70 Cinéma & DVD - août 2007 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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samedi 18 août 2007

Mondo Mulloy


J'ignorais tout de Phil Mulloy avant que Lucie ne me prête le passionnant dvd Mondo Mulloy. Ses créatures prognathes se fondent dans le décor agressif des sociétés qui les conforment. Elles en ont la cruauté comme son dessin y puise sa brutalité. Y entendre l'art brut d'un Grosz ou l'humour d'un Reiser. La critique est acerbe, le graphisme absorbant. Enfin un auteur qui puise son inspiration dans la réalité politique et sociale tout en en proposant une vision personnelle ! C'est beau et dur à la fois.
Je reconnais instantanément le violon d'Alex Balanescu qui a composé nombreuses des musiques des dessins animés de Mulloy, pour avoir enregistré son quatuor interprétant notre Sniper Allée sur le cd Sarajevo Suite que j'avais réalisé en 1994. Le Quatuor Balanescu accompagnait également Dee Dee Bridgewater pour La prière de Sarajevo, chanson écrite avec Bernard sur un texte d'Abdullah Sidran, reprise en scène par Kate Westbrook. Pour la série Cow-boys, Balanescu cosigne avec le pianiste Keith Tippett et pour The Sound of Music, Alex est rejoint par Beñat Achiary, Michel Doneda et Steve Arguëlles qui joue dans notre Machiavel et a composé le remix Nusch à partir de notre trio avec Brigitte Fontaine. C'est plutôt rare d'entendre ces musiciens avec des films d'animation. Alex a plus souvent composé pour des longs métrages. Comme pour le Kronos, j'achète tout ce que je trouve du Balanescu String Quartet.
Parmi les extraits trouvés sur YouTube, je choisis The Chain, mais la couleur n'atténue pas la corrosion, bien au contraire !

samedi 11 août 2007

La revanche de Robert Crumb


Comme nous venions de voir le Fritz the Cat de Ralph Bakshi, Lucie nous a prêté le Crumb de Terry Zwigoff qui réalisa ensuite Ghost World et Art School Confidential d'après les bédés de Daniel Clowes. Le dessin animé de Bakshi librement inspiré et sauvagement critiqué par Robert Crumb est amusant. Le documentaire de Zwigoff révèle la personnalité renversante du célèbre dessinateur américain, avec ses deux frères encore plus atteints que lui par la névrose familiale, vivant reclus l'un chez leur mère et ne quittant jamais sa chambre, l'autre méditant sur une planche à clous et ne fréquentant personne. Leurs deux sœurs ont refusé de figurer dans le documentaire. Quelles révélations pourraient-elles apporter ? L'extrême violence du père, les jalousies internes de la fratrie, les rapports de force qu'elles génèrent et leur obsession sexuelle à tous trois les ont fait se retrancher dans le monde des comics. Robert Crumb est aussi misanthrope et misogyne que ses frères, mais il a su utiliser la bande dessinée pour prendre sa revanche contre un monde qui le rejetait. Son expérience du LSD sera déterminante, ouvrant une brèche graphique qu'il exploitera après être "redescendu". Charles Crumb se réfugiait dans l'écriture et la littérature du XIXème siècle, il se suicidera en 1991, un an après le tournage. Max Crumb fait la manche dans la rue sur sa planche à clous. Bob n'écoute que des 78 tours de musique américaine, s'habille comme l'as de pique et enfile les déclarations provocantes qu'il réussit à faire passer grâce à son génie de la caricature. Il dynamite les conventions familiales, revendique ses déviances, s'entête contre la commercialisation à outrance de son œuvre et déserte les États-Unis pour le sud de la France.
Les bonus du dvd évoquent la place de la musique chez Crumb dont le clip des Primitifs du Futur avec qui il joue de la mandoline et un entretien avec le compositeur Dominique Cravic, plus une présentation d'Antoine Guillot et un entretien du directeur du Festival de BD d'Angoulême, Jean-Pierre Mercier.

vendredi 3 août 2007

Amie Siegel fait fondre le réel


Quittant Berlin où elle avait été artiste en résidence et passant voir Françoise à Paris avant de rejoindre Harvard où elle venait d'être nommée en charge du cinéma expérimental, Amie Siegel avait sous son bras deux films.
Le premier, Empathy, est un long métrage sur l'intimité des rapports entre le psychanalyste et son patient. Les psys sont réels, tandis que les patientes sont jouées par des comédiennes, mais rien de cela ne se voit tant la direction d'acteurs est maîtrisée. Cela se comprend lorsque la réalisatrice américaine le souhaite pour aussitôt nous le faire oublier. Si la plupart des praticiens ronronnent d'une langue de bois pare-feu, celui que j'appelle "le crocodile" se livre à l'objectif avec une sincérité hors du commun. Derrière la fente de ses yeux, on sent l'animal prêt à bondir. Mais la patiente n'est pas une proie envisageable et il refermera ses mâchoires sur ses propres fantasmes. Amie Siegel laisse traîner ses clefs pour offrir aux spectateurs les indices de la relation qu'entretient la cinéaste avec ses sujets : la perche entre dans le champ, Amie fait mine d'apprêter sa comédienne, extraordinaire Gigi Buffington, comme si la caméra ne tournait pas encore, le début même du film montre que les tricheries sont de mise comme dans tout documentaire (documenteur explicité par Varda !), les auditions pour le rôle principal sont-elles jouées ou vécues, etc. La passe est réussie lorsque le plateau de jeu bascule, le transfert s'opérant, le psy glisse du fameux fauteuil au divan d'Amie !


