La revendication de chef d'œuvre incite à la suspicion lorsqu'il s'agit d'œuvres récentes. Les journalistes relayant les services de communication annoncent toujours le dernier disque, le dernier film d'un auteur comme son meilleur, pour rattraper le coche qu'ils ont raté quelques années auparavant, d'où une forte déception qui ne profite nullement aux artistes encensés indûment dans l'instant. Suscitée par une même démarche mercantile, l'annonce de versions cinématographiques intégrales jette un doute sur leur opportunité. Il existe pourtant des films dont la version remasterisée et rendue à sa forme avant charcutage rend justice à son réalisateur. Qu'à l'instar de la version disparue de 9 heures des Rapaces (Greed) d'Eric von Stroheim on ne regrette pas éternellement ce que les diktats de production ou de distribution ont saccagé. La version Redux d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola fait partie de ces joyaux qui prennent leur véritable sens seulement après qu'une version conforme aux souhaits du réalisateur ait enfin été éditée.
Il en est de même avec La porte du paradis de Michael Cimino que publie Carlotta en Blu-Ray ou double DVD (avec 2 heures de bonus dont entretiens avec le réalisateur, les comédiens Kris Kristofferson, Jeff Bridges, Isabelle Huppert et David Mansfield). Le cadeau de Noël consiste en un coffret prestige accueillant en plus le CD de la bande originale, trois livrets (l'original de la première du film, un portfolio de photos de plateau, un essai de Jean-Baptiste Thoret et de nombreuses archives) et enfin la Bible du tournage, reproduction du script personnel de 288 pages de Michael Cimino avec annotations et dessins (sortie le 20 novembre) ! En 1980 j'étais resté sur ma faim et c'est seulement dans sa version restaurée que trente-trois ans plus tard l'œuvre m'est apparue dans toute sa beauté, à la fois plastique et critique. Entre temps la voix off et les flashbacks ont sauté au montage, et le film dure maintenant 216 minutes.


La Porte du paradis est un western qui ne ressemble à aucun autre. Il faudrait revenir à John Ford pour y déceler les racines brechtiennes, d'autant que le film de Cimino, digne héritier de Visconti, est avant tout une œuvre marxiste. Les États-Unis ont la mémoire courte. Peu de films évoquent la lutte des classes qui fut chaque fois réprimée sauvagement, ici en 1890, plus tard en 1929 (voir Les raisins de la colère). La grande bourgeoisie valse dans l'ignorance de ce que vit le reste de la population ; les riches éleveurs de bétail ne peuvent accepter l'immigration récente de pauvres cultivateurs venus d'Europe de l'Est. Les accusations de voleurs de bétail rappelle douloureusement le racisme qui renaît dans notre propre pays aujourd'hui. On les taxe d'anarchistes, comme si c'était le diable.
Si Christopher Walken, Isabelle Huppert, Jeff Bridges, John Hurt, Joseph Cotten et le reste de la distribution sont parfaits, le rôle principal tenu par le fade chanteur folk Kris Kristofferson semble une erreur de casting, insignifiant bémol au milieu du maelström général.
Le portrait impitoyable de l'Amérique ne pouvait plaire au tenants du storytelling du pays de la libre entreprise. Cimino déterre les racines du mal sur lesquelles poussera le capitalisme le plus cynique. La semaine dernière, nous regardions They Live de John Carpenter où la manipulation des esprits est des plus explicites. Le film fut assassiné. Les collabos ne pardonnent jamais à ceux qui crachent dans la soupe. Dans son remarquable texte figurant dans l'un des livrets Jean-Baptiste Thoret rappelle que Lucas et Spielberg ont transformé Hollywood en parc d'attractions juteux, faussant le jeu à la manière des fast-foods qui ont gommé le goût. Le film fut une catastrophe financière. Cimino, cinéaste de la mélancolie, a trop longtemps laissé les aveugles mépriser son travail. En remontant le film il l'a sorti de son statut maudit, érigeant un manifeste où les ambiguïtés du passé dessinent un présent qui semble inextricable à qui ignore les mécanismes fondateurs de l'entropie.