Bernard Vitet nous a quittés le 3 juillet 2013. Mercredi dernier il aurait eu 87 ans. Quand j'écris qu'il nous a quittés, ce n'est pas tout à fait vrai. Pour Francis, Hélène et moi, c'est une présence quasi quotidienne. Connaissant les habitudes nécrophages de la presse, je m'attendais à ce que son décès lui apporte une gloire méritée. Si la soirée de commémoration à la Java reçut plus de 400 personnes venues écouter les 31 musiciens qui lui rendaient hommage en musique, son humilité le suivit jusque dans l'au-delà. Au-delà de la conscience, s'entend, puisque Bernard n'était pas croyant, revendiquant être un homme de convictions, et non de foi. Tous les trois, avec Francis Gorgé avec qui je jouais depuis mon premier concert au Lycée Claude Bernard, avions fondé le groupe Un Drame Musical Instantané en 1976. La dernière fois que je me suis trouvé sur scène avec lui, c'était en 2000, dans le cadre du projet Machiavel, en quartet avec Philippe Deschepper (avec qui j'enregistrais hier, accompagnés par François Corneloup) et DJ Nem, et quatre ans plus tard nous signions notre dernière composition commune, après plusieurs centaines pendant trente-deux ans. Ensuite, mon ami me promettait toujours de me donner de la musique à rentrer dans la machine, mais il n'en fit jamais rien. Il avait toujours écrit crayon-papier-gomme et n'a jamais tenu une souris ! Son talent de mélodiste et d'harmoniste était incroyable. J'appris énormément sous sa dictée, même si nous nous chamaillions lorsqu'il s'évertuait obstinément à vouloir faire rentrer quatre noires dans un 3/4 ! J'avais beau lui expliquer que la machine ne se trompe jamais et que errare humanum est, il était têtu comme une mule.
L'expression ne lui aurait pas plu, il aurait avancé que les mules ne sont pas plus têtues que les cochons mangent salement, et si quelqu'un avait le malheur de revendiquer que nous ne sommes pas des moutons, il s'énervait en demandant ce que le quidam avait contre les moutons ! Il ramassait aussi les pigeons blessés dans la rue, quitte à arriver en retard à un enregistrement auquel nous avions convié une dizaine de musiciens. Régulièrement, j'ai envie de l'appeler au téléphone pour lui demander son avis sur un projet en cours ou sur l'absurdité du monde. Il avait un sens de la contradiction extrêmement développé, manière habile de faire avancer les idées. Aujourd'hui, je suis contraint, non de m'interroger sur ce qu'il aurait dit, mais d'utiliser sa méthode paradoxale pour analyser si je suis dans la bonne direction ou si je dois me tourner dans un autre sens, parfois moins évident. Je livre ici un article sur son premier disque, vingt ans avant que nous nous rencontrions lors d'un concert de soutien à la clinique antipsychiatrique de La Borde.

Article du 25 mai 2008

Encore un miracle du temps qui passe ! Bernard nous avait bien raconté que son premier disque s'intitulait Surprise-Partie D, un des premiers 33 tours vendus en supermarché (Monoprix), dans les années 50. Il avait été produit par Isaïe Diesenhaus, un type qui enregistrait du classique à la va-vite. Bernard Vitet, ayant eu beaucoup de mal pour se faire payer, avait dû user d'un stratagème plutôt rock'n roll. Pas du même style, la musique alterne mambos, boléros, calypsos, fox-trots et slow dans une optique jazz-latino. C'est donc sur eBay et CDandLP que je décroche la timbale, deux exemplaires du disque mythique sous des pochettes différentes (nette préférence pour celle signée J.Paciarz), ce qui montre à Bernard, qui n'en possédait aucun, que l'arnaque s'est répétée ! Il s'attendait aussi à ce que ce soit très ringard, mais le résultat est plus que digne dans son genre easy listening.
Bernard, qui avait alors dans les vingt et un ans, n'y joue pas de la trompette, mais du trombone à pistons, "un instrument pourri, complètement déchargé". Il est accompagné du Belge Sadi Lallemand au vibraphone, marimba et bongos (il avait dirigé l'orchestre de Jacques Hélian lorsque celui-ci était tombé gravement malade), de Bib Monville au sax ténor (beau-frère de James Moody avec qui Bernard jouait également), de Bob Aubert à la guitare, de Pierre Franzini au piano, probablement de Pierre Sim à la contrebasse, mais il ne se souvient plus du batteur, à moins que ce ne soit Baptiste "Mac Kak" Reilles (une sorte de prince des gitans complètement allumé qui ne s'entendait pourtant pas très bien avec Sadi). Ensuite, mon camarade joua essentiellement avec des vedettes de variétés, comme Yves Montand, Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, Jacqueline Danno, Brigitte Bardot et avec des jazzmen comme Kansas Fields, Guy Lafitte, Jean-Claude Fohrenbach, Jacky Knudde, Bibi Rovère, Charles Saudrais, Léo Chauliac, Hubert Rostain, Alix Combelle, Ivan Julien, Christian Chevallier... Le free jazz, suivi de nos 32 années de collaboration quasi quotidienne au sein du Drame, sont venus plus tard.
Le vinyle de la Guilde Européenne du Disque porte le numéro SP53. La face 1 présente Oye Mambo (mambo signé Trianda), Dansero (boléro d'Haymann), Crazy Rythm (mambo-guaracha de Meyer), Pielcanella (de Capo, annoncé sur le macaron, mais semble-t-il non enregistré !?), Temptation (boléro de Brown), Starling Rye (calypso de S.Sid), Toi qui disais (fox de Suesse). Sur la face 2 se succèdent Le loup, la biche et le chevalier (calypso d'Henri Salvador), I got you under my skin (boléro de Cole Porter), Dimanche (fox de Bib Monville), Jokin' the blues (fox de Vitet) et Isabel Day (slow de Bob Aubert), mais cette fois encore il y a un titre de plus que le nombre de plages.
Au dos de la pochette jaune et orange, on peut lire les Conseils pour l'emploi des disques microsillon : "Les disques microsillon sont moulés en résine vinylique, donc pratiquement inusables. Ne les utilisez qu'avec un pick-up léger à saphir-microsillon. Vérifiez fréquemment l'état de votre saphir et changez-le toutes les 100 faces au plus. Pour conserver vos disques en bon état de propreté, essuyez-les avec soin dans le sens des sillons, à l'aide d'une chamoisine antistatique."
Pour ne pas rester trop ésotérique, retrouvez le disque ici-même !