70 Musique - octobre 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 27 octobre 2014

Jack Bruce nous laisse sans voix


71 ans après son premier cri, la voix blanche et rocailleuse de Jack Bruce s'est éteinte samedi dernier.
À l'automne 1968, de retour des USA, j’achète Wheels of Fire, double album argenté des Cream, moitié studio, moitié live. L'enregistrement au Fillmore nous scotche au plafond avec Crossroads de Robert Johnson, Spoonful de Willie Dixon, Traintime de Jack Bruce et Toad de Ginger Baker. Eric Clapton est le guitariste, Bruce le bassiste et chanteur, Baker le batteur. La pochette s'ouvre sur des couleurs psychédéliques, rose, orange et vert qui nous en mettent plein les yeux. C'est leur troisième disque, mais chacun s'était déjà distingué avec de former ce premier power trio de l'histoire du rock. C'est surtout la première fois que j'entends des musiciens de rock improviser des morceaux de près de vingt minutes faisant éclater le format chanson, porte ouverte à nos inventions les plus débridées. Mais le groupe se dissout aussitôt. Je retrouverai Ginger Baker's Air Force au Lyceum, bœuferai avec Clapton chez Gomelski et ne rencontrerai jamais Jack Bruce. C'est pourtant le seul d'entre eux dont la trajectoire me fascinera jusqu'au bout.
L'Écossais avait déjà joué avec Alexis Korner, Charlie Watts, Mick Jagger, Graham Bond, Dick Heckstall-Smith, Manfred Mann, Steve Winwood, John McLaughlin et John Mayall. Tandis que nous animons un rallye dans le seizième arrondissement Francis Gorgé m'apprend Sunshine of Your Love dans la cuisine. Je joue comme un pied au sax alto le thème de Clapton, Bruce et Pete Brown, mais j'adore.


Après les Cream, Bruce sortira une quinzaine d'albums sous son nom en commençant par Songs For A Tailor. Après avoir marqué le blues de son empreinte blanche, il participe à Turn It Over, second album du Tony Williams Lifetime avec McLaughlin et Larry Young, célébrant ainsi l'avènement de la jazz-fusion. Bassiste électrique à la formation classique influencé par Charlie Mingus, c'est comme chanteur que le jazz l'adopte avec la sortie en 1971 du chef d'œuvre de Carla Bley, Escalator Over The Hill. Il apparaît chez Lou Reed (Berlin) ou Frank Zappa (Apostrophe), fait un flop avec Simon Phillips et Tony Hymas, et se noie dans la drogue. Il fera un bout de chemin avec Kip Hanrahan, Vernon Reid, Cindy Blackman et quantité d'autres, mais c'est Michael Mantler qui lui offrira ses plus beaux rôles, loin des musiques pop mainstream.
Le compositeur lui fait chanter les paroles de Samuel Beckett. Ce sera No Answer en 1974 en trio aux côtés de Carla Bley et Don Cherry, Many Have No Speech en 1988 avec Marianne Faithfull, Robert Wyatt et un orchestre symphonique, puis Folly Seeing All This en 1993 avec entre autres le Balanescu Quartet, Rick Fenn, Wolfgang Puschnig. Quatre ans plus tard, il est le soliste de l'opéra The School of Understanding avec Don Preston, Karen Mantler, John Greaves, Robert Wyatt, etc. Son timbre de ténor éraillé hyper-expressif collant parfaitement aux sublimes mélodies monotones de Michael Mantler transcende les genres.
En mars 2014 sa famille et ses amis participent à l'enregistrement de son dernier album, Silver Rails, mais quelques mois plus tard le cancer du foie qu'il traîne depuis plus de dix ans le terrasse. Il nous laisse sans voix.

