70 Musique - avril 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 29 avril 2021

PatKop réveille le Pierrot Lunaire


J'ai toujours préféré la version personnelle d'Arnold Schönberg de son Pierrot Lunaire à celle, analytique, d'un Pierre Boulez. Certes le chef d'orchestre y fait entendre le moindre détail, mais l'ambiance de cabaret ou de caf'conc' me semble plus proche des intentions du compositeur. L'enregistrement Columbia de 1940 avec la soprano Erika Stiedry-Wagner, le violoniste Rudolf Kolisch qui double à l'alto, le violoncelliste Stefan Auber, le pianiste Eduard Steuermann, le flutiste et piccoliste Leonard Posella et le clarinettiste Kalman Broch également à la clarinette basse, tous interprètes historiques, m'avait permis de comprendre ce qu'est réellement le sprechgesang, style de récitation à mi-chemin entre la déclamation parlée et le chant, très probablement inspiré par la diction pratiquée alors au théâtre telles qu'en témoignent les vieilles cires de Sarah Bernardt ou Jean Mounet-Sully. Pierrot Lunaire, composé en 1912 sur vingt-et-un des cinquante poèmes du Belge Albert Giraud traduits en allemand, est un mélodrame, soit un drame en musique où celle-ci suit les prétextes dramatiques du livret tels la Bataille de Clément Janequin, les Quatre saisons d'Antonio Vivaldi, les poèmes symphoniques d'Hector Berlioz ou Richard Strauss...
On raconte que cette trame narrative a souvent permis de faire passer les explorations musicales de chaque époque. Je peux le croire si j'en juge par ma propre expérience avec Un drame musical instantané ou mes récentes Perspectives du XXIIe siècle. Le parlé-chanté est un no man's land somme toute assez flou. Je l'identifie sous des formes variées que probablement certains réfuteront, dans Moïse et Aaron de Schönberg, Wozzeck d'Alban Berg ou Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, mais aussi, pourquoi pas, dans Un survivant de Varsovie de Schönberg, le Socrate d'Erik Satie, La voix humaine de Francis Poulenc, Pour en finir avec le jugement de dieu d'Antonin Artaud, les chansons de Marianne Oswald, Spare Ass Annie et Dead City Radio de William Burroughs, etc. Il n'en demeure pas moins que le sprechgesang comme l'a conçu Arnold Schönberg a ses particularités, mise en place rythmique d'une grande rigueur et atonalité qui aboutira plus tard au dodécaphonisme.


Et voilà que nous arrive une interprétation nouvelle et décapante du Pierrot Lunaire par la violoniste virtuose Patricia Kopatchinskaja habituée aux extravagances. Handicapée par une tendinite, PatKop s'est lancée dans une mise en ondes scénographiée totalement clownesque de l'œuvre de Schönberg, aussi fascinante que la soprano et chef d'orchestre Barbara Hannigan dans Les mystères du Macabre de György Ligeti ou l'irremplaçable Cathy Berberian. Elle jouait déjà pieds nus pour ressentir les vibrations de l'orchestre, elle a choisi de chanter Pierrot de façon expressionniste, proche de la Comedia dell'Arte. Elle passe allègrement du grotesque à l'absurde, de l'onirisme et l'animalité. Son roulement moldave des r participe à cette fantasmagorie cruelle. L'album offre en plus la Valse de l'Empereur arrangée par Schönberg, sa Fantaisie pour violon et piano op.47 et les Six petites pièces pour piano op.19 (interprétées par Joonas Ahonen), les Quatre pièces pour violon et piano op.7 d'Anton Webern et la Petite marche viennoise de Fritz Kreisler.
Lors de ses récitals et leurs reproductions discographiques, PatKop a souvent bousculé les époques. Ainsi pour What's Next Vivaldi? elle insère des pièces de contemporains italiens (Luca Francesconi, Simone Movio, Giacinto Scelsi, Aureliano Cattaneo, Giovanni Sollima) entre les concertos virtuoses du maître vénitien, ce qui lui donne un petit côté kagelien que j'adore. Take Two est sous-titré Mille duos pour jeunes gens de 0 à 100 ans mélangeant des compositeurs des 11ème et 17ème siècles avec des compositeurs vivants, un clarinettiste jouant de l'ocarina, un claveciniste improvisateur, un musicien électro, un piano-jouet (petite merveille avec un livret énorme où elle dialogue avec sa fille, à saute-mouton sur des œuvres de Gesualdo, Machaut, Gibbons, Giamberti, Biber, Bach, de Falla, Milhaud, Vivier, Martinu, Cage, Holliger, Sotelo, Dick, Sanchez-Chiong et du Winchester Troper). Elle enregistre en duo avec Fazıl Say ; dans Plaisirs illuminés elle interprète Francisco Coll, Alberto Ginastera, Sandor Veress, ou dans Time and Eternity des pièces de John Zorn et bien d'autres...
Lorsque j'écoute ses interviews et lis ses notes de pochettes, PatKop représente exactement le style de musiciens ou de musiciennes que j'aime rencontrer et avec qui j'adore improviser comme on peut l'entendre dans Pique-nique au labo, bousculant les habitudes, ouvert/e/s à tous les sons du monde, parce que la musique est avant tout un jeu, un jeu d'enfant, un jeu drôle, un jeu de rôles que nous pouvons endosser le temps d'une pièce, sérieusement libre !

