucoup d'extraits et de documents historiques (en tournée avec Hendrix, et évidemment Soft Machine, Matching Mole, I'm a believer, Shipbuilding, etc. en plus du studio (Sea Song, Gharbzadegi, September The Ninth, Left On Man, Free Will & Testament). Il semble que ce soit sorti en dvd avec Little Red Robin Hood, un autre film dont j'ai acheté la VHS. Je suis ému de revoir sa maison où j'avais passé quelques jours lors de notre entretien pour Jazz magazine. Je ne sais pas si Alfie et Robert se sont mis à l'ordinateur (P.S.: oui, enfin !). Il continue à envoyer des petits papiers par la poste avec des paquets qui ressemblent plutôt à des collages... (P.S.: toujours !)
La dernière fois, il m'a dit actuellement ne plus jouer que de la trompette, et vouloir improviser avec ses potes. Robert raconte n'avoir jamais beaucoup pratiqué l'improvisation.
Notre long entretien de l'été 1999 publié par Jazz Magazine est en ligne sur http://www.disco-robertwyatt.com/



P.S.: en discutant avec le conservateur de l'exposition Varèse à Bâle quelques mois après ce billet, j'ai cru comprendre que la bande de Varèse était en de bonnes mains ; un article du catalogue de l'expo est entièrement consacré au rapport du compositeur avec le jazz et l'improvisation...

LE MARCHÉ DE ROBERT WYATT


Les photos de musiciens prises autrement qu'en plein travail ou se faisant tirer le portrait donnent l'impression qu'on en saisit les motivations profondes, l'amont et le contexte. La musique, c'est l'avenir. La vraie vie est bien ailleurs. Le décor devient signifiant, les figurants épicent le tableau, l'Angleterre, fleurs artificielles, manche de parapluie, coupe au bol, toute la bière ingurgitée, les grandes bâtisses en briques qui se reflètent dans la vitrine... Pas facile de prendre Alfie en même temps que Robert, mais c'est le début des courses, on vient de quitter la maison. Ensuite, Robert déteste se sentir assisté, alors il la devance en faisant tourner nerveusement ses roues avec ses poings gantés. Louth est une petite ville où l'accès aux handicapés a été réfléchi, c'est ce qui les a motivés pour s'installer ici. Séjour exquis, très tendre. Lots of fun !


Photo prise par Alfreda Benge

Un Certo Discorso.
Je repensais à Robert en écoutant une émission de la radio italienne Radio 3 datée de février 1981 dans laquelle je découvre des enregistrements inédits, travail de laboratoire qui ressemble plutôt à The End of an Ear, plein de guimbardes, de voix à l'envers, d'effets d'accélération : The Opium War, L'albergo degli zoccoli, Heathen have no souls, Holy War (sur l'Internationale !), Revolution without "R", Another Song, Billy's Bounce (Charlie Parker !), Born Again Cretin, et des petits bouts de répétitions... Ça ressemble aussi beaucoup à ce que vont devenir les albums suivants... Vraie découverte ! Un bonbon anglais.

ROBERT WYATT PAR/SUR ODEIA


Alifib ? Vous pouvez imaginer que je l'aime à plus d'un titre. Robert et Alfie, Elsa évidemment, la simplicité de cette magnifique mélodie, cette interprétation toute personnelle de Odeia, les mots de Robert à la vision du clip, mes souvenirs de Soft Machine dont je ne manquais aucun concert, la première sortie de Robert Wyatt sur la scène du Théâtre des Champs Élysées avec Henry Cow après son accident qui le colle sur une chaise roulante, ma visite à Louth pour Jazz Magazine, ses petits mots gribouillés sur des paquets de cigarettes déchirés, sa voix zozotante qui atteint des aigus inimitables, son français quasi impeccable... Alifib figurait dans l'album Rock Bottom sorti en 1974, son come back éclatant, un disque devenu culte depuis. En "touchant le fond", l'ancien batteur converti à la chanson pop nous faisait donner un coup de pied au fond de la piscine pour remonter dans les sphères planantes de la poésie pure, la musique ! Elsa Birgé aurait pu tout aussi bien choisir Shipbuilding ou O Caroline qu'elle adorait enfant. Mais c'est la déclaration d'amour pataphysicienne à Alfreda Benge, sa compagne peintre et poète, qu'elle interprète avec Lucien Alfonso au violon, toujours aussi en verve, le talentueux Karsten Hochapfel à la guitare et Pierre-Yves Le Jeune à la contrebasse qui secoue en même temps une maracas minimaliste très wyattienne.


Dans MW2, un des livres d'artiste cosignés avec Wyatt et publié par Æncrages & Co, Jean-Michel Marchetti traduit les paroles : "Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Alife mon garde-manger... Je ne peux pas te laisser, ni te délaisser. Alife mon garde-manger. Te confisquer ou te regarder, toi Alife mon garde-manger. Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Balaise, le môle. Héliploptère et trou le doigt. Pas un, est-ce un, ben, dis, hein. Bruit et des bruits. Trip trip pip pippy pippy pip pip landerine. Alife mon garde-manger, Alife mon garde-manger." Dans la version initiale, Hugh Hopper avec qui j'eus la chance de jouer une seule fois tient la basse, Robert est au clavier. Celle d'Odeia figurera dans leur second album.
Découvrant le clip filmé à la Manufacture des Oeillets d'Ivry par Ugo Vouaux-Massel, Robert Wyatt, fidèle à lui-même, envoie un petit mot adorable à Elsa : "I am so moved by this . everything about it : a great film for a start . and the variations so interesting ,original but also , exactly understanding the harmonic feel i was after . And then , Elsa ........You : Perfect".

