70 Musique - novembre 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 29 novembre 2016

Robert Desnos en musique


Robert Desnos n'a jamais cessé d'inspirer les musiciens. Poulenc, Milhaud, Wiener, Kosma, Lutoslawski, Dutilleux, Reibel et bien d'autres n'y ont pas résisté. Sur le label GRRR l'accordéoniste Michèle Buirette en chante plusieurs dans l'album Le Panapé de Caméla, et du spectacle Comment ça va sur la Terre ?, ma préférée reste Le zèbre chantée par Elsa. J'ai moi-même accompagné à l'orgue et effets électroniques les comédiens Arlette Thomas et Pierre Peyrou disant du Desnos lors du spectacle d'inauguration du Théâtre Présent à La Villette en 1972 ! Desnos prête à jouer. Les amateurs de facéties trouvent facilement dans ses poèmes matière à interprétations et digressions. En 1983, avec Un Drame Musical Instantané, nous avions intégré dans notre création policière La peur du vide le rêve que Desnos avait lui-même mis en sons pour la radio en 1938 :


Le trompettiste Serge Adam, la guitariste Christelle Séry et la chanteuse Tania Pividori ont choisi d'adapter le recueil Corps et biens pour leur spectacle Journal d'une apparition. Les paysages sonores et les évocations inventives accompagnant les textes déclamés me convainquent plus que les chansons à trois voix pas toujours très justes, mais l'ensemble se tient, surtout lorsque l'électronique ou l'électricité viennent assumer l'intemporalité de la poésie de Desnos. Pistons, cordes et effets vocaux donnent aux poèmes des allures animales de dessin animé dont l'espièglerie ne cache jamais la gravité.


Publié par Desnos en mai 1930, après son éviction du groupe surréaliste par André Breton et la mort de son amour impossible, la chanteuse Yvonne George qu'il n'oubliera jamais, Corps et biens rassemble des poèmes écrits pendant les dix années précédentes, manière de passer à autre chose. Breton lui reproche son narcissisme, ce qui est plutôt cocasse venant de lui. Desnos refuse ses oukazes. Aragon en remet une couche : « Le langage de Desnos est au moins aussi scolaire que sa sentimentalité. Il vient si peu de la vie qu'il semble impossible que Desnos parle d'une fourrure sans que ce soit du vair, de l'eau sans nommer les ondes, d'une plaine qui ne soit une steppe, et tout à l'envi. Tout le stéréotype du bagage romantique s'adjoint ici au dictionnaire épuisé du dix-huitième siècle. […] Les lys lunaires, la marguerite du silence, la lune s'arrêtait pensive, le sonore minuit, on n'en finirait plus, et encore faudrait-il relever les questions idiotes (combien de trahisons dans les guerres civiles ? ) qui rivalisent avec les sphinx dont il est fait en passant une consommation angoissante. Le goût du mot « mâle », les allusions à l'histoire ancienne, du refrain dans le genre larirette, les interpellations adressées à l'inanimé, aux papillons, à des demi-dieux grecs, les myosotis un peu partout, les suppositions arbitraires et connes, un emploi du pluriel […] qui tient essentiellement du gargarisme, les images à la noix... »
Mais ce que ses anciens camarades lui reprochent, n'est-ce pas ce qui en fait tout le suc ?!

→ Robert Desnos, Journal d'une apparition, par Serge Adam, Tania Pividori, Christelle Séry, CD Quoi de neuf Docteur, dist. Muséa et Les Allumés du Jazz, sortie le 15 décembre 2016, puis plateformes iTunes, Qobuz, Deezer, Spotify dès le 13 janvier 2017...

vendredi 18 novembre 2016

Bribes 4 ou la contradiction unanime


J'ai d'abord pensé que Bribes 4 était au baloche ce qu'Albert Ayler était à la musique militaire. C'est le presqu'ensemble qui m'a ensuite séduit, très loin des unanimités du rock progressif ! La batterie exubérante de Yann Joussein sert de papier millimétré au duo d'origine, le saxophoniste Geoffroy Gesser et le pianiste-claviériste Romain Clerc-Renaud jouant des syncopes comme les enfants qui font semblant de s'évanouir.


