70 Perso - avril 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 30 avril 2020

Glissade


J'adore les palmiers à condition qu'ils soient épais, croustillants, mais surtout moelleux à l'intérieur. Depuis que le boulanger de la Place du Vel d'Hiv a déménagé il y a une dizaine d'années vers la rue des Martyrs, je ne m'y retrouve pas, symboliquement pas plus que gastronomiquement. J'en ai encore le goût et la texture sur le bout de la langue et son évocation inonde mon palais.
Question palais, j'ai de la chance d'être confiné dans ma maison. Il n'aurait pas fallu que cette crise sanitaire, politiquement sanitaire, se soit présentée plus tôt, lorsque je n'avais pas de quoi acheter le croissant au beurre dont je rêvais ou pendant un de mes célibats forcés. Ma génération a profité des années glorieuses de l'après-guerre, même si mes parents clamaient qu'ils n'auraient pas dû faire d'enfants à l'époque de la bombe atomique. Personne qui ne l'a vécue ne peut imaginer la France d'avant 1968. On est passé du gris à la couleur. De la blouse et la cravate au psychédélisme, tunique à fleurs pour les garçons et pantalon pour les filles. Nos utopies s'appelaient Révolution ou Peace & Love, comme si l'on allait changer le monde, avancer vers la civilisation des loisirs en réduisant les inégalités. C'était très différent des menaces de l'anthropocène. Si nous pratiquions l'amour libre, nous n'étions pas plus heureux pour autant, mais les maladies vénériennes n'étaient plus une menace vitale et le Sida n'était pas encore apparu. Jusqu'au milieu des années 70 nous avions aussi mangé sainement...
C'est peut-être au moment du choc pétrolier, en 1974, que tout a basculé. On ne s'est pas rendu compte tout de suite que le vent avait tourné. Les bidonvilles disparaissaient progressivement, du moins en Europe. La vie semblait clémente, même en tirant le diable par la queue. Pourtant la Terre ne tournait toujours pas rond. L'exploitation de l'homme par l'homme, la néo-colonisation, la guerre continuaient à engraisser les riches. Une sorte d'éthique héritée de la culpabilité de n'avoir pas empêché les crimes de masse du nazisme semblait nous prémunir du retour de la Bête. Le second virement catastrophique eut lieu au début des années 90, lorsque nous avons laissé faire, voire enclencher et favoriser, la guerre des Balkans. En revenant du Siège de Sarajavo, j'ai raconté que nous avions ouvert la porte à une nouvelle ère de violence criminelle sans que personne s'en émeuve. Si nous étions intervenus en Bosnie, le Rwanda ou la Tchétchénie auraient été impensables, des tyrans comme Orban ou Erdoğan n'auraient pas pu exercer leur morgue. Il faut se souvenir de la levée de boucliers mondiale contre la guerre du Vietnam. Naïfs, pensions-nous qu'elle puisse être la dernière ? Les États Unis ont ravagé l'Afghanistan, le Moyen-Orient, reprenant le pouvoir en Amérique du Sud... L'Europe était déjà sous leur joug, soft power de l'économie, rançon d'une gloire maintes fois usurpée. La puissance soviétique eut-elle été un leurre, la disparition de l'URSS leur laissera les mains libres. Les Américains ne sont pas les seuls, mais ils détiennent tout de même le pompon. En stigmatisant la religion, nous avons renforcé les replis communautaires. La société de consommation a fleuri au delà de ce que la planète peut supporter. La pollution semble irréversible. Le permafrost fond. L'avenir est incertain.
Et voilà, j'ai doucement glissé d'une incroyable utopie à une dystopie suscitant une décroissance vitale. Ma génération morfle peut-être plus qu'une autre de cette dégringolade, politique, économique, sociale. Ceux qui ont connu 1936 ont pratiquement disparu, mais ceux qui n'ont perdu, des années 60, ni la mémoire ni le sens du combat, sentent le poids terrible de la réaction. Pour nos enfants qui ont grandi avec le Sida, le chômage, la guerre omniprésente, même si pratiquée hors-sol national, la pollution, tout cela est presque banal. J'ai beau apprécié l'absurde, j'ai du mal à avaler le saccage systématique de la mafia financière qui a pris le pouvoir un peu partout sur la planète.
En l'absence d'un sucré palmier moelleux, je me remonte le moral en me disant que j'ai la chance de faire le métier que j'ai choisi, dans une magnifique demeure acquise grâce à mes droits d'auteur, entouré d'amis et d'amour, protégé par un régime de retraite que les plus jeunes doivent défendre coûte que coûte, tant et si bien que les aliens du jardin qui se font passer pour les fleurs du palmier me semblent resplendir cette année. Confinés, surveillés, contrôlés, évalués, matraqués, nous n'avons d'autre choix que de nous contenter de ce que nous avons aujourd'hui avant de nous soulever demain contre la clique bête et méchante qui dirige le pays, incapable de gérer quoi que ce soit d'autre que la vente de l'État (c'est nous) au privé (quelques ultra-riches dont les avoirs sont soigneusement planqués off-shore) en se servant de la force brutale d'une police en roue libre.
Il m'a toujours semblé que tout, absolument tout, était affaire de cycles. Le son, la lumière, la vie. Aux mauvaises nouvelles succèdent les bonnes, et ainsi de suite. On n'est jamais tranquilles ! En y travaillant, on peut réduire l'intensité des mauvaises, allonger le temps des bonnes. À condition de ne pas détruire les abscisses et les ordonnées de cette fragile équation de toute vie sur Terre... En conclusion sommaire, les beaux jours sont devant nous, mais ils ne naîtront pas sans nous, sans que nous abandonnions notre pseudo confort !
Je voudrais tout de même un jour retrouver un palmier croustillant en surface et moelleux à l'intérieur... Un peu comme ma vie !

