70 Cinéma & DVD - novembre 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 19 novembre 2014

Cutie and The Boxer


Après une projection devant les étudiants de Harvard de Baiser d'encre, le nouveau film de Françoise Romand, le festival Tribeca évoque un cousinage avec celui de Zachary Heinzerling consacré aux peintres Ushio Shinohara et sa femme Noriko Shinohara qui vivent à Brooklyn. La caméra suit trop près les deux protagonistes sans laisser d'air, mais Cutie and the Boxer sont aussi attachants que la famille d'Ella et Pitr. Au jeune couple d'artistes et leurs deux enfants répond celui âgé des deux Japonais (coïncidence des origines nippones de Loïc dans le film de Romand). Laissons de côté la fantaisie partagée de ces vies d'artistes et apprécions l'insatiable espièglerie de Cutie (Noriko) et Bullie (Ushio) qui continuent à tirer le diable par la queue.


Ushio, 82 ans, a beau être reconnu, il ne vend pas assez. Considéré comme un néo-dadaïste, influencé par le photographe Shōmei Tōmatsu, par les comics et le jazz, il réalise de grandes toiles en dansant avec des gants de boxe enduits de peinture. Noriko, son épouse, 61 ans, dessine leur quotidien new-yorkais avec beaucoup d'auto-dérision. Animés, ses croquis donnent au film son côté arty. Critique, elle se moque de son mari, alcoolique macho qui la considère trop souvent comme son assistante. Leur grand fils qui vit toujours avec eux peint également, mais l'univers familial semble avoir pesé lourdement sur lui. Face à leurs difficultés financières et à leur indéniable authenticité se révèlent le monde de la peinture, sa hiérarchie sexiste, sa superficialité mondaine, sa brutalité sociale. Qu'importe ! Passé les dures contraintes du quotidien dans leur maison louée qui prend l'eau, Cutie et The Boxer continuent de s'amuser comme des enfants, lui sculptant ses motos de rêve en carton, elle croquant sans pudeur leur intimité... Les images d'archives contribuent à plonger leur travail dans une perspective qui interroge la persévérance et la solidarité, qualités indispensables à la vie d'artiste.

mardi 18 novembre 2014

Outside, quand la photographie s'empare du cinéma


En 1953 un couple de photographes américains, Morris Engel et Ruth Orkin, rêve d'appliquer leurs méthodes de reportage à un tournage cinématographique de fiction. Pour ce faire, Engel commande à Charlie Woodruff une petite caméra 35mm discrète pour filmer sans être remarqué. Les passants deviennent les figurants involontaires et documentaires d'une histoire jouée par des comédiens amateurs. Engel et Orkin ont toujours aimé photographié des enfants. Little Fugitive (Le petit fugitif), également cosigné avec le scénariste Raymond Abrashkin dit Ray Ashley, conte l'aventure d'un garçon de sept ans errant seul tout un week-end à Cosney Island, parc d'attractions mythique au sud-ouest de Brooklyn. Sa fugue est le fruit d'un mauvais tour de son grand frère qui tente de le retrouver au milieu des manèges et sur la plage avant le retour de leur mère. Le système d'accroche de la caméra, préfigurant la steadicam, évite l'utilisation du pied et donne au tournage une fluidité qui inspirera John Cassavetes pour Shadows. Stanley Kubrick et Jean-Luc Godard essaieront sans succès d'acquérir l'objet, et François Truffaut déclarera que la Nouvelle vague n'aurait jamais eu lieu si Morris Engel ne leur avait pas montré la voie... De même que l'invention des tubes en plomb bouleversa l'histoire de la peinture en permettant de sortir peindre sur nature, la technique d'Engel révolutionna le cinéma indépendant des deux côtés de l'Atlantique. Le son était enregistré séparément. Avec On The Bowery de Lionel Rogosin qui a de nombreux points communs, Little Fugitive est le plus extraordinaire témoignage de la vie new-yorkaise des années 50. Engel tournera deux autres films selon les mêmes préceptes, Lovers and Lollipops (1956) que Ruth Orkin cosignera et montera également, et Weddings and Babies (1960). Son film en couleurs sur les hippies, I Need a Ride to California (1968), reste jusqu'ici inédit.
L'éditeur de DVD Carlotta publie un magnifique album bilingue de photographies, intitulé Outside, reprenant les images-clés du parcours photographique et cinématographique du couple Orkin-Engel. Stefan Cornic y montre l'influence de la street photography sur le cinéma. Tout au long des 214 pages grand format s'affichent les rues de New York, témoignage vivant d'une époque révolue. Les photographies du couple expriment une grande tendresse pour leurs modèles, personnages d'un monde en transition où les incertitudes se lisent sur les visages.

jeudi 6 novembre 2014

Epilogue


Il y a quelques jours j'évoquais La vieille dame indigne que René Allio réalisa en 1965 avec la comédienne Sylvie. Epilogue met en scène un couple d'octogénaires on ne peut plus dignes, confrontés à l'absurdité d'un monde qui a perdu tout sens des valeurs humaines. Berl et Hayuta qui ont participé à la fondation de l'État d'Israël ne reconnaissent plus le pays dont ils ont rêvé et qu'ils ont pensé avoir créé. Ils continuent de défendre leurs idées socialistes, de solidarité et de confiance mutuelle, face à l'individualisme et à l'égoïsme d'une société devenue autiste. Sans faire directement référence à la politique criminelle et suicidaire de son pays, le cinéaste Amir Manor en dresse un portrait kafkaïen qui ne laisse aucun espoir quant à l'avenir de ses deux héros.


Le romantisme des actes fondateurs est encore interrogé dans le moyen métrage qui figure également dans le DVD publié par Blaq out, mais le sang qui les a accompagnés n'offre pas plus d'avenir aux trois adolescents meurtriers de Ruin. Le rythme lent n'est plus celui de la vieillesse, mais celui d'une jeunesse qui teste ses limites et dont les repères ont été pulvérisés à force de mensonges. Faut-il voir dans ces deux films autre chose que la culpabilité d'avoir engendré un monstre sous prétexte d'en fuir un autre ? Au milieu de toute cette brutalité Amir Manor cherche à débusquer la tendresse, seule légitimité qu'il puisse cautionner pour espérer retrouver la lumière.