Si j'aime la musique, une chanson c'est d'abord un texte. J'ai besoin de comprendre les paroles et que la musique l'exprime comme dans un film muet sans pour autant qu'elle soit illustrative. J'ai commencé par écrire des mots avant de jouer des notes. Je parlais anglais, je suis devenu le chanteur du groupe. Et puis très vite j'ai eu besoin de les envelopper avec des bruits bizarres. Mes premières chansons ont été enregistrées avec Un Drame Musical Instantané, mais mes préférées sont celles que j'ai écrites pour ma fille Elsa et qui n'ont jamais été publiées. Je suis égelement très heureux de notre adaptation de Crasse-Tignasse et surtout Carton réalisé avec Bernard Vitet qui avait un don fantastique pour les mettre en musique. Il avait un sens de l'harmonie exceptionnel alors que je m'occupais de l'orchestration. À la trompette et au bugle, Bernard avait enregistré pour Gainsbourg, Barbara, Montand, Bardot, tourné quatre ans avec Claude François et tant d'autres. Il prétendait avoir écrit le pont de My Way (Comme d'habitude) et se fichait totalement de ne pas l'avoir signée. Il disait de toute façon ne pas aimer cette chanson, même s'il aurait pu être châtelain. Jouer avec Colette Magny ou Brigitte Fontaine dressait un autre pont avec son côté free jazz, avec Parmegiani rappelait son passage au GRM. Je pense à lui chaque fois que je me remets à la chanson, un genre difficile parce qu'il est censé s'adresser à un plus large public. Les compositeurs contemporains ont rarement des textes aussi forts que ceux des paroliers de la chanson française. J'achète encore les disques de Camille, Brigitte Fontaine, Claire Diterzi, comme avant Noir Désir ou Bashung.
On l'appelait Roda, le film de Charlotte Silvera m'a donné envie de rendre hommage à cette chanson française qui nous lègue tant de standards. Les jazzmen ont fini par s'en apercevoir au lieu d'aller puiser exclusivement dans le répertoire américain. Pour convaincre, leurs instrumentaux doivent être dictés par les paroles, pensées sans être dites.


Étienne Roda-Gil, dont les 747 chansons ont toutes été interprétées, incarne l'ambiguïté de l'engagement politique et du désir de reconnaissance. Il se disait poète industriel, rêvait de détruire cette industrie qui le nourrissait. S'il a su séduire Julien Clerc, Claude François, Johnny Hallyday, Juliette Gréco, Vanessa Paradis, Barbara, Mort Schuman, France Gall, Angelo Branduardi, Alain Chamfort, Françoise Hardy, Christophe, Pascal Obispo, Sophie Marceau, Catherine Lara, Louis Bertignac, Astor Piazzola, Marianne Faithfull, Roger Waters, etc. Roda-Gil avait aussi écrit La Makhnovstchina dans le formidable disque situationniste Pour en finir avec le travail. Pas seulement Utile pour Julien Clerc, Alexandrie Alexandra pour Claude François, Le Lac Majeur pour Mort Shuman, Joe le taxi pour Vanessa Paradis...
Il était anarchiste, fidèle à ses parents qui avaient fui l'Espagne franquiste, à son père qui avait été militant libertaire de la CNT, commissaire général, membre de la colonne Durruti, puis maquisard français. Les Bérurier noir, Barikad, Serge Utgé-Royo ont aussi repris certaines de ses chansons. Marqué par mai 1968 alors qu'il avait 26 ans, il n'a jamais renié ses idées, les insinuant parfois dans un inconscient subversif, une abstraction suggestive... À condition de bien écouter ce que son romantisme d'écorché vif suggère... Roda-Gil disparut en 2004 à l'âge de 62 ans. Je l'ai toujours considéré avec une attention particulière, sachant que ses sous-entendus étaient à tiroirs. Le film de Charlotte Silvera, constitué d'un long entretien, de nombreux témoignages et d'extraits, lui rend un bel hommage, rappelant ce que notre culture lui doit, comme à Brel, Ferré, Brassens, Barbara...

→ Charlotte Silvera, On l'appelait Roda, DVD Doriane Films, 1h37 + bonus de 26 minutes, 15€, sortie le 4 mars