70 Cinéma & DVD - octobre 2019 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 31 octobre 2019

Autopsie d'un meurtre

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J'ai attendu d'avoir regardé tous les bonus de l'édition "Prestige Limitée Combo Blu-ray/DVD + Memorabilia" pour évoquer la sortie remasterisée 4K d'Autopsie d'un meurtre (Anatomy of a Murder). Le film d'Otto Preminger me rappelait d'abord la musique de Duke Ellington et le générique (et l'affiche) de Saul Bass. Un des grands films de procès, il réfléchit parfaitement la quête d'authenticité du méticuleux cinéaste viennois. Je devrais dire "américain", car ce juif viennois n'avait aucun désir de revenir en Autriche qu'il considèrait comme le berceau du nazisme, comme il le raconte à Annette Michelson dans le long entretien, resté quarante ans inédit, qu'il accorde à Cinéastes de notre temps, l'indispensable émission produite par André S. Labarthe et Janine Bazin. Cette rigueur du détail et l'élégance plastique de ses plans ne sont d'ailleurs pas étrangères à ses origines culturelles.
Je rentre justement de Vienne où j'ai trouvé que le racisme s'était atténué par rapport à ma dernière visite il y a vingt ans. Je ne pourrais hélas pas dire cela de la France où la mafia bancaire au pouvoir s'en sert dangereusement pour conserver ses prérogatives et vendre notre pays au privé, mais ça c'est une autre histoire. Je venais également de revoir le dernier volet de la trilogie d'Axel Corti, Welcome in Vienna, suivi du formidable entretien avec son auteur, Georg Stefan Troller, dont c'est l'autobiographie. Mais Autopsie d'un meurtre est bien un film américain, enquête policière minutieuse où le système judiciaire est décortiqué et où le caractère de chaque personnage révèle ses ambiguïtés. Pourtant, si le cadre est l'état du Michigan, le fond est viennois, pour ne pas dire freudien. L'échange entre la Michelson et Preminger s'intitule Otto Preminger and the dangerous woman tant la critique tente de coincer le cinéaste qui résiste à analyser son œuvre. Elle évoque aussi sans succès le cinéma expérimental et les jeunes réalisateurs, tandis qu'il revendique une observation et des choix pragmatiques, sachant qu'il n'y a pas besoin de forcer le style pour qu'il se dégage de l'ensemble de son œuvre.


Dans ce film de près de trois heures de 1959, James Stewart, Lee Remick, Ben Gazzara, Arthur O'Connell, George C. Scott et tous les comédiens sont parfaits dans leurs rôles de Monsieur et Madame Tout-Le-Monde. Positifs ou négatifs, ils ne sont des héros que pour tenter de vaincre banalement leurs contradictions. Tous les protagonistes ont la nécessité de se sortir de l'ornière où ils sont tombés, l'avocat marginalisé, le vieil assistant alcoolique, la secrétaire qui se sent inutile, l'assassin of course, sa femme à la fois naïve et manipulatrice... Ne sommes-nous pas tous fragiles, ou du moins fragilisés par les hauts et les bas de nos existences ?
Vous pouvez regarder ici le générique de Saul Bass composé par Duke Ellington, ailleurs brièvement présent dans son propre rôle. Autopsie d'un meurtre et l'entretien en bonus m'ont donné envie de revoir d'autres films de Preminger : Laura, L'Éventail de Lady Windermere, Rivière sans retour, Carmen Jones, L'homme au bras d'or, Bonjour Tristesse, Porgy and Bess, Exodus, Tempête à Washington, Le cardinal, Bunny Lake a disparu, Skidoo et tant d'autres dont j'ignore tout.

→ Otto Preminger, Autopsie d'un meurtre, Combo Blu-ray/DVD avec documentaire de André S. Labarthe, bande-annonce (et quelle bande-annonce ! Voyez ci-dessus, fut un temps où ces petits courts métrages étaient autre chose qu'un résumé, spoiler constitué d'extraits des scènes les plus raccoleuses), actualités cinématographiques + fac-similé en anglais du livre de Richard Griffith (132 pages), 5 photos, l'affiche, ed. Carlotta, 28€