Les effets électroniques de Joussein font glisser le timbre de l'orchestre vers une électroacoustique moderne tandis que la voix délicate ou trafiquée de la Suédoise Isabel Sörling popise le free jazz des improvisateurs dont les compositions semblent autant inspirées par la chanson française que par le soft power américain. Ici ou là la réverbération souligne les perspectives en créant des espaces dramatiques. Sur scène ils travaillent autant la lumière que le son. Bribes 4 ne craignent jamais d'être à contre-courant, leurs voix contradictoires constituant une musique homogène aussi héroïque que révoltée.

→ Bribes 4, CD, Coax Records, 12€
N.B.: L'extrait vidéo est chouette, mais il ne réfléchit pas l'énergie protéiforme du quartet...

jeudi 17 novembre 2016

Leonard Cohen n'est que l'interprète de The Partisan


Ces jours-ci, j’ai lu ou entendu que Leonard Cohen était l’auteur de The Partisan. Il n’en est pourtant que le formidable interprète, se l'appropriant magistralement.
La Complainte du partisan est une chanson écrite à Londres en 1943 par Emmanuel d'Astier de La Vigerie, dit Bernard sous la Résistance, et Anna Marly en a composé la musique. L'adaptation anglaise est du New-Yorkais Hy Zaret.
Si vous souhaitez écouter une version proche de l’originale, jadis chantée par l'auteur, les Compagnons de la Chanson ou Mouloudji, le compositeur et pianiste anglais Tony Hymas l'a arrangée pour l’album Chroniques de résistance publié par le label nato. Sur le CD comme sur scène, ma fille Elsa la chante parmi sept autres chansons, accompagnée par Tony Hymas, François Corneloup, le Trio Journal Intime et Peter Hennig (les siffleurs sont Elsa Birgé, François Corneloup, Thierry Mazaud et Frédéric Pierrot).



Anna Marly (photo), née à Pétrograd en Russie en 1917 et décédée à Palmer en Alaska en 2006, à qui l’on doit aussi la musique du Chant des Partisans dont elle a écrit les paroles en russe et qu’ont adaptées Maurice Druon et Joseph Kessel, s’était engagée en 1941 comme cantinière au quartier général des Forces Françaises Libres du Carlton Garden à Londres. Dans le superbe livret nato de 152 pages, il est précisé qu’Emmanuel d'Astier de La Vigerie était alors journaliste, membre des Mouvements unis de la Résistance. La chanson, devenue populaire en 1950, figurait dans le recueil The People’s Songbook. C’est là que le jeune Leonard Cohen la découvrit alors qu’il participait à un camp de jeunesse. « Une idée curieuse s’est un jour formée en moi, je me suis dit que les nazis avaient été renversés par la musique ».

Au fur et à mesure que le temps passait, la voix de Leonard Cohen descendait dans le grave. Rien d'étonnant donc à ce qu'il touche le fond du timbre avec son dernier album, You Want It Darker, annonçant sa fin prochaine. La messe est dite, aussi je conseille à ceux qui n'en possèdent aucun More Best Of où son art est au firmament. The Partisan n'y figure pas, mais il rassemble Everybody Knows, I'm Your Man, Take This Waltz, Tower of Song, Anthem, Democracy, The Future, Closing Time, Dance Me To The End of Love, Suzanne, Hallelujah, Never Any Good, The Great Event.

