70 Cinéma & DVD - janvier 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 26 janvier 2016

La nuit de carnaval


Sans soutien populaire les comédies ont peu d'avenir. Les responsables de festivals et la presse spécialisée, comme les organismes subventionneurs, préfèrent les histoires sinistres qui les soulagent de leur mauvaise conscience de classe. Les sujets à thèse mille fois ressassés font passer le cinéma pour un outil pédagogique et les films misérabilistes pour un acte militant. Or la comédie propose souvent une charge critique, légère et élégante de la société que le drame ne sait aborder que par des balourdises complaisantes qui surlignent l'action. Les universitaires qui ont pris le pouvoir sur la presse cinématographique ne valent guère mieux que les élèves des écoles de commerce qui ont remplacé les producteurs cinéphiles aux postes de pouvoir comme à la télévision. Ma réflexion porte évidemment sur le cinéma d'auteur, à savoir une manière de filmer en accord avec un regard réellement personnel du réalisateur, lorsque le fond et la forme trouvent leurs rimes.


La nuit de carnaval, film soviétique de 1956, n'échappe pas vraiment à cette petite réflexion, même si le contexte est fort différent. Sans son succès populaire à sa sortie, 48 millions d'entrées, le film d'Eldar Ryazanov ne jouissait pas de la meilleure réception des instances dirigeantes. Staline était mort seulement trois ans auparavant et l'humour qu'il déploie rappelle directement les plaisanteries anti-communistes que les intellectuels du PCF aimaient raconter avec délectation. Ce ne sont évidemment que des piques discrètement suggestives pour nous, mais qui réjouissaient totalement le public russe. On n'est jamais loin du Ninotschka de Lubitsch. Si la bureaucratie y est ridiculisée, Ryazanov y va tout de même avec des pincettes en ces débuts kroutchéviens de déstalinisation, ne se moquant en réalité que des sous-off en épargnant les hauts dirigeants. La jeunesse y apparaît pleine de fougue et de fantaisie, prête à relever le défi d'une nouvelle ère. J'ai aussi pensé à la séquence finale d'Hellzapoppin lorsque le spectacle de fin d'année déjante suite à un sabotage en règle qui lui accorde le succès, comédie musicale dont l'influence américaine est évidente. La résultante dévoile un ton unique où le jazz répond à la bureaucratie avec l'impudence de la jeunesse, humour particulier rappelant que nombreux clowns étaient d'origine russe.


Si elles sont considérées comme des chefs d'œuvre de l'autre côté du rideau de fer, même après la chute du Mur, notamment L'Ironie du sort sorti en 1975 et considéré comme le film culte par plusieurs générations de cinéphiles dans son pays, les comédies de Ryazanov sont quasiment inconnues en France. Les responsables du festival Quand les Russes... ont la bonne idée de publier en DVD La nuit de carnaval avec le soutien d'Arcades Films. C'est aussi le premier rôle de Lioudmila Gourtchenko que l'on retrouvera chez Nikita Mikhalkov, Guerman, Kira Muratova, Andreï Kontchalovski. En bonus, la comédienne Macha Méril, qui signe cette collection, commente le film avec l'historien du cinéma Jean Radjvanyi. DVD sortie le 25 février 2016.

lundi 11 janvier 2016

La langouste sauve la mise


Ayant déjà évoqué Carol, The Diary of a Teenage Girl, Chi-raq, Youth, Love & Mercy dans cette colonne, je fais un rapide petit tour d'horizon de films récents projetés en grand sur mon mur blanc.
Les blockbusters sentent le rance. Le western Les huit salopards, dont le titre anglais The Hateful Eight insinue que le huitième film de Quentin Tarantino est plein de haine, est un interminable huis clos machiste rappelant Reservoir Dogs. Seul sur Mars de Ridley Scott, variation cosmique moins ennuyeuse qu'Interstellar ou Gravity, comme Spectre, énième James Bond signé Sam Mendes, se regardent sans arrière-pensée, grave défaut du cinéma de masse américain. Dans le genre cinéma forain, les films de poursuite Mad Max: Fury Road de George Miller ou Fast & Furious 7 de James Wan sont totalement ridicules, mais leurs attractions de montagnes russes vous en mettent plein la vue. Je me demande si je n'ai pas préféré les effets spéciaux du super-héros Ant Man de Peyton Reed ? Idem avec Mission: Impossible - Rogue Nation de Christopher McQuarrie que j'ai déjà oublié ou Le pont des espions de Steven Spielberg dont l'exposition des faits ne laisse aucune place à la moindre réflexion sur la guerre froide.


L'homme irrationnel de Woody Allen est une nouvelle version tourmentée des amours entre un vieux et une jeune, pitoyable. Mistress America est une nouvelle variation insipide de Noah Baumbach autour de sa compagne Greta Gerwig, minauderie boboïsante new-yorkaise aux prétentions arty. Préférer la nouvelle comédie dramatique de Neil LaBute, Dirty Weekend avec Matthew Broderick et Alice Eve, autopsie des rapports homme-femme toujours aussi cruelle et méticuleuse. Côté porno arty on évitera soigneusement Love de Gaspar Noé dont le scénario indigent n'est que prétexte à des scènes de cul sans intérêt.


