70 septembre 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 30 septembre 2020

Le fil


Article du 29 août 2007

Que l'on gravisse les marches ou que l'on s'enfonce dans l'obscurité, la vie ne tient qu'à un fil. Ignorant le temps, les plus jeunes grillent leurs cartouches et traversent n'importe comment devant les automobiles. Les plus âgés aussi, parce qu'ils savent que l'heure approche et que plus rien n'a d'importance. Entre les deux, on apprend à manier l'embrayage pour savourer le jour et la nuit. Pas de rétrogradation, mais une danse subtile au tempo changeant, aux mouvements sûrs, aux pas hésitants. Jusqu'où peut-on aller trop loin ? Le droit à l'erreur exige un minimum de responsabilité, le code en montre les limites. Peu le respectent, mais il y a l'art et la manière. La maturité n'est pas l'apanage des anciens, ni le gâtisme celui de la vieillesse. S'endormir au volant peut être fatal. Oublier l'insécurité des bas côtés, et c'est l'accident. La vie est une course d'obstacles où l'on en saute un pour mieux affronter le suivant. À chaque extrémité de la ligne, des portes s'ouvrent sur des univers insoupçonnés. On ne peut que s'avancer pour les découvrir. La persévérance est le maître mot. Le demi-tour n'existe pas, les droites non plus. Il y a des raccourcis et d'immenses méandres. Dans ce labyrinthe extraordinaire, il faut savoir saisir le fil, chacun le sien, pour ne pas être encorné, ne pas être avalé trop tôt. La fin est biologiquement inéluctable, mais il n'est temps de s'en soucier que lorsque la fatigue vous gagne. Si la jeunesse a parfois peur de la mort, qu'elle ne s'en soucie pas, son temps n'est pas encore venu. Elle ne vient que si on l'appelle. Sauf accident. Car la vie n'est pas juste. Alors surgit le second mot d'ordre, la solidarité, la seule valeur qui résiste à tous les temps et à tous les usages.

mardi 29 septembre 2020

Reprise


Presque deux ans après avoir rédigé l'article La musique classique en guise de bouée, j'ai failli réécrire à peu près la même chose avant de vérifier par un mot-clé que je n'allais pas radoter. Le mot était Marlboro, comme les cigarettes. Plus tard, je passerai aux Camel lorsqu'il s'agira de rouler des joints, mais ce terme ne mène étonnamment nulle part dans le champ de recherche. Répéter les mêmes phrases, les mêmes erreurs, les mêmes gestes est terrifiant si l'on est à même de le constater. Ce n'est pas l'effet Glapion, mais je me retrouve dans une situation déjà vécue et qui ne me plaît guère. Elle est néanmoins beaucoup moins brutale et plus simple que la fois précédente, les décisions ayant été prises d'un commun accord, sans heurts ni trompettes. Par contre, l'époque est beaucoup plus complexe pour les célibataires sommés de porter le masque et de ne fréquenter aucun espace social, sans parler de la météo peu propice aux sorties en plein air. Les sites de rencontre ont l'avantage d'exposer nos minois sans risque de verbalisation, de contagion ou de saucée. Malgré cela, je doute que leur fréquentation me permette de rencontrer l'âme sœur si je me souviens du délicat équilibre de sensations procurées par la proximité. En attendant des jours meilleurs, je peux réécouter de la musique à fond la caisse quand elle l'exige. Et dans tous les cas, j'avance doucement, à pas feutrés, laissant les évènements apporter leur lot de surprises. Il tempo lo dirà.
En attendant, je fais une ratatouille pour la semaine avec tous les légumes de l'AMAP !


LA MUSIQUE CLASSIQUE EN GUISE DE BOUÉE
Article du 8 janvier 2019

Je n'étais pas vraiment timide, sauf sur certains terrains, comme lorsque je faisais semblant de chanter aux Louveteaux. Passé le premier vers, j'articulais sans qu'aucun son ne sorte de ma bouche. On m'avait dit que je chantais faux et je l'avais cru. C'était certainement vrai, mais plus tard Bernard m'apprendra que c'est une question de concentration et que l'on peut régler son compte à cette assertion. Adolescent, je n'arrivais pas à aborder les filles. J'achetais un paquet de Marlboro pour entamer la conversation en leur offrant une cigarette. Comme je ne fumais pas, le paquet me durait trois mois ! Philippe m'expliqua qu'il vaut mieux ouvrir son cœur et que les filles seront flattées, même si elles me rembarrent. Je me suis jeté à l'eau, souvent planté, et puis parfois je ne m'étais pas trompé et j'ai été heureux, au point de les aimer toujours. J'avais écrit 'Cause I've got time only for love que ma fille Elsa chanta lorsqu'elle avait six ans. Elle était accompagnée par Bernard Vitet au bugle, le guitariste Hervé Legeay et l'accordéon samplé de sa mère, Michèle Buirette. Le texte dit "I shall always love the ones I've ever loved before..."



J'ai toujours douté de mon pouvoir de séduction. Devenu père, les compliments sur la beauté de ma fille me laissèrent espérer que j'y étais un petit peu pour quelque chose. J'ai appris à me sourire. J'avais beau avoir eu la chance d'aimer et d'être aimé par de très jolies femmes, j'imaginais que mon esprit contrebalançait la banalité de mon physique. Nous sommes tous pareils, probablement. Peut-être pas "bourré de complexes" comme le chante Boris Vian, mais bien débiles tout de même. Il fallait donc que je sois avec de très jolies femmes pour me rassurer. Les canons de la mode et le regard des autres façonnent nos désirs. J'ai évidemment appris que les yeux de l'amour rendent belle celle que l'on aime. Manquant de confiance en moi sur cet épineux sujet, j'ai pris quelques râteaux, mais j'ai surtout eu beaucoup de chance de rencontrer au cours de ma vie des femmes formidables avec qui j'ai partagé un bon bout de chemin.
Lorsque je me suis trouvé seul et désemparé, la musique m'a aidé à surmonter les passages difficiles. En jouant d'abord, dans les moments les plus critiques. Cet investissement libidinal, comme l'appelait Bernard, nous fait oublier la réalité du monde pour entrer dans celui du rêve, une saine utopie où l'abstraction a raison des trivialités que l'on imagine être la réalité. Ensuite en réécoutant des disques laissés de côté, mais qui me renvoient à une époque où je traversais le même genre de sentiment. C'est une manière d'apprivoiser le vague à l'âme, parce que l'on sait que ce fut déjà ainsi et qu'on en est sorti un jour. Le fruit de l'expérience ou la conscience des cycles.
Je pratique cette technique lorsque la mort vient cogner à ma porte, heureusement de moins en moins souvent, et pour cause. Si cette peur qui m'habitait plus jeune semble vouloir refaire surface, je me replonge illico dans l'ambiance où j'étais pendant le Siège de Sarajevo. Sous pression continuelle, j'y avais réglé son compte à cette angoisse, la mort pouvant frapper à n'importe quel instant. Ce changement de repère temporel me calme instantanément en étouffant la mèche avant qu'elle ne s'enflamme. Ce processus chronoprojectif fonctionne pour d'autres sentiments, certes moins dramatiques, où les questions semblent sans réponse. Ainsi ces jours-ci je replonge dans ma discothèque classique que j'avais délaissée depuis si longtemps. L'écoute des compositeurs romantiques me propulsent dans une préhistoire qui trouva sa résolution en avançant dans le temps. Il faut aussi de la patience, une qualité que je n'ai jamais eue, mais que je travaille quotidiennement. J'ai dégagé l'accès vers ma collection de vinyles, puisqu'il me faut remonter aux années 70 pour retrouver l'état d'âme recherché. J'enchaîne Mahler, Schönberg (La nuit transfigurée et la Suite lyrique), Brahms, Fauré, Schubert, mais d'autres suivront. J'évite le premier mouvement de la première symphonie de Charles Ives qui correspond à ma plus profonde tristesse, un quasi désespoir qui n'est nullement d'actualité, ou les Métamorphoses de Richard Strauss, mais je vais probablement reprendre certaines ouvertures de Wagner, et finir par poser sur la platine des disques tirés au hasard ou choisir les interprètes plutôt que les œuvres avec une préférence pour les versions historiques. Il y a des centaines de vinyles cachés derrière le canapé. En faisant fi des derniers quarante ans, ma sélection saura coller à l'humeur de chaque instant. Je voguerai entre la musique française, la seconde école de Vienne, l'opéra italien, les Américains héroïques, les exotismes nationaux, ou bien je m'arrêterai en route pour assumer le présent que je connais mieux que n'importe quoi, mais que j'ai parfois du mal à mettre en perspective. Comme disait encore mon ami Bernard, c'est fou ce qu'on est fragile ! La musique me rend solide, parce que je ne lutte plus contre le courant et que je me laisse porter par le flot comme les bateaux en papier que nous faisions voguer dans le ruisseau lorsque j'étais enfant.

lundi 28 septembre 2020

Ce sera arrivé hier


Mes yeux se ferment. Je n'avais presque pas dormi. Les mots s'allumaient : haie, haie qu'il faut sauter, change ou chance, étage, dégringoler, lève, lève, j'ai mis ma gaine, c'était prudent, recule, reculer me semblait une mauvaise idée, plante, plutôt planté, mais la machine ignore les accents. C'est ainsi que je reconnais les importuns qui me sonnent. J'avais pesé le pour et le contre. Après la rupture cela ne s'est pas arrangé. Comment voulez-vous ? J'aurais voulu mettre le volume à fond, mais j'ai perdu l'habitude de poser un disque sur la platine. Pour qui écrire ? Pour celles et ceux qui me liraient, évidemment ! Alors je fouillais dans les archives. J'avais remarqué qu'il y avait plus de "like" sur les vieux articles que sur les nouvelles fringues. Pareil pour les rééditions. Où est passée la curiosité pour les choses qui n'existent pas encore ? Ce sera arrivé hier. Voilà un moment que je faisais tout ce que je pouvais pour trouver une issue heureuse. Mais rien rien ne bougeait. Ni haut ni bas. Calme plat. Alors j'ai posé les mêmes questions. Une fois. Deux fois. Trois fois. Jusqu'à ce que ça pète. Enfin, c'est un bien grand mot. Même si ça fait mal. Pas mâle en tout cas. Pour finir. Hé, pas pour en finir ! Vous avez raté le début ? Pas un cil ne bougeait. Dehors les bambous couchés. Dedans les chats mouillés. C'est dans l'ordre des choses. L'ordre est un leurre. Il faisait froid. J'ai lancé le chauffage. Brûlé des bûches. Séché mes larmes près du radiateur. Et puis, agité les bras pour combler le vide. On avait eu le calme sans le luxe ni la volupté. Pas moyen de voyager. Même invité. J'aurais bien pris la tangente. Hélas la police vieille au grain. Il pleut. C'est tout ce qu'il sait faire. Tout va très vite, mais ça ne passe pas. Dormir éteint l'heure. Peut-être que demain il n'y paraîtra plus. Recommencer. Sans cesse. Sans répétition. Sans se répéter. Remettre son titre en jeu. Il nous a fallu un peu de courage pour braver l'embouteillage. Reparti à vide, il restait à tenter le goutte à goutte. J'ai peur d'aller me coucher. De l'autre côté du pont. Mes fantômes. Les yeux me brûlent.