Autres articles sur R.W. : Le petit Chaperon Rouge, rencontre avec Robert Wyatt (Jazz Magazine) / Comicopera / '......... for the ghosts within' / L'ONJ s'ébroue "around Robert Wyatt" / Etc.

mercredi 6 mai 2020

Stormy Weather et Spike Jones [archives]


Articles des 2 février 2006, 17 janvier et 15 décembre 2009

Absolument indispensables.

Encore deux bonnes raisons de faire dézoner son lecteur dvd.
Sur Mac, éviter de changer de zone sur le Lecteur Apple, mais téléchargez l'application vlc, parfaite pour les Zone 1, les divX, etc., et pour regarder la télé si vous avez une FreeBox.
Passé ces conseils techniques, lisez la suite... Une pêche d'enfer !

Deux belles surprises reçues hier matin.


D'abord, le dvd de Stormy Weather, film mystérieusement sous-estimé malgré la qualité époustouflante des numéros y figurant. Je suis un fan de Cab Calloway (probablement mon côté plus rock que jazz) et le final me fait sauter sur place chaque fois que je l'écoute ; le voir est jubilatoire, quelle élégance, le swing comme je l'entends ! Mais rien ne vaut les numéros qu'il accompagne : la danse des Nicholas Brothers montant et descendant les escaliers à coups de grands écarts, wahou, sans compter le sublime Bill "Bojangles" Robinson, le meilleur tap dancer que j'ai jamais vu ! Et puis, il y a Fats : les jeux de sourcils de Fats Waller sur Ain't misbehavin', craquant ! Tout est jubilatoire, je me répète, dans ce film de 1943, distribution 100% Black, magnifique Lena Horne, autre star du film avec Bojangles, et puis il y a Ada Brown (That ain't right en duo avec Fats), les comiques Miller and Lyles, les ballets de Katherine Dunham, etc. Pas de sous-titre français pour ce Zone 1, mais anglais et espagnols, franchement ça n'a que très peu d'importance...


La seconde merveille, c'est le documentaire sur Spike Jones, pas de sous-titres du tout, mais la grande claque ! Je ne ris pas, j'ai la mâchoire qui pend d'ébahissement. Les gags visuels avaient autant d'importance que la musique. Beaucoup trop de témoignages, mais les extraits des shows sont fabuleux. Je n'ai pas encore été jusqu'au bout de l'heure du film, mais ce que j'ai vu me permettra désormais d'imaginer ou d'inventer les images de ses chansons. Spike joue des claviers de cloches à vache, de klaxons, marimbas, dirige l'orchestre avec deux pistolets, tout est minutieusement réglé, hilarant ! Des ouïes de la contrebasse sort la main d'un nain caché dans la caisse, la clarinette traverse littéralement les oreilles de trois figurants pendant le solo de Spike, tout s'écroule... Vivement que j'ai le temps de voir la fin ! Depuis le temps que j'attendais ça... Zone 1 toujours. Avec Cocktails for Two, Der Führer's Face (avec Adolf en personne), You Always Hurt the One You Love, Laura et All I Want for Christmas is My Two Front Teeth.