mardi 27 avril 2021

Drôles de dames


Les disques du label hongrois BMC sont facilement reconnaissables graphiquement (László Huszár, hélas décédé en janvier / Greenroom), mais aussi par la qualité de la production, qu'elle aborde les nouveaux jazz qui n'en sont pas ou la musique contemporaine qui l'est autant que le reste. Le dernier en date, si l'on ne tient pas compte des deux beaux duos très attendus d'Aki Tanase et Daniel Erdmann et de Csaba Palotaï et Steve Arguëlles, est Drôle de dames, un trio masculin formé de Fabrice Martinez, Laurent Bardainne et Thomas de Pourquery. Le trompettiste, le sax ténor et l'altiste crooner, acoquinés dans le sextet Supersonic, mais ici sans sa section rythmique de choc, forment un trio ambient cosmique improvisant avec lyrisme à l'aide d'effets électroniques et du synthétiseur analogique de Bardainne. Ça plane pour eux. Ça plane pour nous. D'où probablement les jets tordus de la pochette qui se tournent autour en gros minets ronronnants. Côté rock Bardainne avait déjà initié les groupes Poni Hoax et Limousine. Côté jazz Martinez buglait à l'ONJ ou popisait au Sacre du Tympan. Quant à Thomas de Pourquery, adorant jouer les séducteurs glamour, il ne s'est jamais interdit aucun territoire, tant que ça file supersonique. Or ici les trois larrons prennent leur temps, l'espace de 41 minutes qui s'enchaînent comme un disque psychédélique de Pharoah Sanders, échos assumés au présent de leurs amours nostalgiques. Ces Drôles de dames m'ont donné terriblement envie de réécouter l'excitant chef d'œuvre de Supersonic jouant Sun Ra, même si, depuis, ils ont changé de psychotropes !

→ Fabrice Martinez, Laurent Bardainne et Thomas de Pourquery, Drôles de dames, BMC Records, dist. Socadisc, 10,90€ ou 14,99€ selon la provenance ! Sortie le 9 avril 2021.

dimanche 25 avril 2021

La musique prend le maquis


Samedi j'assistais à un concert réservé aux professionnels organisé par le label Umlaut au Shakirail à Paris. Cette journée Umlaut on Air était retransmise en direct sur Radioshak dont c'était le lancement. Tout évènement de ce type est salutaire pour les musiciens et musiciennes qui sont privés de leur raison d'existence depuis plus d'un an. Le public se rabat sur les disques dont la vente a malgré tout explosé, pas suffisamment néanmoins face à la dégringolade due à la dématérialisation des supports et la frilosité des majors incapables aujourd'hui de prendre le moindre risque. Par contre, les musiciens subissent douloureusement la gestion de la crise dite sanitaire que l'on jugera absurde ou criminelle selon son analyse critique du capitalisme. D'un autre côté, leur passion leur permet souvent de résister là où d'autres professions n'offrent aucune soupape. Seules les résidences comme celle qui eut lieu là avec la compositrice Pascale Criton, ou bien l'enseignement, permettent de gagner sa vie en dehors des indemnités de chômage. Or ils sont nombreux à ne pas bénéficier de l'intermittence du spectacle, et ceux-là sont dans des situations critiques. Enfin et surtout, si la saison 2020-2021 est reportée d'un an, les projets pour 2022 sont une énigme totale. Les structures culturelles ne peuvent s'engager et il faudra du temps pour retrouver un équilibre. À l'issue de ces confinements et interdictions, on peut craindre que nombreux rideaux de fer restent baissés. Se rapprochera-t-on de la situation d'Athènes qui a perdu la majorité de son activité ? La solidarité permettra-t-elle de construire une nouvelle résistance ou sera-ce la foire d'empoigne où chacun jouera des coudes dans une période où l'offre aura considérablement baissé ? Je pense aussi aux plus jeunes dont certaines tranches d'âge sont dores et déjà sacrifiées sur l'autel de la prudence sanitaire. Beaucoup hésiteront à se lancer dans une "carrière" de plus en plus hasardeuse et de moins en moins protégée des lois du marché quand le suicide attire déjà des adolescents qui ne voient aucune perspective à leur avenir pour n'avoir connu que des années grises. Dans ce paysage où l'on comprend que l'art est le cadet des soucis de ceux qui nous gouvernent, voire qu'en entendant le mot culture ils sortent leur révolver métaphorique, les interdictions de tout évènement vers l'imaginaire, la création de collectifs ou de nouveaux syndicats semblent indispensable.
Ainsi, dans le climat actuel, chacun, chacune, voit et entend toute initiative artistique comme une bouffée d'air frais dans ce printemps bourgeonnant. La pièce du compositeur Karl Naegelen interprétée par Amaryllis Billet (violon), Fanny Paccoud (alto), Sarah Ledoux (violoncelle) et Joris Rühl (clarinette) m'inspira une douce méditation, les cordes s'imprégnant du son de l'anche pour construire un délicat soufflet où les harmoniques jouent le rôle de la levure.


Des entretiens avec les musiciens émaillaient l'après-midi, tandis que le nouveau groupe d'Ève Risser clôturait la journée. La pianiste (bien préparée) avait réuni la chanteuse Bianca Iannuzzi, Luc Ex à la basse électroacoustique et le batteur Francesco Pastacaldi pour former ce(tte) Brique, nom de cette nouvelle formation, sorte de blues déglingué au groove salement funky.
Il y a quelque temps j'avais également assisté à un concert en appartement du duo pop Vixa de la percussionniste Linda Edsjö et de la chanteuse-claviériste Yael Miller, ou à la remise du Grand Prix de l'Académie Charles-Cros à Linda et ma fille Elsa pour le disque de Söta Sälta, Comme c'est étrange !. Chaque sortie est un bol d'air frais dans celui confiné qui étouffe la création. Sans avoir besoin de nos autorisations de sortie professionnelle dûment tamponnées et suivant les règles basiques des gestes dits barrières, prendre le maquis devient un acte de résistance au même titre que les rassemblements sauvages dans l'espace public ou l'occupation des théâtres. Pourtant ces actions sont bien maigres en regard du reste de la population victime de la gestion absurde et criminelle de cette crise qui profite aux plus riches et mine encore un peu plus les plus pauvres. Pensez par exemple aux Gilets jaunes qui n'arrivaient déjà pas à boucler leurs fins de mois avant que le virus montre le bout de son nez ! Tout retour à avant est impossible. Par contre, il tient à nous tous et toutes de ne pas accepter ce que les larbins des banques nous concoctent. Car lorsque la famine se répand, tout bouleversement devient envisageable.