vendredi 25 septembre 2020

Solidarité de bon sens


Dès mes premiers travaux j'ai choisi la solidarité comme mode de vie. Il ne s'agit pas de faire l'aumône en sortie de messe ou de périphérique, mais de comprendre que même si tout va on ne peut mieux dans le meilleur des mondes, lorsque le ciel vous tombe sur la tête a little help from my friends est le seul rempart qui vous empêche de vous jeter par la fenêtre. À la fondation d'Un Drame Musical Instantané en 1976 j'ai proposé que nous cosignions toutes les compositions à part égale. Ainsi un solo de flûte sans les autres ou l'ajout de maracas dans une pièce symphonique n'aurait aucun d'impact sur la répartition des droits d'auteur. De même, les musiciens et musiciennes du grand orchestre créé en 1981 étaient au même tarif que nous trois qui dirigions l'ensemble et que moi-même qui passais pourtant six mois à trouver les subsides et les contrats qui nous permettraient en plus d'avoir nos heures d'intermittents. Lorsqu'il n'y a pas de question d'argent dans un groupe, ce sont 95% des motifs de se crêper le chignon qui disparaissent. Au moins, si l'on s'engueule, ce sera pour de bonnes raisons. Quant aux 5% restants, le choix artistique étant guidé par l'objet et non par l'ego des sujets, en fin de journée les chamailleries s'effaçaient devant la justesse des propositions... Il était inimaginable de mettre au vote les décisions : la règle basée sur la majorité des voix a fait faire quantité d'erreurs, réduisant au silence celle ou celui qui pense autrement et qui parfois aurait évité la catastrophe !
Si l'on étend cette manière d'avancer à toute la sphère sociale, on peut s'étonner du peu de solidarité s'exerçant dans les milieux professionnels où le struggle for life et le chacun pour soi sèment la zizanie en isolant les combattants. Cette pensée militante m'a, par exemple, poussé à faire de l'information sociale auprès de mes condisciples, à participer à la vie associative tant que j'ai pu, à écrire dans cette colonne sur celles et ceux que la presse paresseuse marginalise. Or nous sommes tous et toutes dans le même bain. Si cela ne se voyait pas, l'actuelle crise politique, dite sanitaire, montre à quel point tous les professionnels sont tributaires les uns des autres.
Il serait donc de bon sens que dans les mondes de la musique, par exemple, les musiciens, agents, organisateurs de spectacle, patrons de club, directeurs de festival, producteurs, distributeurs, magasins de disques, journalistes comprennent qu'il n'existe nulle concurrence sérieuse entre eux, nulle hiérarchie légitime, et que nous dépendons tous et toutes les uns des autres.
C'est ce que n'a pas compris un petit éditeur nantais qui anime une émission de radio confidentielle et à qui j'envoie plusieurs disques par an en toute solidarité. Comme je lui demandais de m'envoyer à son tour deux petits fascicules pour chroniques éventuelles, le cuistre me répondit qu'il en avait assez "d'arroser". Ce genre de grossier personnage qui publie souvent des écrivains passés au domaine public n'a pas compris que les auteurs peuvent se passer d'éditeur, mais que le contraire est impossible, du moins avec les artistes vivants. Il partage ce trait arrogant et stupide avec quelques imbéciles incompétents qui pensent probablement que les artistes leur doivent quelque chose, alors que c'est heureusement le contraire. Depuis mes débuts, j'ai enterré plus d'un paltoquet qui s'en est retourné à ses laveries automatiques. Par contre, il nous est arrivé de soutenir un camarade en difficulté à qui nous n'avions jamais rien demandé. Plaignez donc cet autre malheureux, ex-guitariste mitraillette, à qui j'adressai récemment des compliments à la fin d'un concert, mais qui, en partant, se crut obligé de me dire que j'étais "toujours aussi bête". C'est en effet la bête que j'aimerais cultiver pour échapper à cette humanité qui a tout perdu en se redressant et en bombant le torse ! Plus loin, dans un musée d'art contemporain, une "étudiante en virologie" me demanda d'ajuster mon masque parce que "la règle c'est la règle". J'ai rétorqué que l'on n'aurait bientôt plus besoin de police avec des gens comme elle. Que ne lui ai-je fait remarquer que toutes les œuvres qu'elle était venue admirer étaient le fruit d'individus qui n'avaient pas respecté la règle ?
Ne confondons pas l'obéissance de masse avec la solidarité. Chacun, chacune, ensemble, nous devons lutter contre le décervelage qui détruit les synapses et nous isole. Le bon sens ne va pas de soi, il exige d'analyser le passé pour rêver l'avenir. Il est juste un leurre de croire que le bonheur peut être individuel.

jeudi 24 septembre 2020

Les Allumés du Jazz, plus politique que jamais


En quittant la Gare de l'Est, j'ai commencé par l'Encyclopédie d'Albert Lory à la page 2 illustrée par Johan de Moor, Matthias Lehmann, Jeanne Puchol et Jop, mais j'ai eu beau m'appliquer pendant tout le voyage je n'avais pas terminé ma lecture du Journal des Allumés du Jazz en arrivant à Strasbourg. Cela donne une petite idée de la densité du contenu de cette "sacrée publication gratuite à la périodicité diablement aléatoire". On peut aussi soutenir cette initiative de l'association rassemblant une soixantaine de labels de disques indépendants si la politique criminelle dite "sanitaire" ne vous a pas mis sur la paille, parce que franchement je ne connais aucune revue musicale à nourrir autant l'intellect. Il est même possible de lire en ligne, mais il vous manquera le grand format bourré de petits dessins, l'odeur et le bruissement du papier.
Je ne peux qu'abonder dans le sens du communiqué revendiquant l'indépendance des petits producteurs, mon label GRRR fondé en 1975 ayant résisté à toutes les absurdités, faillites, démissions, fausses révolutions, pilonnages, etc. que les fossoyeurs vénaux ont semé sur notre route. Mes quelques disques sortis chez des majors ont disparu tandis que ceux que nous avons sortis nous-mêmes continuent leur petit bonhomme de chemin. Mohamed El Khebir rappelle les jours heureux du Conseil National de la Réistance. Stéphane Enjalran conte une victoire des salariés d'Amazon. Davu Seru et Léo Remke-Rochard évoquent les journées combustibles qu'ils ont vécues à Minneapolis autour du meurtre de George Floyd. Rémi Guirimand s'appuie sur John Dowland pour revendiquer l'espoir que ça change. Pierre Tenne souligne l'importance sociale et personnelle de la musique dans nos vies. Pablo Cueco reprend ses brèves de comptoir avec un humour inextinguible. JR et Pic proposent une bande dessinée virale sur l'influence la maladie en musique. Un musicien, Clément Janinet, et trois musiciennes, Claudia Solal, Sakina Abdou, Mirtha Pozzi répondent à des questions moins farfelues qu'elles en ont l'air, de manières aussi personnelles que leurs œuvres. Pierrick Hardy, compositeur-arrangeur-guitariste-clarinettiste (quand on est artiste il faut faire tous les genres, clamait Bourvil), s'entretient avec Jean Mestinard sur le partage que représente la musique. Et nous n'en sommes qu'à la moitié des grandes pages.
Eve Risser, Antonin Gerbal, Sébastien Béliah, Pierre-Antoine Badaroux et Joris Rühl expliquent à Jean-Brice Godet leur lien avec le label Umlaut. Pierre Tenne et Pablo Cueco reviennent sur les possibilités de la radio, sa complémentarité avec les disques. Jean Rochard fustige ceux qui se gargarisent du mot "création" pour mieux l'étouffer. Fabien Barontini souhaite en finir avec la rengaine de la rentabilité. Les Allumés s'enorgueillissent de la place des femmes dans le Journal, hum, là je me souviens qu'il a fallu faire un effort parce qu'au début, hum hum, mais bon, l'important c'est que tout le monde en soit conscient aujourd'hui ! Marie Soubestre réhabilite Hans Eisler et son humour. Vous avez compris que « Les Allumés du jazz sont le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique », comme l'écrivait Francis Marmande dans Le Monde diplomatique de décembre 2004 ! Passé et futur étant intimement liés (même et surtout dans le présent d'une "improvisation"), on ne s'étonnera pas de trouver un article de Guillaume Kosmicki sur le Théâtrophone de 1881. Un rébus, le catalogue des nouveautés, la chronique d'un livre de Jean-Marc Montera sur Derek Bailey (chez un éditeur indélicat), un hommage au contrebassiste Beb Guérin disparu il y a déjà 40 ans (en 1980, Rideau !, le deuxième vinyle d'Un Drame Musical Instantané lui était dédié), le 14e épisode de la BD Allumette fait des étincelles ! et la photo de Guy Le Querrec commentée par Philippe Laccarrière, terminent en fanfare ce trente-neuvième numéro.
Spécialité de la revue, les 28 pages noir et blanc sont illustrées par des dessinateurs de BD et de presse, cette fois Edith, Zou, Nathalie Ferlut, Thierry Alba, Gabriel Rebufello, Emre Orhun, Pic, Laurel, Andy Singer, Sylvie Fontaine, Cattaneo, Julien Mariolle, plus des photographies de Seitu Jones, Francis Azevedo, Gigantonium, Tatiana Chevalier, Blidz, Milomir Kovacevic, Gildas Boclé et l'incontournable Guy Le Querrec. Un fascicule en quadrichromie est glissé au milieu des feuilles noir & blanc ; intitulé Le CD a ses charmes, il répertorie 9 bonnes raisons de ne pas l'oublier agrémentées d'un texte éloquent d'Olivier Gasnier. Cette litanie d'auteurs ne m'encourage pas à rechercher les liens de chacun/e ; je vous laisse ce soin si votre curiosité est égale à la mienne...

mercredi 23 septembre 2020

Fake, un mensonge qui dit la vérité


J'emprunte à Jean Cocteau mon sous-titre pour raconter le spectacle déambulatoire Fake, créé par le conteur Abbi Patrix et le compositeur Wilfried Wendling avec la percussionniste Linda Edsjö, et produit par La Muse en Circuit. J'avais raté leurs représentations à la Gare de l'Est. Mon séjour à Strasbourg, où venait de s'ouvrir le festival Musica, me permit d'apprécier enfin ce projet original où l'improvisation s'appuie magnifiquement sur les accidents de parcours.
Malgré une programmation excitante qui renouvelle fondamentalement le festival strasbourgeois avec l'arrivée de Stéphane Roth à sa direction (Un Drame Musical Instantané avait participé à la première édition en 1983 !), j'avais bien besoin de fraîcheur après la soirée d'ouverture extrêmement décevante où Ryoji Ikeda massacra But what about the noise of crumpling paper de John Cage (écrit pour les Percussions de Strasbourg en 1985 et dédié à Jean Arp, l'enfant du pays), appliquant à moitié les consignes ou sans en comprendre les nécessaires adaptations à l'immense salle du Palais des Congrès. Le pire suivit avec son propre 100 cymbals, chorégraphie militaire et minimalisme mécaniste, la recherche des harmoniques ayant été laissée aux bons soins des jeunes Percussionnistes de Strasbourg, bridés par la pensée courte et décimale du "compositeur". Le public, poli, applaudit comme il est d'usage, mais sans s'attarder. Il est toujours difficile de reconnaître que l'on s'est fait blouser. Si la soirée n'avait pas été signée par un artiste renommé, les quolibets auraient fusé. Il aurait été tellement plus intéressant si les dix interprètes s'étaient emparés du dispositif jusqu'à improviser une musique d'aujourd'hui !
La frontière entre composition préalable et instantanée s'est en effet estompée. Un scénario préétabli, des timbres préparés, voire des séquences préenregistrées, offrent de slalomer en fonction des événements inattendus. Cela demande évidemment de remettre en question les rapports hiérarchiques qui régissent la musique contemporaine.