jeudi 23 octobre 2014

Hymn For Her, couple-orchestre


Hymn For Her était mardi soir à Paris dans les Studios Campus avant d'entamer une tournée française dans des petits lieux sympas de Guern à Eymoutiers en passant par La Roche Bernard, Tarnac et Treignac, autant dire confidentielle, mais heureux les happy few qui découvriront ce couple-orchestre pétant les flammes avec leur folk-blues psychédélique traversant le désert de Mojave. Aucun hasard, c'est là que Captain Beefheart se cachait pour peindre ! Si leur musique est très personnelle elle rappelle aussi bien Jefferson Airplane que Johnny Winter, un country rock aux accents tant West Coast que Deep South. Car Lucy Tight et Wayne Waxing voyagent, au propre comme au figuré. Originaires de Philadelphie ils sillonnent les États-Unis dans leur caravane Bambi Airstream de 1961 en métal argenté avec leur fille de sept ans quand ils ne se reposent pas dans leur campagne entourés d'amis et de chèvres. Bientôt de retour en Floride, ils sont ce soir à Douardenez où le label nato qui vient de publier leur compilation Hits From Route 66 les a conduits.


Sur scène Lucy et Wayne s'échangent leurs instruments en plein morceaux sans que leur énergie retombe. Ils restent toujours dans les cordes, vocales d'abord, pincées ensuite. Un banjo qui sert aussi de caisse claire, une guitare et une boîte à cigares amplifiée avec un manche à balai sans frettes sur lequel sont montées deux cordes. Au pied une ribambelle de pédales d'effet et une batterie rudimentaire, grosse caisse, cymbale et charleston. J'oubliais l'harmonica de Wayne, instrument incontournable de la panoplie de l'homme-orchestre. Dans un genre extrêmement différent j'ai tout de suite pensé à une pièce de Mauricio Kagel intitulée Zwei-Mann-Orchester. Le duo sonne comme quatre. Les chansons sont souvent tendres et humoristiques, la joie communicative.

mardi 21 octobre 2014

Eltron John remixe le Drame


Le magazine anglais WIRE publie avec son numéro d'octobre le CD Below The Radar Special Edition: The Dream, compilation de musique expérimentale et électronique réunie par l'Unsound Festival de Cracovie ! Y figure un remix de l'album L'homme à la caméra d'Un Drame Musical Instantané par le Polonais Eltron John qui fera partie en 2015 d'un excitant projet du label français DDD autour du Drame...

"Freed @ La Java" en écoute et téléchargement gratuits


Comme les 57 autres albums en ligne du site drame.org Freed @ La Java est en écoute et téléchargement gratuits.
Rencontres organisées par Xavier Ehretsmann (DDD/La Source), les soirées Freed attirent essentiellement des trentenaires qui ont envie de s'éclater en boîte. Les rythmes, souvent diffusés à un volume supérieur à celui de la musique classique (!), génèrent des transes chez ses adeptes. Ehretsmann programme des artistes qui sortent de l'ordinaire technoïde. Il préfère des expérimentaux qui renouent avec l'essence-même du genre à ses débuts, à savoir une liberté d'invention qui s'affranchit des formats en vigueur. Est-ce pour éviter les crampes que je ne conserve pas toujours le même tempo ? La noire à 120 fait battre le cœur et bouger les jambes, mais casser l'ambiance invite à d'autres modes de jeu, y compris chez les danseurs. Cette dialectique, vitale pour moi, évite de glisser dans le vertige d'une nouvelle mystique, ne serait-ce que celle du son, du gros son.
Attaché au geste instrumental que les synthétiseurs analogiques rendaient alors obligatoires, je continue de composer des musiques électroniques en préférant les touches noires et blanches ou des interfaces plus ludiques que le clavier de l'ordinateur pas sexy pour deux sous. Dans le premier set qui ne figure pas sur ce nouvel album le Londonien Bass Clef utilisait d'ailleurs sa boîte à rythmes et son échantillonneur comme un percussionniste contrairement aux tapoteurs capables de déchaîner placidement des ouragans avec deux doigts.
Au second set je prends le relais en utilisant deux claviers reliés ensemble en midi ainsi qu'à ma machine virtuelle. Un petit hub (prise multiple dédiée avec commutateurs) acheté au siècle dernier me permet de contrôler les uns avec les autres. Le Tenori-on fait toujours son effet grâce au ballet lumineux de ses leds qui soulignent les mouvements de mes doigts. Sur cette corde à linge j'accroche quelques instruments acoustiques qui évitent également l'effacement désincarné derrière les machines. Le H3000 m'offre de traiter ces sons avec des effets que j'ai programmés il y a belles lurettes, mais qui ont conservé leur efficacité malgré les années.
À propos de mon Eventide H3000 j'ai été amusé de le voir à l'œuvre dans Tryptique, le dernier film de Robert Lepage (coréalisé avec Pedro Pires). Une fille, retrouvant un film muet avec son père depuis longtemps disparu, engage quelqu'un qui lit sur ses lèvres puis fait un casting de comédiens pour lui rendre la parole, mais aucun ne convient. L'ingénieur du son a alors l'idée de lui faire faire à elle le bout d'essai, puis il transpose cette voix fénimine dans le grave et le miracle apparaît, le timbre du père recomposé !


