Huit heures de documentaire sur les Beatles enregistrant Let it Be, leur douzième et dernier album avant séparation, peuvent sembler excessives, mais il est absolument passionnant de voir le travail à l'œuvre, un work in progress exceptionnel où la personnalité de chacun des quatre musiciens apparaît au fil des journées passées d'abord sur le trop grand plateau de cinéma de Twickenham, à l'acoustique médiocre, puis dans le nouveau studio de leur compagnie Apple Corps, bricolé, mais finalement maîtrisé par l'ingénieur du son Glyn Johns pour finir par l'ultime concert live sur le toit de l'immeuble au 3 Savile Row à Londres le 30 janvier 1969. Sur Wikipedia vous trouverez toutes les informations sur les trois épisodes de cette saga remontée par Peter Jackson, le réalisateur du Seigneur des anneaux, à partir des cinquante-sept heures de rushes filmées à l'origine par Michael Lindsay-Hogg et de cent cinquante heures d'enregistrements audio. Les caméras filment tout, captant l'intimité du groupe, laissant percevoir les arrière-pensées des uns et des autres, jusqu'à espionner une conversation en a-parte. Alors que la pellicule est restée enfermée pendant un demi-siècle dans un coffre, la qualité du 16 mm est superbe, le son impeccable.


L'absence de commentaires, hormis de rares cartons resituant la chronologie et les évènements hors-champ, fait de ce film un témoignage épatant sur l'acte de création, et l'esprit d'un groupe pop dont la maturité artistique est loin devant celle de leur gestion des rapports humains. Cet écart rend les protagonistes particulièrement attachants, dans leurs différences et leurs aspirations. Malgré leurs dissensions qui verront la fin de leur association, leur dissipation à zapper sans cesse vers d'autres chansons que les leurs ou celles qu'ils sont censés répéter, expose leur plaisir de jouer, de jouer ensemble. L'esprit potache de la bande des quatre était déjà explicite dans les films A Hard Day’s Night et Help! de Richard Lester.

Si Paul McCartney est le plus dissipé, c'est aussi le plus sérieux et le mieux structuré du groupe. Il passe son temps à prendre avec succès toutes sortes d'accents et de voix pour jouer des morceaux qui n'ont rien à voir avec leur répertoire. Il est certainement le plus attaché à l'esprit collectif, et la complicité entretenue avec John Lennon, perdue depuis que celui-ci a rencontré Yoko Ono, lui manque cruellement. La bande de copains sont devenus des professionnels. John n'est plus vraiment là, obnubilé par la passion pour sa compagne, assise en permanence à ses côtés et dont les hurlements sur certaines jams improvisées n'ont pas l'air du goût de tout le monde. Ses blagues sont plutôt lourdes, imitant également toutes sortes de voix pour faire rire les autres. Alors que les polyinstrumentistes John et Paul cosignent toutes leurs chansons depuis toujours, même si c'est devenu plus contractuel que réel avec le temps, George Harrison souffre d'être le petit dernier, le plus jeune, seul et étouffé par le dirigisme de Paul. Excédé, il quittera le premier le groupe avant de revenir sur la pression de ses camarades. C'était probablement à mon tour d'être le gamin, mais un an plus tard, il me semblera avoir pris de l'assurance quand je l'accompagnai chez Maxim's ! Il préparait évidemment le magnifique triple All Things Must Pass qui lui permettra de s'affranchir de l'autorité du duo Lennon-McCartney. Ringo Starr semble ailleurs, carrément à côté de ses pompes, la bonne pâte qui évite les conflits, le batteur qui assure. Quant à Michael Lindsay-Hogg, on a l'impression que son cigare est surtout là pour revendiquer sa filiation biologique avec Orson Welles, mais cela s'arrête là. Mal Evans, l'assistant du groupe, prend en notes la moindre élucubration verbale qui pourrait préciser les paroles d'une chanson. Le bienveillant George Martin a évidemment peu de travail avec ce projet de concert live, une pratique que les Beatles avaient abandonnée depuis 1966, réalisant leurs sensationnels disques de studio, Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band et le double album blanc. De passage, le claviériste Billy Preston a la chance de rejoindre le groupe pour que les arrangements soient complets lorsqu'ils joueront en direct, sans overdub. Il est intéressant de constater que tout cela est produit seulement avec un magnétophone 8 pistes, ce qui semblerait ridiculement mince aujourd'hui à la plupart des musiciens.

La saga se termine donc en beauté avec un concert de 42 minutes sur le toit de l'immeuble, le rooftop concert, interrompu par la police et le froid. Le public est composé de proches, mais les badauds se pressent sur les toits autour et la foule en bas sur les trottoirs. Nombreuses chansons absentes de Let It Be se retrouveront sur l'album Abbey Road, enregistré l'été suivant mais sorti avant, ou sur les disques solo de Paul, John et George. Les Beatles se sépareront définitivement l'année suivante à l'initiative de John. Entre le premier album et le dernier, il n'y a que six ans, assez pour marquer indéniablement l'époque. Contrairement à Robert Johnson, Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain, Amy Winehouse, Blind Owl Wilson ou Jean-Michel Basquiat, tous morts à 27 ans, celle des Beatles n'est que celle de leur fructueuse association. John sera assassiné en 1980 à l'âge de 40 ans, le cancer aura raison de George en 2001 à 58 ans. Paul, Ringo, Yoko et Olivia, veuve de George, participent à la production de ce film autrement plus juste et passionnant que la version de 1970 intitulée Let It Be.