70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 31 mars 2021

Nuit noire, nuit blanche


Il m'arrive heureusement parfois d'avoir un article déjà rédigé sous le coude. Parce que ce jour-là je n'ai pas la force d'écrire. Comme de manger, ou de dormir. Être toujours au faîte de ses possibilités n'est pas une sinécure. Si je peux donner l'illusion de la maîtrise, j'ai toujours été un rêveur. L'intuition guide mes pas, même lorsque je ne l'écoute pas. C'est un tort. Je me laisse séduire. Sur le clavier, sur tous les claviers, mes doigts obéissent à une force qui me dépasse. Rien ne permet jamais d'aller plus vite que la musique. Or, m'employant régulièrement dans cette vie fulgurante à tenter d'égaler sa vitesse, je fais de temps en temps des sorties de route dont je me serais volontiers passé. Ayant l'habitude de penser longuement et d'agir vite, j'imagine que tout le monde peut me suivre dans mes élucubrations que j'assimile à des visions. Erreur, fatale erreur. Je n'y lis pas l'avenir, mais les possibilités qu'il offre. Sensibilité ou intuition, j'ignore sa nature, mais je pressens les catastrophes. Je ne vois rien de péjoratif dans ce terme, mais simplement un dénouement. Il me semble plus amusant de défaire les nœuds qu'en ajouter de nouveaux au tableau des trophées cloués sur une planche. La vie n'est qu'une course d'obstacles que nous sautons avant d'attaquer le suivant. Ma théorie des cycles se vérifie chaque jour, mais parfois hélas la machine se grippe et je me retrouve en boucle, situation douloureuse exigeant de prendre la tangente aussi tôt que possible. À cette minute embuée qui peut paraître inextricable suit une période de vide intersidéral où le temps s'arrête. Le passé refait surface et la nuit envahit le cosmos. Je ne dors pas. Hébété, je contemple le ciel où s'écrivent nos histoires. On dessine des lignes entre les points, espérant découvrir l'animal qui se dérobe à nos yeux. Ce que sont les nuages. Lorsque les fantômes font tomber leurs suaires, se dévoile l'enfance, mais on n'y voit goutte. Le corps ne suit pas. Savoir ne suffit pas à tourner la page. Certaines sont collées entre elles, formant de secrètes ellipses, nœuds évoqués plus haut les nuits justement sans nuage ni éclairage public. Le matin, j'espère le maelström calmé, mais des épaves sont échouées sur la plage. Je gis parmi ces morceaux de bois, chiffons trempés, rêves déchiquetés. Personne n'a rien entendu. Le silence faisait masque au vacarme. Alors on regarde le soleil. Pas trop longtemps. Il s'agit de retrouver la vue, pas de la perdre. On s'arme de patience comme si on avait le temps pour soi. Mais chaque jour qui passe ne se rattrape jamais. On avance à cloche-pied sur la marelle qui affiche des cases vides. Il faut une bonne chaussure. On se relit. Le sens de la vie est cacheté dans la lettre volée. S'ils ne voient pas, vos yeux ne trompent pas. Et l'on avance d'une case. C'est toujours cela de pris. Ça n'a pas de prix. Ça.

Lefdup & Lefdup augmentés


Je pense avoir rencontré Jérôme Lefdup au sein de la commission multimédia de la SCAM il y a une dizaine d'années, mais je connaissais déjà son travail à la télévision, à une époque où je la regardais encore, soit il y a plus de vingt ans. Dans les années 60 j'étais un grand fan des facéties vidéographiques de Jean-Christophe Averty, alors évidemment Haute-Tension dans le cadre des Enfants du Rock et surtout L'œil du cyclone furent des moments de béatitude au milieu de la banalité vomie par le petit écran. Artiste polymorphe, plus vidéaste que musicien, il forme un duo diabolique avec son frère Denis Lefdup, plus musicien que quoi d'autre. Du Snark au Grand Napotakeu, ils ont continué à sévir en créant des musiques dérisoires et des images abracadabrantes marquées par leur génération hirsute. Leur site, Lefdup & Lefdup, regorge d'images fixes et mobiles, de musique et de machins innommables. Il y a deux ans, retrouvé grâce à John Sanborn, Jérôme m'offrit le DVD Histoire trouble, un montage de vues stéréoscopiques et stroboscopiques permettant de voir des images en relief sans lunettes spéciales, scénario capillotracté à la clef. Et musicalement, je ne connais que Richard Gotainer, Albert Marcœur et Eddy Bitoire (ou, plus anciens, Boris Vian, Henri Salvador, Ray Ventura, Georgius, Ouvrard, etc.) pour oser des trucs aussi nâvrants, ce qui réclame de véritables aptitudes que peu de bons musiciens possèdent, une fine analyse de la société où nous végétons, un sens de l'humour grinçant et un polyinstrumentisme où tous les coups sont permis. Le pire est que cela s'écoute avec plaisir. Car Lefdup & Lefdup viennent de commettre un nouveau forfait, un double album vinyle augmenté !


Addendum offre une sélection de titres inédits, enregistrés entre 1978 et 2018, recueil de chansons dérisoires et d'instrumentaux insistants, entrecoupés de pastilles sonores empruntées au réel. L'album 30x30 centimètres se prête bien aux élucubrations visuelles de Jérôme Lefdup qui s'est amusé à l'affubler de réalité augmentée, à condition de posséder un smartphone. Il suffit de l'orienter vers les images pour que s'animent d'étranges objets audiovisuels non identifiés, comme on peut en avoir un aperçu sur leur bande-annonce parue Noël dernier.

→ Lefdup & Lefdup, Addendum, sur Bandcamp, 25€ (15€ en numérique, mais ce serait dommage)