70 Cinéma & DVD - janvier 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 27 janvier 2014

Her, le grand retour de Spike Jonze

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Les médias ne manqueront pas de déflorer le sujet de Her, le nouveau film de Spike Jonze, aussi oserai-je à mon tour relater le coup de foudre de cet homme pour son Système d'Exploitation. Face à son ordinateur, le personnage joué par Joachin Phoenix, n'est pas différent de beaucoup d'entre nous et ce récit de science-fiction probable dans un futur proche. De ce que nous vivons à ce qu'invente Jonze réside probablement un temps aussi ténu qu'entre avant et après l'avènement du téléphone portable.
En 1989 Luc Courchesne avait réalisé une installation devenue CD-Rom puis module Internet intitulée Portrait n°1 où une belle jeune femme répondait à nos questions de manière interactive. Nous étions tous amoureux de la Québecoise Paule Ducharme. Quelques années plus tard j'avais raté le rendez-vous lors de son passage à Paris chez Pierre Lavoie. Son visage et surtout sa voix restent fixés dans ma mémoire comme Faustine de L'invention de Morel, le fabuleux roman d'Adolfo Bioy Casares.


En faisant doucement glisser le réel vers une fantaisie critique de notre monde de plus en plus virtualisé Spike Jonze réussit son meilleur film depuis Being John Malkovich. La réussite d'une histoire d'amour tient dans de petits détails. Jonze sait identifier nos trébuchements internes comme les aléas de notre relation aux machines pensantes que sont devenus les ordinateurs. Son humour a raison de la perte dont nous risquons de faire les frais si nous n'y prenons pas garde. Le manque à soi renvoie l'amour à cet obscur objet du désir qui nous fait perdre pied, créant un équilibre éphémère qu'il nous faudrait sans cesse remettre en question pour ne pas sombrer dans une histoire qui ne serait plus la nôtre. Fantasme et réalité sont les deux côtés de la même pièce. Alors, pile ou face ? (sortie le 19 mars)

P.S. : Quel drôle de nom que le Système d'Exploitation (duquel sommes-nous les victimes ?), traduction française d'Operating System (O.S. comme ouvrier spécialisé !)... L'article aurait pu porter sur les faux-semblants au milieu desquels nous évoluons, du moins celles et ceux qui sont en mesure de lire ces lignes.

lundi 20 janvier 2014

Retour cinématographique sur la politique française


Il n'y a pas que le cinéma américain pour dévoiler les coulisses du pouvoir en mettant en scène les acteurs politiques au sein d'affaires historiques qui ne font pas forcément honneur au pays. Guillaume Nicloux, Matthieu Kassovitz, Raoul Peck, entre autres, ont réalisé des films montrant comment les gouvernements français successifs dirigent les affaires de l'État indépendamment des citoyens qui les ont élus. Prétextant l'intérêt suprême de l'État le pouvoir exerce une manipulation totale, privilégiant des intérêts économiques ou personnels en faisant fi des conséquences sur la population. Grâce au téléviseur, fenêtre ouverte sur un passé décliné au présent, Nicloux et Peck mêlent les documents d'archives aux comédiens qui rejouent ou réinventent l'action. Le film de Kassovitz est un thriller qui emprunte les ressources du cinéma de divertissement sans sombrer dans les exercices démonstratifs stériles. Le travail d'enquête et l'intégrité face à l'Histoire sont à souligner dans tous les cas. La qualité de l'interprétation également ! L'école du pouvoir de Raoul Peck court de 1977 à 1986 quand commence L'affaire Gordji de Guillaume Nicloux, qui se termine lui-même en 1988, juste avant L'ordre et la morale de Matthieu Kassovitz !

En 2009 Guillaume Nicloux réalise donc L'affaire Gordji qui retrace l'histoire des attentats parisiens de février 1985 à septembre 1986. À l'époque la population ignore que l'Iran a déclaré clandestinement la guerre à la France. Le gouvernement Chirac sait parfaitement que l'État n'a pas payé la dette Eurodif ; l'Iran réclame en plus qu'on lui vende des armes comme à l'Irak et que soit libéré Anis Naccache, condamné à perpétuité pour la tentative d'assassinat sur l'ancien premier ministre du Chah, Shapour Bakhtiar. En pleine cohabitation, le duel entre le président François Mitterrand et Jacques Chirac, alors premier ministre, se joue sur la libération des otages au Liban et l'arrêt des attentats meurtriers attribués au FARL dirigées par Georges Ibrahim Abdallah. Charles Pasqua réussira à juguler la crise, à laquelle il n'est pas étranger, en échangeant les otages Roger Auque et Jean-Louis Normandin détenus par le Hezbollah contre Wahid Gordji, traducteur à l'Ambassade d'Iran à Paris, soupçonné d'avoir commandité les attentats. Après un débat historique contre Chirac qui dément les allégations de Mitterrand, celui-ci sera malgré tout réélu, mais le juge Boulouque, chargé de l'affaire, se suicidera suite aux insinuations sur son absence d'indépendance. Les comédiens, ressemblant seulement de loin aux personnages qu'ils incarnent, transforment l'Histoire en fable ou en leçon de realpolitik.


