Les musiciens l'ont à l'œil, mais il le jouent à l'oreille. Qui ? Le cinéma ! Pratiquement trois albums de musique sur quatre que je reçois font référence à des cinéastes, des films, des acteurs... La plupart du temps la référence est subjective, voire usurpée, on n'y entend rien qui nous rappelle de près ou de loin les caractéristiques du cinématographe, à moins que ce ne soient simplement des arrangements de thèmes de la BO, indiscutable.
J'y suis d'autant sensible que quiconque désirant comprendre mon atypique musique devra chercher du côté du montage et des ellipses, des effets de perspective et de la grosseur des plans, de l'utilisation de bruitages et d'ambiances paysagères, extraits de dialogue, etc. Compositeur autodidacte, je suis par contre diplômé de l'Idhec (l'Institut des Hautes Études Cinématographiques est l'ancêtre de La Femis) pour le montage et la réalisation. J'y ai gagné quelques lettres de noblesse que je n'ai pas manqué de faire figurer sur ma biographie ! J'ai compensé mes lacunes musicales en adaptant ce que j'y avais appris, développant mon goût pour le médium audiovisuel, l'appliquant à ma pratique instrumentale et mes compositions. L'initiative de revenir au ciné-concert dès 1976 n'y est évidemment pas étrangère. Un drame musical instantané a ainsi accompagné créativement plus d'une vingtaine de films muets, du trio au grand orchestre. Je signifie par là qu'il ne s'agit jamais d'accompagnement ou d'iconoclastie, mais d'une complémentarité que je recherche toujours lorsque je compose de la musique appliquée pour le cinéma, le théâtre, la danse, les applications interactives, les expositions, etc. Il y a aussi ma pratique inaugurale du synthétiseur et de l'improvisation libre, mais ça c'est une autre histoire.
De quoi s'agit-il donc quand des collègues revendiquent leur inspiration du côté du cinéma ? D'un fantasme souvent, de marketing parfois, fut-il plus ou moins inconscient ou explicite ! Le cinéma fait rêver les artistes encore plus que la musique, et pas seulement par intérêt économique. S'il est vrai que j'ai acheté ma maison avec l'un des 200 films que j'ai sonorisés, les 199 autres ne m'ont pas rapporté grand chose ! L'abstraction de la musique peut aussi forcer à revendiquer un concept pour arriver à vendre sa camelote à des organisateurs qui n'y entende pas grand chose, en tout cas beaucoup moins qu'ils devraient (le plagiat n'est pas le fait des seuls artistes, leurs programmations sont trop souvent des clones les unes des autres !). Quoi de mieux alors que le médium où l'identification est poussée à son paroxysme ? Les musiciens fantasment le pouvoir du cinéma à raconter des histoires alors que la musique narrative, la musique à programme, les poèmes symphoniques, n'ont jamais eu le vent en poupe chez les classiques. Les gardiens de la musique savante ont souvent méprisé la chanson et, à moins de travailler pour l'opéra, choisissent des textes les plus abstraits possibles, disons poétiques. Certes la poésie, comme la musique, joue d'effets circonlocutoires qui laissent la place à l'interprétation de l'auditeur. Il est amusant de noter que de leur côté les cinéastes fantasment la musique et la craignent. Ils ont l'impression qu'elle pourrait sauver leur film tout en se méfiant qu'elle n'écrase pas les images. Or l'on ne refait pas le cadre, on ne revient pas sur une faute de rythme, on camoufle et le plus souvent on alourdit en surlignant les effets à la demande des réalisateurs, alors que le son pourrait apporter tant en développant par exemple le hors-champ, au sens propre comme au figuré.
C'est ainsi que ma déception est grande lorsque, le dossier de presse annonçant le Technicolor ou le noir et blanc, je n'en trouve nulle trace à l'écoute. Heureusement les exceptions existent, celles-ci faisant appel à des idées sans rapport avec les structures musicales, mais interrogeant la méthode sans hésiter à en adopter le discours. Il faut pour cela oser les œuvres dramatiques, au sens théâtral du terme, et aimer raconter des histoires, qu'elles soient d'ordre fictionnel ou d'un désordre documentaire.