70 Musique - mars 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 29 mars 2011

Un jeune homme sous influence


De temps en temps nous plongeons dans le passé, feuilletant nos cahiers d'écolier, albums de photos ou boîtes à fourre-tout. Il faut parfois attendre des décennies, mais les accumulateurs finissent par rendre leur jus.
En juin dernier j'avais exhumé "les 10 vinyles que j'ai achetés pour leurs pochettes et dont la musique ne m'a pas déçu, bien au contraire, puisqu'ils sont à l'origine de ma vocation de compositeur" pour l'exposition Face B de Daniela Franco à La Maison Rouge. Étaient cités We're Only In It For The Money des Mothers of Invention, Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, le premier album des Silver Apples, Strictly Personal de Captain Beefheart and His Magic Band, Electronic Music de George Harrison, An Electric Storm de White Noise, The Doughnut in Granny's House du Bonzo Dog Band, The Academy in Peril de John Cale, Musics for Piano, Whistling, Microphone and Tape Recorder de Michael Snow et le premier album d'Albert Marcœur. Dimanche matin, jour propice à écouter des disques remisés derrière le divan, j'ai retrouvé d'autres albums qui m'ont influencé considérablement sans que je m'en souvienne. Je laisse pour l'instant de côté ceux de mon enfance, 45 tours et évocations radiophoniques, et mes premiers achats, Claude François, Adamo et les Beatles !
Parmi mes 33 tours achetés en 1968, Crown of Creation de Jefferson Airplane incarnait l'électricité du rock psychédélique, Have A Marijuana de David Peel and The Lower East Side l'agit prop de rue, In-A-Gadda-Da-Vida d'Iron Butterfly nos transes rituelles, In Search of The Lost Chord des Moody Blues le rock symphonique gentillet, mais ceux qui me marquèrent de manière indélébile furent plus certainement The Beat Goes On de Vanilla Fudge, incroyable remix romantique de tubes de tous les âges avec utilisation dramatique de voix historiques (Chamberlain, Churchill, Hitler, Roosevelt, Truman, Kennedy, etc.), d'interviews reconstitués et d'éléments hétérogènes, l'éclectique et expérimental Wonderwall Music de George Harrison, Beatle le plus proche de Revolution 9, et évidemment les deux précédents albums de la bande de Frank Zappa, Freak Out ! et Absolutely Free. De l'année suivante et malgré les griffures de Scat qui en avait bien esquinté les tranches, je reconnais Trout Mask Replica, chef d'œuvre de Beefheart, Umma Gumma de Pink Floyd juste avant que je les remplace par Soft Machine et Sun Ra dans mon panthéon, Family Entertainment de Family, rock progressif aussi éclectique (c'est un terme que j'apprécie, on l'aura compris ou entendu !) avec l'extraordinaire puissance vocale de Roger Chapman, Permanent Damage des GTO's (Girls Together Outrageously), un groupe de nanas déjantées produites par Zappa sur Straight.
Tous ces disques méritent d'être découverts ou redécouverts par quiconque s'intéresse à cette époque prolifique où l'imagination était au pouvoir, du moins dans la résistance. Il y en a beaucoup d'autres, c'est très personnel, je n'ai cité que ceux que je possède encore dans leurs versions vinyle avec leurs grandes pochettes de 30 cm sur 30 cm et qui ont influencé indirectement ma propre musique. L'esprit des jeunes gens est très meuble et les émotions imprimées à cette époque de formation sont souvent plus marquantes qu'on ne le suppose...

Photos prises à Marly-le-Roi en 1971 pendant le concours de l'Idhec

lundi 21 mars 2011

Ella Fitzgerald à l'oreille des enfants


Nouvel opus à l'oreille des enfants, Ella Fitzgerald est le dernier né de la collection "Découverte des musiciens" chez Gallimard-Jeunesse. J'ai déjà relaté les précédents Louis Armstrong et Django Reinhardt astucieusement évoqués par Stéphane Ollivier dont le texte est cette fois porté par Élise Caron. Le CD de 40 minutes alterne la vie de la reine du scat, surnommée la Grande Dame de la chanson, et ses interprétations magiques des standards du jazz tandis que le petit ouvrage de 32 pages, toujours illustré par Rémi Courgeon et des photographies historiques, livre des pistes aussi ludiques que pédagogiques : "T'arrive-t-il de chanter quand tu es triste ? Y a-t-il des chansons en anglais, en espagnol... que tu aimes chanter même si tu ne connais pas la langue ? À toi de jouer ! Aimes-tu danser ? Le trac. Trouver sa voix. As-tu déjà chanté dans une chorale ?" Etc. Conclusion : It Don't Mean a Thing (if it Ain't Got That Swing), ça ne veut rien dire si ça ne swingue pas comme ça !

