70 Cinéma & DVD - janvier 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 24 janvier 2018

Jean Douchet, l'enfant agité


Au début des années 70 Jean Douchet traînait de temps en temps à l'Idhec pour des analyses de films, mais nous suivions essentiellement l'enseignement de Jean-André Fieschi. Les maîtres se suivent, mais ne se ressemblent pas. Douchet est probablement l'un des deux seuls mecs qui m'ait dragué avec un sourd-muet à Tanger ! À ma sortie de l'École je crois me souvenir qu'il faisait partie du jury qui nous attribua un prix au Festival de Belfort pour La nuit du phoque. Je l'ai croisé ensuite à de rares occasions, toujours affable et charmant, mais grâce au film de Fabien Hagege, Guillaume Namur et Vincent Haaser, je découvre avec le plus grand plaisir ce théoricien du cinéma qui réalisa peu de films, écrivit presqu'ausi peu, mais transmit sa passion à un nombre grandissant de cinéphiles.


Jean Douchet, l'enfant agité est le portrait de jeunes gens fascinés par ce puits de culture, généreux et facétieux, philosophe et épicurien. Les cinéastes Arnaud Desplechin, Noémie Lvovsky, Xavier Beauvois et le producteur Saïd Ben Saïd racontent ce qu'ils doivent à ce passeur qui sillonne la France entière de ciné-club en ciné-club en abordant les films qu'il aime de la manière la plus personnelle, sans tabou et loin de tout discours universitaire, centrée sur le mouvement. Mouvement de 24 images par seconde évidemment, mais aussi mouvement d'une vie bien remplie avec 88 printemps au conteur ! Son vieil ami Barbet Schroeder, qui a monté les Films du Losange avec Éric Rohmer, en témoigne. Le voyage initiatique des trois apprentis cinéastes reflète la tendresse partagée pour leur idole. Il était logique que Carlotta sorte ce film, Douchet ayant alimenté quelques unes de leurs sorties DVD (L'aurore, Espions sur la Tamise, Blow Out, Le canardeur, les coffrets Barbet Schroeder et Hou Hsia-hsien) de ses analyses intelligentes et sensibles. Vincent-Paul-Boncour, son directeur, et Nicolas Ripoche, réalisateur abonné aux bonus de l'éditeur avec sa société Allerton Films et ici monteur du film, lui devaient bien cela. Dans les dernières minutes, Douchet évoque sereinement sa mort qui s'approche, son refus de toute propriété et sa joie de vivre.

→ Fabien Hagege, Guillaume Namur, Vincent Haaser, Jean Douchet, l'enfant agité, sortie en salles le 24 janvier 2018

jeudi 18 janvier 2018

La résistance des femmes dans le cinéma actuel


J'enchaîne cette petite chronique sur le modèle de "Marabout, bout de ficelle, selle de cheval..." en cherchant chaque fois un lien d'un film à l'autre, des films très récents pour la plupart, regroupés ici tout simplement parce que ce sont ceux que j'ai vus !
Battle of the Sexes est une comédie féministe très sympathique réalisée par le couple Valerie Faris et Jonathan Dayton à qui l'on doit Little Miss Sunshine et Ruby Sparks. Ce biopic de la joueuse de tennis américaine Billie Jean King interprétée par Emma Stone face au clown macho Bobby Riggs interprété par Steve Carell, tous deux métamorphosés comme savent le faire les comédiens américains, me ferait presqu'aimer le tennis à la télévision !


Fortement allergique au spectacle du sport, ado je regardais tout de même le patinage artistique qui ne ressemblait pas trop à une partie de bras de fer en comparaison du foot, du rugby ou de la boxe. L'autre biopic sportif I, Tonya (Moi, Tonya) de Craig Gillespie a le mérite de montrer l'opposition de classes des juges réactionnaires face à la franchise de la petite prolétaire à la langue bien pendue Tony Harding. Histoire triste d'une dégringolade de cette patineuse célèbre pour avoir été la première à avoir fait un triple axel en compétition, déchue pour une sombre affaire. La violence masculine résonne ici avec son caractère arrogant dans le précédent film, mais les scandales respectifs de 1972 et 1994 sont de natures très différentes. Margot Robbie et surtout Allison Janney sont formidables dans les rôles de la fille passionnée et son intraitable mère.