Spike Jones explose la télévision


« Thank you music lovers », aujourd'hui est un grand jour ! Un coffret de 3 DVD de Spike Jones vient d'être publié aux Etats-Unis, accompagné d'un CD d'inédits. Spike Jones et ses City Slickers forment certainement l'orchestre le plus déjanté qui ait jamais existé, influençant Frank Zappa, John Zorn, Weird Al Yankovic, Thomas Pynchon, le Bonzo Dog Band, tous les bruitistes de la Terre et les designers sonores du futur. Il existait déjà un documentaire passionnant mais frustrant intitulé The Spike Jones Story. The Legend offre cette fois les shows intégraux à nos pupilles dilatées qui n'en croient pas leurs oreilles. Le chef d'orchestre qui dirigeait avec un pistolet à la main et un chewing-gum à la mâchoire est également l'ancêtre de la vidéo musicale tant ses mises en scène préfigurent l'intérêt que porteront plus tard les amateurs de scopitones et de clips.
Fin des années 40, Spike Jones tourne aux USA avec sa Musical Depreciation Revue réunissant musiciens, acrobates, jongleurs, chanteurs et comédiens. J'avoue préférer les parties musicales burlesques aux sketchs comiques, comme enfant j'étais fou des clowns musicaux qui ne disent pas un mot, mais n'en pensent pas moins. On connaissait les gags sonores de Spike Jones par les disques, souvent sans savoir que les visuels étaient encore plus nombreux, plus dingues, plus invraisemblables ! Il rappelle les musiciens de dessin animé comme Carl Stalling sauf qu'ici nous sommes en direct, sans filet, et que ce sont les musiciens qui jouent aussi le rôle des écureuils fous. Parodiant les classiques, les virtuoses City Slickers martyrisent Laura, Sheik of Araby, Hawaïan War Chant, Cocktails for Two, All I Want for Christmas Is My Two Front Teeth, Chloe... à coups de cloches à vache et de trompes d'auto, de sifflets à roulette et d'appeaux d'oiseaux, de banjos mitraillettes et de nain caché dans la contrebasse, d'éternuements et hoquets, de rires et de voix gaguesques tranchant brutalement avec les crooners qu'ils invitent.
Mais ce qui surprend le plus pour qui n'a évidemment pas connu la télé américaine au début des années 50, c'est la place de la pub ! J'ai compris son importance lorsque Steve Ujlaki me raconta le lancement d'HBO dont il avait été l'un des vice-présidents, la chaîne de cinéma qui inspira directement Canal+. « L'enjeu était de faire une chaîne qui ne soit pas de la télévision. Jusque là, les programmes étaient choisis par les annonceurs.» On voit cela très bien dans la géniale série Mad Men qui vient de recevoir un Golden Globe pour la seconde année consécutive. Le spectacle hebdomadaire de la NBC s'intitulait explicitement Colgate Comedy Hour et les saynètes comiques alternaient avec de longs sketchs de pub, les acteurs se prêtant au jeu. Le disque 2 présente deux All Star Revue entièrement consacrés à Spike Jones, ce qui nous permet de savourer en tout quatre heures de spectacle à valeur de document exceptionnel, car montré tel qu'à l'époque, 1951-52, sans coupures, ni playbacks (outre ceux joués en direct par les instrumentistes). Le troisième DVD rassemble un entretien avec le maestro chez lui en famille, son apparition en Leonard Burnside au Ed Sullivan Show, des interviews de ses musiciens, etc. Spike Jones raconte que ce sont les couinements des souliers d'Igor Stravinsky dirigeant son Oiseau de feu qui lui donnèrent l'idée de remplacer les percussions par des effets sonores comiques.
Détail important : les galettes commandées aux USA ne sont pas restreintes à la zone américaine et fonctionnent donc sur les lecteurs français.

Spike Jones définitivement


J'avais évoqué ici The Story et surtout The Legend lorsque les DVD étaient sortis aux États-Unis. The Best, la nouvelle publication, répond encore mieux aux attentes des amateurs français. Pas d'entretiens ni de shows complets, mais une succession des meilleurs sketches télévisés en 2 DVD plus un troisième avec deux pilotes inédits de l'orchestre à ses débuts, près de 4 heures de démence. Qu'ajouter à ce que j'ai déjà écrit ? Spike Jones était connu de ce côté de l'Atlantique pour ses disques alors que ses facéties acrobatiques sont aussi visuelles que sonores. Découvrir les sketches pour la télévision offre le véritable spectacle des City Slickers, le show musical le plus loufoque qui ait jamais existé, ce qu'on fait de mieux dans la grande tradition des clowns musicaux !

mardi 5 mai 2020

Les actualités [archive]


Article du 19 janvier 2006

Je republie cet article concernant un très bel album collectif dont il me reste quelques exemplaires à la cave et dont je ne fais rien, tout comme les exemplaires du stock des Allumés au Mans. C'est gratuit, j'en avais déposé quelques uns au Souffle Continu. Récemment, soit quatorze ans plus tard, les Allumés ont produit Aux Ronds-Points, un nouvel album collectif, cette fois en vinyle, tout aussi recommandable.

Album double CD en vente exclusivement aux Allumés du Jazz.
34 inédits de 30 labels pour seulement 18 euros,
avec un livret en couleurs de 40 pages 24x20cm.
ORIGINAL - LUXUEUX - PAS CHER
(P.S.: je pense qu'avec le temps il est passé gratuit !)

Commandez le double-album LES ACTUALITÉS, 34 inédits produits à l'occasion du Xe anniversaire des Allumés du Jazz ! Véritable objet qu'on adorera tenir entre ses doigts pour le faire tourner sur lui-même, les pages du livret abritent 2 CD de 130 minutes...

Marthe Vassallo et Lydia Domancich, Un Drame Musical Instantané avec Baco, Rude Aquaplaning, Stéphane Rives, Didier Petit, Murat Öztürk, Jean-Philippe Morel, Trio Jean Morières, Magic Malik Orchestra avec Sub-Z, Le Trio d'arrosage, Les Âmes Nées Zique, Sylvain Kassap, Jef Lee Johnson et Hamid El Kasri, Alima Hamel, Laurent Rochelle et Loïc Schild, Happy House, Groupe Emil, Grillo-Labarrière-Petit-Wodraska, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon, Ensemble Text'Up, Guillaume de Chassy et Daniel Yvinec, Pablo Cueco et Mirtha Pozzi, Vincent Courtois, Collectif Terra Incognita, Étienne Brunet, Donald Brown, Briegel Bros Band, Hélène Breschand et Franck Vigroux, René Bottlang, Rémi Charmasson et Eric Longsworth, Raymond Boni et Claude Tchamitchian, Bertrand Auger et Francis Demange, Serge Adam...