vendredi 23 avril 2021

Les nouvellles couleurs du Tintinnabulum de Sacha Gattino


Sacha Gattino a tout cassé. Pour enregistrer ses pièces de studio, le Géo Trouvetout du son avait mis des mois à composer un set de percussions savant avec micros perchés et commandes au pied. Sa batterie de cuisine sonore étant indéplaçable en l'état, il a tout remis à plat dans son Studio Tintannabulum. Son nouveau système (voir plus bas La combinatoire à combines) devenu mobile, il pourra repartir en concert lorsqu'on nous permettra de sortir de cet emprisonnement absurde. Entre temps, Sacha a réalisé quelques petites vidéos extrêmement savoureuses. Si les parfums et les goûts pouvaient voyager sur le Net il est certain qu'en fin cuisinier ce perfectionniste en ajouterait à ses mini-installations spectaculaires.


Ses merveilleuses miniatures théâtralisées sont visibles et écoutables sur Vimeo ou directement sur son site qui, par ailleurs, recèle nombreux liens et informations indispensables aux curieux. Savourez donc :
Dans ma bouche
Techno très en forme de vanité,
Demi-sphères sur mousse, Demi-sphères (culbutophone)
et Sphères
À l'étouffée
et À l'étouffée - napping,
Déguisement 1, séquences 1-2, 3-4
et 5-6


Last, but not least, La combinatoire à combines pour laquelle il a minutieusement échantillonné 92 de ses instruments fabuleux. Il les joue ainsi au clavier avec un système aléatoire offrant des surprises à l'improvisateur. Il les traite alors en temps réel, renouvelant l'expérience à chaque représentation. Ce nouveau set de voyage comprend également un mbira électroacoustique préparé (sorte d'immense sanza), des timbres d'horloge, un manche à cordes, deux cymbales, de petites percussions, des guimbardes, un harmonica...


J'ai plusieurs fois évoqué Sacha Gattino dans cette colonne, car nous avons souvent collaboré pour des projets artistiques comme avec le plasticien Nicolas Clauss ou le trio El Strøm avec la chanteuse danoise Birgitte Lyregaard en concert ou pour le disque de chansons Long Time No Sea que j'aime énormément, ou des commandes pour des expositions à la Cité des Sciences et de l'Industrie (Jeu vidéo, Darwin l'original, Effets spéciaux, crevez l'écran !), des jeux sur tablette (Balloon, La Maison Fantôme), des projets d'architecture, des films (Gais Gay Games), etc. Pour mon Centenaire, c'est aussi à lui que j'avais commandé mon Tombeau !


Allez faire un tour sur son site et délectez-vous de ces courtes vidéos, petit théâtre où les marionnettes sont des instruments de musique...

mercredi 21 avril 2021

Jac Berrocal & Riverdog


Les chiens ne font pas des chats, mais les croisements donnant naissance à de nouvelles espèces sont légions. Il suffit d'un coup de trop pour qu'on oublie ce qu'on a fait la veille et comment on en est arrivé là. Un soir, à la Rhumerie, mon père m'avait prévenu : pas plus de trois punchs. Plus jeune, il s'était réveillé à l'aube en bas des marches du Parc de Saint-Cloud, dans sa voiture avec une fille à ses côtés. Aucun souvenir, mais il avait forcément descendu l'escalier monumental au volant. Comme il demandait à son équipière ce qu'ils avaient fabriqué, elle lui répondit qu'il aurait bien voulu, mais que dans son état rien n'avait été possible ! Jac Berrocal nous a tous appelés un jour, ou plus exactement au milieu de la nuit, tenant des discours impossibles, des cris d'amour dans le désert, ivre à ne pas s'entendre lui-même. Nous l'avons tous envoyé cuver et nous sommes allés nous recoucher. Nous lui avions rendu visite au Ministère des Finances, près de Saint-Sulpice, lorsqu'il y travaillait. Dans son immense bureau quasiment vide, il nous avait montré le tiroir dans lequel il s'épanchait lorsqu'il s'ennuyait trop. J'imagine alors tous les tiroirs des fonctionnaires. C'était le même Jacques, allumé généreux, fondateur du grand orchestre Opération Rhino où j'eus la chance de rencontrer Bernard Vitet, un de ses mentors en matière de souffle. Le même Jacques qui avait organisé le mémorable festival de Sens où volaient les canettes de bière au milieu d'une programmation formidable. Le même Jacques qui a toujours rêvé d'être une rock star, qu'on peut voir dans un film de Jean-Pierre Mocky ou entendre aux côtés d'Yvette Horner ou Christophe. Une sorte de Jean-Pierre Léaud façon free jazz. Le même Jacques qu'une bicyclette a immortalisé en crucifiant le vieux Vince Taylor. Le même Jacques dont la trompette vous bouleverse quand ses à-peu-près mettent dans le mille.


Les jeunes sont fascinés par cette légende qui, à 75 ans, continue de briller dans le noir. Il y a de quoi. Les temps ont changé et le duo des Riverdogs lui a façonné un écrin à grand renfort de rythmes transe, rituel composé de percussions et de sons électroniques, évocation animale dans une grotte platonicienne où les ombres sont distillées par la chambre d'Echo. Léo Remke-Rochard et Jack Dzik ont reconstitué les parties de son corps dispersées sur la Terre. Jac était déjà condamné à répéter sans cesse ce dont il avait rêvé. Dans leur litanie où se pose Artaud, le temps d'un tempétueux tric trac, je crois parfois me reconnaître. L'ivresse du jeu, celui des enfants, imagination cruelle, flirts que les parents préfèreraient n'en rien savoir, quand la route et le fossé se superposent avec la netteté du flou. Si j'ai commencé en rappelant que les chiens ne font pas des chats, c'est que Jean, le père et sain d'esprit à la tête du label nato, est lui-même un croisement d'ours et de chat. La relève est assurée.

