La semaine dernière, je suis allé faire mes courses nippo-coréennes dans le quartier de l'Opéra. Il était onze heures. L'avenue était déserte, comme si le jour ne s'était pas encore levé. On se serait cru pendant l'Occupation, comme on le voit dans les films. Je suis rentré, il y avait tout de même un peu d'embouteillage à cause des travaux et d'un plan de circulation quasi innavigable sans l'application Waze. Dans la boîte aux lettres m'attendait l'album concocté par Tim Le Net, un disque conçu et enregistré pendant le premier confinement, histoire de laisser une trace de cette étrange époque où, à force de marcher sur la tête, on risque de la perdre. Depuis sa péniche, le jeune accordéoniste a invité dix auteurs à réfléchir ces moments de solitude. Puis sont venus des chanteurs, des musiciens, des filles et des garçons solidaires les uns des autres qui ont apporté chacun, chacune, un bout de leur vie en partage. Ils et elles sont 37, un nombre premier, indivisible.
Quelle surprise d'entendre ma fille ouvrir l'album de sa voix claire et toujours aussi juvénile. Je me souviens du jour où elle a quitté L'Île Tudy pour enregistrer à La Roche-Bernard, bravant l'interdit de se déplacer. Si l'on ne désobéissait pas, au moins un peu, nous serions morts depuis longtemps. Sur le texte d'Eric Planchot, Elsa est accompagnée par Mael Lhopiteau à la harpe électrique, Nathan Hanson au sax, Jannick Martin à l'accordéon, Grégoire Chomel au tuba et Tim évidemment. Lui succèdent Louise Robard, Samuel Covel, Barbara Letoqueux, Marcellin Djaonarama, Desdamona, Hélène Troffigué, Agathe Bosch, Ghislain Lemaire, Parveen Sabrina Khan, Sylvain GirO, Youenn Lange, autant de voix singulières qui finissent par faire front, dans une extrême tendresse.
Je ne voudrais oublier personne, même si la liste peut paraître fastidieuse, car c'est en regroupant nos isolements que nous pourrons renverser le monstre qui nous assassine à petit feu, et parfois à coups de grenades sanguinaires qu'ils appellent de désencerclement. Je veux donc célébrer le cercle que composent Joël Bosc, Jeff Alluin, Gaël Steindl (d'autres auteurs), Martin Goodwin (sound design), Mathieu Le Rouzic, Martin Chapron et Antoine Lahay (guitare), Youenn Rohaut, Gabriel Faure, Pierre Droual et Baltazar Montanaro (violon), Pauline Willerval (gadulka), Antoine Péran (flûte), Meriadeg Lorho-Pasco et Dylan Gully (clarinette), Sylvain Barou (duduk, bansuri), Maël Morel (sax), Yann Le Bozec (contrebasse), Armel Goupil (marimba), Ilyas Raphaël Khan (tabla), Aurélien Clarambaux (mixage), Eric Courtet (photo), Marine Cariou (graphisme)...
Tous chantent l'espoir de reprendre leur vie confisquée par ces parenthèses. Pourtant, elles n'en finissent pas de s'allonger, repoussant l'issue sans offrir de perspectives. Les artistes subissent particulièrement l'absurdité d'une gestion aussi malveillante qu'incompétente. Pas autant que les étudiants à l'élan brisé dans l'œuf. Pas autant que les pré-adolescents qui ne se voient plus d'avenir, de n'avoir rien connu d'autre, au point de sombrer dans le suicide. J'ignore si l'on en parle dans la presse, je ne lis plus celle qui est aux ordres depuis plus de vingt ans. Je survole les médias alternatifs, ceux dont on nous dit de nous méfier parce qu'ils colporteraient des fake news, alors que l'État et le Capital en sont les principaux fomenteurs et les actionnaires. Et j'entends ce que me rapportent les amis ou les psys de ma connaissance. 14 ans, 15 ans, est-ce un âge pour se donner la mort, de ne pas être capables d'imaginer un après ? Les criminels devront être traduits en justice. C'est la raison pour laquelle ils durcissent les lois et réduisent les libertés, tandis que le pays est anesthésiée par la peur savamment entretenue.
Alors, ces parenthèses de douceur et de convivialité nous réchauffent le cœur alors que le printemps s'approche avec ses couronnes de fleurs, son soleil vengeur et sa rage de vivre.

Ce sont nos parenthèses, CD La compagnie des possibles, sur Bandcamp 7€ en numérique, 12,50€ le CD