Comme je l'ai déjà expliqué, le solo m'impose une gymnastique schizophrénique pour éviter les temps morts. Je suis plus à mon aise dans le duo qui suit avec Bass Clef, troisième set de la soirée. Improvisation sans concertation préalable (j'avais seulement eu le temps de discuter cinq minutes avec mon interlocuteur britannique), le jeu impose sa forme et nous rebondissons comme des Super Balls dans le Pong géant de nos machines qui n'ont plus rien de célibataires. Comme Bass Clef échantillonne son trombone en direct, je sors ma trompette de poche, un jouet à anche ou une guimbarde. Cette fois je pense à la scène inaugurale de Zéro de conduite de Jean Vigo, lorsque dans le train les garnements Caussat et Bruel se montrent leurs dernières trouvailles, sentiment souvent partagé avec mon ami Sacha Gattino qui vient de s'offrir une mbira de cinq octaves dont il ne se sépare plus malgré son encombrement ! Il est trois heures lorsque nous cédons le terrain au DJ The Hustler qui mixera jusqu'au petit matin. L'enregistrement me permet d'avoir une idée plus objective sur ce que nous avons fabriqué !
Coline Malivel nous ayant envoyé le visuel qu'elle a concoctée pour Freed, il ne reste plus qu'à titrer les deux sets. Je choisis les deux dernières phrases d'Anna la bonne, chanson parlée de Jean Cocteau écrite pour la troublante Marianne Oswald. Anna y raconte comment et pourquoi elle a assassiné sa patronne Mademoiselle Annabel Lee. La lutte des classes est évidente entre "Elle devait partir sur son yacht pour Java..." et "Ah la java !". Si nous avions enregistré d'autres pièces, j'aurais pu les intituler "Dix gouttes, dix, pas plus !" et "Et je verse tout le flacon...", mais ce sera pour la prochaine fois !

Maquette album - Coline Malivel // Photo concert © Eduardo Lemos

lundi 13 octobre 2014

Service de nuit


La Java jeudi soir. La plupart des spectateurs ont l'air d'être arrivés déjà éméchés. Nuit de pleine lune. Un type s'étale sur mes instruments. Un autre tapote la peau du rhombe. J'aurais dû m'installer un peu en retrait comme Bass Clef. Le Londonien se charge du premier set. Des samples barjos s'immiscent dans sa boîte à rythmes. Pas moyen de refermer le couvercle. J'enchaîne direct. Le solo me fait faire des pieds et des mains pour garder le rythme. J'envoie des stridences de dentiste pour attaquer les basses profondes à la tronçonneuse. Médusé, le public me colle pour comprendre ce que je fabrique. Ma version de la soirée est très différente de ce que vit la salle. On me raconte. Ils s'approchent dangereusement pour voir de quel chapeau je sors mes lapins blancs. Les leds du Tenori-on les plongent sous hypnose. La trompette sonne comme une clarinette basse. Les guimbardes sont rarement utilisées dans les soirées techno. Le reste garde son mystère. Au troisième set la température grimpe. Bass Clef m'a rejoint pour un duo d'enfer. Nous alternons les rôles sur un petit signe de tête. L'un tend la corde à linge, l'autre y pend des trucs incroyables. Le DJ The Husler terminera après le premier métro. J'aurai dormi deux heures. Le lendemain matin je dois remettre le studio en ordre de marche pour enregistrer tout le week-end. Le night-clubbing est aussi différent des concerts que les taxis qui font le service de nuit le sont à la journée. Personne dans la rue et un déchaînement monstrueux en sous-sol.