Pour Fake, Wilfried Wendling a emmagasiné quantité d'extraits d'actualités radiophoniques, de bruits parasites, de sons électroniques, de musique tout simplement, libre à lui de les déclencher depuis sa tablette quand il en a besoin. Il porte ainsi autour du cou un iPad et une mixette, lui permettant de suivre le conteur qui arpente les rues. Son micro à la main, Abbi Patrix interroge les passants, ou bien les spectateurs affublés d'un casque audio diffusant un habile mélange de musique préenregistrée, de sons captés en direct par le conteur ou par la percussionniste Linda Edsjö équipée de deux autres micros sans fil, et des effets spéciaux qui modifient les captations à la volée. Le système fonctionne étonnamment bien puisqu'il peut alimenter 200 casques stéréo sur une distance de 250 mètres...
Abbi Patrix a choisi d'actualiser Peer Gynt, l'histoire tragique d'un menteur, en jonglant entre le personnage d'Ibsen et les rencontres inattendues réalisées tout au long du parcours urbain. Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, nous croisâmes ainsi un mariage, une brocante, la fanfare FEIS (qui entama le célèbre thème de Grieg, sifflé par l'assassin d'enfants dans le film M le maudit de Fritz Lang) pour aboutir sur une placette où Linda Edsjö nous gratifia d'un magnifique solo de vibraphone à l'archet et mailloches.


La partition transmise dans les casques du public ressemble à un Atelier de Création Radiophonique immergé dans le quotidien d'un quartier. C'est beau, c'est drôle, surprenant, et aucune représentation n'est identique... Bientôt à Mulhouse (26 et 27 à La Filature), Créteil, Perpignan, Montreuil...

mardi 22 septembre 2020

Souvenirs de Michael Lonsdale


J'avais prévu une toute autre soirée. L'annonce de la mort de Michael Lonsdale me plonge dans une profonde tristesse. À l'Idhec il avait été notre moniteur pour la direction d'acteurs avec Jacques Rivette. En 1985 je lui avais demandé de lire deux nouvelles de Dino Buzzati, Le K et Jeune fille qui tombe... tombe, tandis qu'Un Drame Musical Instantané l'accompagnait, soit Bernard Vitet (trompettes, cor, violon, piano, voix), Gérard Siracusa (percussion, voix) et moi-même (synthétiseurs, flûte, voix). Si nous avons repris quelques années plus tard cet oratorio parlé avec Richard Bohringer puis Daniel Laloux, nous avons heureusement enregistré la création avec Michael, spectacle alors peu commun. J'avais cherché une idée dans l'esprit des ciné-concerts que nous avions inaugurés dans les années 70. J'étais un peu inquiet pendant les répétitions de son rapport à l'orchestre, mais le soir de la première, Michael avait été génial, sautillant comme un gamin pendant le rappel. Je fus tout autant épaté dix ans plus tard lorsque je lui demandai cette fois d'énumérer les figures de cire du Cabinet Spitzner pour le Cabinet de curiosités de l'exposition Il était une fois la fête foraine à la Grande Halle de La Villette. Entre temps il mit en scène le trio Pied de Poule pour le spectacle musical Indiscrétion... À l'époque il s'ennuyait en jouant au cinéma pour Jean-Jacques Annaud parce que celui-ci laissait les acteurs livrés à eux-mêmes...
En plus de ses talents exceptionnels de comédien, Michael était une personne d'une gentillesse extrême. Un soir qu'un taxi lui exprimait son admiration, terminant néanmoins par lui demander un autographe en le prenant pour Michel Galabru, il signa du nom de son collègue pour ne pas décevoir le conducteur !
J'aimais l'écouter nous raconter ses petites histoires. D'autres raconteront mieux que moi ses interprétations fabuleuses chez Mocky, Buñuel, Duras, Aperghis et tant d'autres, se remémorant ses phrases en essayant de l'imiter. Il est allé rejoindre sa maman et sa tante avec qui il vécut jusqu'à la fin de leurs vies. À 89 ans il tournait toujours. Il s'est éteint dans son sommeil, rêvant probablement avec le même émoi qu'à ses débuts, parce qu'il n'avait pas d'âge.

lundi 21 septembre 2020

PRISMES, Goethe, réflexions contemporaines


Difficile de résister à jouer avec les réflexions que renvoient les miroirs devant l'œuvre que Anne-Sarah Le Meur présente à l'exposition du CEAAC de Strasbourg (jusqu'au 22 novembre) ! Comme le soleil vu de face au travers de nos paupières, sa première œuvre générative datant de 2007, Œil-Océan, projetée sur grand écran, laisse apparaître des trous noirs parmi les constellations de faux à-plat de couleurs. Le décor préservé de l'ancienne fabrique de céramique et de verre réfléchit la relativité de notre perception du temps qui n'est autre que distances. La lumière prend le sien, et les couleurs s'y plient.
L'exposition collective PRISMES, Goethe, réflexions contemporaines s'inspire des recherches de Johann Wolfgang Goethe, le « Traité des couleurs » publié en 1810. Au rez de chaussée, le bol rouge RAL 3002 d'Ann Veronica Janssens se joue des apparences dès lors qu'on l'appréhende de face : globe ou demi-sphère ? Convexe ou concave ? Le cerveau redresse les images renversées que notre œil perçoit. Dans une pièce obscure est projetée une version de La mer d'Ange Leccia (1991) habituellement présentée au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg ; j'y vois d'autres couleurs que celle de 17 mètres de long découverte à l'entrée du MEG à Genève, la rendant plus abstraite. L'atelier d'aquarelle dans l'eau de Sarkis prendra réellement forme lorsque les enfants viendront y tremper leurs pinceaux pour diluer le rouge, le jaune et le bleu.
Au fond, Anne-Sarah laisse son œuvre évoluer seule au gré d'une générativité programmée qu'elle approfondira plus tard avec l'installation Outre-Ronde qui lui prendra quinze ans ou, plus récemment, Omni-Vermille que j'eus le privilège de sonoriser récemment au ZKM. Sous le titre Lumière Limite, vingt-sept tirages et un triptyque vidéo sont actuellement exposés à Nice à la Galerie Depardieu, et à Paris pour le dixième anniversaire de la Galerie Charlot, qui la représente, Œil-océan et le tirage Rosebing_07. Enfin, nous présenterons ensemble le spectacle audiovisuel Melting Rust, créé l'an passé à Victoria en Transylvanie, le 17 octobre prochain à 18h à Paris au Grand Action lors du Festival des Cinémas Différents.
Au premier étage du CEAAC, le cube de verre Untitled (Pink Coco Lopez) d'Ann Veronica Janssens crée de nouvelles illusions, projetant une plaque rouge à l'endroit où elle n'est pas. J'ai toujours adoré les aventures prismatiques. Il faut bouger pour l'apprécier vraiment, comme devant la sculpture Hi Robert! de Capucine Vandebrouck qui rend hommage à Robert Morris, le PVC diffractant la lumière. Untitled (Gravitational Waves), Rock and Sand et Untitled (Landslide Laboratory) de Marina Gadonneix nous propulsent dans l'espace à la manière de la science-fiction, expériences variées de la perception. Aurais-je imaginé que la résine cristal et le film iridescent d'Aube 1 de Gaëlle Cressent soient fixés sur un panneau de signalisation ? Toutes ces œuvres interrogent, comme encore les photographies de Marie Quéau... On en redemande, à l'instar de Goethe dont les derniers mots furent Mehr Licht !. Toujours plus de lumière !

vendredi 18 septembre 2020

Les caramels


Article du 21 juin 2007

C'est la seule sculpture que j'ai gardée. Ma mère n'avait rien le droit de jeter sans mon accord. Je fabriquais des "machines qui ne servent à rien". Cinq déménagements ont englouti les autres spécimen. La seule à y survivre y a laissé quelques plumes. Par exemple, il y avait trois boules de machine IBM au lieu de deux. Les caramels semble dater du 11 septembre 1966, mais l'encre vermillon sur le bois rouge n'est plus très lisible. Je crois me souvenir qu'il y avait une idée d'échelle sociale sous-jacente. Matériel : des boules de cotillon et un serpentin, trois têtes de distributeurs de bonbons Pez (Pluto, Donald et Popeye), des échantillons de matière plastique rapportées des années plus tôt du Salon de l'Enfance Porte de Versailles, un bouton de vareuse de la guerre de 14 que je tenais de mon grand-père, des ressorts, un potentiomètre, des transistors, un jouet fondu, une bobine électrique, un porte-clefs, un cochon, des rails, un fil de téléphone, des petits bouts de bois et de daim, de la bande magnétique, des pions, un jeton de la Compagnie Le Taxiphone, une petite échelle rouge. Plus le moule, un peu de poussière et l'ombre.

jeudi 17 septembre 2020

Newsletter de septembre 2020

Le déroulant qui défile ci-dessous est une capture-écran de ma copieuse newsletter envoyée hier soir. Pour bénéficier de tous les liens, voir les films, lire correctement les textes, etc., il faut cliquer ICI !!!












Et encore, on ne vous dit pas tout !
Par exemple, que je suis fier d'avoir composé la musique de 4 des 6 DVD (et pas mal de petits machins) de Françoise Romand qui reçoit le Prix de la SCAM pour l'ensemble de son œuvre pour laquelle je me suis battu pendant quinze ans.
Ou qu'il y a deux autres albums sur le feu et des projets incroyables de performances live ou d'ateliers hirsutes...

mercredi 16 septembre 2020

Guidé par une coccinelle


Samedi et dimanche après-midi au Parc de La Villette, Nicolas Chedmail, dont on connaît le génial Spat' sonore (vendredi à l'Échangeur de Bagnolet avec Gilles Poizat), présentait une nouvelle lutherie, ou du moins deux prototypes, une tyrolienne et une boîte à musique à pédales. Je ne sais pas combien de kilomètres il aurait parcourus si son rouleau de baguettes axé sur deux cadres de vélo lui permettait en plus d'avancer, mais il en a sué, tandis que les différents membres de l'orchestre couraient à tour de rôle en va-et-vient pour actionner l'antenne à six branches qui venait frapper toutes sortes d'instruments de percussion perchés à six mètres de haut. Le reste du temps nous jouions une drôle de musique me rappelant de temps en temps le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ou l'Art Ensemble dans ses moments les plus lyriques. L'instrumentation n'y était certes pas pour rien. Il est relativement rare de trouver un cor et un tuba dans les groupes de jazz. Nicolas Chedmail et Maxime Morel épaulaient donc le sax alto Antoine Viard pendant que Benjamin Sanz swinguait en finesse à la batterie pour ne pas couvrir la guitare électrique de Karsten Hochapfel et mes sons électroniques qui, ensemble, accentuaient le caractère symphonique du sextet. Nous avons joué ainsi deux heures sans pause, encouragés par la variété des timbres et par l'enthousiasme de très jeunes gamins venus actionner la tyrolienne musicale en sautant comme des cabris ou dessinant à la craie en fonction de la musique !


Ayant eu quelque difficulté à me faire entendre la semaine précédente avec un joli HoneyTone accroché à la ceinture, ampli à piles peu puissant, j'avais acquis un meilleur appareil ne nécessitant pas de branchement électrique, ni de piles. La parano oblige à en changer chaque fois, ce qui est ni économique ni écologique, et les piles rechargeables ne tiennent pas la charge. Le Yamaha THR10IIW fonctionne avec un accumulateur censé offrir 20 heures d'autonomie et ne pèse que 4 kg. De plus il possède deux entrées, des modélisateurs d'amplis, des réglages fins, des effets utiles et un récepteur h.f. pour bénéficier du sans fil. J'ai même réussi à y brancher un micro pour jouer de la varinette ou de la guimbarde !


