Jeudi dernier, la Gendarmerie Nationale, plus précisément les militaires du centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N), a saisi 12 serveurs du tracker torrent privé What.cd chez l'hébergeur de sites OVH à Lille et Gravelines, ainsi qu’une machine chez Free, sur plainte de la Sacem. En page d'accueil, What.cd annonce avoir fermé définitivement et ne jamais revenir sous sa forme initiale. Notez l'ambiguïté ! Le site nie pourtant que sa base de données ait été saisie, mais que l'intégralité a été effacée, y compris la liste des utilisateurs. Le site pirate comptabilisait plus de 2,6 millions de torrents regroupant 1 050 000 albums de 860 000 artistes. Sur sa page FaceBook, le producteur Jacques Oger se demande s'il faut se plaindre de cette fermeture ?


Le manque à gagner des producteurs n'est pas si évident.
1. D'abord parce que la plupart des jeunes sont abonnés à des plateformes comme Deezer ou Spotify qui leur offrent légalement un choix incroyable de disques qu'ils n'auraient pu acquérir avec leurs minces revenus, d'autres vont sur YouTube & Co qui ont passé des accords avec la Sacem qui ne profitent qu'aux majors et nullement aux artistes. Cela pose aussi la question du prix du disque. Par exemple, les intermédiaires trop gourmands sont en train de tuer le retour du vinyle.
2. Les sites illégaux comme What.cd sont des encyclopédies vivantes (pour What.cd c'est plutôt mort !) qui permettent de trouver des disques qui ont disparu de l'offre légale, dont les producteurs ou les distributeurs ont fait faillite, etc. Grâce à ces sites, certaines œuvres sont sauvées de l'oubli, réhabilitées... Ce sont des médiathèques incomparables pour un chercheur. Discogs, site marchand spéculatif, rassemble quantité d'informations, mais sans une note de musique.
3. Les disques que nous produisons, petits indépendants d'œuvres de niche, sont rarement piratés. C'est le mainstream des majors qui en souffre essentiellement, ceux-là-mêmes qui ont en douce assassiné le disque en favorisant la dématérialisation des supports parce que cela leur permettait des compressions de personnel et la suppression des stocks...
4. Si nous voulons vendre des supports matériels, fabriquons des objets incopiables en soignant le graphisme et tout ce qui n'est pas directement la musique, comme le font par exemple le label nato ou le Surnatural Orchestra. Le disque est un support, l'album est un objet, ce n'est pas la musique.

Le label GRRR que je dirige depuis 1975 a choisi d'offrir 138 heures d'inédits en écoute et téléchargement gratuits, multipliant ses auditeurs et élargissant son audience aux confins de la planète. Ce ne sont que des mp3, un format qui formate hélas gravement les oreilles des auditeurs. Les vinyles et CD sont toujours en vente sur le site, distribués en France par Orkhêstra et Les Allumés du Jazz, mais c'est à l'étranger, essentiellement aux USA et Japon, que nous en vendons. La plupart des musiciens écoulent efficacement leurs disques à la fin des concerts, mais les ventes ont considérablement chuté pour tout le monde. Je tiens à préciser que, perfectionniste, j'ai très rarement gagné de l'argent avec la production discographique. À de rares exceptions près, j'en aurai plutôt perdu. Aujourd'hui comme hier, hors show-biz le disque est avant tout un outil de communication.

Le système de la licence globale ayant été repoussé par les sociétés d'auteurs et l'État, des accords ont été passés avec de gros acteurs du marché comme Universal au détriment des artistes et des petits producteurs indépendants. Les auditeurs, qui ont toujours copié les disques, ont été criminalisés. Comme dans tous les secteurs de l'économie, l'État entretient un flou qui n'a rien d'artistique pour ne pas débattre honnêtement de ce qui est en jeu. D'un côté les majors voudraient se débarrasser des sociétés d'auteurs, privant les ayant-droits de leurs revenus ou les tenant à leur merci, et d'un autre côté ces sociétés privées continuent à privilégier les gros acteurs qui rapportent (la Sacem touche, par exemple, environ 18% en moyenne de ses perceptions), condamnant trop souvent les petits à réclamer leur dû s'ils en ont le courage et l'opiniâtreté. Le secrétaire général de la Sacem, David El Sayegh, évalue le préjudice causé par What.cd à plus de 40 millions d’euros pour les créateurs qu'elle représente, mais sa fermeture rapportera-t-elle le moindre kopek ? La fermeture de MegaUpload n'a rien changé au piratage. Le site What.cd était apparu après la fermeture de Oink. On peut prévoir que naîtra d'ici peu un nouveau site qui protégera ses serveurs dans quelque paradis informatique à l'instar des paradis fiscaux dont le Capital a le secret. L'État, ici sous pression des sociétés d'auteur, a trois métros de retard. On l'a vu avec Hadopi qui se polarise sur l'échange de fichiers PeerToPeer tandis que les internautes sont passés au streaming.
Nombreuses questions soulevées ici mériteraient un débat ouvert, car comme partout l'ignorance et le story-telling font les choux gras du Capital.