70 Perso - août 2006 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 22 août 2006

Le cap


Nous sommes une dizaine sur la terrasse, autour d'un feu imaginaire qu'entretient Giraï. Sa flamme vacille dans la nuit lorsqu'il raconte "la barrière" dont il se rapproche. Il a encore cinq ans à tenir pour devenir centenaire. C'est le but qu'il s'est fixé. Les filles lui font des tas de compliments, mais s'il nous fait rire il dit jalouser notre jeunesse. Giraï est élégant, charmant, spirituel. Adelaide dit que "c'est un beau mec". Mina lui demandant s'il a été marié, il répond "deux fois", mais ne parle que d'Angèle, la compagne partie avant lui, et chante "la tristesse", et la solitude de la vieillesse. Il choisit souvent une chanson en rapport avec la situation, commentaire en sous-titre, analyse en filigranes de l'instant fugace. Pour être certain de bien se faire comprendre, il insiste sur les mots les plus significatifs. Mais sa mémoire a désormais choisi les stations qui l'ont marquées. Il a totalement oublié d'énormes passages de sa vie pour se concentrer sur toujours les mêmes événements marquants, le génocide arménien et la drôle de guerre suivie de l'exode. Il répète ces histoires comme une mission qu'il s'est assignée, pour instruire cette jeunesse insouciante qui, au mieux, se préoccupe des injustices sociales et politiques contre lesquelles elle s'insurge, mais qui ne la touche plus jamais avec la brutalité de la guerre. Ici, du moins !
Après son départ, Elsa s'émeut de la famille de Françoise, de ses parents qui nous reçoivent merveilleusement malgré leur âge (encore qu'ils ont vingt ans de moins que Giraï, s'amuse-t-il lui-même à faire remarquer !). Une vraie famille ! Dès l'aube, Jean-Claude travaille au jardin, désherbant, épluchant, cuisinant. Rosette nourrit les canards, elle est partout à la fois. Et Giraï fait des allés et venues entre son cabanon, la maison des parents où nous prenons les repas et la maison carrée qui nous abrite. À minuit, si les jeunes (21 à 53 ans !) ne s'écroulaient pas de fatigue les uns après les autres, Tonton aurait bien refait une petite belote, "et puis ça va"...
Le lendemain matin, tandis que "les gamins" dorment encore, les vieux sont déjà tous debout.

vendredi 18 août 2006

Gaga des chats (1)


Enfant, je n'ai élevé que des poissons rouges et une couvée de poussins. Les poussins n'ont pas tenu dix jours, les poissons rouges se sont suicidés les uns après les autres en sautant de l'aquarium. Mon père les ranimait en les massant et les requinquait avec des petits morceaux d'aspirine. À vingt ans, je me suis engueulé avec ma mère parce que j'étais venu avec Zappa, le chien des copains avec qui je partageais l'appartement. Il a dû tout comprendre, il a pissé le long de la porte d'entrée, ce qu'il ne faisait jamais. Comme elle me demandait de choisir entre elle ou lui, je suis parti furieux en claquant la dite porte. Sa phobie hygiénique m'empêcha d'avoir tout contact avec d'autres espèces sans que la question se pose vraiment. L'esclavage réciproque des chiens en ville ne me convainc jamais, mais la fréquentation des chats m'ouvrit à un monde que je ne soupçonnais pas. Je le dois à Lupin, un grand noir d'une intelligence prodigieuse et d'une poésie inhabituelle avec qui j'ai partagé dix huit ans de complicité.
Le chat occupe le même espace que nous, il se l'approprie totalement, mais d'une manière si différente qu'il me permet de m'interroger sur nos coutumes et nos manies. J'ai aussi un doute profond sur l'identité du maître. Le chat a réussi à domestiquer l'homme. Il possède le clos et le couvert, il est nourri, et, de plus, il a un masseur personnel à demeure, sans avoir besoin de contribuer d'aucune façon aux tâches ménagères.
Lorsque cette vie paradisiaque s'agrémente de gâteries outrancières, le chat devient un patapouf et perd son esprit malin. La vie d'appartement lui convient mieux qu'au chien, mais la plupart y deviennent tout de même neurasthéniques. L'idéal, comme pour tous les individus, est de lui laisser un espace de liberté. Il est certainement plus sain qu'il habite dans une maison avec chatière pour entrer et sortir à son gré. Le plat d'aisance est une solution de pis aller. Il est tellement plus naturel que votre chat aille faire ses besoins dans le jardin de vos voisins ! Ouist, l'un des chats d'Elsa, arrête instantanément de pisser partout dès qu'il peut sortir dehors. On dirait ces gamins impossibles dont les amis chez qui vous le laissez font ensuite tant de compliments.
Comme tout félinophile, je pourrais deviser des heures sur leur intelligence ou leur névrose. Tous les chats sont un peu dingues, mais de ce côté il n'ont rien à nous envier. Leur attachement à leur demeure plus qu'à leurs humains les rend casaniers et un poil maniaques, et chacun a sa névrose personnelle. Comme pour toute relation intime, il y a façon de l'accepter ou de la rendre viable... Et cela ne peut se faire qu'en douceur !
Nos chats marquent nos vies par la longévité de la leur. Vingt ans, c'est long, mais pas assez pour nous accompagner tout du long. Les adoptions se succèdent et jalonnent notre histoire. On peut vivre autrement, mais pour les amoureux de ces petites bêtes à fourrure une maison sans chat c'est une maison sans âme.
Lorsque Scotch voyage, il est sage comme une image. Son nom lui vient de son attachement à nos basques. Comme la déclaration en mairie n'est pas obligatoire dans les premiers jours du nouveau né, j'attends toujours de connaître son caractère pour lui trouver son nom. Il est né il y a quatre ans, un 3 juillet, comme Elsa. Il est revenu de sa colonie de vacances en Bretagne, spécialisée semble-t-il dans les sports de l'extrême, avec la cornée déchirée par un coup de griffe. Il se laisse faire lorsque nous faisons tomber dans son œil une goutte de collyre, quatre fois par jour. Comme il est terrorisé par Loulou, un vieux labrador à la retraite, il cherche un coin sûr pour se reposer. Nous avons fini par le trouver perché à l'intérieur d'une armoire à glace dans une pièce désaffectée...