Les occasions de se marrer ne sont pas courantes, aussi Les Minions de Kyle Balda et Pierre Coffin remporte la palme cette année, et au moins celui-là on peut le voir en famille puisque c'est un film d'animation pour les enfants. À noter qu'il a été réalisé essentiellement par une équipe technique française et que l'absurde de la langue cosmopolite des gélules jaunes sur pattes est à l'image du comique du film (ci-dessus quelques clips inédits, les Minions ont généré plus de variations marketing que le film lui-même). Dans la catégorie thriller on pourra voir Sicario du canadien Denis Villeneuve, mais dans le genre, franchement, le grand film de 2015 est la saison 2 de la série télévisée Fargo produite par les frères Coen. Scénario rebondissant et inattendu, acteurs fantastiques dont l'épatante Kirsten Dunst, musique d'accompagnement fabuleusement choisie, l'histoire est indépendante du film et de la saison 1 déjà formidable. Des personnages banals y sont confrontés accidentellement à une situation exceptionnelle qui les fait déjanter. Oubliez vos a priori sur la télé, c'est le cinéma adulte américain, le reste est conçu pour des adolescents de 15 ans.


Heureusement il y a The Lobster de Yórgos Lánthimos avec Colin Farrell, Rachel Weisz, Léa Seydoux, seule œuvre radicalement différente parmi tous les films récents que j'ai pu voir ces derniers temps. On lui devait déjà Canine et Alps qui sortaient résolument de l'ordinaire. Le changement de repères sociaux qu'affectionne le cinéaste grec est cette fois encore plus explicite. À travers une histoire à dormir debout il interroge la cellule du couple et de la famille, la sexualité et ses tabous, le pouvoir et ses déviances abusives, l'organisation et l'anarchie, le sacrifice et la désobéissance, la vie et la mort. Ce n'est certainement pas un hasard si c'est en Grèce que l'impossible est mis à l'épreuve de la réalité. Lánthimos pulvérise le réel en lui conférant le statut d'un scénario parmi tant d'autres.


Le documentaire The Wolfpack de la jeune Crystal Moselle rappelle diablement la fiction Canine de Lánthimos, puisqu'il s'agit d'une fratrie de six garçons et une fille enfermés pendant quinze ans au seizième étage d'un immeuble du Lower East Side de New York par un père pensant épargner à sa progéniture les mauvaises influences de notre société. Les gamins rejouent intégralement les blockbusters de Tarantino en se confectionnant costumes et accessoires, et lorsqu'ils s'échappent enfin dans la rue ils portent l'uniforme des acteurs de Pulp Fiction ! Le glissement de repères est évidemment passionnant et l'interprétation psychanalytique terriblement concluante. Les documentaires étant presque exclusivement phagocytés par les drames, Amy de Asif Kapadia sur la chanteuse Amy Winehouse est une réussite, bouleversant et terriblement triste. J'en profite donc pour signaler la comédie documentaire de Françoise Romand, Baiser d'encre, dont j'ai composé la musique et qui cache un stimulant conte moral sur la famille autour des artistes Ella & Pitr.

mardi 5 janvier 2016

Révélation de la sexualité : Carol et The Diary of a Teenage Girl


Deux films très différents, regardés coup sur coup, évoquent l'éveil de la sexualité chez deux jeunes filles américaines. La première, la vingtaine à New York en 1952, est filmée par Todd Haynes ; la seconde, 15 ans à San Francisco en 1976, est l'héroïne du premier film de Marielle Heller. Carol (sortie française le 13 janvier) est un des meilleurs mélodrames sirkiens de son auteur tandis que The Diary of a Teenage Girl (sortie française le 24 janvier) est une comédie enjouée pleine de fantaisie, mais l'un comme l'autre mettent en scène des remarquables actrices dans un décorum qui sert parfaitement leur sujet. La lumière de Carol rappelle les images sombres et énigmatiques du peintre Edward Hopper, les animations incrustées pleines de couleurs de The Diary of a Teenage Girl font référence au monde psychédélique de la dessinatrice Aline Kominsky.