The Florida Project de Sean S. Baker, qui avait déjà réalisé Tangerine, n'est pas aussi extraordinaire qu'on me l'avait annoncé, mais le milieu social du sous-prolétariat américain est rarement traité à l'écran dans les fictions grand public. Le film tient beaucoup dans le toupet incroyable de la petite Brooklynn Prince et dans ce portrait terrible de la misère, leur opposition renvoyant le drame vers la comédie dans une dialectique qui le fait échapper au formatage des genres. Il reste un des meilleurs films de cette petite sélection aux résumés expéditifs, mais qui tous méritent d'êtres vus.


Autre reflet du malaise d'une société qui part à vau-l'eau, Ingrid Goes West de Matt Spicer avec Audrey Plaza récemment vue dans la série Legion. Cette sombre comédie joue des effets pervers des réseaux sociaux à coups de #hashtags servant la folie de ceux ou celles qui confondent rêve et réalité.


Vous avez peut-être remarqué que tous ces films ont une héroïne fragile qui se bat pour sa survie dans un monde impitoyable façonné par les hommes ? Continuons dans la déviance et la force de caractère de ces jeunes femmes courageuses avec le film français Ava de Léa Mysius dont c'est le premier long métrage. L'image est somptueuse, les cadres étudiés, le scénario fondamentalement original et la musique pour contrebasse solo de Florencia Di Concilio tout à fait remarquable. Film d'une nouvelle auteure, il interroge l'obscurantisme actuel face aux minorités ostracisées et à l'incompréhension dont la jeunesse est victime. Un magnifique chant de révolte !


Blandine Lenoir, qui avait réalisé le très réussi Zouzou, réitère avec une comédie charmante, Aurore joliment interprétée par Agnès Jaoui. La jeunesse est questionnée cette fois par la ménopause, sujet tabou peu traité au cinéma ! Les rôles féminins se raréfient avec l'âge. C'est dire que ce film sur cette mère et ses trois filles est de salubrité publique.


Continuons dans cette escalade de l'âge de la capitaine avec le dernier film de Stephen Frears, Victoria and Abdul (Confident Royal) qui conte la relation tendre qu'entretint la Reine Victoria avec son serviteur indien Mohammed Abdul Karim. Judi Dench y est exceptionnelle dans ce biopic romancé qui ne fait certes pas partie des meilleurs films du réalisateur britannique, mais il n'y a jamais de honte à gagner sa vie ni à se laisser aller certains soirs à regarder un film à l'eau de rose !


Allons-y carrément ! Marlene Dietrich aurait 116 ans, si elle n'avait déclaré forfait en 1992. Mais en 1982 l'égérie de Josef von Sternberg et la performeuse hors pair accepte de répondre à Maximilian Schell à condition qu'il ne la filme ni elle ni son appartement. Le portrait qu'il en tire est terrible et passionnant, montrant que les contraintes sont souvent productives. Je dois à l'auteure de théâtre Dorothée Zumstein de m'avoir conseillé ce film rare sur une comédienne et chanteuse qui m'a toujours fasciné, alors que je n'ai jamais compris le succès de Marilyn Monroe. Je possède un enregistrement d'un entretien un peu plus ancien qu'elle fit pour la radio, dont je me souviens de phrases entières et qui la rendait plus sympathique que ce portrait amer d'une femme qui ne voulait pas se voir vieillir.


Cette fois ce n'est pas une femme, mais un village peuplé exclusivement de femmes qui tient lieu de sujet à la mini-série TV Godless, western en 7 épisodes qui fait passer de bons moments, même si les deux meilleurs sont le début du premier quand on n'y comprend encore pas grand chose et la résolution très attendue de la fin...


Terminons avec Three Billboards Outside Ebbing, Missouri (Three Billboards : Les Panneaux de la vengeance), le troisième film de Martin McDonagh, l'auteur de In Bruges (Bons baisers de Bruges) et Seven Psychopaths (Sept psychopathes), superbe thriller avec la toujours géniale Frances McDormand. Pas besoin d'en dire plus, n'est-ce pas, sans gâcher la surprise ?


J'allais oublié le dernier Guillermo del Toro, The Shape of Water (La forme de l'eau), conte de fée fantastique entre une muette et un amphibien dont on saisira facilement la paraphrase.


