70 Multimedia - décembre 2019 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 17 décembre 2019

Kyldex 1, l'opéra cybernétique de Nicolas Schöffer


La semaine dernière, Eléonore de Lavandeyra Schöffer organisait des projections exceptionnelles de Kyldex 1, spectacle cybernétique luminodynamique expérimental, dans l'atelier Nicolas Schöffer, sis Villa des Arts à Paris. La création de cet incroyable projet « pluriartistique » se tint en 1973 à l'Opéra de Hambourg dirigé par Rolf Liebermann avant qu'il ne prenne possession de celui de Paris. Il ne fut jamais rejoué depuis, malgré l'immense succès qu'il rencontra alors, probablement pour une question économique, l'addition se montant à 1 milliard de Deutsche Mark, l'équivalent de 150 millions d'euros ! Nicolas Schöffer, génial précurseur de l'art interactif, cinétiste féru de cybernétique, en avait confié la chorégraphie à Alwin Nikolais et la musique à Pierre Henry. Le film, ici découpé en quatre parties, ne rend que très partiellement la réalité de l'œuvre. Les caméras de Klaus Lindermann restent axées sur le centre de la scène alors qu'il se passait quantité d'évènements sur les côtés et la copie de la Nord Deutsche Rundfunk aurait bien besoin d'une remasterisation tant pour l'image que pour le son. L'archive n'en est pas moins étonnante.


Si vous n'êtes pas germanophone, sautez les présentations en allemand de Rolf Liebermann et de la traductrice Helen Gerber !
En 1973 la mode était encore à la participation du public. Nicolas Schöffer avait confié à chaque spectateur un petit sac contenant cinq panneaux lui permettant d'exprimer son désir avant chacune des douze parties. Un rond rouge signifiait "halte", un triangle vert "plus vite", un losange bleu "plus lent", un triangle jaune "répéter" et un carré blanc "expliquer". Le spectacle s'organisait en fonction de la majorité, même si cette illusoire démocratie m'apparaît toujours comme une manipulation démagogique. Cela n'est nullement différent de notre vie politique ! Il n'empêche que le public est là très actif, invectivant entre les épisodes Schöffer et Lieberman qui ne respectent pas toujours son choix. De soir en soir les représentations pouvaient prendre des tournures très différentes. Lors de la première, les spectateurs ayant demandé de revoir une séquence cette fois sans la musique, Pierre Henry boude, refuse de diffuser la suite et se fait finalement prier.
Les mouvements des danseurs étoiles Carolyn Carlson et Emery Hermans s'inspirent de ceux des machines, leur opposant magistralement la souplesse des corps.


Si Schöffer laisse Nikolais libre de chorégraphier le corps de ballet de l'Opéra de Hambourg, il est plus directif avec Pierre Henry. J'ignore qui de l'un ou de l'autre en est à l'origine, mais la musique est trop illustrative à mon goût, malgré la richesse des timbres. 1973 marque aussi un basculement de la musique électroacoustique. Pierre Henry utilise les techniques qu'il a inaugurées avec Pierre Schaeffer alors que les synthétiseurs vont révolutionner une fois de plus l'histoire de la musique. Cette année-même j'achèterai d'ailleurs mon ARP 2600 ! Le film ne rend hélas pas compte de la spatialisation sonore comme de celle des effets de lumière qui encerclent les spectateurs.


Pour toutes ses fabuleuses machines Schöffer a dû inventer des systèmes préfigurant les ordinateurs. Il serait aujourd'hui fasciné d'utiliser leurs ressources. Kyldex 1 fut rendu possible grâce à l'informatisation récente de la scène de l'Opéra de Hambourg, chose alors exceptionnelle. Pour son spectacle multimédia il utilise deux eidophores qui lui permettent de capter des images du public ou des danseurs et de les projeter sur grand écran. Il intègre des extraits de la télévision allemande en temps réel. Ses sculptures cybernétiques sont télécommandées...
Pour les séquences érotiques au milieu des sculptures molles il choisit trois prostituées du quartier rouge de Sankt Pauli plutôt que des danseurs. Après la première représentation, suite aux critiques féminines qui ne voient pas pourquoi on ne dénude que les femmes, deux danseurs mâles se portent volontaires pour danser nus. Ils traverseront la scène peints en or comme deux statues grecques.
1973 est encore une époque où les provocations étaient de mise, même si la nudité était devenue chose banale dans les spectacles d'avant-garde.