→ Tony Hymas, Chroniques de résistance, CD nato, dist. L'autre distribution, 15€
→ Leonard Cohen, More Best Of, Colombia, 10€

mardi 15 novembre 2016

Peirani et Wollny en Tandem


Si l'accordéoniste Vincent Peirani et le pianiste Michael Wollny ont glissé progressivement vers le jazz, leur album en duo, Tandem, montre qu'ils sont tous deux, avant tout, des musiciens classiques. Le swing qu'ils ont apprivoisé, la chanson qu'ils ont accompagnée et leur ouverture d'esprit leur permettent de jouer l'Adagio pour cordes de Samuel Barber, Hunter de Björk, Vignette de Gary Peacock, Fourth of July de Sufjan Stevens, Travesuras de Tomás Gubitsch, Song Yet Untitled de leur collègue Andreas Schaerer, avec un naturel et une précision exceptionnelles, tout en s'appropriant chacune de ces icônes. Cet éclectisme auquel s'ajoutent leurs compositions personnelles développe autant de facettes d'un même engagement à livrer avec une extrême sincérité les univers variés qu'ils déploient. D'une plage à l'autre, le cristal réfléchit tristesse ou gaité, excitation ou retenue, avec une élégance occultant l'extrême virtuosité des deux jeunes musiciens. L'entente est telle que l'on en oublie l'origine de chaque pièce pour ne considérer que l'ensemble comme une suite qui coule de source, une suite lyrique où les deux instruments qu'on dit complets forment un orchestre de cordes, cuivres et percussion virtuels. Tandem est l'un de leurs plus beaux albums parce qu'il aborde l'éventail de leurs répertoires en assumant leurs amours de jeunesse comme origine de toutes leurs aventures. C'est ce que l'on appelle généralement la maturité.

→ Vincent Peirani & Michael Wollny, Tandem, The ACT Company, CD 17,50€

lundi 14 novembre 2016

Guillaume Perret, l'homme-orchestre à la sax machine


Le saxophoniste Guillaume Perret entend son nouvel album, Free, comme une musique de film tandis qu'il m'apparaît plutôt comme un dance-floor hirsute dans une jungle de synthèse. Armé de son ténor et d'un puzzle d'effets qu'il contrôle en temps réel, Perret joue des boucles pour constituer un orchestre à lui tout seul. Pour le disque il a enregistré de longues prises où les pistes s'empilent, quitte à les découper ensuite pour recomposer ses paysages imaginaires. C'est dans ce montage que la référence cinématographique s'impose, méthode que nous utilisions dans les années 70 avec Un Drame Musical Instantané lorsque nous improvisions des pièces qui faisaient rarement moins de trente minutes. Je m'efforçais ensuite de respecter la chronologie tout en pratiquant quelques ellipses. C'est ainsi que l'album des Poisons (d'une durée de 24 heures) fut réalisé ! Nous construisions à trois des récits dramatiques là où Perret échafaude seul des rythmes entraînants sur lesquels il hurle sa rage mélodique dans une spirale de derviche tourneur.


Si les références nord-américaines et caraïbiennes s'enchaînent, le jazz offre avant tout la liberté de l'improvisation ! Les loops poussent à la techno et à la transe, un jeu très mâle qui ne fait pas dans la dentelle, propre à exciter les deux sexes en butte à s'éclater. Les titres ne sont pas équivoques, c'est du hard ! Walk, Heavy Dance, Pilgrim, Cosmonaut, She's Got Rhythm montrent à la fois le besoin d'avancer et de découvrir... S'il marche sur le fil, Perret doit sans cesse retrouver l'équilibre sans écraser le blindage.


Les pédales d'effets donnent un son analogique aux transformations sonores que Perret fait subir à son ténor pour fabriquer nappes, chorus distordus, basses, percussions et jungle animale. Les boucles donnent la couleur raide des boîtes aux rythmes tandis que les couches de sax se répondent en se dandinant avec lyrisme. Je suis curieux d'entendre le processus à l'œuvre lors du concert de jeudi prochain 17 novembre au Café de la Danse, car sur le disque il attaque souvent les morceaux alors que le mille-feuilles est déjà précuit, travail de composition quasi symphonique dont l'électricité est le moteur.

