Hier j'évoquais le disque en duo avec Hélène Sage enregistré en 1981 et qui a mis 37 ans pour être enfin publié. Cela explique pourquoi il m'arrive de faire un album dans la journée et de le mettre en ligne dès le lendemain !
C'était donc jeudi, comme lorsque j'étais enfant et qu'il n'y avait pas d'école ce jour-là. Ainsi jeudi dernier nous nous sommes bien amusés, ce qui est de bon présage. Jouer ensemble sans autre but que le plaisir est une activité de jeunes gens. À en avoir fait son métier on perd trop souvent le sens que l'on espérait donner à sa vie. Ce n'est plus de l'art, c'est du calcul. Aussi je propose régulièrement à des musiciens et musiciennes de passer une journée ensemble dans le studio à improviser librement. L'idée est d'enregistrer un album que l'on mettra en ligne aussitôt, gratuit en écoute et téléchargement.
Trop de mes collègues pensent en termes de carrière, ils ou elles ont peur de faire de l'ombre à une sortie de disque, ou bien jouer sans but lucratif leur semble peut-être dévalorisant, comme si cela les reléguait au rang d'amateur. Or l'amateurisme vient du verbe aimer. Prendre une journée juste pour jouer, c'est comme dîner avec des amis et ne plus arriver à se quitter alors qu'il est une heure avancée de la nuit. On peut comprendre celles et ceux qui font des additions parce que les fins de mois sont difficiles. Les gilets jaunes l'expriment clairement. Un Français sur cinq ne mange que deux repas par jour. Cela touche évidemment aussi les artistes. Vivre de son art est devenu de plus en plus ardu. Mais qu'est-ce qui nous fait tenir si ce n'est la passion ? Si cette passion est parfois devenue payante elle risque aussi de provoquer une dramatique amnésie. C'est comme pour tout le reste, on a la fâcheuse habitude d'oublier les belles résolutions de son adolescence au profit de petits arrangements qui invitent la mort bien avant notre véritable décès...


Ces propos représentent exactement le contraire de l'ambiance de notre rencontre en musique au Studio GRRR jeudi. J'avais invité le saxophoniste ténor Sylvain Rifflet et le percussionniste Sylvain Lemêtre dont j'admirais les travaux sans n'avoir jamais joué ensemble. Idem pour eux deux qui s'appréciaient sans bien se connaître. Nos échanges verbaux soulignèrent que nous étions sur la même longueur d'ondes, encensant les mêmes artistes ou projets et critiquant avec bienveillance ceux qui nous semblaient hélas ratés cette année. Par exemple me voilà commandant Code Girl de Mary Halvorson en même temps qu'Origami Harvest d'Ambrose Akinmusire déjà prévu ! Et puis nous avons joué, quinze pièces dont deux pas terribles (il faut bien prendre des risques en testant des trucs bizarres) et deux formidables dont la technique nous a privés (Cubase ayant bugué pendant la prise). Il en reste onze réunies sous le titre Chifoumi. Le chifoumi est le célèbre jeu de mains jeux de vilains "caillou-papier-ciseaux". Ainsi le thème de chaque pièce était donné d'emblée, libre à chacun de l'interpréter à sa guise. Pour Caillou 2 j'ai prêté mon Venova, un sax en plastique Yamaha, à Rifflet qui sinon jouait évidemment de son ténor tandis que Lemêtre avait étalé un set de percussion incroyable dans le studio...


De mon côté j'avais programmé quelques timbres en accord avec caillou, papier ou ciseaux. Si je jouai essentiellement de mes claviers, je fis un caillou de mon Lyra-8, un synthé russe très noisy, un papier de mon Tenori-on, le machin carré japonais qui fait de la lumière, et aux ciseaux de Crasse-Tignasse j'ajoutai une flûte, l'erhu, des guimbardes et ma sempiternelle trompinette à anche.
En fin de journée, comme nous étions enchantés, avant de plier j'ai demandé à mes deux camarades de contribuer instrumentalement au morceau commandé par les Allumés du Jazz pour un vinyle qui devrait sortir pour le prochain Disquaire Day. Le titre de notre contribution est Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes ! Sur le field recording qu'Amandine Casadamont a réalisé en Transylvanie et que j'ai monté comme une scène de film, j'ai d'abord posé des nappes étranges, sortes de drones électriques aux pétouilles de surface. Puis j'ai suggéré à Sacha Gattino, de passage à Paris, de siffler comme il l'avait si bien fait dans le Tombeau qu'il a écrit pour mon Centenaire. Une petite réverbération astucieuse le place au milieu d'une forêt où des bûcherons taillent des allumettes et où un enfant tripote dangereusement une arme à feu. Sylvain Lemêtre apporte du grave avec ses gongs et ses peaux, et le chorus lyrique de Sylvain Rifflet au ténor fait chavirer la pièce dans une beauté vénéneuse inattendue...

→ Birgé Lemêtre Rifflet, Chifoumi, écoute et téléchargement gratuit sur drame.org
→ Birgé Casadamont Gattino Lemêtre Rifflet, in album vinyle collectif pour le Disquaire Day, à paraître le 13 avril 2019