70 Cinéma & DVD - août 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 30 août 2018

Mark Rappaport, entre coming outs et sex symbols


Je republie ici les articles que j'avais écrits en 2007 sur deux films exceptionnels de Mark Rappaport qui sortent enfin en DVD chez Re:voir, augmentés de quantité de bonus qui affirment le style du réalisateur. Rappaport fait tomber les masques de la sexualité cachée d'Hollywood en transformant son travail d'investigation cinéphilique en fictions conjuguées le plus souvent à la première personne du singulier... Le réalisateur s'est longtemps battu pour récupérer les masters de ses films, d'abord par une coûteuse procédure, puis épaulé par une pétition internationale. C'est dire si cette édition est très attendue...


Avec Rock Hudson's Home Movies Mark Rappaport réussit une des plus originales fictions biographiques et un des plus astucieux coming out de l'histoire du cinéma. C'est seulement à sa mort en 1985 que le monde apprit l'homosexualité de l'acteur et ce qu'était le Sida. Rock Hudson fut en effet la première célébrité à révéler sa maladie. Rappaport recherche des signes de cette homosexualité cachée dans les films où apparaît l'acteur. Hollywood a beau maquiller et lisser la réalité, l'évidence saute aux yeux et aux oreilles. Les plans volés aux films interprétés par Hudson sont exposés ici comme s'ils étaient sa vie même, ses home movies. Le film de Rappoport n'est constitué que de ces plans d'archives et des apparitions d'Eric Farr dans le rôle de Rock Hudson qui commente son passé depuis la tombe ! Ce "point de vue documenté" à la première personne du singulier et en forme de flashback se réapproprie la fiction pour faire éclater la vérité.
La démonstration est époustouflante, et l'on est en droit de se demander si l'exercice étendu à tout le cinéma dans sa globalité ne révèlerait pas un énorme tabou, l'homosexualité refoulée de toute une société, recyclée en violence. Quelles forces en effet sous-tendent les films de guerre, les westerns (à commencer par Rio Bravo, cher Skorecki), les polars (j'ai revu, il y a peu, House of Bamboo de Samuel Fuller qui ne triche pas non plus avec l'amitié virile), sans parler de la façon de traiter les femmes en général et au cinéma en particulier ! En un mot, les films de mecs, et au delà, ce qu'il représente... Le réel. Oui, c'est ainsi que les hommes vivent, Et leurs baisers au loin les suivent...
Rappaport nous montre Hudson comme si l'acteur s'adressait à nous dans chacun de ses plans pour nous souffler, avec un clin d'œil de connivence on ne peut plus appuyé, "ne soyez pas dupes, Hollywood n'est qu'une énorme entreprise de falsification, spécialisée dans l'exportation de la morale puritaine". Rock Hudson's Home Movies (attention dvd Zone 1 sans sous-titres uniquement) est probablement le film gay le plus démonstratif et le plus fin sur la posture et l'imposture.(...)
P.S. : J'avais titré ce billet F for Fag en clin d'œil au F for Fake d'Orson Welles qui joue également des faux-semblants. Maîtrisant moins bien les ambiguïtés en anglais qu'en français, il a semblé préférable de revenir à un titre plus soft !


