70 Cinéma & DVD - novembre 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 25 novembre 2020

Le cinéma américain censuré


Article du 22 juillet 2007

This Film Is Not Yet Rated est un formidable documentaire d'investigation de Kirby Dick sur la MPAA (Motion Pictures Association of America), l'organisation qui classe les films selon 5 catégories, du G de "pour tous" aux R "Restricted" et NC-17 "Interdit aux moins de 18 ans". Cela nous rappelle quelque chose, sauf que l'identité des membres de la commission est secrète, que la classification est bigrement ésotérique et tendancieuse, que le classement affecte toute la culture américaine qui, première industrie du pays, s'exporte mondialement ! Le film est haletant, cousin de ceux de Michael Moore lorsque le réalisateur engage deux détectives privées pour démasquer qui se cache derrière la commission et qui la dirige dans l'ombre. On apprend que les films d'Hollywood et les indépendants ne sont pas traités équitablement, que les scènes homos (masculines et féminines) sont pénalisées, que la violence extrême passe mieux que le sexe, que les studios d'Hollywood bénéficient de passe-droits, et que le secret laisse les mains totalement libres aux censeurs. Astucieuse, l'équipe de Kirby Dick révèle finalement leur identité...


Les témoignages sont captivants : les réalisateurs John Waters (A Dirty Shame), Kevin Smith (Clerks), Matt Stone (South Park), Kimberly Peirce (Boys Don't Cry), Atom Egoyan (Where the Truth Lies), Darren Aronofsky (Requiem for a Dream), Mary Harron (American Psycho), la comédienne Maria Bello (The Cooler), le distributeur Bingham Ray (co-foundateur de October Films et président de United Artists), des avocats, d'anciens censeurs et l'horrible Jack Valenti qui dirigea la MPAA pendant 38 ans avant de disparaître il y a quelques mois (en 2007). C'est drôle, captivant et révoltant, évidemment !

lundi 23 novembre 2020

Billie dans l'Amérique raciste


Déçu par Mangrove, un des épisodes de la mini-série Small Axe de Steve Mc Queen, énième film sur le racisme aux ressorts dramatiques tellement prévisibles, j'ai enchaîné avec le documentaire sur Billie Holiday réalisé par James Erskine. Si Mangrove évoque un groupe d'activistes noirs, appelé Mangrove 9, qui s'étaient révoltés au début des années 1970 contre le harcèlement raciste de la police londonienne, Billie met en parallèle l'histoire tragique d'une des plus grandes chanteuses de jazz, en tout cas celle qui m'émeut le plus, en butte au racisme américain avec celle d'une journaliste, Linda Lipnack Kuehl, mystérieusement suicidée, qui avait rassemblé 200 heures de témoignages audio sur son idole.


Il est extraordinaire d'entendre Charles Mingus, Tony Bennett, Sylvia Syms, Count Basie, Joe Jones, Barney Kessel, ses amants, ses avocats, ses proxénètes et même les agents du FBI qui l'ont arrêtée, parler de Billie. Le travail de colorisation, ridicule et iconoclaste lorsqu'il s'agit de cinéphilie, fonctionne très bien avec les documents d'archives. On plonge dans la vie de l'artiste, dans ses tourments masochistes, ses addictions, son combat contre le racisme, en particulier lorsqu'elle interprète la chanson Strange Fruit et, surtout, dans sa musique, sublime, poignante. Les superpositions d'archives de Billie et de la vie américaine donnent l'impression d'un road movie arty que les chansons semblent commenter. Les enregistrements inédits de Linda Lipnack Kuehl sont étonnants. Les photos, les films de Billie bouleversants.


En relatant la vie maudite des deux femmes, James Erskine dresse un portrait complexe des États Unis. L'absurde et la brutalité de cette période n'a hélas rien à envier avec ce que le monde fait toujours subir aux plus défavorisés. Le racisme mord-américain, que l'on ne peut pas comparer avec celui dont sont victimes en France les Noirs et les Maghrébins, est toujours aussi vivace, même si les lynchages ont été remplacés par des méthodes plus enveloppées. Comme en Afrique du Sud, les pauvres ont remplacé les Noirs, mais ce sont les mêmes, et la violence faite aux femmes, partout sur la planète, ne s'est pas tarie.

jeudi 19 novembre 2020

Jean-Luc Godard aura 90 ans le 3 décembre


Longtemps je n'ai pu copier que les bandes-son des films que j'aimais. La vidéo domestique n'existait pas. Avec mon magnétophone à cassette audio portable j'enregistrais les films dans les salles de cinéma, la sonorité de chacune colorant la captation. En de rares occasions j'ai piraté la télévision, mais toujours sans image tant que la VHS ne fut pas commercialisée.