→ Jac Berrocal & Riverdog, Fallen Chrome, CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 30 avril 2021

lundi 19 avril 2021

Underground rend hommage aux inventeurs


La reconnaissance derrière laquelle courent la plupart des artistes ne vient jamais d'où on l'espère. Qu'elle vienne d'une bande dessinée est tout à fait surprenant. Ainsi Un Drame Musical Instantané se voit gratifié de six pages dans Underground, l'impressionnant pavé, qui en compte 300, du scénariste Arnaud Le Gouëfflec et du dessinateur Nicolas Moog. Si nous sommes en bonne compagnie entourés par Captain Beefheart, Eugene Chadbourne, Kevin Coyne, Brigitte Fontaine, Lee Hazlewood, Daniel Johnston, Lydia Lunch, Moondog, Colette Magny, Nico, Nurse With Wound, Éliane Radigue, The Residents, Raymond Scott, Patti Smith, Yma Sumac, Sun Ra et Boris Vian, je découvre nombreux musiciens dont j'ignorais pratiquement tout. Dévorant cette bible qui rend pour une fois hommage aux inventeurs et non à celles ou ceux qui ont exploité leurs découvertes, je pars aussitôt écouter Bill Childish, Alex Chilton, Cosey Fanni Tutti, les Cramps, Crass, Merrell Fankhauser, Peter Ivers, Jonathan Richman, Sky Saxon, les Tall Dwarfs, Tucson, Townes Van Zandt et quelques autres. La majorité d'entre eux ont anticipé le folk rock, le garage, le punk ou l'indus, mouvements qui m'étaient étrangers à l'époque, pour leur préférer des trucs encore plus barjos, ou les nouveaux jazz et la musique contemporaine. Sont aussi intégrés d'excellents chapitres sur le Krautrock, le Dub et le Black Metal.


L'étude est évidemment orientée rock ou du moins vers des artistes qui ont influencé le rock et séduit leurs thuriféraires, même s'ils vivent en dehors de ce mouvement. Ce remarquable travail tant éditorial que graphique est d'ailleurs sous-titré "Rockers maudits & grandes prêtresses du son" ! Pour une fois, de jeunes rapporteurs ne répètent pas inlassablement le mythe imposé par les journalistes de l'époque initiale. Ils ont fouillé les soubassements de l'Histoire pour exhumer les bases de ce qui deviendra plus tard les ferments de la mode. Il faut du temps pour imaginer des alternatives comme il en faudra ensuite à d'autres pour les développer et les exploiter. Ce sont deux manières d'aborder la création ! Souvent ces derniers ont reconnu ce qu'ils devaient à leurs aînés ou à celles et ceux qui les ont inspirés. Ainsi reviennent plusieurs fois les noms de bénéficiaires curieux, David Bowie, Nick Drake, Thurston Moore, Kurt Cobain, Steve Stapleton (avec la Nurse With Wound List), Steve Reich, etc. Comme dans toutes les encyclopédies, il manque des artistes du même ordre (Harry Partch, Conlon Nancarrow, Ilhan Mimaroğlu, Silver Apples, White Noise, Syd Barrett, Scott Walker, Jacques Thollot...), mais les auteurs font des choix qui sont les leurs sans que ce soit des leurres. Chacun/e a ses poètes maudits au fond de son cœur.


Michka Assayas s'est collé à la préface. Une discographie est suggérée en fin d'ouvrage ; y sont chroniqués 72 albums avec leurs pochettes redessinées. Et puis aussi, au fil de la lecture, des pages presque blanches, comme des intercalaires, énigmatiques car sans mention particulière, indiquent des petits bijoux dont je n'avais jamais entendu parler : les drones de Spiritflesh ‎de Nocturnal Emissions (1988), Valentina Magaletti jouant sur la batterie fragile de l'ami Yves Chaudouët (2017), la communauté religieuse The Trees interprétant The Christ Tree (1975), les impros transcendantales de Master Wilburn Burchette sur Mind Storm (1977), la compilation clandestine Cambodian Rocks (1995), le rock psyché Danze of the Cozmic Warriorz du Zendik Farm Orgaztra (1988), la cassette Mémoires de l'homme fente de Vimala Pons (2020) ou les Fantastic Greatest Hits de Eilrahc Elddew ta.k.a. Charlie Tweddle (1971, publiés en 1974). Étonnamment ce sont ces pistes à creuser qui m'excitent le plus. En plus de ces petits bonus assez secrets (j'en fournis exceptionnellement les liens puisque rien n'est indiqué dans la BD), les pages de garde énumèrent encore des dizaines d'artistes qui se joignent aux cinquante élus et dont j'ignore honteusement la plupart.


Pour illustrer mon article, j'ai évidemment choisi les pages évoquant le Drame et mon récent travail solo, que l'auteur a gentiment sous-titrées L'élixir de jouvence. "Birgé fait feu de tout bois, et sa démarche évoque celle d'un alchimiste, curieux de tout et inlassablement créatif. [...] Le Drame est à compter parmi les formations audacieuses et les plus originales, dont les audaces transdisciplinaires sont le cauchemar des perpétuels poseurs de cloisons. Un groupe sans équivalent ici, qu'on ne peut rapprocher que d'OVNIs comme les Residents. Quel est le secret de son insolente santé ? [...] Ce plaisir du jeu qui guérit de l'ankylose et des sécheresses du dogmatisme, et donne accès à la créativité perpétuelle." Arnaud Le Gouëfflec rappelle, entre autres, notre initiative du retour du ciné-concert et mes concepts cinématographiques appliqués à la musique. Je suis également sensible au choix des trois disques nous concernant, à la fin de l'ouvrage, puisqu'à côté de Rideau ! (1980) figurent les 24 heures inédites de l'album Poisons (1976-79) et le CD de mon Centenaire (2018).