Je reproduis ici l'édito du n°14 du Journal des Allumés qui était entièrement consacré aux Actualités :

French Touch ou le Grand Mix ?

Cette collection de 34 inédits suscite en moi une étonnante impression d?ensemble. Mon ami Bernard Vitet me souffle que tous les morceaux semblent appartenir au même projet artistique. Question de montage ? À moins qu'une French Touch ne se dégage des ACTUALITÉS, de façon imprévue ! Pourtant, les styles, les sonorités, les propos sont tous extrêmement variés, sans compter la présence de quelques musiciens étrangers. Étranger ? Qu'est-ce que cela signifie dans un pays carrefour de l'Europe et de tous les continents ? Les Français n'existent pas. Ils sont le croisement de toutes les immigrations successives depuis la Gaule jusqu'aux prochaines vagues. Finis Terrae, le bout de la terre, le point de convergence, la dernière escale avant l'embarquement, la première destination des jazzmen afro-américains, la terre d'asile des exilés politiques, le mythe des Lumières, les retombées de la colonisation qui a pris de nouveaux masques, ceux de la main d'œuvre à bon marché et des aides humanitaires ? Notre xénophobie légendaire a la mémoire courte. L'intégration se fait parfois douloureusement, mais elle est inéluctable. Le communautarisme est anticonstitutionnel, pour employer de grands mots.

Et si la French Touch n'était rien d'autre que le mélange des cultures, le grand mix ? Cocteau disait que le fascisme ne pouvait pas prendre dans ce pays, que les Français sont trop indisciplinés, il ajoutait que « c'est une cuve qui bout, qui bout, mais qui ne déborde pas. » Que cela ne nous empêche pas d'être vigilants ! La veille du siège de leur ville, les habitants de Sarajevo pensaient qu'ils étaient à l'abri de la barbarie. Les journaux titraient « Les intellectuels gouvernent à Sarajevo ». Ici, des nostalgiques de la schlag déclarent l'état d'urgence lorsque les cités dortoirs se réveillent et se rappellent à leur bon souvenir.

Dans le secteur musical, les nouvelles ne sont pas très bonnes. Les salaires ont baissé, les intermittents les plus fragiles disparaissent, les disques ne se vendent plus, la curiosité des consommateurs a été émoussée, les grandes surfaces de vente prétendument culturelles n'offrent plus que les gros trucs qui rentrent dans le moule ou qui bénéficient de conditions de promotion considérables, les distributeurs virent de leurs catalogues ce qui n'est pas immédiatement rentable ? La logique du profit à court terme envahit tous les secteurs d'activité, même ceux de la pensée.

En même temps, la résistance s'organise. Ça se réveille. Les lieux alternatifs se multiplient. Des soirées voient le jour chez des particuliers. Les orchestres investissent les bars branchés de la capitale qui ont repris de l'activité. Encore faut-il qu'il y ait des bars dans les quartiers ! Les banlieues sont aussi froides qu'une banquise, les plus démunis ne voient d'autre solution que de s'y brûler les ailes. Quelle flamme les anime ? Qui donc met le feu aux poudres ? Sarkozy ? Face à la médiatisation dominante, il est devenu nécessaire de provoquer des rencontres réelles, tactiles, des échanges de regards ou de points de vue, des embrassades? Il devient de plus en plus utile de transmettre, de donner des racines à la révolte pour qu'elle soit porteuse de perspectives. S'interroger, se souvenir. Dans le petit cercle des amateurs de jazz et de musiques assimilées, improvisateurs, contemporains, il est devenu comme partout impératif de rassembler ses forces. Penser par soi-même, échanger, transmettre, est-ce un droit ou un devoir ?

Une quarantaine de labels indépendants se sont ainsi regroupés pour défendre leur droit à la différence. Devrait-on écrire « pour défendre leur droit contre l'indifférence » ? Être, c'est déjà bien. L'imagination reste le meilleur garant contre l?apathie et les nouveaux fascismes. La solidarité est le mot clef des luttes qui veulent aboutir, pour une vie meilleure, pour les enfants de demain ?

Dans LES ACTUALITÉS, si certains propos des interviewés peuvent frôler la paranoïa, qu'on l'entende critique, alors ! Nous ne sommes pas les victimes du monde dans lequel nous vivons. Notre responsabilité est entière. Nous en sommes les acteurs, et même les auteurs. Plus que de réfléchir les actualités, notre devoir est de les créer.

C'est ce qu'ont tenté de réaliser tous les musiciens et musiciennes qui ont participé au double album produit par Les Allumés du Jazz, parfois par des chemins très détournés ! Ce n'est pas un hasard si l'ensemble de ces contributions fait œuvre. Le disque intitulé LES ALLUMÉS porte en lui une étonnante détermination, franche et active. Celui intitulé DU JAZZ est plus tendre, plus intime. Entre les deux, ça transpire, une sueur saine et bien portante. Une promesse d'avenir.

Le recul que j'essaie d'avoir avec ces deux disques m'y pousse la tête la première. Cherchant à embrasser l'ensemble d'un seul coup d'œil, je ne fais qu'en choisir l'angle. À chacun le sien. La lecture du livret qui tourne sur lui-même donne le vertige. 180° de la première à la dernière page. Une volte-face.