Amie Siegel avait découvert les copies des films que Françoise avait laissées dans les archives de l'Université d'Harvard à Boston. Elle avait été impressionnée par Mix-Up comme par Appelez-moi Madame (Call Me Madam). Le premier est sorti en dvd chez Lowave, le second pourrait être édité prochainement. Toutes deux aiment mêler documentaire et fiction, jouer des faux-semblants et entraîner leurs personnages réels sur les pentes taquines de la reconstitution et de la mise en scène. Sublime coïncidence, Amie reconnaît la monteuse, Maguy Alziari-Siegel, en photomaton sur le générique de Mix-Up, c'est la femme de son cousin américain à Paris. En regardant le second film qu'elle nous a laissé nous comprenons qu'Amie est une réalisatrice avec de beaux jours devant elle. Françoise me dit qu'elle a déjà ressenti cette complicité lorsqu'elle rencontra Atom Egoyan il y a vingt ans... Ce n'est pas tous les jours que l'on fait de pareilles rencontres.


Le court-métrage Berlin Remake est une installation pour deux écrans (split screen). Le bonus montre le film in situ dans le cadre d'une exposition. Sur l'écran de droite sont projetées plusieurs séquences de films est-allemands des Studios DEFA entrecoupées de noir, sur celui de gauche Amie Siegel montre les mêmes lieux qu'elle a filmés à plusieurs décennies de distance. Elle a conservé le son de "l'original". Si les cadres et les mouvements de caméra sont identiques, la réalisatrice a, cette fois encore, joué de la mise en scène pour parfaire l'illusion. Elle a disposé des personnages aux places stratégiques du cadre comme le monteur cherche les contrastes de lumière pour réussir ses passages d'un plan à un autre. Mais ici voir les deux images en même temps troublent le regard, exhorte l'émotion et la réflexion, nous renvoyant à notre propre histoire. Le cinéma n'est-il pas l'art de reproduire les émotions passées de chacune et chacun ? Cantonner l'installation à une évocation du temps qui passe dans un endroit, il est vrai, chargé de sens, Berlin Est, est une grave erreur. C'est la sempiternelle question de l'identification qui est nous est renvoyée par ce miroir sorcier, une glace à trois faces où le visiteur, à son tour, devient l'acteur d'un monde imaginé par la metteuse en scène. Berlin Remake est un pas de plus vers l'immixtion de la fiction dans le réel et sa réciprocité. Une mise en abîme qui défie la loi des genres.

jeudi 2 août 2007

Tombeau de Michelangelo Antonioni


Le train est entré en gare le 24 décembre à minuit. En bas des marches, Venise s'étalait à nos pieds sous quinze centimètres de neige. La météo nous avait forcés à atterrir à Gênes. L'autocar nous avait laissés en rade à Milan. Nous avions pris le métro avec armes et bagages, deux enfants nous accompagnaient. J'avais vingt six ans. Les panneaux annonçaient qu'il n'y aurait aucun départ pour Venise avant le lendemain matin. Je suis allé battre la semelle sur les quais avec Jean-André. Pour tuer le temps, il s'adresse à un conducteur de locomotive penché à sa fenêtre :
- E voi, dove andate?
- A Venezia!
- Aspettiamo...
Nous embarquons en catastrophe tandis que le convoi s'ébranle...
J'ai raconté l'histoire le 2 février dernier :
C'était la première fois que j'allais à Venise, un lendemain de Noël, 1978... Jean-André (Fieschi) m'avait emmené pour "fêter" la fin de notre collaboration de quatre ans. La ville était recouverte de neige, beaucoup. Ce matin-là, Jaf me guida jusqu'à San Giorgio degli Schiavoni pour voir les Carpaccio. Je fus saisi par les cadres, hors champ préfigurant déjà le cinématographe, et par le mouvement. J'y voyais aussi un ancêtre de la bande dessinée. Il y a chez ce peintre la même modernité que l'on rencontre dans la musique médiévale, la plus proche de nos improvisations contemporaines. Ses rouges et ses bleus se retrouvent dans Le désert.
Nous étions seuls dans la petite église avec un couple, un monsieur qui semblait déjà âgé et une jeune femme. Nous l'avons reconnu, lui, mais nous n'avons pas osé bouger, nous aurions brisé le charme. Nous l'avons regardé s'éloigner, de dos, le long du canal. Tout était magique. Venise sous la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, et Michelangelo Antonioni.
En tapant ces mots j'avais cru décrire la scène que nous avions vécue (la météo, les Carpaccio, San Michele sa lance à la main, l'instant partagé), alors que sans la savoir j'avais dessiné le portrait du cinéaste sur son lit de mort : la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, Michelangelo Antonioni !
Le jour d'après, nous avons pris le vaporetto jusqu'à San Michele pour porter des fleurs sur la tombe de Stravinsky à la demande d'un ami. À côté de la sienne, un chausson de danse avait été déposé sur celle de Diaghilev. Des mots griffonnés sur des bouts de papier détrempés par la neige collaient à la pierre. Ce matin-là, j'appris qui était Ezra Pound, un autre fantôme de l'île. Quelques jours plus tard, Biette nous conseillait, à Henry Colomer et moi, son a.b.c. de la lecture. Je m'y plongeai...
Ce matin, je revois le plan-séquence de ''Profession Reporter'' comme une variation de ce Tombeau.