Si l'aspect éditorial est extrêmement fourni, le dessinateur Nicolas Moog joue magnifiquement sur les contrastes du noir et blanc, s'appuyant sur une documentation originale. L'ensemble offre un véritable point de vue sur la musique hors des sentiers battus et une aventure graphique exceptionnelle.

→ Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, Underground, Ed. Glénat, 30€

vendredi 16 avril 2021

De l'influence du jazz sur nos vies


Suite à ma récente participation à une table ronde à distance, organisée à l'Université de Saint-Étienne par Pierre Fargeton et Yannick Séité, avec des musiciens qui écrivent sur le jazz, j'eus la joie de recevoir les cinq volumes de Esthétique(s) Jazz publiés par les Éditions Passage(s). Cette collection, qui rassemble de nombreux contributeurs sous la direction de Sylvie Chalaye et Pierre Letessier, évoque l'influence du jazz sur les autres arts et la vie en général.

Dans l'ordre de parution depuis 2016, à raison d'un ouvrage par an, Écriture et improvisation. Le modèle jazz ? interroge une pratique qui est un mode de vie plutôt qu'un style. Son influence sur le cinéma expérimental, l'art dramatique ou le numérique est indéniable. Dans un autre domaine, je pensais aux répercussions de la pensée de John Cage qui a plus compté pour nombre d'artistes et de philosophes que sa musique sur les compositeurs. Il en va de même du jazz. En France on a même fini par nommer ainsi des musiques qui n'ont plus rien à voir avec la culture afro-américaine, mais dont le cousinage est évident, par l'importance de l'improvisation individuelle et collective. On pourrait aussi affirmer que toute bonne musique swingue, qu'elle fasse danser le corps ou les méninges. J'ai toujours eu un faible pour la direction d'Arturo Toscanini et j'étais heureux que Pierre Letessier évoque Hellzapoppin, un de mes films préférés, pas seulement pour la séquence géniale de Lindy-Hop.

Rires de jazz interroge le racisme du blackface, qu'il se moque des manières des "nègres" ou que les Noirs d'Amérique s'y complaisent pour soulager leur très lourd fardeau. Sylvie Chalaye évoque le clown Chocolat, Raphaëlle Tchamitchian souligne le "retour du refoulé", Thomas Horeau retrouve celui de Charles Mingus, Frédéric Vinot rappelle qu'il n'y a pas de scat triste, etc. Se démarquant du blues qui l'a engendré, le jazz respire une fabuleuse joie communicative...

Dans Dessiner jazz Sylvie Chalaye suit la silhouette comme principe esthétique du jazz, Pierre Sauvanet ou Rosaria Ruffini la bande dessinée, Francis Hofstein les affiches, et là encore je suis tout content de trouver une étude de Jean-François Pitet sur le cas Cab Calloway qui est un des rares musiciens qui me fassent encore danser ! Le cinéma d'animation n'est pas en reste, grâce à Jérôme Rossi, Blodwenn Mauffret, Gilles Mouëllic, de Disney aux Triplettes de Belleville en passant par Norman McLaren et Albert Pierru. Et combien de dessinateurs ont laissé guider leur bras tandis qu'ils se livraient sur scène à leur art ?

J'en étais au début de Animal Jazz Machine lorsque j'ai décidé de chroniquer l'ensemble avoir d'en avoir terminé la lecture. Ce grand écart entre la machine et l'animal semble paradoxal. Le train traverse pourtant des paysages remplis d'oiseaux. Un immense bestiaire envahit les dessins animés. Le chat tire son épingle du jeu. Edgard Varèse comparait d'ailleurs l'orchestre symphonique à un éléphant hydropique et le big band de jazz à un tigre. Aujourd'hui, nous avons appris à faire swinguer aussi les machines...

J'ignore à quoi ressembleront les prochains volumes, les sujets ne manquent pas (polar, cinéma, drogue, ségrégation toujours à l'œuvre, individu et collectif, influence sur d'autres formes musicales, sexe, spoken word, danse, récupération mercantile par les blancs, etc.), mais dores et déjà Agir Jazz est indispensable par sa dimension politique. Le jazz fut d'abord un geste de résistance contre le racisme et l'esclavage. J'écris d'abord en espérant toujours, tel le free jazz lié au mouvement des Black Panthers dans les années 60. La révolte de Mingus, Roach, LeRoi Jones ou Shepp répond au marronnage et aux peintures de Basquiat, évasions indispensables, à la vie, à la mort. Langston Hugues, Dizzy Gillespie et la Beat Generation sont sous la plume de Mathieu Perrot, tandis que Dorgelès Houessou décortique À New York de Léopold Sédar Senghor. Des townships de Johannesburg à la prison d'Attica, du concert party africain détournant le Blackface Ministrel Show au SAMO, Tribute to Basquiat du franco-ivoirien Koffi Kwahulé, la révolte gronde, elle éclabousse le monde de ses fulgurances. C'est le fil conducteur de cette collection absolument passionnante, dans ses grandes lignes et ses petites histoires. Elle montre l'influence capitale du jazz, comment une culture se transforme et envahit les autres parce qu'elle porte du sens, dans sa forme, mais aussi dans la résistance et la rage qu'elle exprime, celles d'un peuple, d'un individu, de tous les opprimés du monde entier...

→ Collection Esthétique(s) Jazz, Ed. Passage(s), chaque volume 12€

jeudi 15 avril 2021

L'époque des compilations


En recevant la réédition d'une compilation à laquelle nous avions participé il y a 30 ans, je me suis soudain souvenu qu'il était courant dans les années 80 et 90 d'envoyer une pièce originale pour qu'elle figure avec d'autres sur une cassette, un vinyle ou un CD collectif. À l'époque où les disques se vendaient facilement à mille exemplaires, j'en demandais 30 en compensation de notre travail. C'était une manière de trier parmi les nombreuses sollicitations que nous recevions. Il était excitant d'imaginer une pièce courte, sur un sujet imposé ou pas, et de l'enregistrer aussitôt. Notre indépendance de production nous le permettait grâce au Studio GRRR que j'avais monté progressivement depuis ma préhistoire.

