70 Cinéma & DVD - juillet 2012 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 juillet 2012

Évocation de Chris Marker


La disparition de Chris Marker, le jour-même de son anniversaire de 91 ans, est le dernier tour de cet artiste immense qui sut se jouer de la mémoire et du futur dans un univers quantique où l'impossible faisait partie de son quotidien. On ne sera donc pas surpris de le voir réapparaître au détour d'un plan, du moins en ombre fugitive tant il détestait se montrer en public, énième réincarnation de Guillaume-en-Égypte.
Au printemps 2001, alors corédacteur du Journal des Allumés du Jazz, je posai La Question, entre autres, à Chris Marker :
" Autour de la musique gravitent des images. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ? "
Ce n'est pas vraiment un inédit puisque sa réponse parut dans le n°5, mais elle figure à elle seule une petite nouvelle, un court-métrage, une histoire comme seul il savait les raconter. Il a semé tant de graines que nombreuses plantes ne manqueront pas de refleurir après lui.

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" Celle qui vous a le plus marqué ? ". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme " les dix films qui ? " " les dix livres dans une île déserte ? " etc) -et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.

Amitiés, Chris Marker

L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) - deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan les Pins.

Note aucazoù : Exodus, You go to my head et Hatikvah doivent être en italiques.

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Chris Marker sur drame.org :
Chris Marker, moires et mémoires
Le 1er mai 2009 vu par Chris Marker
Immemory de Chris Marker (version anglaise pour OSX)
Le souvenir d'un avenir
Regarder Chris Marker dans les yeux
Chris Marker et les syndicats
Etc.

lundi 23 juillet 2012

Un cercueil rose


L'excellente comédie Et si on vivait tous ensemble ? est victime d'un titre réducteur et d'une bande-annonce attendue alors que le film de Stéphane Robelin est original, drôle, critique, bien filmé, d'une très grande finesse, superbement dialogué et interprété par une bande de joyeux seniors qui nous donnent une belle leçon de vie, dans le film comme dans leur profession. Jane Fonda, Geraldine Chaplin, Claude Rich, Guy Bedos, Pierre Richard s'en donnent à cœur joie même dans les moments les plus graves (dvd Studio 37).


J'évite donc la bande-annonce et vous renvoie à un petit sujet sur le tournage. En France, si elles ne sont pas signées par une célébrité, les comédies sont peu acclamées par la critique, remportent rarement la palme, alors qu'elles sont aussi nécessaires que le reste, si ce n'est plus en ces temps de crise et de morosité, et les vacances ne changeront rien à l'affaire. Le cinquième film de Robelin a reçu un accueil enthousiaste du public en province, probablement des vieux qui ont forcément identifié leur préoccupation majeure, comment bien vieillir et passer au mieux nos dernières années, alors qu'à Paris il est passé quasiment inaperçu. Je n'avais pas autant entendu rire mes amis depuis la projection des Beaux gosses de Ryad Sattouf qui, loin d'être une grosse daube, a la même qualité d'étude de mœurs, là sur des adolescents pubères, ici sur des seniors en fin de vie. J'ignore quel regard les jeunes peuvent avoir sur ce film, mais je suis certain que, passé 50 ans, il est absolument salutaire, et comme l'âge n'a rien à voir avec la date de naissance, je le recommanderai donc à tous et à toutes !