70 Cinéma & DVD - novembre 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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dimanche 28 novembre 2010

L'opéra projeté


Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais à l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.

lundi 22 novembre 2010

Comme Steve McQueen


Ayant regardé Undercurrent (Lame de fond), un superbe Minnelli de 1946 conseillé par Elisabeth, où les rapports psychologiques et les appartenances de classe sont remarquablement mis en scène, nous avions envie de terminer la soirée par un film facile qui nous transporterait jusqu'à notre lit une fois les volets rouverts sur la pleine lune. C'est l'heure des comédies ou des polars. Va pour Bullitt que nous n'avions vu ni l'un ni l'autre depuis belles lurettes, à sa sortie début 1968 en ce qui me concerne.
Quelques mois plus tard, Peter Rambo (rien à voir avec le type qui fait de la gonflette), qui allait prendre la route pour manifester contre la guerre du Vietnam à la Convention Démocrate de Chicago, m'emmena au Fillmore West écouter Kaleidoscope et Grateful Dead dans une longue voiture américaine comme on en construisait encore à cette époque. Mes hôtes californiens étaient un peu plus âgés que moi qui n'avais que quinze ans, ce qui leur octroyait le droit de conduire et d'être assez fous pour rejouer la scène mémorable de Bullitt sans la partition de Lalo Schifrin. La voiture décollait du sol à chaque croisement et retombait sur la chaussée en faisant tonner ses amortisseurs. Je n'en menais pas large d'autant que je venais de tester les produits locaux pour la première fois de ma vie. Les light-shows psychédéliques et les guitares électriques achevèrent de me faire passer dans le nouveau monde, celui qui signale aux adolescents qu'il en est un autre.
Comme je raconte cette histoire à Françoise, elle m'apprend qu'elle entreprit aussi un remake de Bullitt. Un jour (comme un autre) qu'elle entendit que son avion allait s'envoler alors qu'elle était partie se promener dans Kennedy Airport, elle tenta en vain de passer. Les hôtesses refusèrent jusqu'à ce qu'elle explique que sa valise avait été enregistrée et s'envolait seule pour le Festival du Film de Toronto. Boum et reboum ! Les consignes de sécurité sont draconiennes. Au nom de la loi, comme Steve Mc Queen, elle réussit ainsi à faire rebrousser chemin au Boing et à embarquer !

lundi 8 novembre 2010

Nos années télé


En ouvrant le coffret de 3 DVD de Nos années télé publié par les éditions Montparnasse j'espérais que la madeleine de Proust ressusciterait des souvenirs intimes au delà des archives offertes à tous. La télévision ayant à peu près mon âge, ses 30 premières années correspondent à mon enfance (DVD1 : 1950-1960, Le temps des pionniers), à mon adolescence (DVD2 : 1960-1970, La télévision fait sa révolution) et à ma désertion du petit écran (DVD3 : 1970-1980, La couleur, les jeux, les feuilletons...). Le Nos du titre vise bien la nostalgie des uns ou simplement la mémoire des autres. Même si la première image est celle de Pierre Desgraupes, producteur avec qui j'ai travaillé comme compositeur de musique dans les années 70 avec mon amie la monteuse Brigitte Dornès, mes parents n'avaient pas la télévision à ses débuts, aussi je découvre certaines images mythiques d'une actualité que nous ne pouvions regarder qu'au cinéma avant le court métrage et le grand film. Mon père avait joué le rôle de candidat bidon pour les débuts du jeu L'homme du XXe siècle animé par Pierre Sabbagh ; l'émission n'y figure pas, mais on ne peut tout mettre dans 9 heures de programme qui tiennent plus du menu dégustation que de l'encyclopédie.
Cinq colonnes à la une, La piste aux étoiles, Discorama, La caméra explore le temps, Âge tendre et têtes de bois, Le palmarès des chansons, Le Petit Conservatoire de la chanson, Au théâtre ce soir, Dim Dam Dom, Les femmes aussi, Les dossiers de l'écran, Les coulisses de l'exploit, Intervilles, Monsieur Cinéma, La caméra invisible, Le mot le plus long et bien d'autres me rappellent les soirées en famille à une époque où l'unique chaîne permettait à tous de tout voir et de découvrir des mondes que nous nous serions interdits sans cela. La seconde chaîne n'y changera pas grand chose. Aujourd'hui les chaînes spécialisées cantonnent les téléspectateurs dans des ghettos communautaires. La France regardait aussi bien Les Shadoks que Lecture pour tous, Thierry le Fronde et le catch, les grandes dramatiques et les variétés, Les cinq dernières minutes et le Journal Télévisé... Je regrette que le nom des réalisateurs et le générique de chaque extrait ne soient pas reproduits sur le livret qui n'apporte pas grand chose (même grand format que le coffret Salut les copains, adapté aux cadeaux de fin d'année). Au delà de la sélection un peu trop people et des éternelles débilités (la plus belle télé du monde ne peut donner que ce qu'elle a), si l'éventail ne permet que de picorer, les génériques et les voix de toutes ces émissions raviveront les souvenirs enfouis de toutes les générations qui furent hypnotisées par la petite lucarne. Les plus jeunes pourront se plonger dans cet univers préhistorique avec le même intérêt que nous pouvons porter à l'Histoire pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Dans une époque où nous fabriquons essentiellement des produits Kleenex, conçus pour se dégrader suivant un cynique plan marketing, où les œuvres disparaissent au gré du renouvellement des supports, les documents exhumés prennent une valeur inestimable. Les lettres autographes des grands personnages sont souvent des témoignages précieux sur leur œuvre, les tableaux originaux qui hantent les musées diffusent une émotion infalsifiable, les improvisations sur piano mécanique enregistrées par Saint-Saëns ou Mahler sont bouleversantes, nos bibliothèques recèlent des trésors qui ont traversé les siècles... Les archives du medium devenu le maître à penser ou la machine à décerveler de la seconde moitié du XXe siècle, détrôné(e) récemment par Internet, sont une mine d'or où nous irons piocher les pépites cathodiques qui raviveront nos émotions passées et rehausseront notre esprit critique.

