70 Multimedia - mars 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 31 mars 2021

Lefdup & Lefdup augmentés


Je pense avoir rencontré Jérôme Lefdup au sein de la commission multimédia de la SCAM il y a une dizaine d'années, mais je connaissais déjà son travail à la télévision, à une époque où je la regardais encore, soit il y a plus de vingt ans. Dans les années 60 j'étais un grand fan des facéties vidéographiques de Jean-Christophe Averty, alors évidemment Haute-Tension dans le cadre des Enfants du Rock et surtout L'œil du cyclone furent des moments de béatitude au milieu de la banalité vomie par le petit écran. Artiste polymorphe, plus vidéaste que musicien, il forme un duo diabolique avec son frère Denis Lefdup, plus musicien que quoi d'autre. Du Snark au Grand Napotakeu, ils ont continué à sévir en créant des musiques dérisoires et des images abracadabrantes marquées par leur génération hirsute. Leur site, Lefdup & Lefdup, regorge d'images fixes et mobiles, de musique et de machins innommables. Il y a deux ans, retrouvé grâce à John Sanborn, Jérôme m'offrit le DVD Histoire trouble, un montage de vues stéréoscopiques et stroboscopiques permettant de voir des images en relief sans lunettes spéciales, scénario capillotracté à la clef. Et musicalement, je ne connais que Richard Gotainer, Albert Marcœur et Eddy Bitoire (ou, plus anciens, Boris Vian, Henri Salvador, Ray Ventura, Georgius, Ouvrard, etc.) pour oser des trucs aussi nâvrants, ce qui réclame de véritables aptitudes que peu de bons musiciens possèdent, une fine analyse de la société où nous végétons, un sens de l'humour grinçant et un polyinstrumentisme où tous les coups sont permis. Le pire est que cela s'écoute avec plaisir. Car Lefdup & Lefdup viennent de commettre un nouveau forfait, un double album vinyle augmenté !


Addendum offre une sélection de titres inédits, enregistrés entre 1978 et 2018, recueil de chansons dérisoires et d'instrumentaux insistants, entrecoupés de pastilles sonores empruntées au réel. L'album 30x30 centimètres se prête bien aux élucubrations visuelles de Jérôme Lefdup qui s'est amusé à l'affubler de réalité augmentée, à condition de posséder un smartphone. Il suffit de l'orienter vers les images pour que s'animent d'étranges objets audiovisuels non identifiés, comme on peut en avoir un aperçu sur leur bande-annonce parue Noël dernier.

→ Lefdup & Lefdup, Addendum, sur Bandcamp, 25€ (15€ en numérique, mais ce serait dommage)

lundi 22 mars 2021

Schtilibem 41... La fille de l'air


Rédiger quotidiennement ce blog m'a offert des ouvertures sur le monde réel que je ne pouvais soupçonner à l'origine. Au cours de ces quinze années, évoquer telle ou telle personne croisée auparavant sur ma route a suscité parfois des messages de sympathie des intéressés ou de leurs proches. Ainsi un fils, une fille, un neveu, une nièce, un camarade, un voisin m'écrivent, qu'ils m'informent ou qu'ils veuillent en savoir plus. Par exemple, j'appris ce qui était advenu à tel ami disparu, ou qui était véritablement mon grand-père paternel ou encore, tout simplement, je fis la connaissance de gens dont j'ignorais l'existence, mais dont le témoignage ouvrirait de nouvelles portes. Au fil des années, mes articles tissent un lien social, devenu crucial lors d'une période comme celle que nous traversons actuellement.