Pour From the Journals of Jean Seberg (1995), Mark Rappaport utilise le même système que pour Rock Hudson's Home Movies en choisissant une actrice qui joue le rôle de la disparue commentant sa vie et ses films à la première personne du singulier comme si elle était encore vivante. Eric Farr interprétait Hudson comme si le comédien n'avait pas vieilli, parlant depuis la tombe, éternellement jeune. Mary Beth Hurt joue donc le rôle de Jean Seberg à l'âge qu'elle aurait si elle ne s'était pas suicidée en 1979, elle est en fait née dix ans plus tard, mais dans la même petite ville de l'Iowa. Si les films remportaient un succès populaire, on imagine les énormes problèmes que rencontrerait le réalisateur à la vue du nombre d'extraits empruntés cavalièrement : ils sont le corps même du récit. Son dernier long métrage, The Siver Screen: Color Me Lavender (1997), obéit au même processus comme son dernier court, John Garfield, figurant en bonus sur le même dvd. Le provocateur The Silver Screen débusque l'homosexualité cachée dans les films holywoodiens avec beaucoup d'humour tandis que Garfield révèle la carrière d'un acteur juif black-listé pour ses positions politiques. Tant qu'une œuvre ne rapporte pas grand chose les ayants droit ne se manifestent pas, c'est en général la règle, mais cela peut bloquer l'exploitation des films dans des pays plus tatillons que d'autres. Les cut-ups littéraires, les Histoire(s) du cinéma de Godard (parution encore annoncée en France pour les prochains jours), les œuvres de John Cage, les radiophonies du Drame (Crimes Parfaits dans les albums À travail égal salaire égal et Machiavel, Des haricots la fin dans Qui vive ? ou Le Journal de bord des 38ièmes Rugissants) sont soumis pareillement à ces lois. Avant que le sampling ne devienne un style lucratif (particulièrement en musique, dans le rap et la techno), les œuvres de montage étaient moins sujets à blocage et leur statut de nouvelle création à part entière a pu être reconnu en leur temps.
Jean Seberg ne mâche pas ses mots pour commenter amèrement sa carrière depuis le casting raté de Sainte Jeanne en 1957 où elle joue le rôle de Jeanne d'Arc dirigée par le sadique Otto Preminger jusqu'aux films de son mari, l'écrivain Romain Gary, qui ne la traite guère mieux, la faisant jouer dans des rôles bien tordus. Elle doit sa gloire au premier long métrage de Jean-Luc Godard, À bout de souffle, et à un diamant noir, Lilith de Robert Rossen où elle interprète une nymphomane dans une clinique psychiatrique, séduisant un infirmier débutant joué par Warren Beatty. Le film, bouleversant, est à découvrir toutes affaires cessantes. Rappaport lui fait comparer sa carrière et ses engagements politiques à ceux de Jane Fonda et Vanessa Redgrave. Seberg, engagée aux côtés du Black Panther Party, subit les attaques de Hoover et va jusqu'à exhiber son bébé mort-né dans un cercueil de verre pour prouver que le père n'était pas l'un d'eux. Rappaport ne se fixe pas uniquement sur elle, en profitant pour écorner l'image holywoodienne de maint personnage. Les séquences de la comédie musicale western Paint Your Wagon avec Lee Marvin et surtout Clint Eastwood ne sont pas piqués des hannetons. Le portrait est donc corrosif pour le monde qui l'entoure et terriblement déprimant en ce qui la concerne. Tout aussi éloquentes, les scènes qui, outre l'original, tournent autour de l'effet Koulechov, sont savoureuses ! Les films de Rappaport possèdent tous la même originalité avec leurs arrêts sur image où le réel reprend ses droits sur la fiction comme si les deux procédaient de la même histoire.


Rock Hudson's Home Movies est accompagné par trois courts métrages. Dans Sergei / Sir Gay (2016, 36 mn) Eisenstein révèle lui-même son attirance sexuelle pour ses acteurs mâles. John Garfield (2003, 9 mn) est le portrait d'un loser, petit juif maudit qui mourra à 39 ans. Blue Streak (1971, 16 mn) est un film expérimental où les mots interdits défilent à l'écran entrecoupés de trois monologues érotiques, homme-femme, femme-femme, homme-homme... Deux autres complètent From The Journals of Jean Seberg : Becoming Anita Ekberg (2014, 17 mn) rappelle la cruauté dont sont vitimes les sex symbols depuis leurs premiers mètres jusqu'à leur vieillesse, et dans Debra Paget, For Example (2016, 37 mn) une comédienne revient sur la carrière de Paget comme souvent à la première personne du singulier...


→ Mark Rappaport, Rock Hudson's Home Movies & From the Journals of Jean Seberg, 2 dvd Re:voir avec bonus et livrets bilingues de 40 et 52 pages, sortie le 3 octobre 2018
→ À noter qu'il ne reste plus que quelques exemplaires de son livre Le spectateur qui en savait trop, P.O.L.

jeudi 23 août 2018

Anatahan, chef d'œuvre méconnu, chef d'œubre absolu

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L'an passé, sous le titre Anatahan, violence et passion, je chroniquai l'édition DVD américaine du dernier film de Josef von Sternberg réalisé en 1953. Le 5 septembre, Capricci sort enfin en salle cette superbe remasterisation de la version complète de 1958 tant pour l'image 2K que pour le son. Un petit livre fortement illustré l'accompagne (à moins que ce soit pour une future sortie DVD), avec des extraits de l'essai de Sachiko Mizuno, les témoignages de l'assistant-réalisateur du film Shuji Taguchi, de son directeur de la photographie Kôzô Okazaki et du compositeur Akira Ifukube, ainsi que du remarquable texte de Claude Ollier paru en 1965 dans les Cahiers du Cinéma. NE LE MANQUEZ PAS !