jeudi 9 octobre 2014

Jeudi, ce soir minuit


Ce soir minuit, l'heure du crime. Chaque fois que je joue à La Java je repense à Anna la bonne, grinçante chanson parlée de Jean Cocteau interprétée par la virulente Marianne Oswald. "Elle voulait partir pour Java... Ah la java !" Sauf que cette nuit les night-clubbers danseront sur d'autres rythmes que cette valse rapide.
Cette fois encore je jouerai d'abord seul comme le Britannique Bass Clef avant de nous produire ensemble. Ce devrait être de 2h à 3h du matin. Jeudi soir. The Hustler tiendra ensuite les platines jusqu'à 6 heures. N'ayant jamais rencontré Bass Clef nous serons en impro totale, comme pour ma prestation solo. Improviser n'est pas travailler sans filet. Je jouerai sur du matériel que je n'apporte plus très souvent en concert, "techno" oblige, encore que celle-ci soit très expérimentale ! Deux synthétiseurs vintage reliés en midi à mon ordinateur par un hub me permettront de contrôler mes applications virtuelles par l'un ou l'autre, voire tout l'ensemble avec le V-Synth. J'ajoute deux pincées de Tenori-on, je saupoudre d'applis iPad, je passe à la moulinette du H3000, fromage ET dessert, en cas de pépin ou pour épicer le virtuel j'ai près de moi trompette à anche, guimbardes et d'autres petits choses acoustiques... Bass Clef vient lui-même de Londres avec boîte à rythmes, échantillonneur, trombone et percussion.
Lors du premier concert de la série Freed organisé par le label DDD les spectateurs me demandèrent depuis combien de temps je jouais cette musique ? Plus de 40 ans ! Le solo me force à jongler avec les instruments, le temps de chargement des virtuels m'obligeant à me transformer en Kali, la déesse aux huit bras. Comme je suis plutôt du matin je risque d'être un peu décalqué le lendemain. Mais l'énergie donne des ailes et je compte bien planer au-dessus de la foule. Concert de noctambule ou de somnambule ?

vendredi 3 octobre 2014

Jacques Thollot : le poète a rendu ses baguettes


Jacques Thollot s'est éteint hier, mais sa lumière est restée allumée. Avant d'être un batteur exceptionnel d'une originalité folle il était compositeur et avant d'être compositeur c'était un poète, avant tout un rêveur. S'il était encore en culottes courtes lorsqu'il commença à accompagner Bud Powell, Chet Baker, Art Farmer, René Thomas, Lee Konitz, Guy Lafitte, Donald Byrd, il avait gardé ce plaisir du jeu qui vient de l'enfance. Certains appellent cette musique du jazz, mais la sienne n'avait pas de nom, mélange insolite d'influences de musique classique et contemporaine, de pop, de sons d'ailleurs, musique des sphères qui s'entrechoquent et se laissent caresser.
Au début le père sévère l'accompagnait dans les boîtes. J'avais joué à cinq ans sur les genoux de Sidney Bechet ; l'année suivante à son enterrement, les baguettes de Jacques, qui en avait dix, rendirent hommage à cette légende de la Nouvelle Orléans qui avait illuminé nos jeunes années. Jacques s'affranchit de Kenny Clarke, qui avait été son maître, pour inventer son propre ballet de petit bois. Bernard Vitet l'engagea dans son orchestre avec Gato Barbieri et Jean-François Jenny-Clark. Don Cherry prit la relève.
On le retrouve ensuite avec Eric Dolphy, Barney Wilen, Sonny Sharrock, Joachim Kühn, Alan Silva, Steve Lacy, Pharoah Sanders, Rolf Kühn, Barre Phillips, Michel Portal... Mais c'est sous nom que Jacques Thollot sort ses albums magiques qui échappent aux qualificatifs : Quand le son devient aigü jeter la girafe à la mer en 1971 (disque culte où il joue aussi du piano, de l'orgue et de l'électronique), Watch Devil Go (1975, avec J.F. Jenny-Clark, François Jeanneau...), Resurgence (1977, avec Beb Guérin, Nana Vasconcelos, Siegfried Kessler, Jeanneau...), Cinq Hops (1978, avec Élise Ross, Jeanneau, Michel Grailler, François Couturier, Jean-Paul Céléa, Chris Hayward), A Winter's Tale (1993, avec Tony Hymas et Jenny-Clark), Tenga Niña (1996, une merveille absolue avec Hymas, Henry Lowther, Noël Akchoté, Claude Tchamitchian) et, avec Sam Rivers, Akchoté, Paul Rogers et Hymas, Configuration. Les disques nato l'accompagneront toute la dernière partie de sa vie...
Hélas l'alcool le mine. Il lui arrive d'annuler un concert à la dernière minute. Pourtant derrière ses fûts il continue de faire chanter ses rythmes. En 2002 nous l'avions interrogé sur son Cours du Temps pour le Journal des Allumés. Pendant l'entretien, au demeurant extraordinaire, Jacques se roulait de gros pétards qu'il fumait tout seul. À la fin j'ai tiré une bouffée du dernier et la suite de ma journée est tombée dans un pli du temps. Lui continuait de rêver. Ses images alimentaient la musique qui réfléchissait à son tour des formes, des couleurs, des mots, évocation d'un monde à part, architecture à quatre dimensions où nous étions de petits bonshommes qui courrions après le temps. Hier il a fini par le rattraper.