Je m'étonne tout de même que cette bluette saignante ait reçu le Lion d'or à Venise et, pire encore, le prix octroyé à la musique lénifiante d'Alexandre Desplats qui ressemble à celle d'Amélie Poulain. Sally Hawkins y est très bien, puisqu'il s'agit ici de saluer l'excellence de toutes ces comédiennes...

vendredi 12 janvier 2018

Persistance d'une grammaire du cinéma et implication des rêves


Lors de notre dernière rencontre, Atom Egoyan s'étonnait que le cinématographe obéisse toujours aux mêmes lois depuis ses débuts alors que la musique, par exemple, avait considérablement évolué pendant la même période. J'avançais que les outils du cinéma n'ont pas changé : la scène passe par le même objectif frontal, le montage qui produit des ellipses à chaque coupe fait avancer l'histoire, etc. Pour qu'un médium se transforme, il faut de nouveaux outils. Ainsi les impressionnistes partirent peindre sur nature à l'invention des tubes en plomb qu'ils pouvaient glisser dans leurs poches. L'ajout du son avait pourtant bouleversé le cinéma, mais, depuis, ni la couleur, ni l'agrandissement des formats, ni la multiplication des pistes sonores, pas même le passage à la vidéo ou au numérique, n'ont révolutionné le septième art. Cela explique pourquoi Atom, lorsqu'il ne met pas en scène des opéras, réalise de plus en plus souvent des installations artistiques où l'espace lui offre de nouveaux modes d'approche.


Le réalisateur canadien trouve aussi que les séquences oniriques sont toujours filmées de la même manière, et, au delà de cela, que le découpage cinématographique est calqué sur celui des rêves, avec d'abord un plan d'ensemble, puis des plans rapprochés, etc. Le matin qui a suivi notre échange j'ai tenté de me souvenir des miens, or, autant qu'il m'en souvienne, j'ai l'impression de toujours prendre une histoire en marche, comme si le film était déjà commencé. J'imagine donc que ce sont soit nos rêves qui impriment leurs formes à notre art, soit que nous rêvons en nous inspirant de notre quotidien. Et chacun, chacune, de produire une œuvre qui lui ressemble ! Contrairement aux assertions de certains critiques qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, depuis ses débuts celle d'Atom Egoyan a la continuité magique des autoportraits, fussent-ils bien différents de l'homme délicieux et attentif qu'il incarne dans le réel...

Photo : Steenbeckett, installation d'Atom Egoyan

mercredi 10 janvier 2018

La télé-réalité au cinéma


Certains films passent inaperçus, éreintés par une partie de la critique, sortis à un moment où l'actualité occupe tout l'espace médiatique, trop différents parfois... Ainsi Reality qui avait reçu le Grand Prix du Jury à Cannes en 2012 m'avait échappé alors que le précédent film de Matteo Garrone, Gomorra, avait fait un tabac. La fiction de l'un comme de l'autre, semble flirter avec le documentaire, Matteo Garrone engageant nombreux comédiens amateurs, comme ici Aniello Arena, le rôle principal, qui s'est formé au théâtre en prison où il purge une peine à perpétuité pour le meurtre à la Kalachnikov en 1991 de trois personnes dont un enfant de huit ans alors qu'il était tueur professionnel ! Même si les deux films, interprétés en partie en dialecte napolitain, justifient ce choix de distribution qui les fait se rapprocher des films de Pasolini, Reality n'a rien à voir avec un film sur la Camorra puisqu'il aborde le sujet de la télé-réalité, autant dire de la télévision italienne en général où ce genre de programme a tout phagocyté. Son "héros" est un personnage pasolinien, à la fois pitoyable et attachant, dans un univers fellinien. Naples, patrie également de Paolo Sorrentino, semble reprendre le flambeau du cinéma italien que Rome a perdu depuis longtemps. Pour cette comédie dramatique incisive, le compositeur Alexandre Desplats s'est d'ailleurs largement inspiré de Nino Rota et Ennio Morricone.


