J'enrage. En me relisant je pense à la phrase de Michel vers la fin de Adieu Philippine : "Il y a tout de même des choses plus sérieuses dans la vie !".
Voilà deux fois que je perds mes lunettes dans les transports parce que ma chemise ne possédait pas de poche sur mon cœur. La première, j'ai cru les y ranger, mais elles ont glissé et la rame de métro est partie avec ma paire vert et violet. Cette fois les orange et bleu sont restées dans le taxi qui m'amenait à la Gare Montparnasse. La ligne 11 étant très perturbée, j'ai fait le malin en descendant à République pour filer jusqu'à Strasbourg Saint-Denis et rejoindre la 4... Sauf que la correspondance est en travaux. Les rues sont partout bloquées par des camions de livraison. Il fait chaud dans le taxi. Elles sont certainement tombées par terre lorsque j'ai ôté mon pull-over.
Elles représentent à mes yeux la seule manifestation flagrante de mon âge. Le "léger" embonpoint est un peu démoralisant, réclamant une régulation quotidienne de ma gourmandise, mais la vue qui baisse m'oblige à arborer en permanence une prothèse handicapante sur mon nez. J'ai commencé par la presbytie et depuis peu la myopie a montré le bout du sien. J'ai des lunettes pour voir de près, d'autres pour conduire ou regarder des films sur grand écran, et une troisième paire dite intermédiaire pour lire à bout de bras et converser sans postillonner dans la figure de mes interlocuteurs. J'avais commencé ainsi ce billet dans le TGV qui m'emportait vers La Rochelle, sauvé par les rouges, netteté de 50 cm à un mètre !
J'avais titré L'objet perdu en référence à l'un de mes premiers courts métrages dont la composition consistait en 10% net, 20% flou et 70% noir. Ce jour-là j'évoquais aussi la disparition de Séverin Blanchet dans un attentat à Kaboul. Aujourd'hui est enterré son frère Vincent, auteur avec Jean Monod de l'extraordinaire Histoire de Wahari, entre autres.
Jean Renoir racontait que dans une catastrophe le nombre de morts importe peu, car s'il n'y en a qu'un et que c'est moi, d'une certaine façon c'est plus grave. En vieillissant, j'ai des doutes. La catastrophe japonaise me rend terriblement triste. Quoi qu'il arrive désormais il y aura un avant et un après. Si le vent tourne, cinquante millions d'individus sont condamnés. L'expérience suffira-t-elle à enrayer la course à l'abîme ? On nous ment bien évidemment. Comme on nous a menti pour Tchernobyl. Dès le début de l'annonce, Pierre Oscar Lévy a été clair sur son blog. Le scénario le moins alarmiste est horrible. Qu'ai-je à faire de mes lunettes dans cette perspective ?
Apparemment sans rapport avec tout cela, j'ai participé hier à une table ronde sur les modèles économiques au WebTV Festival avec des gens très chouette. Je me suis tout à coup demandé si mon projet d'après Ramuz ne convenait pas exactement à une fiction pour le Net et la télé. Françoise suggérait déjà de le transformer en feuilleton. Fukushima fait virer l'anticipation de mon scénario en une interrogation critique de plus en plus en phase avec l'actualité. Il serait temps que chacune et chacun se demande ce qu'il fera quand le message nous parviendra. Nous vivons un tournant déterminant dans l'histoire de l'humanité. Saurons-nous en tirer l'enseignement qui sauve notre Terre ou les hommes préféreront-ils tout détruire plutôt que reconnaître leurs erreurs ? La honte est sur nous tous de ne pas savoir empêcher l'horreur.