Mais pour moi le clou du spectacle, dont je fus le seul à profiter, est venu d'une coccinelle qui avait choisi de squatter mon nouveau jouet tandis que je passais du Tenori-on au Kaossilator, diffusant parallèlement certaines ambiances sur un iPad. Le coléoptère passait allègrement d'un bouton à l'autre, revenait sur ses pas, escaladait, redescendait, si bien que je décidai de suivre ses suggestions et lui emboîtai le pas au fur et à mesure de ses infatigables pérégrinations en faisant attention de ne pas le précipiter.
Je ne pouvais m'empêcher de me souvenir de Qui jouera le rôle de la mouche ?, enregistré le 18 août 1972, à nos débuts avec Francis Gorgé, l'un des premiers morceaux qui nous suggéra que nous pourrions peut-être accoucher d'une musique qui ne ressemblait à rien de ce que nous connaissions et qui se tenait pourtant pas mal du tout. La mouche se posait sur une page, un mot par ci par là orientant notre improvisation débridée. Je n'abandonnerai jamais cette indétermination très cagienne, privilégiant souvent la rigueur du somnambule aux approximations du contrôle...

mardi 15 septembre 2020

Les champs les plus beaux (28)


De nous tous, le réalisateur Valéry Faidherbe est celui qui a le plus joué le jeu que j'avais initié avec mon dernier CD, Perspectives du XXIIe siècle. Non seulement les survivants de 2152, qui avaient élu campement sur les ruines du Musée d'Ethnographie de Genève, y avaient découvert les Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP) dont le Fonds Constantin Brăiloiu, soit 3 000 parmi les 120 000 enregistrements, ainsi que des idiophones qui n'avaient jamais été touchés depuis leur entrée dans les collections du MEG, mais aussi un nombre incroyable de photographies, 18 000 au total. C'est sur ces bases exhumées que les réfugiés avaient choisi de se reconstruire après la catastrophe.
Retour en arrière. Confinement et vacances avaient retardé la livraison des photos haute définition dont avait besoin Valéry Faidherbe pour réaliser le 11ème film de mes Perspectives du XXIIe siècle. C'est en fait le treizième index du CD, mais il figurera le 10ème épisode du film global de 52 minutes dès que Jacques Perconte aura terminé à son tour celui qu'il conçoit pour la pièce MEG 2152. Heureusement l'équipe du Musée d'Ethnographie de Genève, en l'occurrence Madeleine Leclair, Chantal Courtois, Johnathan Watts et Nadia Vincenot, s'est pliée en quatre pour nous fournir les 182 clichés constituant cette fabuleuse évocation. Les photographies proviennent toutes des archives du Musée, issues de différents fonds, et prises de 1860 à 2013, en Albanie, au Brésil, au Canada, en Chine, en Guyane française, en Inde, en Indonésie, au Japon, à Madagascar, en Roumanie, au Sri Lanka, au Yemen et en Zambie ! L'accumulation des dates et des époques fabrique un mille-feuilles qui se joue à la fois du passé et de l'avenir. Cette fusion alchimique nous emmène loin, ces "champs" produisant des nourritures terrestres qui ne sont pas qu'alimentaires. Mais surtout il faudrait ne le regarder que sur grand écran. Chaque sujet est perceptible, la subtilité du moindre mouvement. C'est incroyable.
Le moyen métrage constitué par les douze épisodes vidéographiques réalisés par Nicolas Clauss, Sonia Cruchon, Valéry Faidherbe, Jacques Perconte, John Sanborn, Eric Vernhes et moi-même, sera présenté pour la première fois le 13 novembre prochain au MEG à Genève. Il sera suivi d'une suite inédite interprétée en direct par Amandine Casadamont aux platines et ordinateur, Jean-François Vrod au violon, Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse, et encore moi, avec clavier, flûte, guimbarde et percussion.
D'ici là j'aurai sorti un nouvel album, double cette fois, avec 28 musiciens et musiciennes en invités !


Jean-Jacques BIRGÉ
LES CHAMPS LES PLUS BEAUX
Film réalisé par Valéry FAIDHERBE

#13 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118
Archives Internationales de Musique Populaire
Musée d'Ethnographie de Genève
Sortie le 19 juin 2020

Jean-Jacques Birgé - frein, erhu, harmoniseur, clavier, phonographie
Sylvain Lemêtre - percussion

Sources musicales :
Formosans Takasago. Chant rituel pour les semailles de millet : « Passipot-pot ». Chœurs d’hommes. Tribu du Bunun, 1943
Kabyles (Tribu At Yänni. Kabylie du Djurdjura). Air de danse (l’été après les moissons sur les aires à battre). Flûte (ajuaq) et tambour-sur-cadre (abandir), 1952
Japonais. Chant rituel d’après-midi pour le repiquage du riz : « Tave-Uta ». Voix d’hommes. District de Gumma
Collection universelle de musique populaire
Archives Constantin Brăiloiu

Archives photographiques du MEG :
Fonds Alfred Bertrand - Jacques Faublée - Aurélien Fontanet - Eugène Pittard - Henry et Ruth Rusillon - Daniel Schoepf

Photographies
Albanie - Brésil - Canada - Chine - Guyane française - Inde - Indonésie - Japon - Madagascar - Roumanie - Sri Lanka - Yemen – Zambie

#13 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

Les 10 vidéos déjà tournées en ligne sur Vimeo !
Tous les articles du blog concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle
Dossier du MEG en français et anglais
La presse : RTS Vertigo ("Le MEG fait de l'anticipation sonore"), RTS L'écho des pavanes ("Jean-Jacques Birgé, ethnographie au futur antérieur"), Le Monde, L'Autre Quotidien, Vital Weekly, Glob nato...
L'album en écoute sur SoundCloud !

lundi 14 septembre 2020

Jazz Migration


J'ai probablement raté deux ou trois intersections, car mon dernier article sur les promotions Jazz Migration concernait la troisième, datée de 2017. Or nous en sommes déjà à la sixième. Les lauréats d'alors ont tenu leurs promesses, ce qui est de bon augure pour la suite. Comme précédemment, on note l'influence grandissante de la musique répétitive sur les "jazzeux". Cela n'a rien d'étonnant tant les musiques populaires sont systématiquement en quête de l'ivresse des derviches. N'allez pas croire pour autant que les adeptes de l'improvisation fabriquent des produits de grande consommation ! Les impressionnistes français du début du XXe siècle (qui avaient eux-mêmes influencé les minimalistes américains) et le free jazz (l'émigré Edgard Varèse y serait-il pour quelque chose ?) se chargent de mettre des bâtons dans les rayons de toute orthodoxie. J'écris rayons plutôt que roues, parce qu'il y a plus de vélo que d'auto chez ces amateurs de vitesse, qu'ils fassent tourner rapidement ou lentement leurs petites machines bien réglées, encore là, que ce soit sur un circuit crescendo ou dans les épingles à cheveux qui brisent l'allure.
La compilation CD s'ouvre sur le trio Rouge composé par Madeleine Cazenave dont la percussion sonne tranchante sous le bois des touches noires et blanches. La basse de Sylvain Didou et la batterie de Boris Louvet font s'envoler les volutes vers les cimes, ou vers les abysses selon la situation planétaire de l'auditeur (ceux de l'hémisphère sud marcheraient-ils la tête en bas ?). Si Fantôme, qui rassemble la saxophoniste-clarinettiste Morgane Carnet, le clarinettiste Jean-Brice Godet, le vibraphoniste Luca Ventimiglia et le pianiste Alexandre du Closel, se réclame de Terry Riley, il faut savoir que cet initiateur s'est toujours affranchi de la stricte répétitivité, improvisant lui-même essentiellement, pour finir par se consacrer presque exclusivement à la composition pour quatuor à cordes. Le quartet (on dit quartet en jazz parce que c'est un mot américain) soigne les couleurs dont il se barbouille en en redemandant encore. Le quintet Go To The Dogs! se joue des styles puisqu'il y a longtemps que les étiquettes ne riment plus à rien. Aristide D'Agostino à la trompette, Arnaud Edel à la guitare, Thibaud Thiolon à la basse et Jean-Emmanuel Doucet à la batterie zappent à la Zorn, swinguent funk et rockent impertinents. Pour finir, La litanie des cimes (reprenez le remonte-pente dès que vous êtes arrivés en bas) retrouve le vertige des hauteurs et des tintes dressées au milieu des chants instrumentaux. Le violoniste Clément Janinet qui a composé les pièces de ce trio, la clarinettiste Élodie Pasquier et le violoncelliste Bruno Ducret sont sur le même versant que ceux qui tournent et retournent. La neige ne fond pas même s'il pleut. Ils avancent, ils glissent et maudissent...
La tendance à développer les instruments classiques européens me réjouit, soit ici les clarinettes et les cordes. Il y a en France de plus en plus de violonistes, violoncellistes, clarinettistes, et encore de rares hautboïstes et bassonistes. Ils montrent une délicatesse européenne face aux clameurs américaines des saxophones et de la batterie... Ces amuse-gueules migratoires donnent envie de se mettre à table puisqu'ils sont tous morceaux issus de plats complets parus ou à paraître.

On peut écouter le CD qui est gratuit ici. Et pour savoir la mission de Jazz Migration et son fonctionnement, le mieux est d'aller sur leur site, mais c'est un véritable accompagnement dont bénéficient les lauréats !

vendredi 11 septembre 2020

Le film des films


Article du 8 avril 2007

Les Histoire(s) du cinéma paraissent enfin. Le feuilleton se clôt sur une ouverture, la parution en France du coffret de 4 dvd tant attendus (Gaumont, sous-titres anglais). J'ai écrit trois précédents billets sur la saga godardienne : d'abord le 6 juin au moment où les courts métrages avec Anne-Marie Miéville sont sortis chez ECM, puis le 19 juillet lorsque je me suis découragé et enfin le 14 septembre quand j'ai craqué pour l'édition japonaise. Voilà c'est là ! Ces Histoires contredisent-elles Eisentein puisqu'elles représentent une somme plus qu'un produit ? Le film des films. Intelligence et poésie. Le piège et la critique. Identification et distanciation. Lyrique autant qu'épique. Les ultimes soubresauts d'une cinéphilie née avec les Lumière et qui n'en finit pas de s'éteindre avec le nouveau siècle.


Cette version française n'abrite pas l'admirable index obsessionnel des japonais, mais si l'on ne lit pas cette langue cela ne sert hélas pas à grand chose. Dommage que Gaumont ni JLG ne l'aient reproduit, chaque document y est indexé et accessible instantanément, une sorte d'hypertexte à la manière d'Internet, pour chaque citation, musique, texte, film... Ils ont par contre ajouté trois suppléments. D'abord 2 x 50 ans de cinéma français, 50 minutes où Godard, avec la complicité de Miéville, fait péniblement la leçon à Michel Piccoli, mais où il montre aussi comment la consommation immédiate de produits culturels ne fait pas le poids devant l'histoire. Les images sont parfois remplacés par un carton, NO COPY RIGHT, révélant probablement le compromis ayant permis que les Histoires voient le jour. Il faudra que je vérifie si l'édition française de son chef d'œuvre a été également expurgé de certaines séquences pour cette déraison. Je n'ai encore regardé que les suppléments qui sont plutôt des compléments.
Deux conférences de presse cannoises, la première de 1988 intitulée La télévision, la bouche pleine, la seconde de 1997, Raconte des histoires, mon grand, complètent le tableau de manière éclatante.

LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA AUX OUBLIETTES


Article du 19 juillet 2006

Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette œuvre audio-visuelle unique, indispensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, identification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16)
Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !

[Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).]

HISTOIRE(S) DU CINÉMA, ÉDITION JAPONAISE


Article du 14 septembre 2006

J'avoue, j'ai craqué ! Désespéré par une édition française de plus en plus improbable, j'ai commandé le chef d'œuvre en 8 parties et 5 DVD de Jean-Luc Godard sur Amazon.co.jp, ici au premier plan. Comme je ne lis pas le japonais, à côté des films évidemment en français, je peux difficilement profiter de l'admirable système de référencement numérique de cette édition. Cela me permet tout de même de me repérer un peu dans ce foisonnement d'informations, textes, images, films, musiques... Les deux autres éditions, discographique et littéraire, forment un excellent complément, puisque la première, bande son remixée spécialement pour le coffret de 5 CD paru en 1999 chez ECM, livre l'intégralité des textes, et que la seconde, publiée un an auparavant par Gallimard en 4 volumes, offre de magnifiques illustrations en couleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire ce que j'ai toujours préconisé, diffuser en boucle cette encyclopédie unique et boulimique sans y faire vraiment attention, en me laissant imprégner par les mots, les images et les sons. Dans cette auberge espagnole chacun peut ainsi retrouver ses émotions passées jusqu'à se sentir personnellement visé. À cet égard, l'exposition au Centre Pompidou fut la sobre continuation de cette démarche. Une sensation d'intimité éternelle, universelle, me gagne ainsi doucement, comme lorsque j'écoute la Radiophonie de Lacan... Révélation de l'inconscient, impression d'avoir toujours su ce qui est raconté et montré, et pourtant comme si c'était la première fois, comme si enfin le monde nous était révélé dans sa complexité et sa simplicité...
Les huit parties sont titrées Toutes les histoire(s), Une histoire seule, Seul le cinéma, Fatale beauté, La monnaie de l'absolu, Une vague nouvelle, Le contrôle de l'univers, Les signes parmi nous.
Histoire(s) du cinéma n'est pas seulement le chef d'œuvre de Jean-Luc Godard, film(s) dans le film, c'est probablement la meilleure œuvre critique qui n'ait jamais été produite sur le sujet ; raconter ce qu'est ou fut le cinématographe en laissant à chacune et chacun le privilège de son interprétation en fait le film le plus emblématique de toute son histoire.

jeudi 10 septembre 2020

Nuts !


De temps en temps des objets disparaissent mystérieusement de ma maison. Un livre, un disque, un DVD, un vase, une tasse, ma femme (même si elle n'avait rien d'un objet !)... D'autres apparaissent sans qu'on sache ni comment ni pourquoi. Un sandwich, un chat, un pot, un chapeau... J'ai des soupçons, mais jamais de preuves. Depuis quelques jours s'ajoute une nouvelle énigme. Le noisetier, apporté jadis par les oiseaux, ne donne aucun fruit, mais alors pas un. Or voilà quatre fois que je trouve des noisettes par terre sous ses rameaux ! J'ai beau scruté les branches de mon regard perçant, non rien, ni personne. Les chats me font-ils des farces ? Le fils de mes voisins, qui avait l'habitude de jeter par centaines ses mégots et ses joints sur le toit du garage, aurait-il arrêté de fumer et recommencé à s'introduire subrepticement dans mon jardin alors qu'il avait arrêté il y a 15 ans ? Les corbeaux et les pies se seraient-ils ligués pour me faire une farce ? Mon incompréhension est à son comble. Ce corylus avellana est vraiment idiot. S'il croit que je vais le garder pour trois ou quatre noisettes à l'année alors qu'il nous fait de l'ombre à l'heure du déjeuner, il se fiche le doigt dans l'écureuil.

mercredi 9 septembre 2020

Boîte à musique géante...


Corniste virtuose, en particulier au cor baroque, le Docteur Jekyll Nicolas Chedmail devient Mister Hyde dès lors qu'il endosse le maillot de spatiste au sein du groupe qu'il a créé il y a vingt ans, le Spat' sonore, pieuvre acoustique actionnée par une dizaine de musiciens et musiciennes qui font rêver petits et grands allongés ou assis au centre de l'orchestre. Le rêve tourne parfois au cauchemar lorsqu'il décide d'installer une tyrolienne musicale au Parc de La Villette, questions logiques de sécurité dans l'espace public, mais tout finit par s'arranger pour cet inventeur fou qui nous entraîne dans un Pays des merveilles où poussent de drôles de fleurs métalliques.


Le zébulon monté sur ressorts s'est adjoint une bande de fêlés pour accompagner ses élucubrations ludiques qui fascinent les enfants de passage et leurs sages parents. Samedi dernier, le clarinettiste Jean-Brice Godet, le saxophoniste-flûtiste-clarinettiste Julien Eil et le batteur-percussionniste Denis Charolles (des Musiques à Ouïr) étaient venus lui prêter main forte...


J'étais passé prendre quelques photos, mais le lendemain, Nicolas m'appelle à 9 heures du matin, m'invitant à me joindre à la bande l'après-midi-même. Affublé donc d'un minuscule ampli à la ceinture, je tentais une infiltration électronique en y branchant Tenori-on, Kaossilator et iPad !


Si Jean Rochard écrit que nous avions "en quelque sorte pris le parti des arbres qui est, comme on le sait, celui des enfants", Étienne Brunet (à qui l'on doit les photos 2-3-4, j'ai pris les deux autres en jouant de l'autre main !) renchérit : "Musique 100% informelle... Divertissant, original et créatif. Des instruments dans les arbres, un vélo tire une charrue sonore qui laboure les pavés en gémissant, un autre vélo distribue des baffes à des casseroles. Free Music pour parc et jardins, relecture de John Cage pour faire marrer les enfants."


Si le public est enchanté, c'est que les musiciens s'amusent eux-mêmes. Ne dit-on pas que nous "jouons" de la musique ! Avec les comédiens nous sommes les seuls artistes à avoir conservé ce terme ludique pour caractériser notre activité passionnelle. Pour le week-end prochain, Nicolas Chedmail a invité le trio UNS constitué de Karsten Hochapfel à la guitare, Benjamin Sanz à la batterie et Antoine Viard au sax alto. Il est probable que j'y ferai un saut le dimanche...

mardi 8 septembre 2020

Hommage à la guimbarde


Article du 30 novembre 2006

J'ai longtemps rêvé que l'on me propose de tenir un pupitre de guimbarde dans un orchestre. Ce n'est jamais arrivé. L'ostracisme dont souffre l'instrument est au moins aussi fort que celui qui faisait rejeter le synthétiseur à mes longs et durables débuts. La guimbarde fut, avec une flûte sicilienne à six trous, mon premier instrument. Par provocation, je raconte souvent que j'en suis un virtuose. Il faut bien l'être de quelque chose. Je ne sais pas vraiment comment cela est compris. J'ai toujours adoré en jouer. C'est un instrument léger que l'on peut emporter partout dans sa poche. Les vibrations ressenties dans les os crâniens sont, pour moi, de l'ordre de la pure jouissance. J'ai développé, en particulier, un mouvement de l'index, en aller et retour, qui rappelle le trémolo d'une mandoline ou la manière de jouer de certains rockers des années 50 comme Dick Dale (son interprétation de Miserlou pour le générique de Pulp Fiction l'a remis au goût du jour). Mes guimbardes italiennes plates me permettent également de chanter en même temps ou d'en jouer seulement en aspirant et en soufflant, sans attaquer la lame avec le doigt. L'oxygénisation du cerveau donne le vertige. Il m'arrive aussi d'être emporté par mes mouvements rapides quasi tex-averyens jusqu'à me coincer la lèvre inférieure entre le cadre et la lame. Les filets de sang qui coulent alors aux commissures sont extrêmement impressionnantes, mais ça cautérise presque instantanément.
J'ai très souvent joué de la guimbarde sur scène avec Un Drame Musical Instantané et enregistré de nombreux disques depuis le premier, Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc en 1975, jusqu'aux plus récents. J'aime particulièrement l'usage que j'en fais dans Les clans sur le disque Science-Fiction paru chez Auvidis en 1995. Francis Gorgé et moi avions signé sous pseudonymes un triptyque avec les CD Policier et Western. Ce sont les disques qu'Irvin Kershner, le réalisateur de L'empire contre-attaque (le second de la saga, mais intitulé Épisode V de La guerre des étoiles) me demanda d'écouter, récemment de passage à Paris et visitant mon studio d'enregistrement à la maison. C'était comique de lui présenter ces pièces quasi caricaturales, inspirées, entre autres, de Star Wars. En 1976, j'ai même enregistré (anonymement) de la guimbarde typiquement corse pour Forti sarenu si saremu uniti, un 33 tours des Fédérations de la Corse du Parti Communiste Français, réalisé par Jean-André Fieschi avec la participation de Charlotte Latigrat !
Si j'ai eu l'idée d'évoquer mes prouesses guimbardières ce matin, ce n'est pas en hommage à Charles Ives et son pupitre de 40 guimbardes de sa Holidays Symphony, mais parce qu'avant-hier soir, au New Morning, Philippe Krumm m'a présenté Wang Li, un jeune prodige chinois de l'instrument. Wang Li en a récolté des centaines de ses voyages en Orient, de Bali, du Japon, des Philippines, d'Inde, du Népal, etc. J'en ai moi-même rapporté du nord du Vietnam, j'en possède en bambou, en bois d'un seul tenant ou que l'on fait vibrer en tirant sur une ficelle, d'énormes sub-basses, des petites siciliennes nerveuses, des pakistanaises, mais celles de Wang Li sont exceptionnelles par leur diversité et leurs qualités musicales. Sur son site, et dans ses disques, il en présente même certaines à plusieurs lames et d'autres, expérimentales, avec des contrepoids vibrants... Les images (photo ci-dessus), les sons qu'elles produisent me font rêver, anticipant la visite que je compte lui rendre demain à son atelier. Allez jeter un coup d'œil, c'est magique. La magie n'est pas étrangère au monde de la guimbarde, rituels shamaniques ou jeu délicat à l'oreille des jeunes filles courtisées... Parmi les plus anciens instruments du monde et présents sous toutes les latitudes, ce petit machin recèle des possibilités musicales insoupçonnées tant rythmiques qu'harmoniques, se rapprochant souvent du miracle des voix diphoniques !

