À l'occasion de la parution de Rusty Brown, nouvelle œuvre géniale de Chris Ware dont le format rappelle Jimmy Corrigan en plus épais, récit choral à lire à la loupe ou avec un microscope, je republie mes articles de 2007 à 2018 sur ce maître de la bande dessinée... Les quatre "ouvrages" parus en français aux Éditions Delcourt sont indispensables, si ce n'est pour vous, au moins offrez-les ! Delcourt offre aussi un coup d'œil aux premières pages de Rusty Brown...

LES ÉLUCUBRATIONS
Article du 20 décembre 2007



Magnifique bande dessinée de Chris Ware, l'auteur de Jimmy Corrigan. Pour 20 euros, avec ACME au moins il y a de quoi lire. Parfois certes avec une loupe ! Lucie dit que la version originale en américain est plus juste, même si l'adaptation française est très réussie. Ware s'inspire des vieux comics que je lisais dans le métro en allant chez le dentiste faire régler mon appareil une fois par semaine. Il y avait des pubs pour les lunettes infra-rouges et des feuilletons bizarres qui faisaient carburer mon imagination.


Mes étudiants des Arts Décos m'avaient recommandé Jimmy Corrigan lorsque j'étais allé enseigner à Strasbourg. Je préfère le verbe "transmettre" à "enseigner" parce que je ne suis pas professeur. Les artistes qui gardent jalousement leur savoir l'emporteront probablement avec eux dans la tombe, c'est leur choix. La thésaurisation des connaissances est aussi mesquine que celle de l'argent. Il faut que cela circule.


Les livres publiés par Chris Ware sont des compilations de planches publiées séparément, par exemple dans le Chicago Reader (où officie l'ami Jonathan Rosenbaum !). Ils rappellent les œuvres de Windsor McKay, l'auteur de Little Nemo par la taille et la forme, mais son style géométrique est plus moderne, varié et inventif. S'il se réclame aussi des boîtes de Joseph Cornell, humour noir, nostalgie, tristesse, absurde, on retrouve tous les éléments des magazines de notre enfance, avec leurs pages à découper, les petits formats, les pubs, etc. Sauf que Ware assume seul le rôle de tous les dessinateurs d'un journal. L'aspect autobiographique de ce quatrième livre me renvoie à une précédente lecture, Mes problèmes avec les femmes, dernière livraison de Robert Crumb, dont l'authenticité renversante est transcendée par un sens critique exceptionnel. Depuis Maus d'Art Spiegelman, aucune bande dessinée ne m'avait autant intrigué et remué. En plus, c'est beau.