Après l'entr'acte de ce spectacle qui dure plus de trois heures, un prisme de 12 mètres de haut envahit la scène. Ce jeu de miroirs réfléchit les effets visuels et la troupe des danseurs. Les qualités d'homme-orchestre de Nicolas Schöffer lui permettent de mêler la sculpture, l'architecture, la musique, l'ingénierie et les sciences pour créer ses ballets de machines et de lumières...
Après la projection Eléonore de Lavandeyra Schöffer, toujours aussi fringante, 94 ans au conteur, euh conteuse, témoigne de la création de ce 9 février 1973 en révélant quantité de détails passionnants qui aident à découvrir le génie de son mari disparu. Il est certain que Nicolas Schöffer n'a pas la place qu'il mérite dans l'histoire des arts du XXe siècle. Je regrette de ne pas avoir connu son travail lorsqu'à la fin des années 60 je montai mon groupe de light-show, il m'aurait certainement influencé et donné nombre d'idées...

N.B.: si vous souhaitez visiter la caverne d'Ali Baba, l'Atelier Nicolas Schöffer organise des visites le premier samedi de chaque mois à 17h. Vous pouvez réserver pour les 4 janvier, 1er février, 7 mars...

lundi 9 décembre 2019

Mélusine d'Emmanuelle K


La poésie a le grand mérite d'être circonlocutoire. Elle ne vise pas le centre. Elle tourne autour. Et contrairement aux sciences dites exactes, elle n'est jamais démentie par l'Histoire. J'ignore si elle est mieux considérée dans les autres pays, mais en France on se targue d'avoir de grands poètes en évitant soigneusement de les lire. Le genre reste l'apanage de l'underground. J'ai enregistré deux CD avec Michel Houellebecq qui se sont plutôt moins bien vendus que mes propres œuvres alors que c'est ce qu'il a fait de mieux, de son propre aveu et à mon goût, sans parler de sa notoriété ! Ses livres de poésie ont d'ailleurs une audience cent fois moins grandes que ses romans. Alors lorsqu'on est une poétesse et sans battage médiatique, j'imagine que c'est forcément un sacerdoce.
Il y a une décennie j'avais reçu un émouvant coffret de quatre livres d'Emmanuelle K intitulé Quand l'obéissance devient impossible. Il rassemblait les recueils Vertige de l'écart, Les brutes, L'indépendance du sourire et Les chemins du désir. L'année précédente, soit en 2007, Emmanuelle K avait publié Mélusine, un livre d'artiste à tirage limité avec 26 aquarelles de Pierre Jaouën. Le prix de l'objet le rendant inaccessible à la plupart, il est heureux que le texte de Mélusine soit sorti accompagné d'un DVD et d'un CD. Le premier réunit trois films d'Emmanuelle K, le second treize "chansons" interprétées par l'autrice avec Emmanuel Bex au piano et à l'orgue Hammond, Simon Goubert à la batterie, François Verly aux percussions et l'électro-acousticien David Trescos. La voix est traitée par de nombreux effets spatiaux s'inspirant de réverbération, délai, harmoniseur, etc., mais sans utiliser aucun artifice électronique, tandis que le trio se livre à un jazz virtuose qui donne des ailes aux textes érotiques transformés en chansons. Quant au livre d'artiste, il est actuellement exposé à la Galerie Hebert à Paris.


Le DVD présente d'abord le projet né il y a plus de 20 ans, puis Emmanuelle K filme les aquarelles de Pierre Jaouën, aujourd'hui disparu, en lisant son texte. Le ton souligne les années passées depuis ce qui l'a dicté, transformant l'aventure en récit. La musique paysagère, soutien rythmique de la voix, substitue la profondeur du champ au chant éclaté du CD. Sur les quatorze mètres de frise sur papier velin, les taches de couleurs vives deviennent abstraites et renvoient à l'espace qui distille les mots imprimés. Le va-et-vient dément la chronologie. Sous couvert de making of, le troisième film raconte ce qu'est un livre d'artiste avec le témoignage de Dominique Bernard, éditeur à l'origine, et de l'imprimeur Didier Guibert qui explique la technique de l'estampe numérique. Le terme d'abstraction lyrique, mouvement auquel Pierre Jaouën est plus ou moins rattaché, convient tant à la poésie et à la musique en général qu'au texte d'Emmanuelle K.
Pour la petite histoire, elle réalisa en 1983 le premier film sur Un Drame Musical Instantané pour la télévision libre Antène 1.

→ Emmanuelle K, Mélusine, livre avec DVD et CD, 35€ - Commandes : melusine.cie(at)sfr.fr
→ Exposition jusqu'au 21 décembre 2019 à la Galerie Hebert, 18 rue du pont Louis-Philippe, Paris 4e.