Cette grande évasion m'amena récemment à la rencontre de la fille de Georges Arnaud que mon père avait découvert et dont il avait été l'agent littéraire au début des années 50. En lisant la biographie de l'auteur du Salaire de la peur je m'aperçois qu'ils sont contemporains l'un de l'autre, nés tous deux en 1917 et morts à l'âge de 70 ans. Politiquement engagés très à gauche, l'un comme l'autre furent des aventuriers exerçant des dizaines de métiers abracadabrants. S'ils connurent la prison à plusieurs reprises, c'est dans des conditions éminemment différentes. Mon père fut arrêté par les Nazis pour sabotage et torturé jusqu'à ne peser plus que 34 kilos, puis par les Français à la Libération pour avoir travaillé dans un service allemand avant d'être dédouané par son chef londonien. Il avait heureusement sauté du train qui l'emmenait vers les camps de la mort où avait fini mon grand-père... En 1941, Henri Girard, le vrai nom de Georges Arnaud, resta 19 mois à la prison de Périgueux, accusé d'avoir assassiné à la serpe son père, sa tante et une domestique. Les conditions d'incarcération étaient alors si épouvantables que dix codétenus moururent de froid ou de faim, et surtout se profilait inéluctablement la guillotine. Même si le mystère de la tuerie du Château d'Escoire est restée un mystère, Henri fut innocenté grâce à l'avocat Maurice Garçon. En 1960, partisan de l'indépendance de l'Algérie, il est arrêté pour refus de délation et reste deux mois en prison, mais cette seconde fois, comme elle le fut pour mon père, est une sinécure en comparaison de la précédente. Il inaugure alors la stratégie dite d'enfermement militant...

Je reviens à ce qui a inspiré cet article, la rencontre sympathique avec Laurence Girard, sa plus jeune fille. En admirant les magnifiques affiches révolutionnaires qu'elle collectionne, je comprends que nous partageons l'héritage politique de nos pères. Comme je m'en vais, Laurence m'offre un recueil de romans que je ne possède pas ou plus, en particulier Le salaire de la peur dont je ne retrouve des exemplaires qu'en allemand, italien, danois, norvégien, suédois et japonais ! Bien que j'ai vendu les 7000 livres de la bibliothèque de mon père, j'ai conservé Le voyage du mauvais larron (dédicacé "Pour Jean Birgé, Le voyage du mauvais larron dans les pays où il n'y a pas d'agents littéraires, suivi d'un retour à Paris où nous avons fait connaissance et sommes devenus amis"), Lumière de soufre (dédicacé "Pour Madame Jean Birgé, avec les hommages respectueux d'un ami de Jean"), Prisons 53 (dédicacé " Pour Jean, son copain Georges"), Maréchal P. (dédicacé "Salut, Jean, n'y touche pas. Ça brûle. Mais quel dommage ! Ton ami Henri dit Georges Arnaud"). Mais surtout Laurence m'offre le petit fascicule Schtiliben 41 qu'elle considère comme le meilleur, écrit en prison en 1941 alors qu'une condamnation à mort semble inéluctable bien que le jeune homme clame son innocence...

Schtilibem, qui signifie prison en argot, est une œuvre inclassable, un cri de révolte, puissant et provoquant. Chacun des dix courts chapitres m'apparaît comme une chanson. Si le style cru et brutal est le même, l'atmosphère est différente, suivant l'état émotionnel du moment. On pense forcément au Condamné à mort de Jean Genet, mais les conditions et le style sont tout autres. Une préface de Pierre Mac Orlan évoque les langues d'argot et le brûlot est suivi d'un précieux glossaire établi par l'auteur lui-même. Comme mon père jactait l'argomuche, j'arrive à comprendre la majorité des mots employés, mais il m'en manque tout de même un pacsif ! En le lisant à voix haute, je me rends compte surtout que ce texte, par sa scansion et son style direct, a très probablement inspiré Léo Ferré dans ses diatribes déclamatoires (Le Chien, La Solitude, Il n'y a plus rien...), plus que Rimbaud souvent évoqué. C'est, comme par hasard, l'épouse d'alors de Georges Arnaud qui avait présenté en 1950 Madeleine à Léo, sa muse et sa femme jusqu'en 1968. Certaines énigmes se révèlent au détour d'un chemin bien sinueux, et je m'étais souvent demandé comment cette scansion rageuse avait écarté Ferré de ses mélodies romantiques. On ne revient pas indemne de la lecture de Schtilibem !

→ Georges Arnaud, Schtilibem 41, ed. Finitude, 11€