BUILDING STORIES
Article du 21 novembre 2014


À l'approche de Noël les beaux livres s'affichent dans les vitrines. Après La nouvelle encyclopédie de Masse et Outside, quand la photographie s'empare du cinéma, le coffret Building Stories de Chris Ware traduit en français et publié par Delcourt séduira les amateurs de bande dessinée et de livres-objets les plus exigeants. Je me le suis offert pour mon anniversaire et suis loin d'en avoir fait le tour ! Chris Ware a marqué tous les étudiants en art avec le multiprimé Jimmy Corrigan (1995-2000), un petit livre très épais nécessitant de bonnes lunettes pour en apprécier tout le suc. Le grand format ACME (2007, toujours chez Delcourt) m'avait tout autant enthousiasmé par la précision du dessin et l'enchevêtrement des narrations.
Building Stories enfonce le clou en laissant le lecteur tracer son chemin parmi les 14 fascicules de tailles différentes contenus dans le grand coffret cartonné. Libre à chacun de construire le récit de la vie de cet immeuble où les questions familiales peuvent sembler étouffantes. Chris Ware raconte ses histoires de manière morcelée, souvent énigmatiques, comme des séances de psychanalyse. Au troisième étage la locataire est une femme qui a perdu une jambe dans son enfance lors d'une promenade en bateau. Au second un couple passe son temps à se chamailler et au premier réside la propriétaire âgée. La femme du troisième revoit sa vie, se considérant comme une artiste ratée, devient mère, desperate housewife regrettant son premier amour qui l'a quittée après un avortement. L'histoire est évidemment beaucoup plus complexe et abracadabrante, marquée par l'influence de Marcel Duchamp et de sa Boîte-en-valise, construction savante de pertes qui me rappelle la sublime introduction de l'opéra Lost Objects de Bang on a Can. Perte de foi, perte d'amour, perte d'argent, perte de poids, perte d'un membre, perte de mémoire, perte de sens...
Chris Ware rejette les tendances actuelles de la bande dessinée trop influencée à son goût par le cinéma et le roman-photo. Ses cadres sont dictés par la typographie. Ses narrations sont circonlocutoires, souvenirs reconstruits d'une époque à moitié oubliée. Le rêve y est aussi réel que les faits. Seul vaut leur interprétation. Chris Ware préfère se référer à Windsor McKay, Joseph Cornell et aux comics des années 50 pour avancer dans son œuvre si méticuleuse qu'elle peut paraître froide avant que l'on y pénètre sérieusement. Comme Crumb avec sa collection de 78 tours de vieux blues il vit dans le monde musical des ragtimes qui marquent la structure angulaire de son jeu de cubes. Cette nostalgie du temps passé résonne avec sa quête généalogique qu'il recompose dans une forme résolument contemporaine. Pathétique, son humour est forcément pince-sans-rire.
Building Stories est à double sens. Ce sont les histoires d'un petit immeuble livrées au lecteur pour qu'il se les construise à sa guise. C'est au nombre de ses interprétations que se révèle un chef d'œuvre.

→ Chris Ware, Building Stories, Delcourt, 69,50€

LE PAVÉ
Article du 7 février 2018


Moi qui crains que la lecture d'une bande dessinée ne me dure qu'un quart d'heure une fois pour toutes, je ne risque rien avec Chris Ware ! C'est une telle somme d'informations tant typo que graphiques que j'ai chaque fois l'impression de ne jamais en venir à bout, mais là c'est le pompon, 280 pages format 33,5 x 3 x 46,5 cm bourrées à craquer, d'une beauté architecturale à couper le souffle. Le seul problème est sa prise en mains. Pas question de lire ce pavé de 4 kilos, allongé sur le divan : il m'écraserait. Que peut-on attendre d'autre de la monographie d'un des plus grands dessinateurs actuels ? Une version française ? Oui, ce serait chouette, parce qu'en plus des reproductions incroyables il y a beaucoup à lire. Chris Ware avait d'abord été pour moi une énigme. Il livre ici les clefs, après les préfaces d'Ira Glass, Françoise Mouly et Art Spiegelman. Rappelant le sublimissime coffret Building Stories (chaudement recommandé dans son édition française chez Delcourt avant qu'il ne soit épuisé), l'ouvrage recèle des petits formats collés sur certaines pages.
Que dire de cette monographie que je n'ai déjà révélé dans mon article sur Les élucubrations de Chris Ware ? Qu'il y a à boire et à manger, mais l'entendre comme une mine insatiable de mets et breuvages plus surprenants les uns que les autres ! Qu'il faut de bonnes lunettes pour en apprécier tous les détails... Que chaque double page mérite l'achat. Que 50 euros pour cette montagne c'est donné. Que l'on y apprend que l'homme n'est pas à l'image des ses héros. Que le quotidien recèle les plus belles surprises de la vie. Que Ware sait le traduire mieux que quiconque en un rêve halluciné. Que sa critique du monde est évidemment toute en nuances. Que c'est un portrait forcément terrible de l'Amérique. Qu'il n'y a rien de surprenant d'y trouver un zootrope. Que tout cela ressemble à une énorme encyclopédie que l'on peut lire en l'ouvrant à n'importe quelle page. Émerveillement garanti.

→ Chris Ware, Monograph, relié, couverture cartonnée, version anglophone, ed. Rizzoli New York, à partir de 50€