70 Cinéma & DVD - mai 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 18 mai 2017

Anatahan, violence et passion


Depuis 45 ans Anatahan figure parmi mes 10 films préférés parce qu'il incarne une des questions majeures que je tourne et retourne sans comprendre, l'essence-même de l'humanité, mélange de violence et passion. Qu'il n'y ait plus qu'une seule femme sur Terre et le désir fait naître les pulsions de vie et de mort, cet obscur objet du désir à l'état pur, l'absurdité de la condition humaine, l'énigme primale, l'énigme ultime.
Le génial cinéaste Josef von Sternberg s'est inspiré d'une histoire authentique pour tourner son dernier film en 1953. Anatahan, une île volcanique des îles Mariannes du Nord en plein Océan Pacifique, avait abrité trente-trois soldats japonais refusant de croire à la reddition de leur pays, de 1945 à 1951. Treize d'entre eux y avaient trouvé la mort en s'entredéchirant pour la seule femme présente sur l'île. Von Sternberg avait lu un article de journal relatant le livre de Michiro Maruyama, l'un des survivants. Son adaptation est un chef d'œuvre qui ne ressemble à aucun autre film. Dans un article de 2009 j'écrivais "... Le réalisateur américain né à Vienne en 1894 narrait dans son dernier film l'histoire de cette bande de soldats livrés à eux-mêmes, ignorant que la guerre est finie. Pour Anatahan, aussi appelé Saga d'Anatahan ou plus bêtement La dernière femme sur la Terre, von Sternberg ira jusqu'à fabriquer sa caméra, ses décors, faire lui-même sa lumière, prêter sa voix au narrateur en anglais alors que tous les acteurs parlent japonais sans sous-titres, le commentaire jouant du décalage comme un recul nécessaire sur la folie des hommes et renforçant le mystère de cette histoire invraisemblable qui s'est pourtant reproduite pendant des années après la défaite jamais avouée explicitement par l'Empire du Soleil Levant. Sur l'île d'Anatahan, les tabous éclateront, les conventions sociales voleront en éclat, surtout lorsqu'apparaîtra Keiko, la reine des abeilles. On s'y entretuera (...). Sternberg terminait son film en faisant descendre du bateau les fantômes parmi les survivants plusieurs années plus tard. Anatahan est un des rares films dont je surveille encore la sortie en dvd, un de mes dix films préférés, pour la tragédie qu'il évoque et son étonnante étude de mœurs si proche de la banale sauvagerie de notre absurde humanité, pour la musicalité de sa bande-son et l'exigence d'un cinéaste remarquable dont je suggère en outre la lecture de son autobiographie, Fun in a Chinese Laundry, bizarrement traduite Mémoires d'un montreur d'ombres."


Or Kino Lorber publie un nouveau DVD/Blu-Ray, director's cut de 1958. Dans cette version non censurée apparaît plusieurs fois la nudité de Keiko, interprétée par Akemi Negishi que l'on retrouvera dans Les bas-fonds, Vivre dans la peur, Barberousse et Dodes'kaden d'Akira Kurosawa (tous incontournables DVD chez Wild Side). En revoyant le film je suis surpris par la ressemblance avec une autre comédienne, aussi troublante, qui fit rêver plus d'un camarade, la Québecoise Paule Ducharme dans l'installation interactive de 1989 Portrait n°1 de Luc Courchesne (comparez par exemple la photo en haut et celle ci-dessous). La séduction dont joue Keiko lui échappe-t-elle ou mène-t-elle le jeu ? Si son propre désir est lui-même énigmatique, sa fuite est-elle l'amorce d'une réponse ?


L'éditeur américain (attention, le disc est un zone 1 ou A) nous offre une superbe remasterisation de la version complète de 1958 tant pour l'image 2K que pour le son, un entretien avec le fils du réalisateur, Nicholas von Sternberg (notez que la particule fut inventée par Jonas Sternberg à la suite de Eric Oswald Stroheim pour faire impression auprès des producteurs et du public !), la version censurée de 1953 (la comparaison entre les deux versions ne montre que trente secondes de différence, mais ce n'est pas anodin), un essai visuel de Tag Gallagher, des plans coupés du montage final, les véritables survivants filmés par l'U.S. Navy après qu'ils se soient enfin rendus et les bandes-annonces originale et actuelle. Alors, soit vous avez le matériel multizones capable de lire cette sublime galette, soit vous attendez qu'un éditeur français s'en empare, ce qui serait logique car la France est le seul pays où le film rencontra le succès à sa sortie et où il est resté un film-culte depuis.