En réalité, Dedali Opera reproduit un extrait seulement de Le fond de l'âme effraie : Air Cut d'Un Drame Musical Instantané sur une nouvelle compilation qui commémore 30 ans de leur label sis à Annecy. L'original était paru sur un coffret double cassette au format d'un boîtier VHS intitulé Atomic Zen. Sur ce Thématik, vinyle ou CD tout frais tout chaud, figurent aussi Aehos, Arcane Device, Atmus Thietchens, Big City Orchestra, Chris de Chiara, Désaccord Majeur, Merzbow, MCZ, NYA, Pacific 231, Phaeton Dernière Danse, Smell & Quim et Alain Basso qui a repris le flambeau d'Eric La Casa avec qui nous étions en contact en 1991. L'ensemble s'écoute avec le plus grand intérêt, mélange de musiques ambient et noise, indus et expérimentale.


Sur le site du Drame, j'ai rassemblé la plupart des pièces publiées sur des Compilations.
Tunnel sous la Manche / Under the Channel, paru en 1983 en vinyle sur United Dairies, le label de Steve Stapleton, est aujourd'hui en bonus, pour la première fois dans son intégralité, sur la réédition de Rideau ! en CD chez KlangGalerie, tout comme La peur du vide initialement sur une cassette japonaise. Si certaines contributions sont récentes comme Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes enregistrée avec Amandine Casadamont, Sacha Gattino, Sylvain Rifflet et Sylvain Lemêtre pour le vinyle des Allumés du Jazz, d'autres sont probablement introuvables comme les cassettes Unique 01 (L'uniforme) et Planeta 7, en Allemagne Bad Alchemy (Das Kabinett des Doktor Caligari) et Out of Depression (Wartezimmer et Der falsche Mann) ; les vinyles 18 surprises pour Noël sous la responsabilité de Hector Zazou (Pas de cadeau), A Gnomean Haigonaimean (North Eating South Starving) au Portugal et bien d'autres. La série américaine Dry Lungs II, III, IV, V (French Resistance, Don't Lock The Cage, Pale Driver Killed By A Swallow on A Country Road, Rien ne va plus) va du LP jusqu'au CD, et sous ce format existèrent Musica Propiziatoria - Il Museo Immaginario (Musica per Dimagrire) en Italie, Enhanced Gravity (Wit plus une œuvre interactive concoctée avec Étienne Auger) en Suisse, et en France Passionnément - Visa (Utopie Standard), Mouvements - La légende des voix (Le futur abyssal), Un hommage à Moondog (Young Dynamite), K.I.M. : Miyage (Les gueules cassées auparavant paru sur Carnage), le célèbre Vivan Las Utopias ! chanté par Elsa sur le double Buenaventura Durruti chez nato, etc.

Il me semble que les traditions se perdent ou se transforment. Ces compilations se rapprochent des collectifs physiques d'aujourd'hui. Cela n'avait rien à voir avec un catalogue. C'était une manière de se rencontrer, déjà virtuellement. Une forme de solidarité. Nous n'avons jamais compris comment nous nous étions retrouvés acoquinés à des groupes de musique dites industrielle ou planante, mais eux savaient certainement ce qui leur plaisait dans nos musiques dramatiques "à propos". Peut-être était-ce chez les uns et les autres la recherche de nouvelles formes, de nouveaux timbres ?

mercredi 14 avril 2021

Söta Sälta, Grand Prix de l'Académie Charles-Cros


On me demande parfois si je suis fier de ma fille Elsa, mais c'est souvent pour de mauvaises raisons. Je réponds que c'est le cas, mais pour sa rigueur morale et parce qu'elle a réussi à faire ce qui lui plaît. Qu'avec Linda Edsjö elles obtiennent le Grand Prix de l'Académie Charles-Cros "Jeune public" (ex-aequo avec La bergère aux mains bleues d'Amélie les Crayons) me comble de joie. Enfant, j'étais fasciné par l'étiquette ronde collée sur l'adaptation discographique de La Marque jaune, sortie en 1957, et faisant référence à ce prix qui porte le nom de l'inventeur de phonographe (oui, avant Edison !).


Il y a un an, presque jour pour jour, j'écrivais un petit article pour encenser le CD Comme c'est étrange du duo Söta Sälta :

En ces temps troubles où la population ne fait plus confiance dans son gouvernement, ramassis d'arrivistes bêtes et méchants à la solde des banques ou de l'industrie pharmaceutique, comment croire un père vantant les œuvres de son enfant ? Franchement, non ! Ce n'est pas parce que j'affirme que le CD Comme c'est étrange ! est un petit bijou qui enchantera tous les enfants de 2 à 102 ans que vous devez me faire confiance. Il est plus sain d'en juger par vous-même. La percussionniste suédoise Linda Edsjö et ma fille Elsa Birgé forment le duo Söta Sälta. Cela signifie sucré salé en suédois. Elles avaient enregistré cinq teasers sur YouTube qui vous mettront l'eau à la bouche. Je rembourse les insensibles, mais pas les sourds tant elles sont drôles à regarder en spectacle !


Il faut aimer la coquinerie et l'impertinence, les belles mélodies et les rythmes entraînants, parce que ces douze chansons sont aussi enthousiasmantes que leur précédent album pour la jeunesse, Comment ça va sur la Terre ?, qu'elles avaient enregistré avec l'accordéoniste Michèle Buirette. Celle-ci a d'ailleurs écrit les savoureuses paroles de Bizarre et du Caméléon, et la musique du Léopard. Les deux complices reprennent aussi Attention au loup (texte de Dominique Fonfrède, musique de Gérard Siracusa) initialement paru en 1993 sur le CD Jamais tranquille ! du trio Pied de Poule, autre album incontournable pour les petites oreilles. Elsa avait alors 8 ans. C'est souvent en devenant parent que les musiciens accouchent d'un disque pour les enfants. La même année, j'avais ainsi créé Crasse-Tignasse avec Gérard et Bernard Vitet ! Mais revenons à nos agneaux...


