70 Cinéma & DVD - juin 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 25 juin 2014

Ivan Passer, l'amour des marginaux


Suite à la découverte de Cutter's Way (article de vendredi) qui ressort ce mercredi sur les écrans j'ai regardé deux autres films d'Ivan Passer réalisés après son exil aux États Unis. Tous ont en commun un regard critique sur le pays d'accueil loin du mythe américain, tel qu'il l'exerçait déjà sur sa Tchécoslovaquie natale (Éclairage intime, et scénarii des Amours d'une blonde et de Au feu, les pompiers de Miloš Forman). Quel que soit le système social il engendre des comportements déviants de la part de celles et ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas s'y soumettre. Sans tomber dans le misérabilisme complaisant actuellement à la mode, Passer dresse un portrait bienveillant sur des personnages inadaptés au formatage de la société.


Born To Win (Né pour vaincre) (1971), mettant en scène un junkie joué par George Segal en but à une succession de magouilles, est aussi mésestimé que Banco à Las Vegas (Silver Bears) (1978), une comédie avec Michael Caine sur le système bancaire qui mérite fondamentalement d'être revue aujourd'hui. Si le premier est plus amer que le second, l'humour et l'amour ne sont jamais absents, pas plus qu'ils ne le seront pour les trois estropiés de la vie dans Cutter's Way. On retrouve la même originalité de regard que chez Forman qui, également en 1971, tourne Taking off mais se laissera happer par le système à partir du succès de Ragtime et Amadeus. Si Passer n'a aucune complaisance pour les conventions sociales, il aime fondamentalement les handicapés qui cherchent les failles du système pour s'en sortir vaille que vaille.


Petites ou grandes arnaques fabriquent dès lors de savoureux thrillers qui ne ressemblent à aucun autre. Les ellipses de Born To Win ont attiré les mauvaises critiques qui sont passées à côté d'un grand cinéaste et, malgré la présence de Louis Jourdan, Cybill Shepherd et Stéphane Audran Silver Bears est aussi méconnu que ses autres films que je vais m'empresser de rechercher !

N.B.: Born to Win, passé dans le domaine public aux USA, est intégralement en ligne, mais sans sous-titres !

vendredi 20 juin 2014

Cutter's Way d'Ivan Passer au cinéma


En 1981 Ivan Passer, réalisateur de la nouvelle vague tchèque immigré aux USA, réalisait son meilleur film, Cutter's Way (La blessure), thriller psychologique montrant les séquelles de la guerre du Vietnam sur trois marginaux dans une côte ouest loin de son image idyllique. Comme Miloš Forman dont il avait été plusieurs fois le scénariste à Prague il filme son nouveau pays d'adoption avec le regard critique des immigrés capables d'identifier ce qui cloche dans les détails de la vie quotidienne, symptômes d'une société en déliquescence.
La violence engendre la violence, on le savait. Ivan Passer insiste sur la paranoïa qui en découle, exutoire de ce que les victimes ont subi. Cette brutalité semblant faire fi des leçons de l'Histoire touche parfois des pays entiers. Ici Alex Cutter (John Heard), qui a perdu un œil, un bras et une jambe au Vietnam, ne se dépare pas d'une rage qui le pousse à se soûler au moindre désœuvrement et lui fait pousser des ailes démentes dans l'adversité. Je ne me souviens de pareille gambade que dans Mauvais sang de Carax lorsque Denis Lavant cabriole devant les palissades. Richard Bone interprété par Jeff Bridges, tout juste sorti des Portes du Paradis de Cimino, se dissout dans les conquêtes féminines, incapable de s'attacher à qui que ce soit, si ce n'est à son camarade qu'il tente en vain de protéger contre lui-même. Mo jouée par Lisa Eichhorn scelle leur virile amitié dans une triangulaire ambiguë où le renoncement tient lieu de verdict aux illusions perdues. Un subtil érotisme suinte des regards échangés et des sous-entendus, mais la fatalité semble plus forte que leurs désirs.


Ivan Passer montre Santa Barbara sous un angle inédit où l'opulence n'est qu'un vague décor derrière un rideau de fumée. Si l'enquête policière n'est qu'un prétexte à révéler la noirceur des âmes torturées, la modernité du scénario et le jeu des acteurs en font l'un des plus beaux thrillers californiens, chef d'œuvre méconnu de son auteur que Carlotta ressort au cinéma le 25 juin dans une version restaurée. Notons enfin la musique de Jack Nitzsche dont le glassharmonica et la cythare font flotter l'action dans une sorte de no man's land où aucun personnage n'est à sa place.

vendredi 6 juin 2014

Jean Epstein, bonjour cinéma !


En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.

Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.


Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.

Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.


Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.

Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.


De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.

mercredi 4 juin 2014

Bunny Lake a disparu


De quoi devenir folle si elle ne l'était déjà. Dans un thriller psychologique réglé comme du papier à musique Otto Preminger martyrise une jeune américaine dont la petite fille a disparu de manière incroyable. Il filme Londres en 1965, la nuit à Soho, une clinique de poupées, de hauts murs qui enferment le suspense, un jardin vénéneux... Est-ce pour la signification de leur nom qu'il choisit de faire jouer trois chansons aux Zombies présents à l'écran ? Qu'est-il donc arrivé à Bunny Lake ? Comme le lieutenant Newhouse interprété par Laurence Olivier on arrive à douter de son existence. Quel secret cache cette drôle de famille où le frère soutient la fille mère, situation encore suffisamment scandaleuse à l'époque pour que le doute nous étreigne ? Doit-on remonter à leur propre enfance pour comprendre ?


L'énigme de Bunny Lake is Missing se cache comme ces petits bouts de papier déchirés dans le magnifique générique de Saul Bass qui a également réalisé l'affiche du film. Dans les années 60 la psychanalyse était un des éléments moteurs du cinématographe. Le film de Preminger se regarde avec les yeux de Psychose ou Lilith lorsque la frontière entre la folie et la poésie s'effaçait sous les coups de l'imagination (DVD Wild Side).