Trente ans déjà. Trente ans pour nous, mais quatre-vingt-quatre pour Dziga Vertov puisque L'homme à la caméra date de 1929. Nous avions choisi son Laboratoire de l'Ouïe comme modèle à nos élucubrations. Plutôt qu'illustrer platement le film nous avions préféré inventer de nouvelles formes, dévorant le livre de Georges Sadoul et, surtout, les écrits du cinéaste. Si la création eut lieu à l'occasion du Festival Musica à Strasbourg le 5 octobre 1983, le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané enregistra notre partition originale le 14 février 1984 au Théâtre À Déjazet à Paris lors de la quatrième représentation. Avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous partagions la direction de l'orchestre composé de quinze musiciens et musiciennes. L'électronique se mêlait aux vents, aux cordes, aux percussions et à une lutherie originale inventée par la flûtiste Hélène Sage et Bernard. J'avais même écrit des chansons pour lui, pour la contrebassiste Geneviève Cabannes, et pour le violoncelliste Didier Petit dont c'était la première vocale. Le document n'est pas d'une qualité exceptionnelle, mais sa rareté et son antériorité sur nombreuses compositions qui suivirent m'ont semblé justifier sa mise en ligne. J'avais publié une répétition de l'orchestre datant de 1986, mais l'archive présentée ici était passée à la trappe. N'ayant pu filmer le spectacle dont la première partie consistait en la partition seule sans le film suivie du ciné-concert, j'avais à l'époque remonté la musique directement sur la VHS avec le bouton de pause afin de la resynchroniser. La copie 16mm avait été projetée sur le mur du salon ! Le résultat est là, 1h06mn :



Je n'aurais jamais imaginé exhumer cette archive si une étudiante en Master Recherche en Musicologie ne m'avait interrogé sur ses difficultés à synchroniser notre disque avec le film. Je crois comprendre que son travail consiste à comparer les différentes versions que ce chef d'œuvre cinématographique inspira. Un vinyle 33 tours 30 cm ne pouvant contenir toute la partition, nous avions été obligés de couper. Notre mémoire n'avait retenu que l'enregistrement discographique laissant dans l'ombre nombreuses parties.

La composition musicale était signée du Drame, soit Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même, sauf une petite séquence due à Hélène Sage. L'orchestre était donc composé de Francis Gorgé (direction, guitare électrique, frein), Bernard Vitet (trompettes, trompette à anche, double bombarde, flûte, voix) et moi (direction, synthèse numérique en temps réel, reportages, piano, trompette à anche, flûtes, guimbarde, mélodica, voix), plus Youenn Le Berre (flûtes, flûte électrique, basson, saxophone ténor), Magali Viallefond (hautbois, cor anglais, flûte, tôle à voix, orgue de cristal), Hélène Sage (flûtes, voix, clarinette basse, glissarinette, bouilloire, bazar), Patrice Petitdidier (cor d'harmonie), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (vibraphone, marimba, percussion), Gérard Siracusa (percussion, marimba), Bruno Barré (violon, violon à pavillon), Nathalie Baudoin (alto), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle, voix), Geneviève Cabannes (contrebasse, clavier, voix). Daniel Deshays enregistrait le son, Serge Autogue l'amplifiait.

En 1971, L'homme à la caméra est le premier film qui nous fut montré un matin à la Cinémathèque Française lorsque j'entrai à l'Idhec. Dans la grande salle du Trocadéro quasiment vide mes gargouillis dans le ventre me semblaient briser son mortel silence et m'empêchèrent de jouir du spectacle. C'est probablement de cette expérience douloureuse qu'est née chez moi l'idée d'accompagner les films muets par de la musique jouée en direct, comme nous le fîmes dès 1976 avec plus d'une vingtaine à notre répertoire. Je ne compris que plus tard l'immense influence que le chef d'œuvre de Vertov eut sur moi, tant dans ma musique que dans ma vie.