Garrone montre parfaitement que la télévision est devenue le nouveau Dieu de l'Italie, le catholicisme séculaire et la nouvelle religion du petit écran exigeant la même piété aveugle. La presse y a vu une histoire de rédemption alors qu'il s'agit d'une charge très forte contre le mysticisme, bras armé d'un pouvoir profitant de la crédulité des pauvres pour s'enrichir à loisir. L'émission à laquelle participe le Schpountz poussé par sa famille et ses amis s'appelle Grande Fratello qui signifie tout simplement Big Brother. Si Reality est drôle, il fait grincer des dents, parce que la réussite de la gigantesque manipulation dont nous sommes victimes est redoutablement efficace.
En 1979 le très mésestimé Albert Brooks avait réalisé Real Life, chef d'œuvre parodique de télé-réalité où le réalisateur tentait de vivre pendant un an dans une famille qu'il filmait expérimentalement au jour le jour en espérant décrocher un Oscar et un Nobel ! Real Life anticipait avec humour le monde à venir. Il faut redécouvrir tout le cinéma d'Albert Brooks (aucun lien de parenté avec les cinéastes Mel, Richard ou James L.) de Lost in America à Looking for Comedy in the Muslim World en passant par Defending Your Life et Mother.
Unreal est aussi une série TV saignante qui met en scène l'envers du décor d'une émission de télé-réalité quand les caméras s'arrêtent de tourner. Soap-opéra en abîme, Unreal joue bien entendu sur les rêves d'une population qui s'identifie aux modèles que la société de consommation façonne pour mieux nous contrôler.

vendredi 5 janvier 2018

Hitchcock, les années Selznick


Les années Selznick est un titre injuste en ce qui concerne le début de la carrière américaine d'Alfred Hitchcock, car entre le premier film, Rebecca (1940), et le quatrième et dernier, The Paradine Case (1947), qu'il tournera pour le tout-puissant et autoritaire David O. Selznick, le réalisateur britannique filmera six autres longs métrages pour United Artists (Foreign Correspondant), la R.K.O. (Mr. and Mrs. Smith, Suspicion), Universal (Saboteur, Shadow of a Doubt), 20th Century Fox (Lifeboat). Le titre du livre de 300 pages qui accompagne les 5 disques Blu-Ray est plus exact parce que la mésentente entre le producteur tout puissant de King Kong ou Gone With The Wind et le maître du suspense rencontrée pendant ces quatre films justifieront La conquête de l'indépendance déjà acquise en Grande-Bretagne depuis The Man Who Knew Too Much en 1934. Si Rebecca ou Notorious (Les enchaînés) sont des réussites incontournables, Spellbound (La maison de Dr Edwardes) est très daté et The Paradine Case (Le procès Paradine) un de ses moins bons films. Ce dernier marquera la fin de leur collaboration, Selznick imposant au réalisateur des acteurs qu'il avait sous contrat, mais qui ne convenaient guère, et Hitchcock n'en pouvant plus de recevoir des milliers de mémos de jour comme de nuit sur ce qu'il devait faire ou pas.
Au delà de la magnifique remasterisation des copies, les bonus constituent le principal intérêt de ce "coffret Ultra Collector". Chaque film est accompagné d'une analyse intelligente de Laurent Bouzereau, de sa bande-annonce et surtout du célèbre et indispensable entretien (audio) Hitchcock-Truffaut. On trouve également les essais de Margaret Sullavan, Vivien Leigh et Sir Laurence Olivier pour Rebecca, un entretien de Bertrand Tessier avec le fils Daniel Selznick, Monsieur Truffaut Meets Mr Hitchcock de Robert Fischer, un portrait de Daphné du Maurier sur les traces de Rebecca par Elisabeth Aubert Schlumberger et des home movies d'Hitchcock en famille et sur les plateaux où sa grivoiserie est plus qu'explicite. Tout cela justifie le cinquième Blu-Ray, le livre figurant la cerise sur la gâteau avec des textes de Nicolas Saada, Claude Chabrol, Nathalie Hienrich, Jean Douchet, Nathalie Boudil, Pascal Bonitzer, Frank Lafoud, Benjamin Thomas, Philippe Demousablon et Alfred Hitchcock himself dont un entretien avec Peter Bogdanovich, le tout abondamment illustré.
Si je me souvenais bien des trois autres, la surprise est pour moi la redécouverte de Rebecca (1940), que sur suggestion de Selznick qui en a acheté les droits Hitchcock adaptera à la place de son film sur le Titanic qui ne verra jamais le jour. Cette Arlésienne a une présence incroyable, faisant de l'ombre évidemment à l'ingénue interprétée par Joan Fontaine, et Laurence Olivier est formidable dans ce thriller fantômatique où les masques tombent petit à petit. Hitchcock profite du budget phénoménal, mais ce n'est pas ce qui l'attire dans le cinématographe. Sa rigueur d'utiliser astucieusement les éléments présents dans ses suspenses s'applique aux contraintes de production.
Par contre, la psychanalyse n'a jamais été son fort et La Maison du docteur Edwardes (1945) en présente une sorte de caricature, même si la scène du rêve imaginée par Salvador Dali est aussi jubilatoire que l'éthylisme de Dumbo l'éléphant dans le film de Walt Disney ! Comme souvent on retrouve le thème du faux-coupable et de la fuite, et au couple d'Ingrid Bergman avec Gregory Peck on préférera celui qu'elle forme avec Cary Grant dans Notorious (Les enchaînés). Quant au Procès Paradine (1947), les ressorts de l'intrigue sont téléphonés, les acteurs des pastiches d'eux-mêmes et on imagine à quel point le réalisateur avait hâte d'en finir et de se débarrasser de Selznick. Pourtant l'année précédente avait été marquée d'une réussite avec Notorious (1946), film d'espionnage exemplaire où l'usage du MacGuffin cher à Hitchcock est la clef de l'intrigue. Au risque de froisser les inconditionnels, j'avancerais qu'il y a toujours de petits et grands Hitchcock, ce qui laisse tout de même une trentaine de chefs d'œuvre. L'ensemble du coffret permet d'ailleurs d'en appréhender les raisons...