lundi 21 octobre 2019

Beckett, Film et Notfilm


Si les cinémas proposent sur grand écran les nouveautés et des merveilles de cinémathèque, la VOD légale est encore restreinte, malgré les efforts des nouveaux opérateurs passés à la production ou les sites Internet spécialisés. Encore faut-il habiter Paris pour jouir d'une offre, inégalée dans le monde, de salles, diffusant de surcroît des versions originales. Les DVD et Blu-Ray ont d'autres avantages, dont les bonus sont le fleuron. Si l'on s'intéresse réellement au cinématographe, les documentaires, entretiens et autres suppléments étonnants aident à comprendre les films et nous permettent souvent de découvrir de nouvelles pistes.
Le Blu-Ray/DVD sur l'unique œuvre cinématographique de Samuel Beckett est en cela exemplaire. En plus de jouir d'un superbe master, son Film qui ne dure que 22 minutes est accompagné d'un formidable documentaire de 128 minutes de Ross Lipman intitulé Notfilm resituant l'œuvre dans son contexte tant historique qu'anecdotique. Sur les deux supports sont également présentés la scène de rue perdue qui devait servir de prologue si elle n'avait pas été un fiasco, les prises comiques du chien et du chat, de précieux enregistrements sonores lorsqu'on sait que Beckett refusait qu'on le filme, le photographie ou prenne sa voix, un entretien avec son ami James Knowlson, directeur de la Fondation Internationale Beckett, des photographies de l'auteur ou du tournage par Steve Schapiro et I.C. Rapoport qui s'en souviennent... Sur le Blu-Ray, s'y ajoutent une longue conversation avec James Karen, ami et filleul de Buster Keaton qui tient le rôle principal du film, les souvenirs de la femme d'Alan Schneider, metteur en scène, coréalisateur de Film et meilleur ami de Beckett, ceux de la femme de son éditeur Richard Seaver et la B.O. de NotFilm composée par Mihály Vig.


Tourné à New York durant l'été 1964, Film est un court-métrage forcément expérimental, d'autant que Samuel Beckett n'y connaissait pas grand chose en cinéma. Évidemment il ne ressemble à rien de connu. Histoire de points de vue, de perception de soi et du monde, Film est porté par l'extraordinaire Buster Keaton qui avait refusé le rôle de Lucky dans En attendant Godot, qui n'a jamais rien compris à Beckett, mais se prêta génialement au jeu, ayant accepté par souci d'argent. Le chef-opérateur n'était autre que Boris Kaufman, frère de Dziga Vertov (mais c'est le troisième frère Mikhaïl qui a tourné L'homme à la caméra), collaborateur de Jean Vigo sur tous ses films, d'Elia Kazan et Sidney Lumet. Pour Notfilm, Lipman n'hésite pas à se référer à L'homme à la caméra et The Cameraman de Keaton lui-même ou encore À propos de Nice, pour évoquer Film, muet à l'exception du mot Chut !, dont la caméra est le double de Keaton. Le fascinant documentaire de Lipman est indispensable à quiconque s'intéresse à Beckett. On y apprend par exemple que Chaplin avait refusé le rôle (l'impassibilité de Keaton lui convient d'ailleurs beaucoup mieux), qu'Alain Resnais et Delphine Seyrig, alors ensemble, étaient sur le tournage, et tous les témoignages sont de première main, de Kevin Bronlow à la comédienne Billie Whitelaw, muse de Beckett...
Toutes proportions gardées, mon premier exercice de tournage lorsque j'étais élève à l'Idhec, sur le thème imposé de l'objet perdu, racontait l'histoire d'un myope qui se réveille, mais laisse tomber ses lunettes aussitôt qu'il ouvre les yeux et les enfilent. C'était pour moi, à l'origine, une manière retorse de régler la question du point, et pour la partie dans le noir total d'interroger la place du son. Je trouvais aussi que les comédiens du Cours Simon que l'on nous proposait jouaient comme des pieds. La caméra subjective contournait habilement mon incapacité à diriger convenablement le jeune acteur. S'il avait été de la trempe de Keaton, peut-être ma carrière de metteur en scène en eut été changée ! Sa manière de bouger à l'écran produit sur le personnage imaginé par Beckett l'étrangeté dont toute son œuvre est habitée.

Film de Samuel Beckett et Alan Schneider + Notfilm de Ross Lipman + suppléments, Blu-Ray+DVD, Carlotta, 20,06€