Extrait du livret :

Les Allumés du Jazz est le premier endroit où se retrouvent des labels de production de jazz indépendants de toutes obédiences et d'orientations fort diverses. Tout y est envisagé, depuis la plus profonde tradition jusqu'à la plus extrême modernité. Tous les courants y sont représentés. Au-delà, cette disposition prépare l'avenir pour un accueil sans peur d'autres formes connues et inconnues.

Au début de cette année 2006 qui marque leur 10e Anniversaire, Les Allumés du Jazz ont décidé de sortir un double-album, LES ACTUALITÉS, composé de contributions inédites de 30 parmi 40 labels adhérents à cette date.

Chaque label a produit un maximum de 4 minutes de son en choisissant l'un des deux CD qui portent respectivement les titres LES ALLUMÉS et DU JAZZ. Libre à chaque label de publier ses 4 minutes sur l'un ou l'autre de ces CD, ou réparties sur les deux. De petits préambules ont été montés avant chaque morceau de façon à jouer le rôle de remise à zéro, mettant ainsi l?auditeur dans les meilleures dispositions pour découvrir chacune des œuvres. Ces intermèdes ont été enregistrés par les labels ou lors de rencontres et de conversations téléphoniques avec Jean-Jacques Birgé.

Chaque label a créé librement la pochette virtuelle de sa contribution comme s'il s'agissait d'un CD single. La maquette générale a été confiée à Daphné Postacioglu qui a conçu la nouvelle charte graphique du Journal. S'inspirant du Cover to Cover de Michael Snow, Birgé a imaginé un livret dont les couvertures sont tête-bêche. On peut le lire aussi bien dans un sens que dans l'autre, quitte à faire tourner le petit cahier de 24 sur 20 cm sur lui-même. Un effort particulier a été effectué sur la présentation de l'album dans l'espoir de figurer un objet suscitant la convoitise, façon élégante d'afficher notre attachement à la pérennité du disque, de lutter intelligemment contre le piratage en créant du désir plutôt qu'en criminalisant les consommateurs.

L'album est (était) vendu au profit de l'association Les Allumés du Jazz, exclusivement par le biais de la vente par correspondance, du site Internet et sur le stand itinérant pendant les festivals.

Réalisation, montage et interviews - Jean-Jacques Birgé
Packaging et maquette - Daphné Postacioglu
Coordination - Valérie Crinière

En prime, un survol de Cover To Cover façon flip-book, découvert hier !

lundi 4 mai 2020

Festival d'Amougies 1969 [archives]


Article du 25 décembre 2005

J'ai réussi à sauver des bandes historiques : Frank Zappa faisant le boeuf avec Pink Floyd, avec Captain Beefheart, avec Ainsley Dunbar Retaliation, avec les Blossom Toes, avec Caravan, avec Sam Apple Pie... Plus l'intégralité des concerts de Soft Machine, Ten Years After, Nice, Yes, etc.