→ coffret Hitchcock, les années Selznick, 5 Blu-Ray VOSTF/VF + La conquête de l'indépendance, livre de 300 pages avec 120 photos, Ed. Carlotta, 100,32€

mardi 2 janvier 2018

José-Maria Berzosa s'est éteint ce matin


Certains 2 janvier nous rendent bien tristes.
Le réalisateur José-Maria Berzosa est décédé ce matin. Ses documentaires et ses fictions, caustiques et souvent poétiques, distillaient un humour buñuélien et une érudition borghésienne. Il faut avoir vu Pinochet et ses trois généraux, Joseph et Marie : Les mots et les gestes, Arriba España ou sa visite du Musée de la Police avec Michel Simon... La première fois que je l'ai remarqué, c'était en 1969, il jouait en latin le premier diacre de Priscillien dans La voie lactée ! Françoise avait été son assistante pendant dix ans.
Le 2 janvier, c'est aussi l'anniversaire de la mort de mon père, il y a juste trente ans.
Est-ce la raison pour laquelle je me retrouve ce soir dans le noir au fond de mon lit avec une gastro et un rhume carabiné ? Les virus attendent les moments propices pour s'inviter...

Les rushes de Rouch


À l'occasion du centenaire de Jean Rouch, les Éditions Montparnasse publient un nouveau coffret de 10 DVD, après avoir déjà sorti Madame l'eau, Une aventure africaine, Cocorico Monsieur Poulet, Chronique d'un été et un autre coffret par lesquels on préférera commencer. Les 26 films rares et inédits de l'ethnologue-réalisateur présentés ici sont très inégaux. S'il y a des trésors, certains films font figures de bonus à ses œuvres majeures. Ces documents semblent inachevés ou ressemblent aux home movies que l'on découvre parfois avec ravissement sur ces supports quasi exhaustifs. Rouch filme ses copains, leur fait répéter des histoires qu'ils lui ont déjà racontées, parfois en se promenant, d'autres fois dans des dispositifs qui tiennent plus de la radio que du cinématographe. Cette présentation ne serait pas pour déplaire à Rouch qui affectait avec un snobisme élitaire de montrer des rushes plutôt que de mettre en forme certaines archives. Je fais référence au différent que nous avions eu sur les remarquables réalisations de Jocelyne Leclercq qui avait monté les Archives de la Planète de la Collection Albert Kahn, les resituant dans leur contexte historique, les fictionnalisant au besoin, les sonorisant (avec mon appui), sortant ainsi ces rushes exceptionnels de la poussière confidentielle où ils reposaient. Mais les rushes de Rouch, c'est aussi l'urgence de filmer ce qui risque de disparaître, la tradition orale s'effaçant peu à peu devant la mondialisation qu'apporte entre autres la télévision.
Ainsi Babatu, les 3 conseils (1973-76), seul essai de "ciné-histoire" ayant pour cadre les guerres esclavagistes au milieu du XIXe siècle, fait partie des grands films de Rouch où le narrateur commente une reconstitution jouée par des acteurs non professionnels. Ici le cadre ne tangue pas et le montage est rigoureux ! Moi fatigué debout, moi couché (1996-97) est du même acabit, réalisé avec la complicité de ses acteurs, Lam Ibrahim Dia, Tallou Mouzourane et Damouré Zika, se rappelant La chasse au lion à l'arc il y a trente ans ou Cocorico Monsieur Poulet il y a vingt ans. Je me demande pourquoi on a appelé cela du cinéma-vérité, alors que tout est mis en scène, les commentaires occasionnels évitant de rester trop ésotérique et donnant les clés de la vie nigériane que nous découvrons. L'eau, le vent, les arbres et le soleil jouent leur rôle ancestral que nous avons dramatiquement tendance à oublier. Parmi les petites Ethnofictions, j'ai apprécié la musique en famille de Zomo et ses frères (1975), la promenade de Venise au Niger en gondole et pirogue de Cousin, cousine (1985-87) ou l'humour de Damouré parle du Sida (1991-92).
