70 Perso - février 2019 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 19 février 2019

Maman


Maman est morte ce matin. Je m'y attendais. Mal dormi cette nuit avec l'appréhension que ma sœur m'appelle pour m'annoncer la triste nouvelle. D'un autre côté, elle est partie juste avant que cela ne devienne trop insupportable pour elle. Elle avait du mal à parler depuis quinze jours et des difficultés respiratoires depuis une semaine. Ces derniers temps ma sœur Agnès, qui lui a rendu visite tous les matins depuis deux ans, me téléphonait en sortant de la maison de retraite de Royan tant c'était éprouvant de la voir s'affaiblir jour après jour. Vendredi, au téléphone, je lui ai répété que je l'embrassais et elle a eu la force de répondre "moi aussi". Elle s'est plainte de ne pas se sentir bien, mais était incapable d'en dire plus. Elle allait avoir 90 ans.
Celui qui est en deuil est le petit garçon à sa maman, pas l'adulte qui a affirmé sa différence. Jusqu'à mon Bac, elle a suivi mes études, m'apprenant entre autres à écrire. Au début elle faisait mes dissertations à ma place, puis j'ai pris le relais et le prof de français a souligné "Birgé, votre style habituel !". J'en étais fier. Elle aussi. Pour attirer sa tendresse, car elle n'était pas très câline contrairement à mon père, je me suis cru obligé d'avoir de bons résultats en classe. Cela marchait. J'ai continué. C'était pareil avec ma grand-mère. Mes bonnes notes semblaient leur faire tellement plaisir. On se bagarrait politiquement, mais en mon absence elle me défendait comme la prunelle de ses yeux, elle qui avait été si myope avant ses opérations de la cataracte. Quand j'étais enfant, elle corrigeait mes devoirs la clope au bec, la fumée des Disques Bleus Filtre me remontant dans le nez. Pour cette raison je n'ai jamais fumé de tabac, d'autant que j'en avais le droit. Plus tard elle est passée à la pipe, puis aux cigarillos. On imagine mal comment tout chez elle était imprégné de cette odeur suffocante. J'ai du épousseter plusieurs millimètres de poussière brune sur les sept mille bouquins que contenait la bibliothèque. Lorsqu'elle avait rencontré mon père, elle était vendeuse en librairie, et lui agent littéraire. Elle lisait sans casser les tranches des livres, en les ouvrant à peine. Elle avait été une femme moderne, élevant ses enfants et travaillant indépendamment, puis avec mon père. Elle avait milité syndicalement. Elle faisait délicieusement la cuisine, du moins jusqu'au décès de mon père il y a 31 ans, lui se contentant de faire les sauces. Ils se réclamaient d'être des intellectuels de gauche. Elle avait du mal à accepter que le PS ait viré à droite. Sa paresse à marcher lui a coûté cher en fin de vie. Elle avait perdu son autonomie. Elle n'avait pour ainsi dire jamais été malade, du moins rien de grave, parce qu'en bonne mère "juive" elle se plaignait tout le temps. J'ai mis des guillemets parce que nous sommes athées depuis des générations, d'un côté comme de l'autre, et l'assimilation actuelle de l'antisionisme à l'antisémitisme me fiche en colère. Comme peut-on être aussi stupide et de mauvaise foi ? Toute cette campagne honteuse ne fera que provoquer un peu plus d'antisémitisme dans les quartiers où la politique israélienne, colonialiste et meurtrière envers la population palestinienne sème la confusion. Vous pouvez penser que cette remarque est déplacée quelques heures après la mort de ma maman, mais les engueulades faisaient partie de la vie familiale, et, surtout, c'est toute ma culture qui est en jeu et qui s'exprime là. Un engagement politique infaillible du côté des opprimés et un humour incroyable qui ne nous quitte jamais. Ma blague juive préférée, c'est elle qui m'appelle pour me demander comment je vais. Elle faisait cela chaque matin jusqu'à la semaine dernière. Comme je lui réponds que ça va, elle me rétorque : "ah tu n'es pas tout seul, je te rappelle !". Les goys ne comprennent pas toujours. Maman a vécu pour la politique et pour la bouffe. Elle voulait être incinérée, avec le minimum de cérémonie, et sa seule volonté était que nous fassions un gueuleton à sa mort pour que plus tard nous disions "dis donc, ce qu'on a bien mangé à la mort de Geneviève !".

