70 Cinéma & DVD - mai 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 25 mai 2020

L'écume des jours, bijou de 1968


Si la version de Michel Gondry sortie en 2013 est à oublier séance tenante, il est merveilleux de retrouver L'écume des jours adapté au cinéma par Charles Belmont en 1968. Bonne année, bon cru, mais le 20 mars n'était pas forcément une bonne date pour remplir les salles alors que deux jours plus tard la marmite commençait à bouillir à Nanterre. Le film est moins dépressif que le roman de Boris Vian, mais il en a conservé l'incroyable fantaisie. Plus que l'intrigue, donc le texte, c'est le contexte qui m'emballe. Les décors merveilleusement inventifs d'Agostino Pace ressemblent à ce que va devenir l'art moderne des années 70. La fraîcheur des comédiens rend le soufflet léger tel le mobilier gonflable et l'eau qui ruisselle, fut-elle mortelle. Jacques Perrin, Marie-France Pisier, Sami Frey, Annie Buron, Bernard Fresson, Alexandra Stewart sont des bulles de savon. On est aussi toujours content de voir Claude Piéplu ou d'entendre la voix de Delphine Seyrig. La bande-son fait partie du bonheur. André Hodeir a composé une partition jazz qui ne swingue pas plus que d'habitude, mais c'est ce qui fait son charme, droite, pimpante, pleine d'imagination, étonnante, et Pïerre Henry a sonorisé les machines avec ses bruits électroniques.


Boris Vian avait 26 ans lorsqu'il écrivit L'écume des jours en 1946. Vingt ans plus tard, c'est bien un film zazou que porte cette équipe de jeunes comédiens et techniciens. Que ce soit l'immédiat après-guerre ou les évènements de mai qui se profilent, le roman comme le film respirent une liberté devenue rare au siècle suivant. La présence de la mort n'est là qu'une peur adolescente, une anticipation anachronique qui la relègue à un effet de théâtre. Quant à l'amour, thème prépondérant, il est simplement dans la nature des choses...

Le film a été longtemps oublié, mais ce n'est rien en regard des échecs successifs de Boris Vian, et ce, quel que soit le mode d'expression qu'il aborde. Devant tant d'incompréhension il change souvent de registre, passant de la littérature à la musique (le coffret de 6 CD Boris Vian et ses interprètes est une merveille que je réécoute souvent), des scénarios de films à la peinture : ingénieur formé à l'École centrale, il invente le célèbre pianocktail (que Belmont "construit" pour son film), mais il fut écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical, musicien de jazz (trompettiste), directeur artistique (Gainsbourg prendra sa relève chez Philips), scénariste, traducteur, conférencier, acteur, peintre. Hélas en France on n'apprécie guère les touche-à-tout, sauf à leur accoler le suffixe "de génie". Sa philosophie "pourquoi se contenter d'une seule existence s'il est possible d'en mener plusieurs ?" semble surtout guidée par l'absence de succès quoi qu'il aborde. Son génie ne sera reconnu qu'après sa mort en 1959.

Mon père n'est plus là pour me raconter comment il écrivit, ensemble avec Vian, un roman érotique, et, ignorant sous quel pseudonyme (Vian en avait des dizaines) je l'ai probablement revendu à la mort de ma mère sans savoir lequel c'était. Je me souviens seulement qu'elle trouvait Boris prétentieux lorsqu'il venait à la maison, mais de toute manière, misanthrope, elle n'aimait personne. En cherchant des informations sur lui, je tombe sur une incroyable interview de son fils Patrick accordée à L'Express en 2011. Au début des années 70, j'avais plusieurs fois projeté les images de notre light-show H Lights sur son groupe Red Noise, mais je n'avais jamais osé l'interroger sur son père. Il y avait aussi le magasin d'Alain Vian, frère de Boris, qui vendait rue Grégoire de Tours des instruments de musique extraordinaires, mais beaucoup trop chers pour notre porte-monnaie. On allait plutôt chez Bissonnet, dit "le Boucher", rue du Pas-de-la-Mule, qui faisait des prix aux musiciens...

→ Charles Belmont, L'écume des jours, DVD L'éclaireur / StudioCanal, sortie le 10 juin 2020

samedi 23 mai 2020

Intégrale Norman McLaren [archive]


Article du 25 juin 2006 (extrait)

Je m'étais précipité sur l'intégrale des films de McLaren ! L'exceptionnel coffret de 7 DVD, accompagné d'un petit livret bilingue, valait largement les 97,50 euros port inclus. Aujourd'hui il est devenu partout indisponible, sauf en cherchant bien, d'occasion.Mon article en devient un peu sommaire, mais l'objet mérite d'en rappeler "l'existence".