Bonnes nouvelles pour Noël ! Suite à un mail d'Aymeric Leroy, j'ai eu la curiosité de replonger dans mes archives et de tenter de récupérer les bandes que j'avais enregistrées au Festival d'Amougies, le premier festival de musique européen qui s'était tenu en Belgique après son interdiction sur le territoire français. Au programme, tous les groupes cités plus haut, ainsi que Colosseum (je n'en ai gardé que leur Valentyne Suite), Freedom (Dirty Water), Alexis Korner, Cruciferius, We Free avec Guilain, le G.E.R.M. de Pierre Mariétan, les Pretty Things, East of Eden, Gong avec Daniel Laloux au tambour napoléonien, etc. Mais le choc fut pour moi la découverte du free jazz, dès le premier soir, avec l'Art Ensemble de Chicago, pastichant les rockers mieux que les modèles ! Il faut avoir vu et entendu Joseph Jarman entièrement nu à la guitare électrique... J'étais soufflé. Hélas, je n'ai pas enregistré Archie Shepp, Don Cherry, Anthony Braxton, Sunny Murray, Burton Greene, Joachim Kühn avec J-F Jenny-Clarke et Jacques Thollot, Alan Silva, Kenneth Terroade, Grachan Moncur III, Dave Burrell, John Surman, Robin Kenyatta, Franck Wright, Steve Lacy, etc. J'étais venu pour les groupes qu'alors on appelait pop, et bien entendu pour Zappa, mais j'ai déjà raconté cette première rencontre initiatique dans Jazz Magazine. C'est d'ailleurs cet article qui m'a valu le mail d'Aymeric Leroy, en quête d'informations sur Amougies, et sur d'éventuelles bandes magnétiques rapportées du froid...
Nous dormions sous le chapiteau, enmitouflés dans nos duvets, défoncés par la musique plus que par les joints, nous étions bercés par les orchestres du matin lorsque nous craquions de sommeil et sombrions dans les bras de (M)orphée. Le premier matin, c'est moi qui ai découvert le seul robinet d'eau froide où nous puissions nous débarbouiller, derrière le café-restaurant, si je me souviens bien. J'avais apporté le petit magnétophone de ma soeur Agnès, des bobines de 8 cm de diamètre tournant en 4,75 cm/s. Matériel très rudimentaire. J'étais limité par le nombre de piles et de bandes magnétiques, par la qualité du microphone. Depuis une vingtaine d'années, je n'ai plus pu réécouter tout cela à cause de cette vitesse rarement accessible sur mes gros magnétophones. Comme je venais de numériser les archives familiales de ma compagne qui remontaient aux années 50, j'ai tenté le coup. J'ai lu en 9,5cm/s les bandes enregistrées en quart de piste mono pour ensuite les transposer d'une octave vers le bas. Ça ralentit à la bonne vitesse et du même coup cela double la longueur de la durée. Ça a marché !
Sur mes fiches en carton, il est stipulé que le concert de Soft Machine dure 1h03'23" (pas de Zappa ici contrairement à certaines suppositions de blogs sur le net, mais première apparition des cuivres). J'étais déjà bien pinchecorné pour préciser la durée à ce point. Pas de coupure entre les morceaux, juste une petite vers la fin. C'est Mike Ratledge qui me donne l'idée d'ajouter toutes ces pédales sur mon orgue Farfisa. Je veux trouver mon son, j'ajoute un modulateur en anneau aux wah-wah et distorsions. La prestation de Pink Floyd est de 1h22'41" : accord, Astronomy Domine, Green is the colour et Careful with that axe Eugene, nouvel accord avec Zappa qui improvise une vingtaine de minutes sur Interstellar Overdrive, puis retour à Set the controls for the heart of the sun et A saucerful of secrets ! La foule scande Les frontières ont s'en fout avec Mouna. Zappa improvise avec Ainsley Dunbar Retaliation (6'42), il engagera ensuite le batteur dans les Mothers... Le concert de Ten Years After (48'50) est nettement supérieur à leurs disques. Je suis encore fasciné par la virtuosité et le liberté de l'orgue de Keith Emerson avec les Nice : Intermezzo from the Karelia Suite, Don Edito el Gruva, Country Pie (j'ai du mal à relire ma fiche), Bach's Brandburger Concerto n°6 in B Flat, Hang on to a dream, Tchaïkovsky's Pathetic Symphony, She belongs to me, Rondo'69... Zappa improvise avec les Blossom Toes (25'54) ; le G.E.R.M. du corniste Pierre Mariétan interprète la Keyboard Study n°2 de Terrry Riley et Initiative de Mariétan. Après un Place of my own, Zappa joue avec Caravan sur If I could do it all over again, I'd do it all over you (6'46), puis le groupe joue As I feel I die, And I wish I was stoned, Magic man, Reelin' Feelin' Squealin' (je relis mes fiches toujours), Where but for caravan would I, Get Up !. Il semble que j'ai effacé le concert des Pretty Things, je me crois me souvenir de leur batteur escaladant le mat du chapiteau en jouant. Même chose avec East of Eden. Zappa joue Moonlight man avec Sam Apple Pie, mais surtout je peux réécouter le concert de Captain Beefheart avec Frank Zappa ! 38 minutes 42 secondes de délire : Zappa joue au début sur She's too much for my mirror. Il présente le groupe en avertissant le public qu'il pourrait manquer quelque chose s'il n'y prenait garde, il arrose l'harmonica de Beefheart pendant que celui-ci joue. Break. Zappa : Captain Bullshit !. Van Vliet : That's a good name. Et ils reprennent. L'orchestre interprète My human gets me blues, Wild Life, Hobo Chang Ba, et les vingt minutes finales de When Big Joan sets up avec Zappa... J'ai déjà raconté comme j'enjambe les barrières et vais interroger F.Z. pendant trois quarts d'heure, ce qui entamera une suite de rencontres dans les années qui suivent, comment le Capitaine me traverse comme un ectoplasme... J'attendrai aussi trente ans pour aller voir Robert Wyatt à Louth pour Jazz Magazine...
Je n'ai plus enregistré de festival qu'une seule fois, il me reste à écouter Zappa et Ponty à Biot ! La qualité de toutes ces bandes laissent évidemment à désirer, mais la valeur d'archive est intacte, la musique se laisse écouter avec la plus grande émotion, elle est légalement inexploitable, dommage, certains tueraient, paraît-il, père et mère pour les avoir. J'ai peur. Je pars mettre tout ça dans un coffre-fort en haut d'une montagne gardée par des aigles cruels et sanguinaires. On en reparlera. Joyeux Noël à ceux qui me lisent et que j'ai fait rêver ;-)