vendredi 24 avril 2020

Miroir, miroir


En cherchant à la cave des gélatines de couleur dans la cantine métallique qui contient les projecteurs du spectacle Crasse-Tignasse, j'ai retrouvé un rouleau d'adhésif miroir acheté il y a trente-cinq ans. J'en ai recouvert le lave-vaisselle blanc qui lui-même en a vingt. J'ai dû m'agenouiller pour qu'il réfléchisse autre chose que le sol bleu. Composée de petits carrés de plastique de 5mm de côté, la surface argentée a pixellisé cette perspective sur la salle à manger et la bibliothèque. J'ai toujours installé quantité de miroirs, non pour s'y voir, mais pour ajouter de la lumière, agrandir les espaces ou créer des effets d'illusion. J'aime transformer les endroits où je vis en décor de théâtre, en palais des 1001 nuits ou en boîte d'une seule, en jardin extraordinaire ou en jungle, toutes proportions gardées. À mes débuts dans le cinéma, je commençais par décorer la salle de montage dans le style du film sur lequel nous travaillions. J'ai beau être spécialiste du son, les images ont une importance capitale dans ma vie. Il n'y a qu'à constater le soin que j'apporte à illustrer mes articles, la plupart du temps avec mes propres photos. Mais la cuisine doit être avant tout fonctionnelle, avec des plans de travail suffisamment spacieux et dégagés pour y œuvrer au moins à deux. Le problème majeur est mon inaptitude impatiente au bricolage. En gros, c'est fait comme un cochon, mais je suis si fier d'avoir surmonté mes appréhensions et d'être arrivé au bout de l'opération que j'ai pris une photo pour vous montrer que je ne suis pas aussi manche que je le crois.