Si le livret offre un index alphabétique et un autre chronologique, les films sont classés thématiquement, idée brillante qui permet de faire son choix parmi plus d'une centaine de courts-métrages réalisés entre 1933 et 1983 : Les débuts - McLaren et l'espace - Peintre de la lumière / L'art en mouvement - Evelyn Lambart (animatrice cosignataire, entre autres, du Merle) - Surréalisme - Maurice Blackburn (compositeur de 9 films de McLaren) / Le danseur - Vincent Warren (danseur, entre autres, de Pas de deux et Narcisse) - Grant Munro (acteur, entre autres, de Voisins, et animateur) / Guerre et Paix (le marxiste McLaren était également un pacifiste militant) / L'animateur musicien / Papiers découpés - René Jodoin (coréalisateur de Alouette et Sphères) / Les étapes de la restauration numérique (remarquable travail de l'ONF, Office national du film du Canada) / Les entretiens. Sont présents des films inachevés, des essais et plusieurs documentaires.


Norman McLaren, après s'être s'inspiré d'Oskar Fischinger et Len Lye, devenu animateur d'objets et réalisateur de films sans caméra (dessinant image et son à même la pellicule), reste le plus grand de tous les animateurs de l'histoire du cinéma.

mardi 19 mai 2020

Les Shadoks... Autrement [archives]


Articles des 17 juin et 25 mai 2006
augmentés des 7 films...

La plupart des œuvres présentées dans ce triple DVD (voir le billet du 11 juin) sont des films de commande, des objets didactiques. Ils obéissent pourtant à la même logique que la série des Shadoks : un commentaire narratif illustré par des animations absurdes, drôles ou décalées, un dessin simplifié, mais très éloquent, des bruits rigolos. Formé par la publicité, Jacques Rouxel possède un style très personnel et efficace, et il est toujours formidable d'apprendre en s'amusant.
Ça se regarde à dose homéopathique, comme tout ce qui a été conçu en épisodes. 26 fois 5 minutes pour Voyage en électricité, 4 fois pour L'entropie, 26 fois 3 minutes pour Les Matics, 7 fois pour La douleur... Pour ces derniers dont j'ai composé la musique et conçu les bruitages, Rouxel souhaitait se démarquer des Shadoks et des références qui lui collaient à la peau, il me demanda des choses plus discrètes accompagnées d'effets récurrents. Il convoqua également Patrick Bouchitey plutôt que Piéplu. C'est une des premières séries qu'il réalisa en vidéo, peut-être la première. Jusque là, il avait tout filmé d'abord en 16mm puis la majorité en 35mm. Je ne me souvenais de rien. J'oublie tout ce que je fais une semaine après qu'un projet est terminé, c'est probablement le seul moyen qui me permette de repartir vierge sur un nouveau travail.
Bonus caché, Promesses de 1992, sur l'élection du Président de la République en 1965, réalisé avec Laurent Boutboul et Patrick Barberis, commenté en gromelot par les Shadoks, vaut son pesant de cacahuètes : De Gaulle, Mitterrand, Lecanuet, Tixier-Vignancourt, Marcilhacy, Barbu, singés et mis en boîte par une bande de volatiles farceurs, Ga Bu Zo Meu !







Jacques Rouxel est décédé le 25 avril 2004...
Claude Piéplu est décédé le 24 mai 2006 : Nous avions enfin eu la joie de travailler ensemble sur la scène du Cargo à Grenoble fin 1994 (Festival des 38ièmes Rugissants). Claude jouait le rôle du récitant dans la mise en scène que j'avais réalisée de Sarajevo Suite. Y participaient Pierre Charial, Bernard (Vitet), le quintet d’Henri Texier, le sextet de Lindsay Cooper, Kate et Mike Westbrook, Chris Biscoe et le Balanescu String Quartet qui joue justement à l'instant sur ma platine... J'avais été surpris qu'à 70 ans passés Claude Piéplu soit aussi rock'n roll, tout habillé de cuir noir, pantalon et gilet sans manches, passionné de spectacle contemporain. Une inoubliable partie de plaisir !...

