Pourquoi emporter des films sur une île déserte ? Quelle drôle d'idée ! L'expérience nous débarrasserait d'un fatras de mémoire, d'une technologie handicapante qui pourrit nos week-ends, des contingences qui nous font oublier qui nous sommes et à quoi nous appartenons. Au lieu de cela, obsessionnels, nous dressons des listes qui nous poursuivent dans nos rêves. Nous fabriquons ces rêves de toutes pièces pour conjurer le réel, inconscient transposé dans une fiction somnambulique sans issue. L'enjeu serait-il le même avec des disques ou des livres ? Certains manuels de survie seraient plus utiles que de s'abstraire du train-train quotidien en s'aveuglant de bouts de ficelles en celluloïde. Mais non, on s'accroche à ses avoirs pour ne pas évoquer la difficulté d'être. On se moque de Robinson Crusoé en faisant les yeux doux à Babylone. On fait les courses pour la semaine. On accumule des biscuits pour l'hiver, alors que déjà l'été approche avec l'avoir été.

N'empêche. J'ai pensé aux dix films, cédant aux sirènes des retrouvailles, mais pas à la nostalgie. J'ai misé sur l'avenir. Coup de théâtre : le premier sur mes lèvres est Muriel d'Alain Resnais ; son sous-titre, le temps d'un retour, m'en dissuade aussitôt. De plus, je ne veux choisir que des films sortis en dvd : je n'ai pas encore reçu Hellzapoppin (ici le début en images et la jam avec Slim Gaillard), commandé ce matin en Angleterre. C'est trop compliqué, il y en a trop. En parcourant les tranches des boîtiers classés par genre et chronologie sur les étagères, je tombe automatiquement sur les plus épaisses et décide ainsi de suggérer dix coffrets indispensables à mes yeux et à vos oreilles. Évidemment je triche en choisissant des coffrets plutôt que des films, ça laisse un poil plus de temps au naufragé, j'aurais pu choisir ceux de Michael Powell, Fritz Lang, Luc Moullet, Jacques Demy ou des anthologies de Gainsbourg, Brel ou Barbara... Mais aujourd'hui, c'est ainsi :
1. Je saisis l'Atom Egoyan qui vient de paraître parce que je n'ai vu qu'un seul des huit films qu'il réunit (TF1 Vidéo), et même cet Adjuster, je veux le revoir avant de le chroniquer ici.
2. Criterion a rassemblé Le sang d'un poète, Orphée et Le testament d'Orphée avec comme d'habitude d'excellents boni pour honorer l'injustement décrié Jean Cocteau. L'œuvre de ses détracteurs, homophobes nauséabonds, résiste moins bien au temps que celle du poète. Magie du cinématographe. Le parrain de la nouvelle vague. En France, Studio Canal a remplacé Orphée par La belle et la bête, c'est bien aussi. Tout est bien chez Cocteau. J'attends que paraisse Les parents terribles.
3. Les Noailles offrent un pont vers Luis Buñuel. J'aurais opté pour La voie lactée ; le coffret Canal lui adjoignant Belle de Jour et Tristana (les plus beaux rôles de Catherine Deneuve à part chez Demy) fait encore mieux l'affaire. Les absurdités de la religion et les mesquineries de la bourgeoisie me font rire toujours autant. Il existe un coffret encore plus gros de neuf films, c'est trois fois mieux, puisqu'il ajoute Le journal d'une femme de chambre ("je suis pour l'amour, moi, Célestine, pour l'amour fou..."), Le charme discret de la bourgeoisie ("le sergent a un rêve très sympathique à vous raconter"), Le fantôme de la liberté ("mais qu'au moins les moines restent !"), Cet obscur objet du désir, etc. Du pain béni !
4. Je vous ai déjà bâché et rabâché les oreilles avec l'Histoire (s) du cinéma de Jean-Luc Godard (G.C.T.H.V.). C'est tout de même beaucoup plus riche que le coffret Debord (G.C.T.H.V.), plus conceptuel que jouissif, et plus swing encore que L'abécédaire de Deleuze (Éd. Montparnasse).
5. Je n'avais pas le choix avec Lucchino Visconti. Il en manque beaucoup trop. Warner a simplement collé ensemble Les damnés et Mort à Venise. C'est déjà ça. La précision du détail. L'universalité. Il met en scène ce qu'il connaît pour l'avoir vécu. Une histoire de famille. Renoir, Visconti, Mizoguchi, l'appareil critique au meilleur de sa forme.
6. N'importe quels Mizoguchi Kenji donc. Ici Les amants crucifiés, L'intendant Sansho, L'Impératrice Yang Kwei-Fei, Le Héros sacrilège (Opening). Le second volume est aussi formidable. Mais quid de La rue de la honte, le dernier, le plus puissant. Mizoguchi sait filmer les femmes, comme Max Ophüls ou Jean Grémillon. Il a pourtant été poignardé un jour par une prostituée... Allez savoir...
7. Jean Vigo, l'intégrale, tout est là, tout est montré, analysé, à savourer tel quel (G.C.T.H.V.). Dont le Cinéastes de notre temps réalisé par Jacques Rozier. Son Adieu Philippine aurait fait partie des dix films. Je ne me lasse d'aucune de ses réparties, d'aucun plan, d'aucune chanson. Le coffret Cinéma, de notre temps aurait pu aussi figurer ici si y étaient sélectionnés la Première vague, Samuel Fuller, Josef von Sternberg, John Ford... plutôt que quelques contemporains un peu barbants.
8. J'ai déjà évoqué ici Norman McLaren, une autre intégrale, le maître de l'animation...
9. Et le coffret métal bleu style boîte de biscuits (on y revient) de Tex Avery, qui ferait faire des économies considérables à la Sécurité Sociale s'il était remboursé plutôt que tous les anti-dépresseurs prescrits abusivement. Aucun effet secondaire !
10. Je termine avec la meilleure série télévisée de ces dernières années, Six Feet Under, ici la première des cinq saisons, il faut bien commencer quelque part. Puisque tout finit un jour, et que nos rêves nous survivront peut-être. Peut-être ? Pouvoir être. Peu. T'être.