mardi 8 octobre 2019

Vu et entendu


Je regarde tout. Tous les genres de films possibles et imaginables. Des expérimentaux aux blockbusters, des muets aux plus récents, des francophones aux cinq continents, des trucs qui font réfléchir et d'autres qui me détendent. Si je lis des livres et des magazines, si j'écoute de la musique et la radio, si j'assiste à des spectacles et si je me promène, le cinéma est le seul médium qui me permet d'oublier totalement le quotidien. Il exerce une coupure radicale, me prenant en charge dans un mouvement régressif que je ne trouve ailleurs que dans la bouffe et la sexualité. Je fais abstraction des rêveries qui sont souvent rattachées à la création artistique ou simplement à l'art de vivre, tout comme l'immersion sociale ou naturelle. Ne pratiquant pas la méditation, je fais rarement le vide, même si cela m'arrive de temps en temps sans que je le décide. Quant à mes nuits, elles sont tout aussi peuplées, du moins autant que je m'en souvienne. Il n'y a que les rêves que je puisse comparer à la projection de films sur grand écran.
Ainsi, la semaine dernière, j'ai revu (on dit revoir ou regarder, comme si le son comptait pour du beurre !) Terreur sur le Britannic (Juggernaut) - digipack BluRay+DVDd Wild Side - thriller de 1974 réalisé par Richard Lester, à la fois film-catastrophe et étude de caractères intimiste, dont le suspense tient en haleine. La manière de filmer de Lester mélange les plans d'ensemble spectaculaires et ceux où les personnages semblent sortis d'un documentaire.
Sur les conseils de Martina, j'ai commencé à regarder la trilogie de Deepa Mehta, Fire (1996), Earth (1998) et Water (2005). Menacée de mort dans son pays pour aborder régulièrement des sujets qui fâchent, la cinéaste indienne vit au Canada. Water traite du statut des veuves en Inde en 1938, condamnées à suivre leur défunt mari sur le bûcher, à vivre recluses sans pouvoir se remarier ou à se prostituer. Les autres films se réfèrent à la violence conjugale, aux viols collectifs, à la ségrégation raciale, religieuse et sociale qui gangrènent le pays. Les images sont très belles et la musique à l'image du style bollywoodien attendu. J'avais totalement oublié que j'avais regardé et même chroniqué Jodhaa Akbar (2008), fresque historique somptueuse d'Ashutosh Gowariker dont je préfère Lagaan (2001) et Swades (2004).
Lorsque j'ai eu besoin de rire un bon coup, j'ai choisi de revoir Hellzapoppin de H.C. Potter, The Long Kiss Goodnight (1996) de Renny Harlin, Nurse Betty (2000) et Death at a Funeral (2010) de Neil La Bute dont The Shape of Things (2003) m'a encore une fois bouleversé par tant de cruauté intellectuelle ! Pour diverses raisons, dans ma cinémathèque j'ai pioché Adieu Philippine, La règle du jeu, The Fountainhead (Le rebelle), The Shop Around The Corner, I Know Where I'm going, L'amour d'une femme, Les demoiselles de Rochefort, Muriel qui sont pour moi des films fétiches comme le festival Jacques Becker dont je ne me lasse jamais... Je ne me souvenais pas de la qualité des dialogues de Clouzot pour L'assassin habite au 21... Je ne suis pas arrivé au bout d'Un balcon en forêt (1979) de Michel Mitrani que ressort en DVD LunaParks Films d'après le livre de Julien Gracq, peut-être pour m'être un peu ennuyé à ses cours lorsque l'écrivain était mon professeur d'histoire et géographie au Lycée Claude Bernard deux ans durant ? C'est pourtant un film très intéressant, j'y reviendrai. Comme sur les trois films de Jean-Claude Brisseau parus récemment en Blu-Ray chez Carlotta.
Parmi les films récents dont je n'ai pas déjà parlé dans cette colonne, j'ai apprécié le ton très personnel de Lazzaro felice (Heureux comme Lazzaro) de l'Italienne Alice Rohrwacher que m'avait indiqué Anna. Gloria y Dolor (Douleur et gloire) ne m'a pas fait changer d'avis sur Almodovar, des mélodrames tels qu'en produisait le cinéma franquiste sauf que la drogue remplace l'alcool, et des homos les hétéros ! Intéressé par l'évolution des effets spéciaux, je me suis coltiné le dernier Spiderman et Captain Marvel. A Simple Favor (L'ombre d'Emily) de Paul Feig est un bon thriller doublé d'une comédie noire. Le remake Gloria Bell du Chilien Sebastián Lelio est bien interprété par Julianne Moore et John Turturro, mais je l'ai trouvé un peu trop formaté pour le public américain par rapport à l'original Gloria (2013) du même réalisateur. Parasite de Bong Joon-ho m'a déçu en comparaison du chef d'œuvre The Host, c'est bien réalisé, mais tout est télécommandé, et il n'a pas la profondeur de ses premiers films, à moins que j'ignore les secrètes références à la vie coréenne. Pas facile de trouver des films récents qui aient grâce à mes yeux et mes oreilles ! Tellement déçu par La chute de l'Empire américain du Québécois Denys Arcand dont j'avais tant aimé les films des années 80. Sibyl de Justine Triet, malgré l'idée du transfert psy renversé, n'est pas à la hauteur de La bataille de Solférino et Bird Box est indigne de Susanne Bier, passionnante cinéaste danoise hélas méconnue. Je me suis vite lassé de Leto du Russe Kirill Serebrennikov... Rien n'arrive à la cheville du Livre d'image de Godard, même si j'ai beaucoup aimé Woman At War de l'Islandaise Benedikt Erlingsson et le dessin animé Ruben Brandt, collector du Yougoslave Milorad Krstić. Ces dernières semaines je n'ai pas trouvé non plus de nouvelles séries qui m'accrochent, ce qui me laisse un peu de temps pour autre chose que m'abrutir allongé sur le divan de ma salle de cinéma !