La jeune Therese Belivet interprétée par Rooney Mara tombe sous le charme de Carol, une bourgeoise évanescente jouée par une Cate Blanchett toujours aussi surprenante. La jeune Bel Powley incarne génialement Minnie, adolescente ne pensant qu'au sexe sans aucun tabou alors que l'homosexualité vingt cinq ans plus tôt en constituait un des plus puissants. Les deux scénarios sont des adaptations de semi-autobiographies : le premier est tiré du roman Le prix du sel de Patricia Highsmith, d'abord discrètement publié sous le pseudonyme de Claire Morgan, le second était une bande dessinée de Phoebe Gloeckner, déjà portée à la scène par Marielle Heller elle-même avant d'en faire un film avec le soutien du Sundance Festival. Là où le désir et le trouble de Therese incarne une fascination délicate pour une femme en instance de divorce qui va perdre la garde de sa fille, l'appétit et la curiosité adolescents de Minnie ne sont entachés d'aucun discours moral malgré son attirance pour l'amant de sa mère fêtarde. Si la culpabilité habite tous les protagonistes sauf elle, The Diary of a Teenage Girl reflète une époque de liberté qui faisait cruellement défaut aux années 50.


Le Summer of Love et l'année 1968 qui a suivi ont considérablement transformé les rapports intergénérationnels où il était normal de "vivre sans temps morts, jouir sans entraves", les pulsions sexuelles s'épanouissant dans une ambiance de créativité et d'expérimentation. En cela, le film de Marielle Heller nous surprend plus par sa fantaisie débridée que celui de Todd Haynes malgré sa maestria dans l'art de suggérer la moindre émotion, les deux films trouvant chacun dans leur esthétique une adéquation remarquable avec leur sujet.
Ils posent la question redoutable d'où nous en sommes aujourd'hui, coincés entre des revendications de normalisation et la peur de l'inconnu.

vendredi 1 janvier 2016

Avec "Chi-raq" Spike Lee retrouve le ton de ses débuts


Depuis que je connais Lysistrata je me suis toujours demandé pourquoi les femmes acceptaient la mort de leurs maris, fils, pères ou frères. Comment peuvent-elles être complices de la violence des hommes ? Quel pouvoir ont-elles oublié qui ne leur permettent pas d'enrayer la folie des brutes machistes qui ne trouvent jamais que la guerre pour (ne pas) régler leurs conflits ou asseoir leur emprise ? Est-ce que la mort est intrinsèquement liée au sexe ? Les explications psychanalytiques ne sont pas de mon ressort, mais Aristophane a su proposer une solution pacifique qui ne semble pas avoir convaincu puisque cela continue de plus belle !
Spike Lee s'empare donc de cette comédie pour dénoncer la violence qui s'exerce entre Afro-Américains. Il y a plus de morts à Chicago liés aux bagarres entre gangs qu'il n'y en eut en Iraq, d'où le surnom du quartier sud, contraction de Chicago et Irak. Comme dans la comédie grecque le réalisateur de Do The Right Thing, Mo Better Blues et Malcolm X emploie un langage direct qui sied à l'argot des rues, les acteurs s'exprimant en vers, rap nerveux de cette comédie musicale où l'on retrouve le ton de ses premiers films. Spike Lee n'évite pas quelques longueurs, mais le sujet est formidable et son adaptation parfaitement à propos.


Chi-Raq est un film militant à la portée populaire. Il devrait être projeté dans les quartiers, là où l'esprit de clan a remplacé la solidarité de classe. Le prêche du pasteur Michael Pfleger interprété par John Cusack est explicite, la misère entretenue par le capitalisme et le chômage poussent ces jeunes à s'entretuer, ce dont profitent les marchands d'armes soutenus par la NRA, la criminelle National Rifle Association. Samuel L. Jackson joue le rôle du chœur commentant les péripéties de cette bande de filles qui décident de faire la grève du sexe tant que leurs mecs utiliseront leurs armes. Elles s'opposent aux gangsters et à la police, à l'armée et à la résistance de leurs sœurs. Dans cette South Side Story Wesley Snipes et le rappeur Nick Cannon sont les chefs des Spartans et des Trojans, Teyonah Parris est Lysistrata, Angela Bassett est Helen et Dave Chapelle fait partie de la bande. La musique nerveuse porte le film, les couleurs éclatent sur l'écran, orange et violet représentant celles des deux gangs. Des vers scandés s'affichent parfois en infographie, plus agit-prop que clip-vidéo. Chi-Raq est à la fois drôle et sérieux, swing et sexy.
Mais est-ce que cela changera grand chose à la violence absurde, criminelle et suicidaire des hommes ? Cette brutalité mortifère reste pour moi un mystère. À moins qu'elle ne s'explique par l'intérêt des pouvoirs en place, et ce depuis des millénaires (Aristophane a écrit sa pièce cinq siècles avant J-C), à exciter les pauvres les uns contre les autres pour mieux les contrôler et les opprimer ? Cette culture de la guerre est-elle inhérente à l'espèce, le fruit d'un calcul cynique ou de l'inconséquence des chefs ? Peace and Love revendique Lysistrata et à sa suite le réalisateur Spike Lee, fatigué de voir sa communauté s'entretuer. C'est ce que je vous souhaite pour cette nouvelle année en cette période qui pue le sang et les larmes, l'exploitation et le profit, la manipulation et l'aveuglement.
Paix et Amour pour 2016, que peut-on souhaiter d'autre ?