jeudi 4 novembre 2010

Closed Vision, un diamant noir comme un drapeau


Tant de trésors méconnus refont surface au fur et à mesure que se développent de nouvelles technologies qu'il est tragique d'imaginer tous ceux qui se sont à jamais perdus dans la nuit des temps. La multiplication des reproductions laisse espérer que ces joyaux résisteront au trou de mémoire que l'évolution des supports creuse paradoxalement.
Un vulgaire DVD ressuscite ici un de ces bijoux ensevelis que l'Histoire du cinéma nous avait cachés. En 1954, Jean Cocteau et Luis Buñuel présentent Closed Vision du jeune Marc'O au Festival de Cannes comme un film révolutionnaire. Ces deux-là s'y entendent, Le Sang d'un poète et L'âge d'or leur confèrent une autorité dont ils se moquent comme deux sales mioches. Cocteau n'aura de cesse de découvrir de nouveaux talents (dont Radiguet et Genet, lançant le Groupe des Six, soutenant Truffaut et ses 400 coups, etc.) et d'énerver les gardiens de la modernité. Buñuel utilisera son analyse de Freud, Marx et la Bible pour ses délires critiques et s'amusera à provoquer jusqu'à son dernier film.
Les Périphériques vous parlent éditent le DVD de Closed Vision en versions française et anglaise. Dans les deux langues les voix off scandent, chantent, ponctuent, interprétant avec excellence le "scénario paroles" tandis que le "scénario images" produit un montage surréaliste composé de collages graphiques (tableaux de Marc'O et son assistante Yolande du Luart, lettres picturales de Poucette), reportages, compositions avec acteurs, etc. Le cut-up avant-gardiste des dialogues généra le montage des images qui lui-même orientera l'interprétation des voix. La musique de Roger Calmel, élève de Darius Milhaud, suivant ces péripéties libres comme l'air, leur passe de fausses menottes de fil rouge.


En complément de programme à ces "soixante minutes de la vie intérieure d'un homme", André Labarthe et Marc'O, une nuit, étendus sur deux transats dans un petit bois, évoquent Guy Debord dont le second édita les premiers textes, François Dufrêne, Gil Wolman, le Traité de bave et d'éternité de Isidore Isou qu'il a produit en 1951, deux ans avant son film néo-symboliste qui ne ressemble à rien d'autre. Le cinéaste est connu pour son film-culte Les idoles, théâtre musical avant la lettre, satire yéyé du show-biz qui révéla les acteurs Bulle Ogier, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Valérie Lagrange, Jacques Higelin, Elisabeth Wiener, etc.


Inspiré explicitement par James Joyce et Jean Vigo, rappelant furieusement Antonin Artaud, Closed Vision anticipe aussi bien les recherches de Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma) que les vociférations anarchistes de Léo Ferré. La révolte à l'œuvre, caustique et drôle, lyrique et mordante, annonce aussi mai 68 qui explosera quinze ans plus tard ! Sa poésie cinématographique laisse entrevoir un "haut les masques !" digne de Cocteau et des paradoxes buñuéliens que les contradictions n'ont jamais effrayé.
Si vous souhaitez assister à un spectacle cinématographique expérimental qui fait sens, n'hésitez pas, ce point de vue documenté sur la Croisette, introspection ouverte sur le monde, est aussi jubilatoire que passionnant (dist. Choses Vues / Coopaname).