vendredi 5 mai 2017

La société au crible des films


Pourquoi faire un film ? La question est incontournable. Certains racontent leur vie, d'autres aiment distraire, il y a des esthètes, des documentalistes, des rêveurs, des geeks, des marchands, ceux qui dénoncent la société dans laquelle on vit et que les distractions nous cachent sans négliger la beauté des images et sans perdre d'argent, etc. Mais pour trouver les moyens et convaincre un producteur et un distributeur il faut être convaincu soi-même. Et quand le film est sorti en salles, ou pas, il faut décrocher un éditeur de DVD qui donne une seconde chance au film. Un vrai marathon ! Chaque éditeur a sa personnalité. Celle de Blaq Out est de publier des films sociaux-politiques, dans le passé on aurait dit à thèse, mais ces deux qualificatifs sont évidemment très réducteurs. En tout cas ce sont certainement des films qui font réfléchir, ce qui les oppose à l'entertainment destiné plutôt à nous faire tout oublier. J'en ai vu trois sortis récemment, Le gang des Antillais de Jean-Claude Barny, Aquarius de Kleber Mendonça Filho, Sex Doll de Sylvie Verheyde.
Le gang des Antillais s'inspire d'une histoire vraie. C'est aussi la mode dans le cinéma de distraction de faire ce genre d'annonce en amont. Les auteurs de la série déjantée Fargo s'en moque en avertissant avec humour "Ceci est une histoire vraie. Les évènements décrits eurent lieu au Minnesota en 2006. À la demande des survivants les noms ont été modifiés. Sans aucun respect pour les morts, le reste est raconté exactement comme cela s'est passé." Les libertés que les scénaristes et réalisateurs prennent avec le réel est aussi grand que les documentaristes qui ne peuvent prétendre au cinéma vérité après avoir choisi de filmer ceci ou cela, avec tel cadre, et de découper tout cela ensuite au montage. Le film de Jean-Claude Barny, qui avait réalisé Nég marron, aborde une période mal connue des années 70, quand le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer) promettait l'insertion des français des DOM-TOM et qu'ils se retrouvaient coincés en métropole. Le gang des Antillais allait répondre à l'arnaque en dévalisant des bureaux de poste ! L'ambiguïté entre révolte et délinquance est traitée sur le mode de la Blaxploitation. Le film en a les qualités et les défauts, rythme entraînant et direction d'acteurs maladroite, avec la soul et le hip-hop en bande-son. Le making of en bonus apporte nombreux éclaircissements sur le film et l'histoire relativement récente des Antillais en métropole, le déracinement et leur implication dans la fonction publique.
Aquarius raconte l'histoire d'une sexagénaire qui refuse de déménager pour permettre à un promoteur de réaliser une opération juteuse. Si cette comédie légère et spirituelle se passe à Recife au Brésil, ville détruite par la spéculation immobilière, la fable est la même sous toutes les latitudes. Dans un autre registre j'ai pensé à Joe's Apartment, mais le délire de John Payson est ici remplacé par la tendresse poétique de Kleber Mendonça Filho.
Sex Doll est le portrait d'une call-girl qui se pose des questions sur sa vie comme toute jeune fille moderne. Le sexe et l'argent l'ont amenée à devenir pute de luxe, mais quel avenir ce métier lui réserve ? La réalisation de Sylvie Verheydeest à la fois aérienne et clinique, nous renvoie à nos propres interrogations. Je me souviens d'une amie très jolie que nous avions tenté de dissuader, mais qui y plongea hélas corps et âme. Elle s'en sortit, d'une certaine manière, en acceptant les faveurs d'un très vieux producteur de cinéma qui lui acheta un appartement et un bar à Ménilmontant. Parmi ses clients, qui parfois n'exigeaient que sa présence à un dîner huppé, elle avait un cinéaste célèbre qui lui dit un jour qu'il trouvait formidable de "faire quelque chose de connu avec une inconnue." Le milieu est évidemment sordide, comme on a pu le voir récemment aussi dans le documentaire d'Ovidie, Pornocratie, qui traque les multinationales du sexe. L'héroïne interprétée par Hafsia Herzi pense à tort qu'elle est indépendante.