jeudi 17 mars 2011

Musique de la poésie danoise : Inger par Linda et Birgitte


Régal d'humour et de sensibilité, Linda Edsjö et Birgitte Lyregaard ont mis en musique les poèmes de Inger Christensen (1935-2009), considérée comme la plus grande écrivaine expérimentale danoise de sa génération. Dans ce duo magique, où le silence est rythmique et les mots sont des timbres rares, la percussionniste suédoise incarnerait le Clown blanc tentant de faire marcher à la baguette de vibraphone la chanteuse danoise, roublarde Auguste à la tête de son pupitre de mixage qui transforme les voix par le truchement d'effets électroniques oscillant du grave à la plus grande légèreté. Intime pour ne pas dire parfois minimal, leurs arrangements me font penser à une Björk qui se serait dépouillée de son encombrant falbalas médiatique. On plane comme les papillons de la vallée d'Inger. On a beau n'y comprendre rien (je ne parle pas danois), la musicalité du verbe et le traitement original des deux complices nous entraînent dans le monde universel d'Inger Christensen.
Site du projet avec extraits mp3

vendredi 11 mars 2011

Étienne Brunet lance une bouteille à la mer


Étienne Brunet livre son nouvel album en hommage à Sun Ra, Albert Ayler, John Coltrane et Georges Boulanger (le violoniste, pas le général !), cinq morceaux lyriques au saxophone alto, accompagné par un canevas électronique qui fait voguer la mélancolie paranoïaque sur l'air du temps. La nostalgie annoncée par le titre de l'album virtuel, enregistré le mois dernier du 5 au 20 février 2011, renvoie aux souvenirs de notre jeunesse, quand la musique était avant tout affaire de morale et que les artistes s'interrogeaient sur les raisons de leurs choix.
Tous les disques d'Étienne Brunet sont des albums-concepts, du groupe Axolotl à son White Light autour de poètes sonores, du Post-Communism Atmosphere de son Zig Rag Orchestra à ses hommages répétés à Steve Lacy en passant par La Légende du franc Rock and Roll et le free jazz recomposé de B-Free/Bifteck. Cette fois Sun Ra Nostalgia, orphelin du label Saravah, rassemble cinq prises sans coupure où la musique est la source d'énergie qui permet de tenir malgré la solitude de chacun. Construite à l'aide du logiciel max4live et de quelques effets électroniques dont l'autonomie contrôlée accompagne l'art brut du musicien superbement naïf, elle rappelle la foi qui aurait pu sauver plus d'un Ayler de la noyade, ce cri fantasmé à l'extrême, poussé dans un désert où ne fleurissent plus que des machines gourmandes en matière première, prisonnières d'une toile dont la démographie est autant fabuleuse qu'inquiétante.
Et puis, c'est , tout de suite. Comme nos soixante heures inédites du Drame, Brunet offre l'album gratuitement. On clique pour écouter, on tient la touche option (alt) appuyée pour télécharger chaque pièce. En laissant flotter vos oreilles vous prouverez au souffleur que sa solitude est plus virtuelle que son art, parce que nous créons dans un isolement du monde sans savoir s'il nous entend. Si nos cris sont des bouteilles à la mer, il est des enfants qui font sauter le bouchon sur les plages et découvrent les bons génies qui s'en échappent.