P.S.: Depuis cet article, je n'ai cessé de jouer et enregistrer mes guimbardes, toutes sortes, et j'ai partagé cette passion avec mon camarade Sacha Gattino. J'ai récemment acquis chez Dan Moi un générateur d'impulsion qui permet de faire vibrer une guimbarde plate sans les doigts. On peut ainsi jouer des drones incroyables. J'ai également cherché un jeu de guimbardes chromatiques Vargan Masko, mais il semble épuisé sur tous les sites de vente...

lundi 7 septembre 2020

Mon Paris des années 50


Article du 11 avril 2007

Longeant le Lego du Front de Seine, mon train électrique passe sous les jambes d'une Tour Eiffel en Meccano... Dans mon travail comme dans ma vie, j'ai tenté de préserver la ludicité du Paris de mon enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets en aboyant avec sauvagerie lorsqu'on tirait sur sa chaîne, brillait la lumière noire d'une boutique phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait, mais c'est la première illusion d'optique dont je me souvienne. Les rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Sur les grands boulevards embaumait l'écœurante et délicieuse odeur des pralines ; la promenade était rythmée par les tirs à l'ours qui se cabrait chaque fois qu'on le touchait, coups de feu plus mécaniques qu'artificiers. Avec les dix centimes que je recevais chaque fois que j'allais "au pain" ("une baguette moulée pas trop cuite, s'il-vous-plaît"), j'achetai ma première Dinky Toy, un camion à deux étages avec pont inclinable pouvant transporter quatre petites automobiles. Aux Halles, Jeannot sifflait ma mère depuis une porte cochère pour lui vendre dix soles pour cent balles, l'équivalent d'un franc, quinze centimes d'euro. Les marchands à la sauvette fuyaient les képis à toutes jambes en poussant devant eux leurs charrettes des quat' saisons. La bouchère de la rue Montorgueil, Madame Chanois, servait la bidoche en vison avec des diams pleins les doigts. Comme je rentrais seul de l'École maternelle et que je voyais les CRS qui campaient Place de la Bourse, je demandai "pourquoi on les embête les bougnoules ?". C'était la guerre en Algérie. Déjà sensible à l'oppression, je répétais ce terme probablement entendu dans la cour de récréation et certainement pas employé à la maison. Il m'arrivait de saisir la main d'un monsieur pour traverser au feu. La maîtresse s'inquiéta auprès de mes parents que je regarde trop la télé parce que je n'arrêtais pas de raconter des histoires à dormir debout. Pourtant nous n'avons loué un poste que dix ans plus tard. Je ne connaissais pas le Lego, nous empilions des cubes. Le Meccano était constitué de pièces métalliques. Le RER ni le Front de Seine n'avaient été construits. Les Dinky Toys étaient assez solides pour tomber d'un balcon du sixième étage et ne s'en relever qu'avec quelques éclats de peinture, ce qui n'aurait pas été le cas du monsieur au chapeau s'il l'avait prise sur le tête. J'ai appris à lire à ma petite sœur avec des lettres en plastique bleu clair qui avaient appartenu à mon père. En 1958, nous avons déménagé dans le XVème, j'avais cinq ans.
Par un bel après-midi de printemps comme hier, j'ai poussé la porte du 36 entraînant Elsa dans les étages de cet ancien hôtel de chasse de Richelieu, mais je n'ai pas osé sonner. J'ai laissé mes rares souvenirs sur le palier. C'était il y a dix ans. Le célèbre film d'Albert Lamorisse, Le ballon rouge, rend parfaitement le climat d'enfance de cette époque qui me semble aussi lointaine que le moyen âge de mes livres d'écolier.


LE RETOUR DU BALLON ROUGE
Article du 27 novembe 2008

Mes souvenirs m'appartiennent-ils en propre ou sont-ils la reconstitution d'une mémoire induite par les traces graphiques ? Rue Vivienne dans les années 50. Je marche seul sur les trottoirs. L'été je porte une culotte courte, l'hiver un pantalon. Pour traverser, j'attends que le feu passe au rouge. Parfois j'attrape la main d'un monsieur et je reprends mon indépendance de l'autre côté de la voie. J'ai cinq ans lorsque nous quittons le IIème arrondissement pour le XVème.
Rue Léon Morane dans les années 60, devenue depuis rue des frères Morane. Après l'école communale Lacordaire, je fais mes trois dernières années à Saint Lambert, de la neuvième à la septième. Le matin, j'emprunte la rue de la Croix Nivert, croise la rue de la Convention, passe devant la station Shell du père de Chrétien, bifurque un bout de Lecourbe et rejoint la cour de l'école. Au retour, je préfère passer par la rue de Javel où habite mon copain Paul Makloufi. Au bout de la rue, Fructus tourne à droite, moi je rentre tout droit. Nous habitons au rez-de-chaussée du numéro 15. Mais la ville a changé. Nous sommes entrés dans l'ère moderne. Avant, c'est l'ancien temps.
Dans Le ballon rouge tout ressemble à mes premières années, Paris, les rues vides, l'autobus à plate-forme, les automobiles, les vêtements que nous portions... Tous les enfants de cette époque semblent se reconnaître dans Pascal, le fils du réalisateur Albert Lamorisse, qui partage la vedette avec le ballon. Le film "restauré numériquement en haute définition" est superbe (Malavida). Voilà qui me change de l'à-peu-près en ligne sur Google Video ou de la copie 16mm que j'ai rangée à la cave aux côtés de Bim le petit âne. Chaque fois que je le vois, j'ai l'impression d'assister à la projection d'un film de famille. Mon père tournait chaque année quelques mètres de pellicule avec sa caméra. Mes huit premières années tiennent sur une bobine d'une cinquantaine de minutes. Après il faudra attendre la naissance d'Elsa pour qu'à mon tour je me mette à filmer. Le ballon rouge est remarquablement mis en scène, comme si tous les nôtres en constituaient les rushes, des bouts d'essai. Le DVD propose également Crin Blanc, son précédent petit chef d'œuvre, mais les sympathiques compléments de programme ne sont hélas pas à la hauteur, documentaire sur le héros de Crin Blanc d'un côté, souvenirs de Pascal Lamorisse de l'autre, chacun tentant de transmettre son expérience à sa propre fille. Peu importe si ces deux documentaires n'en finissent pas, le second a le mérite d'évoquer les autres films du cinéaste, en particulier Le vent des amoureux pendant lequel il périt dans un accident d'hélicoptère. Les deux moyens-métrages, et particulièrement Le ballon rouge, restent des merveilles indémodables.
Si pour être de partout il faut être de quelque part, pour être de son temps il faut apprendre à se conjuguer à tous.

vendredi 4 septembre 2020

A Movie by Bruce Conner


P.S. : Dans mon article d'alors j'avais écrit : "Avant de lire ce billet, regardez Un film. C'est son titre. Il ne dure que 12 petites minutes ! Surtout regardez-le jusqu'au bout..."

Article du 5 mars 2007

Formidable, le film de Bruce Conner, A Movie, Un film, celui qui a représenté pour moi LE film, est trouvable sur le Net. Fut un temps où je clamais que s'il fallait en sauver un seul, celui pour l'île déserte, c'était lui, Un film.
J'ai eu l'idée de le rechercher en revoyant Au début de Pelechian sur mon propre blog. Si le propos est différent, les intentions et les méthodes sont proches. Montage d'archives, rythme donné par la musique, ici Les Pins de Rome (1924) d'Ottorino Respighi, un néo-classique préfigurant la musique de film et l'école minimaliste... Le compositeur annonce l'esthétique mussolinienne, mais le réalisateur la dénonce. Il réussit à produire des émotions suscitant de profondes questions, intimes. L'inconscient remonte à la surface. Qui sommes-nous vraiment ?


A Movie a pour moi une histoire. Une sale histoire, qui finira bien. Je dois sa découverte à Jaf qui en avait acquis une copie 16mm d'une drôle de façon. Je la lui emprunte pour la projeter, à la clinique "anti-psychiatrique" Laborde devant une assemblée de psys ébahis, à Félix Guattari, chez lui : le rire se fige pour nous faire sombrer dans l'horreur, la nôtre. C'est très fort. Cela n'a rien d'un vidéo-gag ni des belles images de Godfrey Reggio. Conner nous retourne comme une chaussette.
Je multiplie les projections, mais un après-midi en fermant les verrous de chez moi à la Butte-aux-cailles, je laisse la boîte en métal sur le pas de ma porte. J'avais pignon sur rue. Le film est exposé au premier passant. Il est perdu. Moi aussi. Acte manqué terrible, à la hauteur de la perte du disque de chants vaudous de Tamia à peu près à la même époque. 1977, cela ne s'est heureusement pas reproduit. J'avais laissé le vieux vinyle sur le toit de ma voiture en cherchant mes clefs. Coïncidence improbable. Je sortais la première fois, je rentrais la seconde. [En 2011 j'ai retrouvé] une copie de l'enregistrement de Ptits oiseaux, vous comprendrez ma tristesse et celle de mes camarades...
Bernard Eisenschitz me sort de cette situation honteuse en trouvant le moyen de racheter une copie à Los Angeles, je crois, directement à Bruce Conner, je ne sais plus. C'est beaucoup d'argent pour moi à ce moment-là. Je me suis fait tirer l'oreille par Jaf pour lui rendre "son" film. Toute ma vie, j'ai cherché à le voir à défaut de l'avoir. J'ai eu parfois de la chance. Il y a un an Jonathan B. m'en fit une copie lisible sur mon ordi et très récemment je le commandai à un collectionneur généreux avec d'autres films de Conner. [...]
A Movie date de 1958, c'est son premier. Je l'ai vu la première fois à l'occasion de l'exposition Une histoire du cinéma (Une ou plusieurs comme celle(s) de JLG) conçue par Peter Kubelka au Musée d'Art Moderne (CNAC). Ce festival de films expérimentaux changera ma vie. Du 7 février au 11 mars 1976 je vois tout. Le programme commence par Lumière et glisse vers les années 20, les Russes, les surréalistes, les animateurs, les lettristes, les Américains, Brakhage, Snow, Jacobs, Sharits, Anger, Cornell, Breer, Mekas, Frampton, Broughton, Genet, Fluxus, Garrel, Clémenti, Ackerman, Monory, etc. J'essaie de me repérer dans le programme en prenant des notes dans la marge.
Bruce Conner, à côté d'autres activités artistiques (il fit des light-shows avec la Family Dog à l'Avalon Ballroom, ce qui me touche évidemment !) signa plus d'une vingtaine de courts métrages. À suivre.

jeudi 3 septembre 2020

Sept fragments d'Yves Rousseau


Lorsqu'on emprunte le chemin des anciens il est absolument indispensable de ne pas suivre leurs empreintes pas à pas, mais d'en faire un petit de côté, quitte à se mouiller les pieds, sans craindre la boue rimée des ornières. Se faire accompagner par des amis qui le découvrent avec des yeux neufs est de bonne augure. En leur racontant le passé inscrit dans sa mémoire forcément reconstructrice, on leur transmet des images qu'ils s'approprient avec des références d'une autre époque que la sienne. Cela ne signifie pas que nous soyons du passé. Le temps n'existe pas, encore moins le présent, aussi fugace qu'une étoile filant dans le ciel de nos nuits. L'instant aussitôt évoqué est déjà derrière soi, l'enthousiasme nous projetant dans l'avenir.
En recomposant sept fragments de sa jeunesse, le contrebassiste Yves Rousseau les projette sur le mur de ses six complices, quitte à chacun, chacune de se les approprier avec ses oreilles d'aujourd'hui, cet aujourd'hui dont les improvisateurs tordent la réalité programmée. Grâce à un son d'ensemble homogène et inventif, Yves Rousseau peut revendiquer le rock progressif des groupes pop King Crimson, Pink Floyd, Soift Machine ou Genesis, en évitant la morbidité et l'ennui des revivals. Ce n'est pas un hasard si déjà ses modèles d'antan inventaient un cocktail de jazz et de rock en choisissant la liberté individuelle du premier et l'énergie de groupe du second. Il y a du free dans ces transpositions, de l'électro, de l'entrain, de l'envol, quelque chose d'intemporel que les meilleurs de ceux d'avant auraient pu évidemment imaginer. La bonne musique ne se démode jamais. Est-elle millésimée ? Pas toujours. Il y a pourtant des denrées comme le miel ou le riz dont la date de péremption ne signifie rien. Si la nostalgie s'impose à certains, c'est alors seulement de vouloir déguster un mets dont les saveurs nous ont toujours emportés. Pour jongler avec les réminiscences de ses années de lycée (de 1976 à 1979), le contrebassiste s'est bien entouré : Géraldine Laurent au sax alto et Thomas Savy à la clarinette basse (dont l'implication me rappelle Soft Machine de 70-71), Jean-Louis Pommier au trombone (écouté cette semaine sur l'agréable Vert émeraude du trio Clover avec Alban Darche et Sébastien Boisseau, autre CD du label Yolk dont il est co-fondateur), Csaba Palotaï à la guitare (j'avais déjà beaucoup aimé son jeu expressif sur Antiquity avec Argüelles et Sciuto), Étienne Manchon au Fender Rhodes (l'intro au Moog annonce la couleur), et Vincent Tortillier à la batterie (précis et entraînant), tous transportés par ces évocations au souffle communicatif.
Enfin, ou pour commencer, on profite exceptionnellement d'une belle photo couleurs d'un maître du noir et blanc, le biologiste Jeff Humbert dont l'amateurisme peut rivaliser avec les plus grands.