L'arnaque
Article du 12 avril 2007


Lorsque j'ai donné à Urich21 les bandes que j'avais enregistrées à Amougies, je ne pensais pas que cela allait provoquer autant de foin sur les forums des fans de Pink Floyd et de Frank Zappa. Il semble que les morceaux mis en ligne par Urich21 aient été téléchargés des milliers de fois et fait couler beaucoup d'encre, pensez, Zappa improvisant Interstellar Overdrive avec Pink Floyd pendant vingt minutes ! C'est plutôt sympathique de partager ses trésors, pensai-je. Et puis hier matin, Urich21 m'écrit : "En rire ou en pleurer... Quand de vieilles cassettes se transforment en vinyles translucides et multicolores... et en dollars...". Je vais voir le lien qu'il m'indique et reconnais notre modeste contribution : astronomy domine / green is the colour / careful with that axe, eugene / tuning up with frank zappa / interstellar overdrive (zappa on guitar) // Pink Floyd Meets Frank Zappa - Limited to 1000 pieces - Yellow wax - Near Mint // Festival Actuel, Amougies (Belgique), 2ième Jour, 25 octobre 1969. Du tac au tac, je lui réponds : " En rire, définitivement ! Tout le monde n'a pas accès à Internet, le prix est décent, le travail graphique existant, le found footage fait des ravages chez les compositeurs, les sociétés d'auteur font leur boulot à l'envers, notre générosité continue à s'exprimer ailleurs, certains revendent leurs cadeaux, quoi d'autre ?" J'avais confondu le coût du port avec le prix du disque. Je croyais avoir lu 4 dollars lorsqu'il s'agissait d'une enchère mise à prix 100 dollars ! Nos louables intentions se transforment en arnaque de charognard. D'accord la présentation graphique est chic, mais il y a des gogos qui vont payer une fortune pour un concert que l'on trouve en libre accès sur le Net. La malversation est claire, le piratage honteux. Ce n'est évidemment pas le seul exemple, les propositions sont légion. Si la circulation des œuvres est au moins aussi importante que la défense des droits d'auteur, la vente de ces pépites (pour collectionneurs fanatiques qui ont déjà acheté tous les albums commercialisés et en veulent toujours plus) est inadmissible et relève de la malhonnêteté envers les artistes comme du public, jetant une ombre sur notre initiative.

Le fiasco d'Amougies
Article du 22 mars 2019 (extrait)



Br1tag a donc rassemblé des reportages tournés en 1969 sur le festival d'Amougies et sur les prestations de Zappa, Pink Floyd, Beefheart, Yes, The Nice et Colosseum, recyclant hélas les images en boucle pour accompagner la bande-son... Le livre sur Amougies reste donc à écrire (ce "donc" renvoie au reste de l'article que je n'ai pas recopié), tout comme l'irremplaçable film de Laperroussaz sortira peut-être un jour (l'ingénieur du son qui l'avait mixé n'était autre qu'Antoine Bonfanti !), d'autant que Pink Floyd a depuis publié une partie de son concert dans le récent luxueux coffret de 27 disques intitulé The Early Years 1965-1972...

dimanche 3 mai 2020

En souvenir d'Idir


Moins d'un an après Johnny Clegg, deux seulement après Patrice Barrat, Idir est allé les rejoindre. Il avait 70 ans.

Je pense à Jean-Pierre Mabille qui m'avait remis le pied à l'étrier en m'invitant à revenir à la réalisation de films, à Igor Ochronowicz qui m'avait accompagné partout avec sa caméra, à Corinne Godeau qui avait monté le film, camarades de travail avec qui j'avais passé quelques mois revigorants, aujourd'hui confinés quelque part, et puis évidemment à Idir, passionnant conteur, critique de son temps.

Je republie l'article que j'avais écrit en septembre 2008. À l'époque du tournage il n'y avait ni Skype ni téléphone connecté. La saga Vis à Vis, idée géniale de Patrice Barrat, avait été un exploit. Le film se terminait de manière freudienne, les deux chanteurs jouant ensemble à des milliers de kilomètres de distance en hommage à leurs mamans.

IDIR & JOHNNY CLEGG A CAPELLA

Tout avait commencé par une étude de faisabilité. En 1993, Jean-Pierre Mabille me demande d'imaginer deux artistes qui se parleraient chacun aux deux bouts de la planète et qui communiqueraient par satellite en vidéo compressée pendant trois jours. C'est le protocole initié par les auteurs de la série Vis à Vis, Patrice Barrat et Kim Spencer. Se "rencontreront" ainsi un Israélien et un Palestinien, une adolescente des villes et une des champs, un syndicaliste allemand et un français, etc. Après remise de mes conclusions, Jean-Pierre me propose de réaliser l'émission alors que je n'ai plus filmé depuis vingt ans !
Je cherche deux musiciens qui me branchent et soient d'accord pour se prêter au jeu. J'approche du but lorsque Robert Charlebois me parle d'un guitariste qui joue sur son premier disque, un certain Frank Zappa. Je suis aux anges. Nous sommes début 1993, le compositeur mourra quelques mois plus tard ; France 3 refuse car ses responsables ne trouvent pas Zappa assez "commercial". No commercial potential ! Je suis catastrophé. Un ami producteur, ancien violoniste du Drame, Bruno Barré, me suggère le Kabyle Idir, un des initiateurs de la world music, auteur du tube Avava Inouva. Pour lui répondre, nous réussissons à convaincre le Zoulou blanc Johnny Clegg qui vit à Johannesburg, auteur d'un autre tube, Asimbonanga. Je trouve intéressant de faire se confronter deux artistes qui ont choisi la musique comme mode de résistance au pouvoir dominant, et ce aux deux extrémités opposées de l'Afrique.
Idir ne pouvant se rendre en Algérie sans risquer sa vie, j'irai tourner sans lui en Kabylie les petits sujets qu'il compte montrer au Sud-Africain (son village, le forgeron, le printemps berbère de 1980, sa mère à Alger...). Nous réussissons à passer au travers des tracasseries, barrages, interrogatoires, confiscation du matériel, etc., et je rentre à Paris monter les petits sujets avec Corinne Godeau avant de partir à Joburg filmer ceux de Clegg (le township d'Alexandra, son copain Dudu assassiné, la manifestation en hommage à Chris Hani, un dimanche à la maison...). Devant les manifestations racistes (Mandela n'est pas encore au pouvoir), je pète les plombs le premier jour lorsque mon assistant noir se fait ceinturer en franchissant la porte à tourniquet d'un grand hôtel. Plus tard, je saute en l'air lorsque je vois le revolver dans la ceinture du monteur blanc avec qui je continue la préparation, il m'explique qu'il ne s'en sépare jamais, dort avec sous l'oreiller et qu'il n'a jamais vu d'enfant noir jusque l'âge de vingt ans ! C'était cela l'apartheid. Pendant le tournage, le dirigeant de l'ANC Chris Hani sera assassiné.