Je possède encore les cassettes audio du Tombeau hindou de Fritz Lang, La mort en ce jardin et Tristana de Luis Buñuel, Les enfants du paradis et Drôle de drame de Marcel Carné, Le chemin de Rio de Robert Siodmak (qui figure dans Trop d'adrénaline nuit, le premier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané), La nuit américaine de François Truffaut, Johnny Guitar de Nicholas Ray en VF, Boudu sauvé des eaux, La règle du jeu, La grande illusion et Le carosse d'or de Jean Renoir, Le sang d'un poète, La belle et la bête, Orphée et Le testament d'Orphée de Jean Cocteau, les cinéastes de notre temps sur La première vague, Samuel Fuller, Lang et Godard, Le rebelle de King Vidor, Adieu Philippine de Jacques Rozier, Trafic de Jacques Tati, Les amants crucifiés de Mizoguchi Kenji et last but not least Masculin Féminin, Deux ou trois choses que je sais d'elle, La chinoise, Pierrot le fou, Numéro deux, et France tour détour deux enfants de Jean-Luc Godard.

Je composais alors des partitions sonores pour le cinéma qui intégrait voix, bruitages et musique, pensant à l'ensemble comme une partition musicale. Suivant Edgard Varèse, John Cage ainsi que Michel Fano et Aimé Agnel qui furent mes professeurs à l'Idhec, écouter ces cassettes me forma à penser toute organisation de sons comme musique. C'est dire qu'écouter les rééditions de Godard publiées par ECM me comble de joie. J'avais déjà l'imposant coffret de 5 CD Histoire(s) du cinéma (dont je possède également le texte édité par Gallimard et les DVD en versions française et japonaise) et les 4 courts métrages réalisés avec Anne-Marie Miéville. Je découvre la bande-son complète de Nouvelle vague qui tient sur 2 CD... J'ai écrit sur l'un et l'autre, comme sur Le livre d'image, son dernier chef d'œuvre.

Jean-Luc Godard est un grand romantique, ses partitions sont passionnelles. Même si l'on n'a jamais vu les films, leur transposition radiophonique a le pouvoir évocateur de la poésie. On n'y comprend rien, sauf l'essentiel. Les rimes sont sonores, l'usage des musiques fondamentalement dramatique. Comme toujours, chacun, chacune, y reconnaîtra l'extrait d'un roman, le dialogue d'un film, la musique d'un autre, nous renvoyant à notre mémoire parcellaire avec la profondeur de l'inconscient. Chaque fois s'ouvre une porte, qui n'est qu'à soi, dans l'œuvre du maître.

Les citations lui ont souvent donné du fil à retordre question droits d'auteur. En lui ouvrant son catalogue discographique, ECM lui a facilité les choses. On retrouve ainsi l'accordéon de Dino Saluzzi, les voix de Patti Smith ou Meredith Monk, la musique de Paul Hindemith, Arnold Schönberg, Heinz Holliger... François Musy a remixé numériquement la bande-son pour le disque. Et puis il y a les voix, comme me susurra un soir à l'oreille Jean-Pierre Léaud avec un ton de conspirateur, ici Alain Delon, Domiziana Giordano, Roland Amstutz, Laurence Cote, Jacques Dacqmine... Même si je préfère de loin Histoire(s) du cinéma, chef d'œuvre parmi les chefs d'œuvre, se laisser porter par la narration de Nouvelle Vague c'est passer 88 minutes dans les nuages, brouillard d'un rêve, retour au seul réel qui vaille le coup, la poésie.

Le livret du CD est rédigé par Claire Bartoli, auteur et comédienne non-voyante. Dans Le Regard intérieur, elle livre une interprétation analytique qui lui laisse "un petit goût subversif d'invisible et d'éternel".

vendredi 13 novembre 2020

Berlin Alexanderplatz, l'histoire se répéterait-elle ?


Quarante ans après sa réalisation et treize après cet article du 30 septembre 2007 la situation a encore empiré. De quoi s'inquiéter sérieusement. Mais, comme toujours, beaucoup préfèrent fermer les yeux pour ne pas être dérangés...