Les autres textes sont de Yannick Jaulin (Dormir sur la terre), Robert Desnos (La fourmi, Le ver luisant, Le léopard), Abbi Patrix (Les trolls), Margit Holmberg (La berceuse de la Maman Troll) et Jean-François Vrod (J'aime ça, Etravanage), tous gages d'un tendre humour caustique. Linda Edsjö, qui a composé la plupart des chansons (les arrangements sont tous signés du duo), chante et joue du marimba, du vibraphone, de l'harmonium, en plus tape sur des objets bizarres. Elsa chante et joue d'un mini accordéon, de la brosse à dents, de cloches et des jouets qui me remplissent de bonheur. Entendre "même si ce n'était pas ma fille", mais j'en suis d'autant plus ravi qu'elle le soit... Pour ma part, je suis écroulé quand sort la langue Bläup ! du petit Caméléon, par leur va-et-vient franco-suédois, lorsqu'elles mangent des vers de terre, quand elles font des nœuds avec leurs bras pour jouer des cloches ou lors de l'inénarrable Etravanage qui clôt génialement le disque. Le contrebassiste Pierre-Yves Le Jeune (qui accompagne Elsa dans le groupe Odeia), le corniste Nicolas Chedmail (qui dirige le Spat'Sonore où elle intervient parfois) et Michèle Buirette [gratifiée également d'un Coup de cœur "Jeune public" de l'Académie Charles-Cros pour son CD Migra'son, quelle famille !] leur prêtent main forte. Sur scène elles sont seules, mais elles occupent l'espace sans qu'on sente passer le temps.


N'hésitez pas, vous ferez des heureux et des heureuses, que vous ayez des enfants ou pas, l'important est d'en avoir garder l'âme, sinon à quoi bon tout cela?

→ Söta Sälta, Comme c'est étrange !, CD Sillidill, dist. Victor Mélodie, 14,25€
→ Elles seront en juin au Théâtre Dunois où s'est d'ailleurs tenue la remise des prix (si notre gouvernement arrête de nous assassiner).

jeudi 8 avril 2021

Disques écoutés confiné


Hier je livrais une liste non exhaustive de films vus confiné. Aujourd'hui je vais chercher à résorber la pile d'albums physiques que j'aurais aimé évoquer, mais faute de trouver les mots, je les ai laissés prendre la poussière à côté de la platine tourne-disques. Ce sont tous des disques intéressants à plus d'un titre.
J'ai repris No Solo du pianiste et compositeur Andy Emler, sensibilité élégante de duos et trios arpégés avec Naïssam Jalal qui flûte et chante, vocalisent aussi Aïda Nosrat, Rhoda Scott, Thomas de Pourquery, Aminata "Nakou" Drame, Hervé Fontaine, participent également le joueur de kora Ballaké Sissoko, le contrebassiste Claude Tchamitchian, la sax alto Géraldine Laurent, le guitariste Nguyên Lê, le sound designer Phil Reptil. Pour les souffleurs la tendance est au chant. On le constate avec Alexandra Grimal, Sylvaine Hélary, Naïssam Jalal, Joce Mienniel et bien d'autres, comme la saxophoniste Lisa Cat-Berro qui flirte avec la pop dans son God Days Bad Days, mélodies accompagnées avec délicatesse par Julien Omé (gt), Stéphane Decolly (bs) et Nicolas Larmignat (dms).
Rien à voir avec l'énergie mordante de la hip-hopeuse de Minneapolis Desdamona dont les revendications féministes dans No Man's Land filent un coup de fouet au monde macho dominant. Je me suis un peu perdu dans la diversité de styles du Puzzle de Denis Gancel Quartet & Cie, dont l'exemplaire promo ne livre aucune information (j'ai perdu la feuille A4 qui l'accompagnait probablement), mais il s'écoute avec plaisir.
J'avais prévu d'écrire quelque chose sur Lumpeks, œuvre "culturelle radicale polonaise", qui, à l'initiative du contrebassiste Sébastien Beliah avec Louis Laurain au cornet et Pierre Borel à l'alto produit un électrochoc en mélangeant leur musique déjantée à la voix de la chanteuse et percussionniste Olga Kozieł, une des démarches les plus originales de cette sélection, leurs compositions et improvisations s'appuyant librement sur des mélodies et danses polonaises. Sur De Mórt Viva, c'est l'occitan auvergnat qui porte le free folk sous le pseudonyme Sourdure ; pour chaque texte et musique Ernest Bergez s'est inspiré de dix arcanes du Tarot ; Laurent Boithias à la vielle à roue, Eloïse Decazes au chant et au concertina, Josiane Guillot à la voix, Wassim Hallal au daf, Maud Herrera au chant, Elisa Trébouville au banjo et au chant, Amélie Pialoux aux cornet à bouquin et trompettes anciennes, Jacques Puech à la cabrette me rappellent Third Ear Band en plus destroy.
Nome Polycephale de Julien Boudart arrache d'une autre manière, sons électroniques scratchant au papier de verre sur synthétiseur Serge, vigueur paysagère se référant au chaos de Pindare, célèbre poète grec dont je n'avais pas entendu parler depuis le film La grande illusion de Jean Renoir (!). S'il est aussi en quête du bonheur, l'Écossais Graham Costello, batteur et compositeur, ne remonte pas si loin pour ses Second Lives, son arbre généalogique exposant ses origines paternelles irlandaises avec celles, birmane et indienne, de ses grand-mère et arrière grand-mère maternelles qu'il n'a pas connues. Je devrais être content de ne pas être capable de trouver des qualificatifs réducteurs à tous ces disques, même si son groupe Strata (t sax, tb, p, el gt, el bs, dms) me fait penser à une mutation du rock progressif.
Je termine ce bâclage avec le disque pour mandoline des compositions de Lalo Schifrin, le compositeur du célèbre thème de Mission Impossible, qu'il les ait écrites ou qu'il ait inspiré celles du pianiste Nicolas Mazmanian qui accompagne le mandoliniste Vincent Beer-Demander et l'accordéoniste Grégory Daltin, fantaisies légères qui détendent après les écoutes musclées !
Comme hier avec ma sélection cinématographique, c'est évidemment sans compter les articles précédents de ma rubrique musicale...

vendredi 2 avril 2021

Quelques lignes interactives...