mardi 8 mars 2011

Laurie Anderson et PJ Harvey chantent leurs îles respectives sur fond de guerre


Revenu de Londres, Gary May me conseille deux CD qui pourraient me plaire. Deux chanteuses, l'une est anglaise, l'autre américaine, chacune dresse un portrait de son pays en guerre.
Il me faut plusieurs écoutes du disque de PJ Harvey avant que je ne détecte les détails qui détachent son travail de la production anglo-saxonne de base. Une orchestration plus riche qu'il n'y paraît au premier abord, des contre-champs fugaces en toile de fond, un regard noir sur sa relation d'amour et de haine avec sa terre, une approche originale de la pop-music... Let England Shake finit par s'installer en boucle sur la platine, île givrée sur des rythmes cinglants, peuple enfoncé dans la guerre et la misère... Les références à 14-18 ne sont-elles pas des paraboles elliptiques de l'implication du Royaume Uni en Irak et en Afghanistan ? PJ Harvey à la guitare, au sax et à la cythare est accompagnée par une petite bande de polyinstrumentistes qui varie astucieusement les timbres selon les chansons.
Laurie Anderson n'avait pas enregistré d'album studio depuis dix ans. Avec Homeland elle retrouve son esprit expérimental et s'éloigne avec bonheur des projets conceptuels qui l'avaient enfermée dans la sécheresse du contrôle. Son approche sensible dessine une Amérique autocritique qui n'est pas prête pour autant à abandonner ses prérogatives. Tendance à la confondre avec la planète en danger. Mais aussi la sensibilité de New York, une île virtuelle dans un océan d'absurdité. Les éléments politiques sont comme des téléviseurs dans un magasin de hi-fi, derrière la vitrine muette les images s'effacent sous le son du quotidien. Dans le DVD The Story of the Lark qui accompagne l'album l'artiste avoue avoir gommé les références directes à la guerre. Elle s'est entourée de musiciens qui accostent au fur et à mesure du voyage vers son pays natal : alto d'Eyvind Kang, voix tuva d'Igil Koshkendey et Mongoun-ool Ondar, claviers orchestraux de Peter Scherer et Rob Burger, sax free de John Zorn, basse de Skúli Sverrisson, batterie aérienne de Joey Baron, voix de Aidysmaa Koshkendey et Antony, etc. Elle-même tient le violon (qu'elle présente également dans le DVD), les claviers, des percussions (mais elle n'est pas la seule), et Lou Reed, son compagnon depuis près de vingt ans, n'est jamais loin.
PJ Harvey et Laurie Anderson se servent de la poésie comme d'un diluant coloré, un édulcorant musical qui évite les affrontements directs. Mais attend-on de chanteuses qu'elles nous servent des harangues galvanisatrices ou des démonstrations philosophiques ? La transposition onirique s'insinue probablement plus efficacement qu'un mot d'ordre ou un slogan. Seule la musique nous entraîne. Libres de créer, PJ et Laurie entonnent des hymnes pacifistes sans marquer le pas, préférant marcher sur des œufs qui finiront par éclore l'ampli éteint.

samedi 5 mars 2011

Rebotier Heureux botier Re-beau t'y es


Comment relater la sortie d'un DVD de Jacques Rebotier sans faire pâle figure en jouant sur les mots ? Comment s'en passer ? Le compositeur mouille son pull-over à col roulé écharpé en interprétant ses textes en subtil comédien, en gastronome du verbe. J'ai toujours adoré la voix des écrivains (Cocteau, Céline, Guitry, Colette, Duras, Ernaux, Houellebecq, Monvoisin, Lacan, Godard, Cadiot...) comme les compositeurs jouant leurs œuvres au piano ou les dirigeant (Saint-Saëns, Mahler, Granados, Debussy, Ives, Schönberg, Cage...). D'une pièce à l'autre, d'un verre à l'autre (l'ère reboit), si Rebotier change de ton comme de chemise sans ne jamais retourner sa veste, il est vareuse (comme disait Pierre Dac, confondant avec tunique).
L'écrivain de la collection blanche chez Gallimard, c'est le même bonhomme, met en musique ses élucubrations verbales en cherchant les complicités. La chanteuse-comédienne Élise Caron s'y donne corps et âme dans la moitié des pièces en un sublime duel choral. Le temps d'un pot-pourri, le clarinettiste Louis Sclavis et l'accordéoniste Didier Ithursarry font monter la mayonnaise lorsqu'affublé d'un vague soutien d'Georges, Aperghis et Perec, le coquin effeuille ses pages en overdose de sens, dessus dessous, coup de sang, te suce dessous, affriolant. L'analyse explose sous les sous-entendus, construisant une pyramide où l'inconscient est momifié par tant d'intelligence et d'invention, une Babylone de la langue française, pentes glissantes où les syllabes avancent souvent de profil. C'est drôle, spirituel, musical, excitant. Certains disent que c'est de la poésie, mais Ça n'a pas de nom, trop enivré de paroles pour en déchiffrer l'étiquette.
Petits bémols, la pochette n'est pas à la hauteur, banale et lacunaire, et la navigation du DVD est malhabile. Pourquoi ne pas avoir demandé à Virginie Rochetti dont le thon se marie si bien avec les salades de son compère ? Au menu ou à la carte, 176 heures déjà... n'est accessible qu'à l'écran : Litanie du retournement du corps, Litanie des ongles, Litanie du poulailler, Litanie des certitudes, Douze essais d'insolitude, Litanie du coup de foudre, Non c'est pas tout ça, Litanie du désamour, Vengeance tardive, Litanie de la vie j'ai rien compris, plus le medley L'atelier du peintre, Litanie métonymique, Loin du lion, Foin du fion, Jaune, tous écrits entre 1990 et 2000 (Ed.VOuÏR).