P.S. : En 2018, j'ai eu le plaisir de rencontrer Jean Cohen-Solal qui avait prêté sa voix aux Shadoks originaux tandis que son frère Robert en avait composé la géniale musique. Récemment Xavier Roux (avec qui j'ai enregistré en duo l'album Court-Circuit en 2012) a sonorisé de nouveaux films avec la voix de Benoît Poelvoorde, mais sans Rouxel...

vendredi 15 mai 2020

Mae West n'est pas qu'un gilet de sauvetage [archive]


Article du 29 mai 2006

Après réception du coffret glamour des 5 films de Mae West (DVD Zone 1), quelques remarques s'imposent.
Ne considérer Mae West que comme un sex symbol est parfaitement réducteur. C'est avant tout une militante des droits des femmes et ses provocations les exhortent à se libérer du joug des hommes, avec humour et sensualité. Je l'imagine plutôt comme un croisement entre Groucho Marx et Marylin Monroe, une bombe oui, mais tenue par une anarchiste aux formes plantureuses. Ses poumons suscitèrent aux soldats de l'US Navy, dont elle soutenait involontairement le moral, d'appeler leur gilet de sauvetage par son nom. C'est drôle mais bien réducteur et représentatif de l'esprit des hommes.


Mae West est devenue célèbre par le scandale de ses pièces Sex et Drag ; celle-ci, traitant de l'homosexualité en 1927, lui apporta le soutien des gays dont elle devint l'une des égéries. On la retrouvera ainsi en 1970 dans le kitchissime et jubilatoire film-culte Myra Breckinridge avec Raquel Welch et John Huston (photo). Jubilatoire est le terme, il me permet de ranger les films de Mae West à côté de ceux des Frères Marx, de Tex Avery ou de certains Jacques Demy, des films qui vous font échapper au suicide les soirs de déprime solitaire ! Mae West n'a physiquement rien d'un sex symbol, c'est sa gouaille brooklynienne qui lui donne tout son piment, saupoudrée d'un brin de déhanchement provocateur, certes. La comparaison avec Groucho est flagrante. Ce qui choque chez elle, c'est qu'elle se comporte avec le même toupet qu'un homme. Josianne Balasko et Valérie Lemercier en sont les héritières.


Dans ses chansons, Mae West swingue. Elle chanta avec Duke Ellington et Louis Armstrong, respectivement dans Ce n'est pas un péché (Belle of the Nineties) de Leo McCarey et Fifi Peau-de-pêche (Every day's a holiday) de A.E.Sutherland. Mais elle n'était pas seulement une chanteuse jazz et une comédienne drôle et incisive, elle écrivait elle-même ses textes et ses scénarios. C'est un auteur ! Son autobiographie La vertu n'est pas mon fort (Goodness had nothing to do with it) est un petit fascicule édifiant même si son écriture (ou sa traduction ?) n'est pas exceptionnelle. C'est l'histoire d'une femme intelligente qui a beaucoup travaillé pour s'en sortir et qui a analysé et compris très tôt le monde qui l'entoure.


Il faut redécrouvrir les films de Mae West, ils portent toujours en eux un pouvoir provocateur dans le combat pour l'émancipation des femmes. Le coffret, très bon marché, réunit cinq films, Go West Young Man d'Henry Hathaway (le plus amoral), Goin' To Town, I'm No Angel (avec Cary Grant qu'elle lança), My Little Chickadee (avec W.C Fields) et Night After Night (son premier).

jeudi 14 mai 2020

Michael Powell [archives]


Articles des 9 août 2005, 23 mai 2006, 26 octobre 2011 et 13 février 2018

Réalisateur anglais méconnu en France, Michael Powell (1905-1990) est l'égal d'un Jean Renoir ou Jacques Becker. Un de ses derniers films, le sublime The Peeping Tom (Le voyeur) fait scandale et sonne le glas de sa carrière, bien qu'il la termine aux Etats-Unis comme directeur de Zoetrope, le studio de Francis Ford Coppola. Chacun de ses films est une petite merveille, chacun est totalement différent, avec toujours une direction d'acteurs exceptionnelle, une lumière à couper le souffle, une invention scénaristique de chaque instant... On peut trouver des DVD de ses films les plus connus, le plus souvent cosignés avec son scénariste, Emeric Pressburger, avec qui il a fondé sa société de production, The Archers : Black Narcissus (Le narcisse noir), The Red Shoes (Les chaussons rouges), A Matter of Life and Death (Une question de vie ou de mort), I Know Where I'm Going! (Je sais où je vais), The Life and Death of Colonel Blimp (Le colonel Blimp), The Tales of Hoffmann (Les contes d'Hoffmann), Gone to Earth (La renarde), The Edge of the World (A l'angle du monde), etc. J'ai eu l'idée de ce billet en découvrant hier soir A Canturbury Tale... Son autobiographie en 2 lourds volumes (Une vie dans le cinéma, suivi de Million Dollar Movie) est un modèle du genre, publiée par Actes Sud.