J'aurais beau écrire tout ce qui suit, certains n'y entendront que du free-jazz. Si Ornette Coleman a laissé son empreinte à plus d'un endroit sur la planète, le rock s'est étalé de tout son long jusqu'à tout envelopper façon cellophane. Donc, y en a aussi ! Mais ce qui marque l'album de Paar Linien que dirige le saxophoniste Nicolas Stephan est d'abord un concept d'interactivité. Improviser ensemble est évidemment éminemment interactif, comme vivre. Même dans la plus grande solitude, l'ermite ou l'enfant sauvage doivent négocier chaque pas avec la nature. Lire un livre est une autre opération interactive que chacun gère à sa manière. Ayant beaucoup œuvré dans les nouveaux médias en tentant d'utiliser leurs options programmatiques au mieux, je suis évidemment sensible à la question. Dans Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins communicants, composé avec Antoine Schmitt chacune de nos bestioles possède son libre arbitre pour jouer telle ou telle ligne de la partition. J'aime bien l'idée qu'une œuvre puisse se décliner différemment au gré de chaque participant. C'est ce que font Nicolas Stephan (ténor et alto droit) et ses trois acolytes, le saxophoniste alto Basile Naudet, le bassiste Louis Freres et le batteur Augustin Bette. Sur les titres Lignes, chacun pioche dans "un réservoir de morceaux écrits pour fonctionner les uns avec les autres. Chaque musicien est libre de jouer n'importe quelle partie de n'importe lequel de ces morceaux à n'importe quel moment. Il peut également jouer autre chose, ou ne pas jouer du tout..." On retrouve aussi les principes d'indétermination chers à John Cage, à ne pas confondre avec quoi que ce soit d'aléatoire. Tout cela est composé, le cadre empêche justement le n'importe quoi. Les règles sont néanmoins trop architecturales pour répondre à mon goût pour la dramaturgie. L'émotion est ici privilégiée au sens, comme dans la plupart de la musique instrumentale. Des textes interviennent néanmoins sur deux morceaux comme Les éborgnés qui fait référence aux victimes de la brutalité policière, et la photographie de Julie Blackmon est une jolie métaphore. De plus en plus de jeunes musiciens tentent d'échapper au moule, aux étiquettes. Le formatage ambiant produit une contre-culture, résistance salutaire au pré-mâché.

→ Paar Linien, Paar Linien, CD Discobole Records, dist. Modulor, sortie le 2 avril 2021
Également sur Bandcamp

jeudi 1 avril 2021

Denez, au gouvernail du vent


Lorsque les cordes attaquent on pense instantanément à Game of Thrones ou une série islandaise, et puis la voix de Denez projette l'héroïsme lyrique vers une Bretagne de contes et de rêves. Les rythmes électro de James Digger et le bandonéon de Jean-Baptiste Henry élargissent la carte du Tendre à des contrées habitées par d'autres légendes. Si les gammes mineures portent une tristesse nostalgique, l'entrain laisse présager d'autres matins qui chantent. La valse de la vie en duo avec Aziliz Manrow me fait penser à celui de Nick Cave et Kylie Minogue sur Where The Wild Roses Grow et Oxmo Puccino vient leur prêter voix forte. La trompette bouchée de Youn Kamm plane, milesdavisienne. Je retrouve le jeune Denez Prigent découvert il y a vingt ans sur le label Silex en 1993 lorsqu'il chantait a capella. C'est d'ailleurs a capella qu'il enregistre d'abord, avant d'ajouter les beats électro, pour finir par les instruments (gros travail de l'ingénieur du son Nicolas Rivière). Les nappes de synthétiseurs confiées à Aymeric Le Martelod sont moins heureuses, l'évocation gaélique poussant parfois à la variétoche grandiloquente. Il y a certes une inclination prononcée pour la puissance, en particulier quand interviennent les sonneurs. Les Uillean pipes irlandaises de Ronan Le Bars (qui participa merveilleusement à la musique du Centenaire de l'Europe que nous avions composée avec Bernard Vitet), la bombarde, le biniou kozh, la cornemuse écossaise et la veuze de Cyrille Bonneau (également aux duduk et sax soprano), le Bagad Kevrenn Alré donnent le goût de terre caractéristique de la Bretagne, légendes où plane la mort, prête à réveiller les spectres dans d'étourdissants rituels sabbatiques... Quand ce n'est pas la mer qui brise les vaisseaux. Ailleurs les guitares d'Antoine Lahay et Jean-Charles Guichen, la basse de Frédéric Lucas, les aigrelettes caisses claires incisives du Bagad entrent dans la danse. Les ondes Martenot de Yann Tiersen et la voix de sa compagne Émilie Quinquis, l'accordéon de Fred Guichen, le canoun de Maëlle Vallet participent au mystère. Le multipistes permet à Jonathan Dour d'incarner seul le quatuor à cordes, paraphrasant les neuf bandes noires et blanches et les mouchetures d'hermine qui flottent au dessus de réminiscences médiévales. Denez a beau convoquer des instruments du monde entier, il ne peut échapper au spleen des oubliés, un long blues du bout de la terre où la gwerz tourne à la plainte funèbre tant qu'on souffle à son tour quand le vent emporte à jamais ce flot de larmes...

→ Denez, Stur An Avel (Le gouvernail du vent), CD Coop Breizh Musik, dist. Idol et Coop Breizh, sortie le 16 avril 2021