lundi 4 février 2019

Par tous les temps


L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, prétend l'adage. Je me demande si c'est la raison pour laquelle je me lève aux aurores ou si je suis tellement heureux de me réveiller pour aller travailler ? Je n'ai besoin que de 4 ou 5 heures pour être d'aplomb, mais il m'arrive tout de même de piquer du nez dans l'après-midi ou pendant un spectacle. Je ne fais jamais la sieste. À l'aube, deux minutes après que je sois sur pied je suis d'attaque.
Mon absence absolue de procrastination soulève la question de l'anticipation. Cet enchevêtrement d'interrogations dont l'énigme m'échappe pourrait bien être connectée à l'appréhension de la fin. J'ai toujours préféré les morceaux qui se terminent en l'air aux codas appuyées, ou alors les codas qui n'en finissent pas et rebondissent sans cesse ! J'anticipe donc tous les emmerdements possibles et forcément en évite par là-même un paquet. Ainsi toute nouvelle association impose d'en prévoir la rupture. Lorsqu'elle arrive, si elle arrive, les modalités sont grandement simplifiées. Dans l'intervalle on oublie tout cela, mais les conditions de survie sont en place. Cette précaution génère une inquiétude à laquelle les insouciants échappent.
Cette pensée m'est venue en terminant ma bouteille de konbu tsuyu shiro dashi, sachant que j'en avais une autre en réserve à la cave. Je stocke pratiquement tout ce que j'utilise régulièrement en cuisine pour ne pas être pris au dépourvu. Les plaques chauffantes fonctionnent au gaz butane, donc une seconde bouteille est prête sous l'évier, car ce genre de panne intervient systématiquement au moment du coup de feu. C'est valable pour le toner de l'imprimante, l'essence dans le réservoir de la Kangoo, les croquettes pour les chats, le fuel dans la chaudière, la recharge du portable, le règlement des factures, des sous dans le porte-monnaie, etc.
On pourrait croire que je vis dans un autre temps que le mien, or ce serait une grave erreur d'interprétation. Par une sorte d'entraînement cousin de la schizophrénie (cette comparaison me valut une brouille mémorable avec François Bon à qui j'en faisais le compliment, mais qui le comprit de travers), je mène de front présent, passé et futur. Si on ajoute le futur antérieur et le conditionnel, on peut imaginer la gymnastique quantique que ce sport impose. La mémoire m'évite de répéter les erreurs du passé, ou du moins le devrait ; la perspective d'avenir encourage ma marche vectorielle ; vivre l'instant présent consiste à la seule jouissance réelle, ni fantasmée, ni ressassée. Or cet instant est d'une brièveté qui tient de l'éphémère à son comble, aussitôt évanoui qu'il s'est présenté. L'enjeu consiste à multiplier ces instants en une succession constituant un chaîne dont les extrêmes tendent vers plus ou moins l'infini (±∞), battements si rapides qu'ils entrent en résonance et dessinent un segment, droit ou courbe selon les circonstances. Si le passé risque la paralysie par nostalgie ou révisionnisme, l'anticipation ouvre les portes du rêve, quitte à faire en sorte qu'il devienne réalité.
C'est là que cela se corse, car nous vivons dans un ensemble complexe où les identités sont extrêmement nombreuses, et les occurrences impossibles à dénombrer quel que soit le nombre de zéros. Pour faire simple on n'est pas tout seul. Les désirs risquent de s'échouer contre des murs que l'on réussit parfois à franchir, non sans mal, mais cet incessant combat contre l'adversité nous force à grandir. Avec le temps, ou plus exactement par tous les temps (que Lacan écrirait l'étant ou l'étang), on apprend à le prendre, quitte à s'embourber ou remettre régulièrement son titre en jeu. Et lorsqu'enfin il y a concordance, alors cela se fête. Autant pour moi ! Même si tout a une fin, et qu'il faut bien commencer par un bout.

Illustration de Malcolm Godwin in L'univers dans une coquille de noix de Stephen Hawking, soit la forme et la direction du temps selon la théorie de la relativité