jeudi 4 mai 2017

Le couple Chepitko-Klimov, cinéastes soviétiques contestataires


Si les films de Larissa Chepitko et Elem Klimov ont été censurés pendant des années par le régime soviétique, c'est avant tout parce qu'ils ne collent pas au discours officiel, le roman national que l'URSS s'écrit et se réécrit au fur et à mesure des directions de Khrouchtchev, Brejnev, Andropov, Tchernenko et enfin Gorbatchev dont la Perestroïka permettra de projeter enfin les films. Mais Larissa Chepitko meurt à 41 ans dans un accident de voiture en 1979 et Elem Klimov signe son dernier film, Requiem pour un massacre, en 1985. Sous cette Perestroïka naissante, il deviendra l'ambassadeur du cinéma soviétique. Le coffret publié par Potemkine réunit cinq films passionnants et extrêmement différents du couple où les motifs de censure ne sont jamais les mêmes.
En filmant la comédie Bienvenue, ou Accès interdit aux personnes non autorisées (1964 / 74’ / Prix du jury pour la jeunesse – Cannes 1966), Elem Klimov met en scène une colonie de vacances de façon charmante et pleine d'invention. Il s'y moque de la bureaucratie en donnant aux enfants le merveilleux rôle de la solidarité et de la désobéissance. Interdit pendant vingt ans, Raspoutine, l'agonie (1974 / 152’ / Prix FIPRESCI – Venise 1982) lui vaudra beaucoup d'ennuis car il ne colle pas avec la manière dont le régime a jusqu'ici montré la famille Romanov. La fresque historique, découpée en scènes indépendantes où se fondent des documents d'archives, accompagnée musicalement par le compositeur Alfred Schnittke qui fut un collaborateur régulier, dresse un portrait personnel de la société russe pendant la première guerre mondiale.
Avec Les Ailes (1966 / 103’), Larissa Chepitko, qui est comme Klimov diplômée de l'Institut moscovite d'études cinématographiques, le VGIK, met en scène une quinquagénaire qui s'interroge sur sa vie de femme et son parcours professionnel qu'elle a l'impression d'avoir ratés. Héroïne de l'aviation dans sa jeunesse, elle se sent en décalage par rapport aux nouvelles générations et ne retrouvera le bonheur qu'en bravant l'autorité qu'elle a du mal à imposer elle-même dans sa famille comme dans son métier... Montrant la collaboration et la trahison de certains Soviétiques contre l'occupant nazi, L’Ascension (1976 / 110’ / Ours d'Or et Prix FIPRESCI - Berlin 1977 / Meilleur film – Festival d’Union soviétique 1977) ne peut évidemment pas plaire au régime dont le réalisme socialiste doit être foncièrement positif. Comme chez Klimov le cadre, la lumière, le montage participent formidablement à la dramaturgie.
Chepitko meurt avant d'avoir pu réaliser Les Adieux à Matiora (1981 / 128’) qu'elle a écrit et que son mari reprendra entièrement. C'est leur seule collaboration, hormis leur fils ! Des villageois s'insurgent contre le submersion de leur île que la construction d'un barrage implique. La fiction prenant des allures de documentaire, on pense forcément à Kashima Paradise et aux Zad comme Notre-Dame-des-Landes. Le découpage, les cadres et les mouvements de la caméra font ressortir la modernité, l'intrigue opposant deux modes de vie où le progrès pulvérise les traditions. Les Adieux à Matiora est un film charnière exceptionnel. Comme dans tous leurs films, le soin apporté aux images renforce le point de vue, à la fois nostalgique et critique, du couple, qui s'interroge sur les forces en présence et sur la résistance qu'elles suggèrent, que les assauts soient du fait des humains ou des caprices de la nature. Les êtres y sont fragiles, la lâcheté ou le courage étant rarement prévisibles.
Les remarquables entretiens avec Joël Chapron sont d'une extrême précision et permettent de comprendre le contexte politique et historique. Autre bonus, le portrait que Klimov a réalisé sur Larissa semble très émouvant, mais je n'en ai pas trouvé les sous-titres !*

Coffret Larissa Chepitko - Elem Klimov, ed. Potemkine, 59,90€

* P.S.: l'éditeur me précise "les sous-titres français ne sont pas activés par défaut sur le court métrage (ce qui est une erreur en soi), en revanche, ils le sont sur le film. Si vous lancez la lecture du film, la fonction sera alors activée pour tous les programmes du DVD. Revenez au menu et lancez la lecture du court métrage, vous pourrez le voir avec sous-titres !"