Quant à cette réélection de Mitterrand en 1988 il faut absolument réhabiliter le passionnant film de Matthieu Kassovitz, L'ordre et la morale, sur le sanglant règlement de la prise d'otages de la grotte d'Ouvéa qui eut lieu entre les deux tours des élections. En voyant le film on comprend les difficultés et obstacles que les institutions infligèrent à Kassovitz pour l'empêcher de tourner en Nouvelle Calédonie, et la colère du cinéaste après sa déprogrammation de la compétition au Festival de Cannes. Son film, digne et précis, ne respecte évidemment pas la version officielle totalement mensongère et gêne beaucoup de monde, l'armée en prenant pour son grade.


Puisqu'ils en sont à révéler le dessous des cartes, saluons également L'école du pouvoir de Raoul Peck, tourné pour la télévision comme celui de Nicloux. En 2012, Peck réalise un film de quatre heures sur la promotion Voltaire de l'ENA (1977-1980). Faisant la synthèse de différents personnages, en particulier de certaines intimités, Peck ne peut livrer les noms des protagonistes qui l'ont inspiré, mais on sait que les condisciples étaient François Hollande, Ségolène Royal, Dominique de Villepin, Renaud Donnedieu de Vabres, Michel Sapin, Henri de Castries (PDG d'Axa), Jean-Pierre Jouyet (ex-ministre, directeur général de la Caisse des dépôts), Pierre-René Lemas (secrétaire général de l'Élysée), Raymond-Max Aubert (prédécesseur UMP de Hollande à la mairie de Tulle)... Le film montre l'écueil entre les aspirations de cette jeunesse et les compromissions qu'impose la raison d'État. Dans le film on sent poindre dès le début l'évolution probable de chacun. Les figures de Ségolène Royal et François Hollande sont particulièrement bien croquées, et le personnage joué par Robinson Stévenin incarne brillamment la rigueur morale et la difficulté de rester fidèle à ses convictions.

Comprendra-t-on qu'il faut peut-être remettre en cause les accès au pouvoir et ce qu'il engendre. La démocratie montre ses limites tant et si bien que, par exemple, les propositions d'élections par tirage au sort commencent à être prises au sérieux comme celles limitant à un seul mandat, et sans cumul, ceux qui représentent le peuple et dirigent la nation.
Si L'affaire Gordji et L'ordre et la morale existent en DVD, L'école du pouvoir n'est accessible qu'en VOD sur Arte.

jeudi 9 janvier 2014

Jacky au royaume des filles


Le pire danger du nouveau film de Riad Sattouf serait de le faire passer pour une comédie rigolote. On n'y rit pas tant que cela, ce qui ne nous empêche pas de regarder Jacky au royaume des filles avec un énorme sourire et quelque soulagement. Le succès des Beaux gosses, chronique hilarante sur l'adolescence des mâles, lui a permis de réaliser ce film gonflé, satire grinçante et spirituelle sur le monde conçu et dirigé par les hommes. Grande lucidité de sa part d'avoir saisi l'occasion de commettre une œuvre barjo et provocatrice comme second long métrage. Car Sattouf ne se contente pas de renverser les rôles, il saupoudre son pamphlet humoristique de grains de sable qui grippe la machine.
Il ne faudrait pas non plus y voir une critique du monde musulman sous prétexte que les hommes y portent la burka, ni une dénonciation du totalitarisme hors de nos frontières. Toutes les religions en prennent pour leur grade et la mise en garde est sévère à l'égard de nos fausses démocraties. En habillant ses mâles de voiles rouges Sattouf donne au film son aspect futuriste et en militarisant les filles il rend intemporel sa transposition critique de notre monde, plus caricatural que le film lui-même. Dans notre pays où le racisme et le sexisme sont loin d'être réglés notons que la question du genre est abordée par deux cinéastes, l'un d'origine syrienne, l'autre d'origine tunisienne.
Certains spectateurs de l'avant-première (le film sort sur les écrans le 29 janvier) le comparent à un Jacques Demy sarcastique. C'est mal connaître Demy qui n'est pas qu'un cinéaste fleur bleue, il rendit enceint Mastroiani dans L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune, traita de l'inceste plus d'une fois, en particulier avec Peau d'âne, transforma Lady Oscar en homme et réalisa des films à l'arrière-fond politique, des Parapluies de Cherbourg à Une chambre en ville. Sattouf a en commun avec lui le goût du conte social, transposant ici Cendrillon au royaume des femmes.


Jacky au royaume des filles a le mérite de ne ressembler à aucun autre film, sauf pour la musique qui banalise la piste sonore. Heureusement, les cadrages et le découpage qui rappellent que Sattouf vient de la bande dessinée, l'excellence du traitement et la qualité de l'interprétation (Charlotte Gainsbourg, Vincent Lacoste, Noémie Lvovsky, Didier Bourdon, Anémone, Michel Hazanavicius, Anthony Sonigo...) lui évitent tout de même la bouillie servie chaque jour aux sujets du royaume. Et le dernier coup de théâtre laisse à chacun le soin de se faire son propre cinéma... Évitant un traitement systématique du renversement des rôles entre hommes et femmes le film caustique de Riad Sattouf permettra peut-être à nombreux spectateurs et spectatrices de s'interroger sérieusement sur l'absurde condition des femmes.