mercredi 16 août 2006

Les gardiens du temple


C'est rassurant de savoir que la maison est en de bonnes mains. Qu'il vente ou qu'il pleuve, canicule ou front polaire, le jardin continue à devenir une jungle en notre absence, et la maison respire comme un gros poumon extatique. Les amis des amis affluent et laissent des messages réjouissants que l'on découvre au retour. J'adore partir et revenir, sachant que tout ce calme profite à celles et ceux qui sont restés.
Lorsque les bambous prolifèrent, il est nécessaire de les couper pour qu'ils ne détruisent pas tout autour en se développant. Les canes font de fantastiques tuteurs, leur feuillage est la nourriture favorite des cochons d'Inde de nos voisines. Je creuse un peu pour sectionner les rhizomes puisque les bambous s'étendent autant horizontalement que verticalement. Les nôtres ont dépassé sept mètres.

mardi 8 août 2006

Visites


Au verso de ma carte de visite, une phrase de Jean Cocteau, "le matin, ne pas se raser les antennes", sous une photo de tournage du Faust de Murnau.
Pas si facile de tourner autour, jour après jour... Le graphisme est d'Étienne Mineur, le choix du papier et de l'encre de Claire Mineur. Mon adresse Internet a changé, mais ça m'ennuie de refaire de nouvelles cartes. Ainsi j'ai conservé toutes mes anciennes adresses mail, et chaque fois que je les relève je suis d'autant plus inondé de spams qu'elles sont nombreuses. Tout ce courrier poubelle qui envahit le Net reste un mystère.

Lorsqu'avec Raymond Sarti et Zeev Gourarier, nous montions l'exposition The Extraordinary Museum, l'organisateur, le journal Chunichi Shimbun, m'avait fait imprimer des cartes avec sur un côté mes coordonnées en français et sur l'autre en japonais. Il est impensable de ne pas avoir de carte de visite au Japon.
Raymond se fait faire les siennes chez un petit imprimeur de Venise qui travaille sur de vieilles presses à main. Sa vitrine est située près de l'embarcadère pour le cimetière de San Michele, sur les Fondamente Nuove. Cela me rappelle le jour où nous étions allés, avec Jean-André, porter des fleurs sur la tombe de Stravinsky de la part de je ne sais plus qui. Â côté de sa tombe, sur celle de Diaghilev qui lui tient compagnie, il y avait un chausson de danse avec un poème... Un soir, place de la Concorde à Paris, l'administrateur des ballets russes avait dit à Cocteau : "Étonne-moi". Ces mots sont souvent attribués à tort à Cocteau lui-même, ou bien supposés avoir été adressés à Nijinsky, en effet présent ce soir de 1917, ou même à Stravinsky. Cocteau, qui allait présenter Parade avec Satie, Picasso et Massine, avait eu l'idée d'intégrer des sons de sirènes, machines à écrire, aéroplanes, dynamos, coups de feu à la partition, mais il n'en eut pas le temps et seuls quelques bruits subsistèrent.