Depuis 45 ans Anatahan figure parmi mes 10 films préférés parce qu'il incarne une des questions majeures que je tourne et retourne sans comprendre, l'essence-même de l'humanité, mélange de violence et passion. Qu'il n'y ait plus qu'une seule femme sur Terre et le désir fait naître les pulsions de vie et de mort, cet obscur objet du désir à l'état pur, l'absurdité de la condition humaine, l'énigme primale, l'énigme ultime.
Le génial cinéaste Josef von Sternberg s'est inspiré d'une histoire authentique pour tourner son dernier film en 1953. Anatahan, une île volcanique des îles Mariannes du Nord en plein Océan Pacifique, avait abrité trente-trois soldats japonais refusant de croire à la reddition de leur pays, de 1945 à 1951. Treize d'entre eux y avaient trouvé la mort en s'entredéchirant pour la seule femme présente sur l'île. Von Sternberg avait lu un article de journal relatant le livre de Michiro Maruyama, l'un des survivants. Son adaptation est un chef d'œuvre qui ne ressemble à aucun autre film. Dans un article de 2009 j'écrivais "... Le réalisateur américain né à Vienne en 1894 narrait dans son dernier film l'histoire de cette bande de soldats livrés à eux-mêmes, ignorant que la guerre est finie. Pour Anatahan, aussi appelé Saga d'Anatahan ou plus bêtement La dernière femme sur la Terre, von Sternberg ira jusqu'à fabriquer sa caméra, ses décors, faire lui-même sa lumière, prêter sa voix au narrateur en anglais alors que tous les acteurs parlent japonais sans sous-titres, le commentaire jouant du décalage comme un recul nécessaire sur la folie des hommes et renforçant le mystère de cette histoire invraisemblable qui s'est pourtant reproduite pendant des années après la défaite jamais avouée explicitement par l'Empire du Soleil Levant. Sur l'île d'Anatahan, les tabous éclateront, les conventions sociales voleront en éclat, surtout lorsqu'apparaîtra Keiko, la reine des abeilles. On s'y entretuera (...). Sternberg terminait son film en faisant descendre du bateau les fantômes parmi les survivants plusieurs années plus tard. Anatahan est un des rares films dont je surveille encore la sortie en dvd, un de mes dix films préférés, pour la tragédie qu'il évoque et son étonnante étude de mœurs si proche de la banale sauvagerie de notre absurde humanité, pour la musicalité de sa bande-son et l'exigence d'un cinéaste remarquable dont je suggère en outre la lecture de son autobiographie, Fun in a Chinese Laundry, bizarrement traduite Mémoires d'un montreur d'ombres."
(...) Dans cette version non censurée apparaît plusieurs fois la nudité de Keiko, interprétée par Akemi Negishi que l'on retrouvera dans Les bas-fonds, Vivre dans la peur, Barberousse et Dodes'kaden d'Akira Kurosawa (trois incontournables en DVD chez Wild Side). (...)

vendredi 17 août 2018

Cocooning


Si Cocoon est une sorte de comédie de science-fiction façon conte de fées grand public, ce film du réalisateur de blockbusters Ron Howard de 1985 a le mérite de soulever avec fantaisie les thèmes de la vieillesse, de la mort et de la jeunesse éternelle. Saupoudrez le tout d'effets spéciaux cosmiques, de dauphins souriants et de vieux comédiens s'amusant comme des petits fous à se poser la question faustienne ou de l'inextinguible amour conjugal et vous passerez un moment de détente, surtout si ces thèmes relèvent de vos préoccupations, que vous y voyiez ou non une allégorie mystique avec montée au ciel en soucoupe volante.
Les vieux fourneaux* préoccupés par leur virilité sur le déclin y sont adorablement cul-cul-la-praline, mais je n'ai pas pu m'empêcher de penser à ma mère qui va beaucoup mieux depuis qu'elle est en maison de retraite. Si elle n'est pas tombée dans une piscine régénératrice par manque d'extraterrestres en mal du pays, elle profite néanmoins de la balnéothérapie, du kiné, de la coiffeuse, etc., et d'un environnement médicalisé aux petits soins pour elle. Cette migration l'ayant poussé à arrêter de fumer, elle ne tousse plus et sa peau a retrouvé son teint de jeune fille. Elle n'est donc plus à s'inquiéter pour la moindre petite contrariété venue bousculer ses habitudes, mieux nourrie par la cantine locale que par les plats surgelés qui l'avaient mise en carence alimentaire, et elle a la visite quotidienne de ma petite sœur qui réside souvent à côté dans cette jolie ville de retraités qu'est Royan. Cette semaine ils sont même allés en bande et fauteuils roulants manger une glace chez Lopez (qui à mon goût ne vaut tout de même pas Berthillon, hélas fermé jusqu'au 28 août) !
Lorsque j'étais jeune homme, signer avec le Diable me paraissait une proposition à méditer, or avec le temps j'ai fini par apprécier tous les âges de la vie et accepter la mort comme une étape indispensable de ce joyeux parcours d'obstacles. Bon d'accord, a priori c'est encore loin, mais l'idée ne me fait plus peur comme jadis, peut-être depuis mon séjour à Sarajevo pendant le Siège d'où je suis revenu guéri, du moins en ce qui concerne cette angoisse commune. Si d'avoir réglé son sort à celle-ci me rapproche de la sérénité, il en est forcément quelques autres que j'ai encore à affronter. Mais ça, c'est une autre histoire.

→ Ron Howard, Cocoon, dvd ou Blu-Ray remasterisés en haute définition, Carlotta, 20,06€