Photo © Caroline de Bendern, sa compagne pour qui nous avons une pensée tendre ainsi que pour sa fille Marie qui chantait sur Tenga Niña...

jeudi 2 octobre 2014

Areuh, areuh !


Qu'y a-t-il de plus jouissif que de retomber en enfance ? Les variations adultes de la régression ne sont que de sublimes tentatives pour rejoindre les émois d'une époque où nous n'avions besoin d'aucun prétexte ni partenaire pour nous satisfaire. L'objet transitionnel change de forme jusqu'à devenir immatériel. Et l'objet a de hanter nos jours et nos nuits ! Restons prosaïques et revenons à nos moutons en suivant le tintement des grelots...
Bien que le Musée des Arts Décoratifs avance que le hochet est le plus ancien des jouets sonores, on peut imaginer que dans les temps préhistoriques, pendant que les hommes étaient à la chasse et que les femmes dessinaient sur les parois des grottes, les enfants aimaient déjà le bruit qui rassure ! La collection rassemble 37 hochets princiers du XVIIIe et XIXe siècle d’Italie et de France, bijoux en métal argenté, vermeil, corail, os ou ivoire. Les gosses de riches les secouaient et sifflaient pour éloigner les mauvais esprits et appeler la nounou. Ils mordillaient le corail pour soulager la pousse des dents. Mais Jean-Jacques Rousseau en 1762 déjà se révoltait dans Émile ou De l'éducation : « On ne sait plus être simple de rien, pas même autour des enfants. Des grelots d’argent et d’or, du corail, des cristaux à facettes, des hochets à tout prix et de toute espèce : que d’apprêts inutiles et pernicieux ! Rien de tout cela ; point de grelots, point de hochets ; de petites branches d’arbre avec leurs fruits et leurs feuilles, une tête de pavot dans laquelle on entend sonner les graines, un bâton de réglisse que l’enfant peut sucer et mâcher, l’amuseront autant que ces magnifiques colifichets, et n’auront pas l’inconvénient de l’accoutumer au luxe dès sa naissance ». Je n'ai jamais vu de sourires plus radieux que ceux des enfants laotiens s'amusant après des jouets de fortune qu'ils avaient eux-mêmes confectionnés. Adultes, il n'est que Les Maîtres Fous pour s'épanouir ainsi au soleil.
Si dans ma boîte à outils s'amoncellent des petits machins en bois, métal, peau, terre, plastique, je peux toujours faire sonner les rupins avec les clones virtuels de l'Acoustic Toy Museum où les bijoux des Arts Décos côtoient plus de 200 autres petites madeleines échantillonnées. Pourtant rien ne vaut à mes oreilles le son fortuit d'un objet qui ne leur était pas destiné. Je claque les portes, frappe les casseroles, fais siffler les bambous ou écoute simplement le bruit du vent ou de la pluie, la rumeur de la ville et les oiseaux qui me réveillent. Cette petite musique, comme la grande, me rassure. Un jour je ne l'entendrai plus.