Berlin Alexanderplatz est considéré comme le chef d'œuvre de Rainer Werner Fassbinder. Lancé dans la saga de Franz Biberkopf qui dure plus de quinze heures "en treize épisodes et un épilogue", je me suis passionné pour ce portrait de l'Allemagne qui a subi le Traité de Versailles et s'enfonce dans le chômage et la pauvreté, préparant le lit du nazisme. Le roman d'Alfred Döblin avait déjà suscité une version en 1931 tourné par Piel Jutzi avec l'aide de l'auteur, de Karl Heinz Martin et Hans Wilhelm. [Depuis cet article, j'ai trouvé] une copie du plus expressionniste de tous les films, le Von morgens bis mitternachts (De l'aube à minuit) de Martin.
Entre 1979 et 1980, Fassbinder filme en 16mm, pour la télévision, cette histoire qu'il découpera en épisodes, sans que ce soit un feuilleton ; il est même recommandé de le voir de la façon la plus continue possible ! La copie éditée [jadis] par Carlotta offre une qualité inégalée [en occasion sur Rakuten]. Le coffret de 6 dvd est pourvu de longs suppléments aussi exceptionnels (Regards sur le tournage dans les décors avec le réalisateur, nombreux témoignages passionnants, restauration impeccable, etc.).


Nous ne pourrons ressortir indemnes de cette plongée dans les bas-fonds de la République de Weimar. On baigne dans ses fanges, la durée du film et son grain participant à la dépression noire. Fassbinder, par l'entremise de son anti-héros, pose des questions fondamentales sur l'intégrité de l'homme et ses faiblesses, son libre arbitre et sa manipulation, sur ses tourments face à une société corrompue qui le broie, mais aussi sa fierté d'y résister. La vie n'est pas juste, on le savait. La solidarité est le maître mot, on pouvait s'en douter. Mais certaines époques sont plus propices que d'autres à entraîner les peuples sur les pentes atroces de la déchéance, de la compromission et de l'horreur. Biberkopf, interprété par le massif Günter Lamprecht, est un homme comme les autres, ni pire ni meilleur. Au début du premier épisode, il sort de prison pour affronter le monde. Saura-t-il tenir ses bonnes résolutions ? Le sexe, l'alcool, le travail ne sont des valeurs ni positives ni négatives, mais elles sont toujours fatales. La situation historique n'a hélas rien d'anachronique. On retrouve tant de similitudes avec notre propre époque que c'est là que terreur et dégoût trouvent leur écho. Tout n'est pas sombre, les changements de ton sont fréquents et la longueur des épisodes variable. Les merveilleuses Barbara Sukowa and Hanna Schygulla illuminent le mélodrame où l'influence de Douglas Sirk est évidente. Prévoyez un week-end pluvieux [aujourd'hui on dira "profitez de l'enfermement"] et enfermez-vous dans le Berlin des années 20 pour savourer ce maelström des âmes.

L'épilogue : quatorze heures plus tard, R.W. Fassbinder se réapproprie cinématographiquement l'histoire sur un montage musical de chansons pop et d'extraits d'opéra. Cela se mérite ! Le cinéaste transpose explicitement les collages narratifs de Döblin que l'on avait pressentis dans les treize épisodes précédents. Le chaos va bon train sous le crâne de Biberkopf. La vie est un cauchemar, les personnages sont interchangeables, les situations identiques. Quelle place l'homme peut-il se faire sur la Terre ? Le procès final résoudra la question sobrement.

mercredi 11 novembre 2020

Crash de Cronenberg, réalisme des sens


Le format du coffret Ultra Collector de l'éditeur Carlotta correspond parfaitement à Crash de David Cronenberg, surtout parce que le film suscite de nombreuses questions auxquelles il est difficile de répondre. Présenté en 4K Ultra HD™ (format qui m'était jusqu'ici inconnu et qu'aucune de mes machines ne reconnaît !), Blu-Ray™ et DVD, il est accompagné d'une foule de suppléments passionnants : une rencontre vidéo avec l'acteur Viggo Mortensen (52mn) et le réalisateur, des entretiens inédits avec le chef-opérateur Peter Suschitzky, le producteur Jeremy Thomas, le compositeur Howard Shore (qui sont le ou les guitaristes ?), la directrice de casting Deirdre Bowen, d'autres avec l'auteur du roman initial J.G. Ballard, les acteurs James Spader, Holly Hunter, Deborah Kara Unger, Elias Koteas, etc., plus trois courts métrages (Le nid, Caméra et Le suicide du dernier juif sur Terre dans le dernier cinéma sur Terre), des bandes-annonces...
On n'en ressort pas indemne. Sans être aussi pénible, sa puissance provocatrice rappelle Salò ou les 120 journées de Sodome. Si le film de Pasolini est fondamentalement politique, celui de Cronenberg est essentiellement érotique. Or le fétichisme masochiste de la rencontre des corps et des automobiles dans la situation critique de l'accident interroge foncièrement nos propres fantasmes...