J'ai beaucoup de mal à équilibrer les personnalités des deux artistes. Idir semble mépriser Clegg qui a l'air de planer complètement. Le premier était ingénieur agronome, le second est un universitaire qui parle et compose en zoulou. Au montage, je fais tout ce que je peux pour rendre son côté sympathique à Idir et son esprit à Clegg. Je pense que le Kabyle ne croit pas totalement à la sincérité du Zoulou blanc qui a été adopté par deux familles. Au moment où nous filmons, ses deux familles d'adoption sont opposées dans la guerre des taxis et les morts se comptent par dizaines. Johnny ne sait plus où il se trouve, si ce n'est dans cette colonie juive anglaise régie par des femmes qui l'ont fait se diriger vers la masculinité noire des guerriers zoulous. Le film tourne progressivement en un échange psychanalytique où les mères des deux musiciens occupent toute la place ! La dernière séquence montre Clegg danser zoulou en hommage à la maman d'Idir dans son salon de Johannesburg devant son poste de télé où le Kabyle, dans son pavillon du Val d'Oise, joue en hommage à la celle du Sud-Africain.
Avec la monteuse, nous réussissons à imposer le dépassement au delà du formatage de 52 minutes, les sous-titres plutôt que le voice over et quelques fantaisies que le sujet et notre regard exigent. Nous fignolons, calant nous-mêmes les sous-titres qui font partie intégrante de la réalisation. Sous-titres français pour Clegg dans la version française, anglais pour Idir dans la version internationale. Quelques mois après, lors de son passage à l'Olympia, Idir aura la gentillesse de me confier que le film relança sa carrière... J'aurais au moins été utile à quelque chose !
Après le succès de Idir et Johnny Clegg a capella, Jean-Pierre Mabille qui travaillait toujours à Point du Jour me demande de partir à Sarajavo pendant le siège. Après les tensions algériennes (je suis un des derniers à pouvoir y tourner à cette époque) et sud-africaines (il y avait déjà des snipers dans les townships), c'est la cerise sur le gâteau pour terminer 1993. Mais ça, c'est une autre histoire.

vendredi 1 mai 2020

L'impatience des invisibles


Comme tout le monde, du moins les musiciens ayant à faire avec l'électronique, je possède une collection de multiprises que j'enfiche les unes dans les autres pour gagner un peu de place dans le placard. Alors j'aime bien la sculpture vernaculaire de la pochette du CD de Quentin Rollet et Romain Perrot qui ressemble à l'un des robots qu'on envoie sur la Lune. Elle a quelque chose d'un peu agressif comme la voix kobaïenne de Perrot qui rappelle les films de science-fiction d'aujourd'hui dont l'incontournable brutalité gomme souvent la poésie. Je pense à Upgrade projeté hier, film plein de bonnes idées, sorte de mix entre Blade Runner, Matrix et Videodrome, mais banalisé par la violence et l'hémoglobine.
S'il se rapproche de Throbbing Gristle ou du Double Negative de Low, l'album L'impatience des invisibles n'a rien de banal. Il va néanmoins puiser son inspiration du côté de l'homme-machine, androïde musical où les saxophones de Rollet sont les vestiges d'un autre siècle, libertaire pour ne pas dire libre. Les glitches décapants et autres parasites des synthétiseurs actuels, comme laissés à eux-mêmes, prisonniers d'une technologie qui se court après sans se mordre la queue, évitent les sons Kleenex tout en laissant penser que le souffleur n'est pas prêt d'être remplacé. Le duo Rollet-Perrot livre ainsi un disque dystopique, gravé au papier de verre, qui finit par s'envoler en apesanteur sur une Voie Lactée à la crème plus rayée que fouettée. C'est pourtant bien la nuit qui règne. L'impatience des invisibles rend ainsi indispensable une seconde saison où la lumière jaillirait du court-circuit !

→ Quentin Rollet & Romain Perrot, L'impatience des invisibles, CD ReQords, sur Bandcamp, 7€ ou 10€