Les Rituels traditionnels et modernes sont probablement les traces les plus importantes du travail de Rouch. Ils recèlent des trésors comme Hampi, le ciel est posé sur la Terre (1961) ou Yenedi de Ganghel, le village foudroyé (1968), cousins des Maîtres fous. Rouch cosigne avec Gilbert Rouget et Germaine Dieterlen Batteries Dogon, éléments pour une étude des rythmes (1964-65). Tambours de pierre et de bois, puis baguettes courbées sur peaux et fusils pour funérailles, ce document ravira les musiciens. Tous les films sur les Dogon sont évidemment passionnants. Rouch rend ainsi plusieurs fois hommage à l'ethnologue Germaine Dieterlen (1994-96) et à Marcel Mauss, "père de l'anthropologie française", pour leurs travaux au Mali, avec par exemple la visite de la grotte de Songo dont les peintures illustrent les grands mythes de la création du monde chez les Dogon (1977). Rouch répond aussi à la commande, commémoration de l'indépendance de la République du Niger (1961) ou recherche scientifique en Afrique (1960-64). Je retrouve Monsieur Albert prophète (1962-63), tourné en Côte d'Ivoire, dont j'ai offert ma copie 16mm ainsi que beaucoup d'autres à la Cinémathèque Robert-Lynen... La goumbé des jeunes noceurs (1965) est le premier film de Rouch en son synchrone et plans-séquences.
Côté Promenades et portraits, La punition ou les mauvaises rencontres est une déambulation ressemblant fortement à Chronique d'un été, sans l'apport essentiel d'Edgar Morin. La visite Faire-part, Musée Henri-Langlois-Cinémathèque Française est émouvante, quoiqu'assez superficielle, mais elle me rappelle le musée du Palais de Chaillot où j'avais l'habitude de me rendre du temps de Langlois, puis de Mary Meerson, et où je rencontrais Marie Epstein. Son Ciné-portrait de Raymond Depardon par Jean Rouch et réciproquement, cosigné avec Philippe Constantini, reflète l'amateurisme de Rouch et le caractère de Depardon. Il faut entendre amateurisme dans son étymologie du verbe aimer. Ainsi il filme Bill Witney, le réalisateur de westerns qui ont enchanté son enfance. Bourgeois mondain à Paris, en s'expatriant sur le continent africain Rouch vécut ses rêves d'enfant, lorsqu'on se déguise pour inventer des histoires fabuleuses, se projetant toute sa vie dans des voyages initiatiques à une époque où le World Wide Web n'existait pas. Victime d'un accident d'automobile mortel, il repose au cimetière de Niamey, parmi les fantômes qu'il a si bien filmés.
Si je me réfère au livre Découvrir les films de Jean Rouch (collecte d'archives, inventaire et partage) qui constitue un bon complément au coffret sans livret, il reste quantité de films à publier !

Jean Rouch, un cinéma léger, Ed. Montparnasse, 10 DVD, 60€
Découvrir les films de Jean Rouch (collecte d'archives, inventaire et partage) (2010), CNC, 29€