Si l'odeur de soufre vient des bolides écrabouillés, des cicatrices et des prothèses transformant les êtres désirants en androïdes expérimentaux, il ne faut jamais perdre de vue l'humour sous-jacent qui anime Cronenberg dans tous ses films, à l'instar de Kafka qui hurlait de rire en lisant Le château perché sur un tabouret, ou encore du facétieux Luis Buñuel. Les films du cinéaste canadien ne véhiculent aucun message, ne sont portés par aucune morale. Les faits sont là, cliniques. Libre à chacun/e de se faire son cinéma. Crash est une histoire d'amour entre des êtres humains qui ont choisi de passer à l'acte, de franchir la frontière qui nous cantonne majoritairement à nos fantasmes. L'opération est éminemment dangereuse, ce qui explique que peu d'entre nous s'amusent à passer de l'autre côté. Le jeu obsessionnel avec la mort tient d'une poésie brute qui s'est affranchie de toute rationalité.
La plasticité du film le transforme en objet esthétique, des nœuds autoroutiers à la lumière nocturne, des bolides froissés que certains sculpteurs ont vus exposés dans les musées d'art contemporain aux corps nus des acteurs et des actrices, de la pureté de leur glissement progressif du plaisir à la sublime absurdité du célèbre couple Eros et Thanatos... Dans le somptueux livre de 160 pages accompagnant les galettes argentées, les analyses d'Olivier Père, Sandrine Marques, Nicolas Tellop, Thierry Jousse livrent quelques pistes tandis que les entretiens de Cronenberg avec Serge Grünberg pour Les cahiers du cinéma ou très récemment avec Julien Gester dans Libération valident celles que ma sensibilité et ma cinéphilie avaient supputées ! Ce chef d'œuvre de 1996 lève un voile sur notre inconscient sans ne jamais l'ôter, laissant dans les limbes ce que nos vies doivent à la poésie.

→ David Cronenberg, Crash, coffret Ultra Collector, limité et numéroté à 3500 exemplaires, 4K Ultra HD™+ Blu-Ray™+DVD avec livre illustré de 160 pages, ed. Carlotta, 50€ (éditions individuelles Blu-Ray ou DVD sans le livre, mais avec tout de même plus de 3 heures de suppléments exclusifs, 20€)

vendredi 6 novembre 2020

La condition de l'homme


Carlotta ne pouvait trouver meilleur moment pour publier La condition de l'homme (Ningen no jōken, 1959-61), le chef d'œuvre de Masaki Kobayashi. D'abord parce qu'en temps de confinement forcé un film de 9h45 est une aubaine, ensuite parce qu'il s'agit d'un pamphlet virulent contre la guerre et surtout une révolte fondamentale contre l'autorité, absurde et mortifère.
Adapté d'un roman de Junpei Gomikawa dont il épouse les 6 parties en les regroupant en trois longs épisodes : Partie 1 - Il n’y a pas de plus grand amour / Partie 2 - Le chemin de l’éternité / Partie 3 - La prière du soldat, le film est porté par un humanisme radical qui voit le héros subir brimades et maltraitances de la part de l'administration, de l'armée et de la veulerie des hommes. Je ne suis pas certain que la traduction des titres reflète correctement les intentions du réalisateur, mais la fresque cinématographique est somptueuse dans son magnifique noir et blanc. L'histoire se passe de 1943 à 1945 dans la Mandchourie occupée par les Japonais. Dans la première partie, pour ne pas accepter de couvrir la corruption et les conditions de travail inhumaines infligées aux prisonniers chinois, Kaji est rétrogradé. Dans la seconde, l'armée japonaise, où il est enrôlé de force comme simple soldat, en prend pour son grade. La troisième est la plus passionnante, pathétique et bouleversante, d'avoir traversé avec lui toute la bêtise humaine, les paysages inhospitaliers, et admiré le courage stoïque dont il fait preuve pour rester digne face à lui-même, malgré la pire adversité et d'inévitables contradictions. L'amour de sa compagne plus que la fidélité à son pays lui permet de garder son cap, alors qu'il est attiré par le communisme de l'ennemi russe. Mais la guerre, la lâcheté, le machisme et le pouvoir fabriquent partout les mêmes êtres humains. Aujourd'hui où la peur façonne l'obéissance, où la brutalité des lois annonce le pire, La condition de l'homme est un phare pour les hommes de bonne volonté.


La bande-annonce ci-dessus a été réalisée avant le somptueux master restauré en HD qui était jusqu'ici inédit en Blu-Ray. Un livret de 32 pages très instructif, rédigé par Claire-Akiko Brisset, accompagne les 3 parties de ce chef d'œuvre du cinéma japonais, longtemps laissé de côté, justement pour des raisons techniques.

→ Masaki Kobayashi, La condition de l'homme, 3 Blu-Ray Carlotta, 35€