→ Yves Rousseau Septet, Fragments (extraits à cette adresse !), CD Yolk, dist. L'autre distribution, sortie le 18 septembre 2020

mercredi 2 septembre 2020

Kafka par Crumb


Article du 29 mars 2007

Le Kafka pour débutants (c'était son titre à l'origine) de David Zane Mairowitz et Robert Crumb, paru en français en 1996 et depuis longtemps épuisé, vient d'être réédité par Actes Sud dans un nouvelle maquette, un relettrage complet et un nouveau format. Approche originale et très juste de l'univers de Franz Kafka, l'ouvrage, mi récit mi bande dessinée, mêle la vie de l'auteur à ses créations. Si de nos jours la frontière est ténue entre fiction et documentaire, est-ce un signe d'une perte de repères entre la réalité et sa manipulation, le quotidien et l'imagination ? Vérités et mensonges semblent faire si bon ménage. L'étude de Kafka est remarquable et les dessins de Crumb nous entraînent dans une biographie souvent plus incroyable que les élucubrations paranoïaques de l'auteur tchèque. Je n'avais pas ressenti cette impression depuis les deux volumes de Maus, le chef d'œuvre de Spiegelman. On comprend très bien pourquoi Kafka s'étranglait de rire en lisant à haute-voix Le procès devant ses amis. Le personnage est très attachant dans sa difficulté d'être, ses créatures devenant le champ expiatoire de sa névrose. L'immersion dans la période historique qui voit monter l'antisémitisme ou la crainte du père autoritaire sont parfaitement illustrées tant par Mairowitz que par le dessinateur de Fritz The Cat (je viens justement de commander le dvd du film de Ralph Bakshi !). Les romans sont inondés par la culture juive de leur auteur, tandis que sa folie remonte les chemins de l'enfance. Le livre a le mérite d'aller au delà de l'œuvre, croquant son héritage jusqu'à nos inextricables contradictions abusivement affublées du terme kafkaïen. J'en sais quelque chose, aujourd'hui un bon camarade a laissé des paroles maladroites occulter des intentions bienveillantes à son égard. Rien n'aurait pu le convaincre de l'absurdité du déplacement de sens, de la substitution, complot imaginaire qui le bouffait de l'intérieur en un catafalque de solitude. Il s'est recroquevillé dans un coin de la pièce comme un pauvre cafard. Nous essayâmes de le sortir du noir en entonnant tous ensemble cet air joyeux (et révolutionnaire) : La cucaracha, la cucaracha... S'il avait été là, je lui aurais offert mon exemplaire de cette merveilleuse bande dessinée pour (devenir) adultes. On en a tous besoin.

mardi 1 septembre 2020

Bollywood en 7 articles


JAN PEHECHAAN HO
Article du 14 décembre 2006

De temps en temps j'allais acheter épices, chutneys, thés, lassis, mangues fraîches et de drôles de biscuits apéritifs pimentés dans les épiceries indiennes de la rue du Faubourg Saint-Denis. Il y a cinq ans [donc en 2001], je découvre une boutique de DVD hindis et je me laisse convaincre par Lagaan d'Ashutosh Gowariker, le seul long métrage alors disponible avec des sous-titres, plus quelques compilations de clips. Les quelques extraits bollywoodiens que j'avais enregistrés une dizaine d'années plus tôt sur Canal +, dans l'émission L'œil du cyclone, sont des petits bijoux au pouvoir euphorique digne des meilleurs Tex Avery ou des Demoiselles de Rochefort. Les passages tendres font plutôt penser aux Parapluies ! En voyage dans le sud-est asiatique, je laissais la télé de l'hôtel déverser ses tonnes de clips comme un robinet de jouvence.
Alors que la moindre image sportive à la télévision me donne envie d'exploser le poste, je restai en haleine devant le suspense distillé par le match de cricket de Lagaan. Chaque fois que je faisais une démonstration du système 5.1 que je venais d'acquérir, je choisissais les extraits des films avec Salman Khan, en particulier une scène époustouflante avec des cerfs-volants. L'Inde étant le plus important pays producteur de films, je prévois aussitôt l'engouement pour la manne Bollywood. Jusque là, les cinéphiles ne s'étaient essentiellement intéressés qu'aux films viscontiens du Bengali Satyajit Ray. Mes amis me prenaient pour un doux illuminé à me passionner pour ce genre populaire, kitsch à souhait.


Les films de Bollywood sont souvent très longs, dépassant facilement les trois heures. Aussi les compilations de clips étaient-elles une aubaine. Après moultes péripéties mélodramatiques, le film se termine toujours par une happy end, et il est d'usage qu'il soit ponctué par sept séquences dansées et chantées, guimauves bien entendu, mais aussi rythmes entraînants comme seul un Cab Calloway me fait cet effet. Les décors sont somptueux et les couleurs éclatantes. Les véritables vedettes du film sont en fait les chanteurs et les chanteuses qui, au cours de leur longue carrière, prêtent leur voix à différents acteurs et actrices que la jeunesse des rôles nécessite de renouveler régulièrement. Parmi les plus célèbres, recommandons Mohamed Rafi, Kishore Kumar, Lata Mangeshkar ou Asha Bhosle. Côté longs métrages, Devdas (Diaphana Edition Vidéo) de Sanjay Leela Bhansali, Le mariage des moussons (TF1 Vidéo) de Mira Nair, Swades (Bodega Films) du même réalisateur que Lagaan (G.C.T.H.V.), rencontrèrent d'importants succès, et Carlotta a depuis un an édité en France de nombreux films indiens. Rebellion de la jeunesse contre l'autorité, trahison, alphabétisation colorent des drames où la famille et l'amour tiennent la première place.
Aujourd'hui, la folie Bollywood a pris, mais je n'arrive pas à retrouver les sublimes extraits aperçus sur L'œil du cyclone, ma période préférée étant celle des années 60 où les pastiches rock 'n roll sont aussi pétillants que drôles, qu'ils soient en noir et blanc ou en couleurs. Quelques CD rassemblent les meilleurs passages : Doob Doob O'Rama ou les deux volumes Beginner's Guide to Bollywood de trois disques chacun. Il n'est pas simple de choisir parmi les centaines de DVD et CD qui débordent des boutiques de la rue du Faubourg Saint-Denis qui se sont multipliées. Bon d'accord, ce n'est pas du grand cinéma, mais ça swingue d'enfer et ça fait pleurer dans les chaumières ! J'adore.



L'extrait de 1965 chanté par Mohamed Rafi au début de Gumnaam a été popularisé pour avoir été cité en 2001 dans le film Ghost World (Studio Canal) de Terry Zwigoff. Asha Bhosle et Lata Mangeshkar font également partie de la distribution des voix playback.

JODHAA AKBAR EN 5.1
Article du 20 novembre 2008


Il y a sept ans, en faisant mes courses indiennes dans le haut de la rue du Faubourg Saint-Denis, j'achète quelques dvd hindi sur les conseils d'un vendeur tamoul. J'avais découvert des extraits de films de Bollywood grâce à une compilation de chansons programmée sur Canal Plus et je recherchais désespérément Eena Meena Deeka du film Aasha. À l'époque, s'intéresser à ces films populaires était le comble de la ringardise. Je doute que pour beaucoup les choses aient changé. J'adore leurs films kitsch des années 50-60, en particulier ceux qui se réfèrent au rock 'n roll, trépidants et drôles. Réaliser une comédie musicale (ou un drame musical) fait soustraire certains paramètres à la réalité, apportant toujours un peu de poésie, comme certains films en noir et blanc, par exemple. Rentré chez moi, je déballe les petites merveilles et suis sidéré de l'accélération cardiaque que me procure Lagaan d'Ashutosh Gowariker, d'autant que je n'ai aucune appétence pour le sport filmé et le cricket en particulier. Son film suivant, Swades, est aussi didactique, toujours prônant une certaine forme d'indépendance patriote. Gowariker utilise toujours son travail pour porter un message, c'est sa faiblesse, mais cela lui permet de se distinguer. Car les films de Bollywood obéissent à des règles très strictes auxquelles les cinéastes essaient d'apporter chaque fois un petit quelque chose : amours contrariées, trahisons, retournements de situation, happy end, rebondissements du feuilleton, même si le film est d'un seul tenant... Jodhaa Akbar, qui sort le 4 décembre en double ou triple DVD, dure 3h25 (Bodega).
Le nouveau film de Gowariker est un peu ramollo, peut-être parce que la composition musicale manque d'authenticité, trop world à mon goût, mais il offre un spectacle populaire typique du genre. Bollywood porte bien son nom. Le spectacle, grandiose et coloré, rappelle les grandes fresques hollywoodiennes. "Au 16e siècle, l'Hindoustan est dominé par la dynastie des empereurs musulmans moghols. le dernier héritier, Jalaluddin Muhammad Akbar, un farouche guerrier, multiplie les batailles pour repousser les frontières de l'empire. Afin d'unifier le territoire qui deviendra l'Inde, il consent à épouser Jodhaa, une princesse rajpoute hindoue..." Au delà de l'évocation épique et de la guimauve sentimentale de rigueur, on notera le pouvoir grandissant des femmes et la tolérance entre religions qui y est prônée, renvoyant l'Inde à l'une de ses problématiques les plus aigües.


Mais ce qui m'intéresse avant tout dans ce film, puisqu'à l'affût de la spécificité de chaque œuvre, c'est l'utilisation du son et du 5.1 en particulier. La partition sonore fait partie du script. Loin de vouloir se faire oublier comme souvent, le son se signale par une panoplie d'effets spéciaux en corrélation avec le scénario ou la musique. Lorsqu'une voix tourne tout autour des comédiens, le 5.1 rend le vertige. Les sabots des chevaux ne sont pas synchrones avec la cavalcade, préférant rythmer la musique comme un riff de percussion. Les hors-champ peuvent se localiser dans un contre-champ occupé par les spectateurs. On entrevoit les possibilités du système s'il était utilisé à des fins plus critiques. Son utilisation ici lui confère un rôle à part entière, comme les jeux de couleurs, une voix off ou un sous-titre.
L'édition en 3 volumes offre un documentaire de trois heures, Les cinémas indiens, du nord au sud, réalisé par Hubert Niogret, très intéressant, même s'il est fatiguant de s'avaler autant d'extraits d'entretiens à la queue leu-leu, et une rencontre avec Gowariker. Jodhaa Akbar est aussi le premier film bollywoodien qui sort en Blu-ray, mais c'est un format qui pour l'instant m'échappe. Ah oui, j'oubliais les scènes de bataille avec quatre-vingt éléphants ou le dressage par Akbar à mains nues, impressionnant ! Je me suis souvenu de mon voyage dans le Teraï au Népal : lorsqu'un pachyderme passait le ciel s'obscurcissait.