→ Guillaume Perret, Free, Kakoum Records/Harmonia Mundi

mardi 1 novembre 2016

Musique en chaleur


Il y a un temps pour tout, et en musique à chaque moment de la journée, en fonction du lieu, selon les conditions climatiques ou nos accompagnements correspond un style, et ce pour chacun. Ainsi le matin, dans la chaleur du sauna, je choisis soit des évocations radiophoniques, soit de la variété internationale. Encore qu'il me soit arrivé de réécouter des CD que j'avais déjà chroniqués comme le White Desert Orchestra d'Ève Risser, le We Free d'Alexandre Saada, le Velvet Revolution de Daniel Erdmann, le duo Nakano-Segal ou Ursus Minor.
Comme j'y sue une vingtaine de minutes je m'y reprends forcément en plusieurs fois pour écouter un disque. Cela tient du feuilleton lorsqu'il s'agit du coffret 10 ans d'essais radiophoniques, du studio au club d'essai de Pierre Schaeffer ou, à moindre durée, de l'ACR France Culture On Nagra : il enregistrera de Yann Paranthoën. Ici, l'histoire d'un magnétophone mythique, là les grandes heures de la radio 1942/1952, dans les deux cas les bases de la création sonore par ses acteurs et ses instruments... La voix y tient un rôle majeur, tant dans la fiction que le documentaire. Schaeffer a découpé sa démonstration en quatre parties (la mise en ondes, le texte et le micro, l'écran sonore, la radio et ses personnages), mais je préfère le titre de certaines sous-parties comme La part du rêve, Le décor sonore, L'homme et les machines, Psychanalyse des voix ou le reportage sur la Libération de Paris en 1944.
Quant à la variété internationale, je profite de mon inactivité pour écouter les albums récents de chanteurs pop/folk comme David Crosby, toujours aussi nostalgique, Leonard Cohen, plus sombre que jamais, Joe Henry, chouette sans jamais égaler son Scar, des trucs plutôt calmes en somme. La chaleur des convecteurs me dissuade d'emporter les livrets que je crains d'abîmer, bien que ce soit une vue de l'esprit, car les infrarouges se moquent du papier. Par contre je gis les yeux fermés, concentré sur ma respiration et sur ce que j'entends...
Ainsi je découvre Bon Iver que m'ont conseillé deux jeunes musiciens contemporains danois qui trouvent ce groupe révolutionnaire ; c'est très bien, comme Radiohead, mais cela n'a rien de "révolutionnaire" à mes oreilles, pas plus que les drones ou la noise. La Monte Young ou l'indus existaient déjà il y a 50 ans ! La nouvelle jeunesse n'a pas de point de comparaison, n'ayant simplement jamais vécu de période renversante telles qu'en produisirent le rock 'n roll, les Beatles, le Flower Power psychédélique, le free jazz du Black Power, les répétitifs américains, le reggae des îles, le rap du ghetto, la techno des raves, les musiques improvisées hors jazz, etc., tous mouvements qui dérangèrent fondamentalement nos habitudes musicales. Ajoutez le printemps 68 sur toute la planète, quand nous espérions sérieusement refaire le monde. L'idée de révolution semble pour eux un concept ancien auquel ils répondent généreusement, par exemple en adhérant à des collectifs DIY. Ils ne croient pas que l'on puisse un jour inventer quelque chose de radicalement différent de ce qui s'est fait jusqu'ici, alors que je rêve de trucs impossibles, préoccupé par mon projet spéculatif sur lequel je reviendrai certainement dans quelques mois ! Il existe des artistes indépendants qui sortent des sentiers battus, mais aucun mouvement nouveau n'a vu le jour depuis des lustres, phénomène lié à la désaffection des majors à prendre le moindre risque... Quoi qu'il en soit, je suis super content d'écouter les trois albums foisonnants de Bon Iver dont j'ignorais tout...