COLONEL BLIMP


Projection de l'admirable Colonel Blimp (The Life and Death of Colonel Blimp) dans son intégralité retrouvée (160 minutes). En 1943 Michael Powell et Emeric Pressburger réalisent, pour leur production Les Archers, l'équivalent anglais de La grande illusion. C'est l'histoire d'une amitié entre un officier anglais et un officier allemand, malgré trois guerres traversées, celle des Boers en 1902, 14-18 et la dernière pendant laquelle a lieu le tournage ! Powell, incroyablement gonflé lorsqu'on pense qu'il filme en pleine seconde guerre mondiale, critique ouvertement la stratégie de son pays, donne à l'allemand une lucidité anti-nazie qui fait défaut au Colonel Blimp. Churchill essaiera sans succès de faire capoter et interdire le film. C'est aussi l'histoire de l'émancipation des femmes qui le traverse sous les traits de Deborah Kerr. Les hommes vieillissent tandis que la femme semble rester éternellement jeune, grâce à un stratagème due à la distribution. J'ai déjà écrit plusieurs billets sur Michael Powell et la ressortie de ses films en DVD (Tavernier pour l'Institut Louis Lumière vient d'en faire paraître quatre dont Le Narcisse Noir et Les Chaussons Rouges, et on pourra également trouver Une question de vie ou de mort et The Peeping Tom/Le Voyeur). Précipitez-vous, aucun ne se ressemble et tous sont des chefs d'œuvre.

LES CHAUSSONS ROUGES



Attention, spoiler dans le premier paragraphe !

Dans l'entretien que Thelma Schoonmaker livre en bonus au sublime film de son mari, le cinéaste Michael Powell, et de son éternel coéquiper Emeric Pressburger, elle passe totalement à côté de l'impact féministe des Chaussons rouges. Elle ne voit dans le suicide de l'héroïne que l'intégrité absolue de l'artiste alors qu'il s'agit aussi du sacrifice que les hommes exigent des femmes. Le producteur-metteur en scène Lermontov accule sa danseuse étoile à la mort, plutôt que de la laisser vivre sa double vie, de femme et d'artiste. Son mari, le compositeur Julian Crasner, ne respecte pas plus la carrière de sa femme en ne privilégiant que la sienne. La dévotion à l'art au détriment des individus est clairement analysée par Powell & Pressburger. Ils montrent aussi comment les hommes s'arrangent entre eux, le producteur achetant le silence du compositeur à qui il suggère de renoncer à faire valoir ses droits lorsqu'il est honteusement pillé par son professeur. Le ballet des Chaussons rouges est une métaphore de l'emballement des protagonistes et de l'inéluctabilité du processus.


La somptuosité du Technicolor de Jack Cardiff retrouvé grâce à la restauration du nouveau master, l'interprétation exemplaire de Moira Shearer (la mère aveugle du Voyeur, mais qui se pensait danseuse plutôt que comédienne) et Anton Walbrook (le "bon" Allemand du Colonel Blimp) et la construction dramatique ont influencé nombreux cinéastes américains tels Martin Scorsese (Thelma est la monteuse de tous ses films depuis Raging Bull), Francis Ford Coppola, Brian de Palma ou George Romero. Darren Aronofsky s'en est largement inspiré pour son Black Swan, "cliché machiste de l'univers de la danse assez tape-à-l'œil" tranchant avec la maestria des deux Britanniques.


Pour les amateurs de ballets classiques Les chaussons rouges est le must absolu, d'autant qu'y dansent Leonide Massine, chorégraphe des Ballets Russes de Diaghilev, et la danseuse étoile Ludmila Tcherina, artiste polymorphe très atypique. Le DVD édité par Carlotta offre également deux documentaires, une évocation américaine redondante du tournage et une analyse réussie du ballet par Nicolas Ripoche, réalisateur maison, plus la comparaison par Scorsese du film avant et après restauration.

Parmi mes 20 films résonnants (extrait)

I Know Where I'm Going (Je sais où je vais), Michael Powell, 1945 - bouleversant, un grand film féministe comme L'amour d'une femme de Jean Grémillon.