L'ASSOIFFÉ DE GURU DUTT, CHEF D'ŒUVRE HINDI EN DVD
Article du 14 septembre 2012


Bollywood, ce ne sont pas que des bluettes avec chants et danses dont les décennies marquent chaque fois le style. Il existe des chefs d'œuvre inoubliables où la réflexion philosophique rivalise avec la tendresse, le lyrisme avec l'humour, la lutte des classes avec une critique du machisme, le clair-obscur avec l'intelligence du montage ! Il en est ainsi de L'assoiffé (Pyaasa), réalisé en 1957 par le génial Guru Dutt, à la fois réalisateur et acteur, que Carlotta publie en coffret de 2 DVD avec Le maître, la maîtresse et l'esclave (Sahib Bibi Aur Ghulam) qu'il a produit en 1962, mais qui est signé par son dialoguiste, Abrar Alvi. Si la musique et les chansons de L'assoiffé sont merveilleusement envoûtantes, le passé chorégraphique de Dutt en pointe le rythme tout en ruptures de ton, avec une incroyable variété d'émotions. On passe d'une sorte de néo-réalisme à l'indienne à une séquence surréaliste, d'une scène d'action à du pur burlesque. De plus, j'ai toujours adoré les avant-plans comme chez Ophüls, laissant deviner l'action derrière des premiers plans qui font sens. Les focales jouent de la profondeur de champ et du flou, et les gros plans au 100mm ont conservé le nom de leur auteur. Son noir et blanc est à couper le souffle. La musique ne consiste pas ici en intermèdes comme c'est souvent le cas dans les films de Bollywood, elle est partie intégrante du récit. Les chansons ne sont d'ailleurs pas précédées d'introductions instrumentales pour ne pas casser le rythme.
En bonus le documentaire À la recherche de Guru Dutt de Nasreen Munni Kabir tourné en 1989 éclaire la vie passionnante de Guru Dutt dont les films réfléchissent la propre histoire, artiste tiraillé entre l'échec et le succès, et entre deux femmes dont l'une dans la vie prêtait sa voix à ses actrices quand l'autre jouait merveilleusement dans ces deux films. Les nombreux extraits qui l'émaillent donnent envie de voir les sept autres comme Fleurs de papier (Kaagaz Ke Phool) qui ruina le maître de Bombay.


Dans cette scène de L'assoiffé Mohammed Rafi prête sa voix à Dutt :
"Ce monde où l'homme est un loup pour l'homme,
Qui n'a d'autre appétit que l'or et l'argent,
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Chaque corps est meurtri
Et chaque âme assoiffée
Tous les regards se voilent
Et tous les cœurs s'affligent
Le monde entier est frappé de stupeur
Qui voudrait d'un monde pareil ?
De toute vie humaine vous avez fait un jouet
Et vous n'adorez que ceux qui ont trépassé
La mort en ce bas monde vaut moins cher que la vie
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Jeunesse fourvoyée sur le chemin du vice
Qui te livre au commerce de tes tristes appâts
L'amour n'existe plus si ce n'est monnayé
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Ce monde qui fait fi de toute humanité,
Dédaigne l'amitié et la fidélité
Et où l'amour est sans cesse dépecé
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Qu'on le brûle, qu'on le livre aux flammes !
Qu'on l'ôte de ma vue !
Il est à vous ce monde, faites-en votre affaire !
Qui voudrait d'un monde pareil ?"

Guru Dutt s'est suicidé à l'âge de 39 ans.

GANGS DE WASSEYPUR
Article du 20 mai 2013


À première vue Gangs de Wasseypur est une saga violente où trois familles de malfrats s'entretuent pour le contrôle d'un tout petit territoire, sur trois générations de 1941 à 2009. Si le film de Anurag Kashyap est avant tout un film populaire, il a su séduire la critique internationale pour son arrière-fond politique, le contrôle des mines de charbon, son réalisme local, une petite ville du Bengale aujourd'hui le Jharkhand, ses clins d'œil à Bollywood, une partition musicale entraînante, et sa critique sous-jacente de la violence masculine que le pouvoir des femmes ne saura pas contenir. Comme souvent lorsque l'étude est sincère et le sujet épineux, les protagonistes sont essentiellement musulmans bien qu'en conflit avec le pouvoir hindou, les interprétations politiques sont allées d'un extrême à l'autre. Pourtant, malgré la succession incessante de meurtres qui finit par me faire perdre mes repères la plus grande violence est généralement cadrée hors-champ, renforçant sa puissance et censée favoriser son rejet par les spectateurs.


Les 5 heures 20 minutes en deux parties font évidemment penser à Coppola, Scorsese ou Tarantino, mais Kashyap préfère se référer à des films de réalisateurs sud-américains comme par exemple Children of Men d'Alfonso Cuarón pour les plans séquences de tueries. Si vous n'êtes pas allergique à l'hémoglobine Gangs de Wasseypur vous immergera dans un univers fascinant qui peut rappeler la série à succès Game of Thrones, forme que le long métrage fleuve aurait pu très bien adopter, par ses ressorts dramatiques dictés essentiellement par la vengeance et par le déséquilibre de maturité entre les hommes et les femmes. Tout de même un peu démoralisant sur l'avenir de l'humanité ! (double DVD Blaq Out, sortie le 4 juin).

DEV.D PULVÉRISE LES CONVENTIONS BOLLYWOODIENNES
Article du 6 septembre 2013


Excellente surprise à la projection de Dev.D, treizième adaptation à l'écran de Devdas, roman Bengali de Sarat Chandra Chattopadhyay, qui en a connu une quinzaine depuis 1927, la plus connue en France étant la version hindi de 2002 réalisée par Sanjay Leela Bhansali et sélectionnée alors au Festival de Cannes. Sept ans plus tard, Anurag Kashyap tourne ce nouveau remake en débordant largement les conventions auxquelles Bollywood nous a habitués. En 2012 il réalisera la saga Gangs of Wasseypur, brutale évocation d'une sanglante vendetta.


Si la descente aux enfers est un classique du cinéma indien les provocations à caractère sexuel sont surprenantes pour un genre qui tient plus des Bisounours. Malgré le côté noir du film l'happy end reste de rigueur et les couleurs magnifiques de la photo explosent en cauchemar psychédélique. Quant à la musique signée Amitabh Bhattacharya elle participe à une partition sonore inventive qui dynamise l'action. On est loin du sirop servi par le cinéma américain et ses suiveurs européens. Au son, Kashyap ne craint ni les coupes sèches ni un certain décalage humoristique. Mais ce qui fait le principal intérêt de Dev.D est son portrait sans concession du machisme qui ruine tous les rapports. Les hommes sont lâches, orgueilleux, menteurs, manipulateurs, autoritaires, violents, suicidaires face aux femmes qui tentent désespérément de s'en affranchir. Le film les montre courageuses, solidaires, tolérantes, éprises de justice, et d'une certaine manière révolutionnaires en comparaison de la société patriarcale qui les étouffe. C'est dire si les conventions bollywoodiennes sont bafouées, apportant un supplément d'âme ou de conscience sociale aux amateurs et amatrices du cinéma populaire indien.
Vous trouverez Dev.D en DVD pour une bouchée de naan.
De mon côté, dès les jours prochains je prévois de regarder l'intégrale Kashyap soit Paanch (2003), Black Friday (2004), No Smoking (2007), Return of Hanuman (2007), Gulaal (2009), qui semble prometteuse... Car entre temps j'ai vu That Girl in Yellow Boots (2010) qui m'a captivé, cette fille à la recherche de son père révèle une histoire insensée, plongée noire dans le monde de la prostitution déguisée où la fiction a d'étonnants relents documentaires...

THE LUNCHBOX, UNE ROMANCE GASTRONOMIQUE
Article du 21 avril 2014


Pour sa délicatesse à donner toute leur importance aux choses infimes du quotidien, pour l'intensité de ses rendez-vous manqués, pour son traitement social de l'inconscient, pour son observation perspicace des femmes dans un monde dominé par les mâles, le film de Ritesh Batra me rappelle les romans d'Arthur Schnitzler. Filiation évidente, le cinéaste indien se réclame de Milan Kundera dans le passionnant entretien en bonus du DVD que Blaq Out vient de publier. L'originalité de The Lunchbox n'a pas empêché ce film indépendant de toucher un large public plus habitué au faste des comédies dramatiques bollywoodiennes.


Cette romance née de l'erreur réputée quasi impossible (1 sur 16 millions) d'un livreur de repas, un dabbawallah, a provoqué un succès inattendu en Inde. L'éloignement des deux correspondants épistolaires est magnifié par toute une série de hors-champs telle la voisine au dessus de chez Ila que l'on ne fait qu'entendre. Le parfum de la cuisine concoctée amoureusement par cette femme a priori dévouée à son mari distant a raison de la bougonnerie du récent retraité alors que le spectateur ne peut que rêver ces mets fins qui mettent l'eau à la bouche. Les personnages, tel le jeune assistant qui n'aspire toujours qu'à mieux faire, sont habités par une humanité méprisée par tant de films catastrophistes et dépressifs. The Lunchbox délivre une délicieuse impression d'espoir qui ne devrait jamais nous quitter...

UGLY DE ANURAG KASHYAP
Article du 23 février 2015


Dans le bonus du DVD de Ugly, le réalisateur Anurag Kashyap raconte que le film de genre, ici un thriller autour de l'enlèvement d'une fillette, le libère de devoir donner des réponses démonstratives sur la société indienne. Les questions que la fiction génère excitent la réflexion des spectateurs qui sortent de la projection dans le silence. Car Ugly est un film qui dérange comme tous ses précédents films, de Paanch à Gangs of Wasseypur, en passant par No Smoking, Gulaal et That Girl in Yellow Boots. Même Dev.D, remake du blockbuster Devdas, ne peut se réclamer de Bollywood, sa mise en scène critique de la société patriarcale indienne où le policier règne sur les citoyens comme le père sur la famille renvoyant le divertissement coloré à ses chimères vaudevillesques. L'abus d'autorité mène partout à la corruption et pulvérise la morale. L'obsession des Indiens pour le cinéma pousse Kashyap à équiper ses personnages des atours de ces fantasmes. Dans son pays les stars deviennent ministres, la puissance des images se muant en pouvoir politique. Ugly révèle les pires travers de chacun dans un portrait sans concession de la société indienne où les conflits de langues et de religions renforcent la hiérarchie sociale, engluée dans des coutumes sclérosantes et terriblement cruelles.


Anurag Kashyap s'appuie généralement sur des faits réels qu'il transforme et déforme en s'appuyant sur les ressources que le cinématographe lui offre, des rebondissements du scénario à une utilisation de la musique parfaitement intégrée à l'action. Trois faits divers l'ont ici inspiré, aidé par le chef des polices spéciales de Bombay pour que son inspiration ne s'encombre pas d'une fidélité démonstrative qui alourdit tant de films politiques.

Ugly, DVD Blaq out