70 Perso - mars 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 mars 2020

D'en face


Un enfant passe, me demandant si je joue de la trompette. Échanger quelques mots sur le trottoir avec nos voisins nous sort du cadre virtuel. Ils ont pris l'habitude de boire leur café ou fumer une cigarette sur leur pas de porte. Nos arbres les abritent. Éric et Juliette sont les mieux placés pour profiter de la couleur irradiant la rue de lumière. Peut-être que les murs transpirent, nous éclairant à notre tour de ses rayons bénéfiques. On croit bien gérer la crise à son niveau, comme un passage, mais l'inconscient travaille. Un train peut en cacher un autre. Il peut arriver qu'on soit pris par surprise. Les questions sans réponses se bousculent. La trompette joue solo tandis que l'orchestre reste en coulisses, tapi, pianissimo. Deux semaines déjà. Dans quel état serons-nous dans deux mois ? Probable échéance malgré les annonces bidon du gouvernement. Pensent-ils éviter la panique d'une élastique éternité ? Pas question de revenir à avant, ni d'avaler leur gestion criminelle, encore moins leurs ordonnances cyniques et arrogantes. Ces profiteurs de guerre, puisque c'est ainsi qu'ils l'entendent, devront répondre de leurs actes. Pas question d'oublier. Face à cette gabegie chacun/e fait pour le mieux. On trouve des parades. Les fenêtres de nos smartphones s'ouvrent sur les sourires de nos êtres chers. Nous nous débrouillons tant bien que mal, mais la perspective des plus fragiles nous hante. Les vieux qu'on laisse mourir seuls, ceux qui vivent entassés, les prisonniers, le monde hospitalier, les SDF, les gens du voyage, les oubliés... Quelles que soient nos facultés de résistance, nous sommes déstabilisés par la virtualité. L'humanité expose ses limites.
On en revient à l'essentiel. Un geste. Un coup de fil. Un dessin. Le croquis de Juliette Dupuy montre bien le trompettiste peint par Ella & Pitr en costume domestique. Mais où ai-je la tête ? Ni d'autruche, ni décapitée, elle sort du cadre contraignant qui nous étouffe. Réapparaîtra-t-elle dans l'envers du décor ? S'est-elle glissée sous le toit pour découvrir des secrets de mansarde ? Ou plus loin dans les étoiles, subitement réapparues dans le ciel nocturne des villes ? La conscience vacille. Un rien déstabilise. La distanciation ouvre des champs inexplorés. Plaisir inégalé du verfremdungseffekt. On peut chercher. Encore. Nous avons le temps. Pour l'instant.

mardi 3 mars 2020

Reconstitution de ligue dissoute


En 2007, dans mon article 36 ans après notre premier concert, je racontais comment nous avions formé Epimanondas au Lycée Claude Bernard et ce que nous étions devenus. Plus de 50 ans après nos débuts, nous voici à nouveau réunis, forcément émus de nous rappeler la première fois que nous sommes montés sur scène. Sous l'index 20 d'un album virtuel en ligne, j'avais griffonné :
Edgard (basse) et Pierre (batterie) avaient 17 ans, Francis (guitare) et moi (sur ce morceau, manipulations de bandes magnétiques et oscillateur) venions d'en avoir 18. Le préau du lycée était plein à craquer ; Depain, le proviseur, un type bien, était présent. Nous étions tout excités par ce premier concert. L'enregistrement est saturé, mais notre enthousiasme est perceptible. Le Silver Surfer traversait l'écran tendu derrière nous. Les bulles de couleur explosaient à la chaleur des lampes de nos projecteurs. Je crois que c'est Pierre qui avait appelé le groupe Epaminondas la Piquouse d'après un personnage de Vian, on avait laissé tomber le suffixe et une erreur de copie nous avait finalement transformés en Epimanondas. Edgard raconte que j'avais un avantage sur tous mes camarades : j'étais le seul à être allé aux États-Unis (en 65 et 68). J'en avais rapporté une cargaison de disques, Zappa et ses Mothers of Invention, les Siver Apples, Jefferson Airplane, Iron Butterfly, David Peel and the Lower East Side... Et la passion de la musique. J'avais vu le Grateful Dead, Kaleidoscope, It's a Beautiful Day au Fillmore West, je faisais pousser des graines sur mon balcon et des cheveux sur mes épaules... Cinq ans auparavant, j'avais commencé à faire des expériences de chimie sur des diapositives (...).
Edgard Vincensini est devenu un célèbre avocat pénaliste. J'ai joué avec Francis Gorgé jusqu'en 1992, d'abord pour Birgé Gorgé Shiroc, ensuite au sein d'Un Drame Musical Instantané. Pierre Bensard est mort en tentant d'accrocher un tableau dans la chambre de sa fille.
Par contre, la semaine dernière, est réapparu Jean-Pierre Laplanche alors que je le pensais définitivement disparu. Il avait été mon camarade dans les petites classes avant de participer à notre groupe de light-show H Lights. Nous avions, entre autres, commis ensemble nos premières expériences vinicoles et lysergiques. Absent de la Toile, il avait simplement émigré aux USA, comme avant lui Michel Polizzi. Mais Michel est rentré depuis longtemps et il anime chaque dimanche Le mélange sur Radio Libertaire. Quant aux autres copains avec qui nous avons fait nos premiers spectacles, Thierry Dehesdin est toujours photographe, Antoine Guerreiro serait devenu anthropologue en Nouvelle Guinée Papouasie, Luc Barnier est mort d'un cancer après une brillante carrière de monteur au cinéma, Michaëla Watteaux écrit des polars après avoir réalisé quantité de fictions pour la télévision, Bernard Mollerat s'est suicidé à 24 ans il y a déjà longtemps. Ce matin, justement en écoutant Radio Libertaire, je fredonnais Les copains d'abord de Brassens...


Marie-Pierre a pris la photo de Francis, Edgard et moi dimanche soir, après un concert en appartement, réunion entre amis, de Francis et Geneviève Cabannes chez Michèle Buirette qui s'est produite ensuite avec Jean-François Vrod. Le premier duo, Et voilà !, pour guitare et contrebasse, était très tendre, le second, Sonic Tandem, pour violon et accordéon, très drôle, théâtre musical qui joue sur les mots en faisant jongler les syllabes. Sur la photo tout en haut, on aperçoit derrière nous la chanteuse Dominique Fonfrède qui formait jadis le trio Pied de Poule avec Michèle et Geneviève, mais il faut trois images pour les réunir !


À cette occasion j'ai revu pas mal de camarades perdus de vue. Manquaient à l'appel Philippe Labat, Eric Longuet, Marc Lichtig, Claude Thiébaut, Jean-André Fieschi, Pere Fages, Brigitte Dornes... Et puis Bernard, Bernard Vitet, Babar comme l'appelaient les anciens ! "Au rendez-vous des bons copains, (...) Quand l'un d'entre eux manquait a bord, C'est qu'il était mort. Oui, mais jamais, au grand jamais, Son trou dans l'eau n'se refermait, Cent ans après, coquin de sort ! Il manquait encor."