mardi 21 avril 2020

Je ne suis plus malade


Il n'y a pas que le Covid-19. On meurt aussi d'autres causes, mais faute de tests on impute au virus maints départs précipités. Il y a plein d'autres petits bobos, mais les patients évitent les visites chez le médecin par crainte d'une éventuelle contagion dans la salle d'attente. Les hypocondriaques guérissent étonnamment vite ces temps-ci...
Mes amis le savent. Ma principale faiblesse est mon dos qui me rappelle à lui de temps en temps, au point que je suis obligé de le cajoler sans attendre les crises. Lorsque j'avais 18 ans, portant régulièrement les enceintes de 60 kg de ma sono pour jouer en concert, je me collais un tour de rein qui passait en trois jours. À 31 ans, dans ma cave, à la fin d'une séance d'enregistrement d'Un Drame Musical Instantané, j'ai voulu débrancher un câble en torsion et je me suis retrouvé à genoux avec un grand cri japonais dont je ne me suis jamais relevé complètement ! Depuis, j'ai vu trente-six praticiens (kinés, magnétiseurs, rebouteux, masseurs, ostéopathes, etc.) qui m'ont chaque fois sorti de là, mais je reste fragile. Ces derniers quinze ans je me reposais sur une masseuse chinoise pratiquant le tuin anmo, un ostéopathe virtuose et des gélules d'X-Prim. Bonne nouvelle pour les jeunes qui souffrent de ce genre de mal, je vais beaucoup mieux qu'il y a 36 ans ! Grâce aux exercices quotidiens suggérés par un étonnant médecin il y a belles lurettes, j'ai résorbé mon hernie discale, et grâce à la Sainte Trinité évoquée plus haut les lumbagos sont devenus très rares. Or, en cas de blocage pouvant arriver n'importe quand et n'importe comment, le confinement m'empêche de rencontrer mes deux sauveurs ou de prendre le médicament déconseillé dans l'éventualité où le virus frapperait à ma porte. Et bien voilà plus d'un mois que je me porte comme un charme. Évidemment je continue à pratiquer le sauna chaque matin, infrarouges qui chauffent mon corps à 67° ; je ne me suis jamais coincé après cette séance, toujours avant, ou parce que j'avais été extrêmement imprudent, c'est-à-dire totalement imbécile. Il n'empêche que depuis que je n'ai aucun moyen d'être soulagé en cas de coincette, je n'ai pas eu l'ombre d'une alerte. Bon d'accord, mon asthme s'est réveillé avec le printemps, mais je n'ai (hélas) besoin de personne pour le soigner !
Cela me rappelle une autre histoire. Je vivais dans le même immeuble qu'un ami docteur, qui est toujours mon ami et mon médecin traitant, mais j'ai déménagé. Du jour ou lendemain je n'étais plus malade. Cela m'aurait probablement trop ennuyé de traverser Paris pour le consulter alors que jusque là je n'avais qu'à grimper deux étages, et même en ascenseur, que mon inconscient hypocondriaque préférait m'épargner la moindre contrariété physique. À l'époque je n'étais hélas pas à l'abri de celles de l'âme, mais pour guérir je n'aurai à compter que sur moi, ce à quoi je m'emploierai ardemment.
Comme je partageais cette histoire avec d'autres proches, loin de leurs praticiens chéris, l'une me raconte qu'elle n'a plus mal au ventre, l'autre que sa poitrine ne l'oppresse plus depuis le début du confinement, etc. Ces améliorations considérables ne concernent hélas que notre condition physique, entretenue par la gymnastique et la marche à pied, mais n'empêchent pas les inquiétudes légitimes qui assaillent les uns et les autres sur l'avenir social et politique...

Illustration : ophtalmotrope de Ruette photographié lors de la création de La chambre de Swedenborg au MAMC de Strasbourg pendant l'exposition L'Europe des esprits avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö

lundi 20 avril 2020

La conférence des oiseaux


Comme beaucoup de monde ces temps-ci, nous pratiquons de temps en temps des apéros-vidéo, localement ou plus loin sur le globe. Ces fenêtres virtuelles sont plus réconfortantes que je ne l'aurais imaginé. J'installe l'écran de mon ordinateur sur la table de la salle à manger pour profiter d'une grande image et je concocte quelque cocktail "américain" dont j'avais négligé la pratique malgré la qualité de mon bar qui comprend tout ce qui est nécessaire, tant les outils que les ingrédients ! Je tiens de mon père, qui, parmi ses nombreux emplois, avait été barman au Ritz, quelques recettes originales complétant mon vieux Larousse des cocktails. Ces agapes n'aident pas mon régime minceur, car j'ai tendance à grignoter compulsivement pendant l'échange verbal...
Samedi dernier, tandis que nous partagions un délicieux moment avec Dana, confinée rue des Pyrénées, soit à quelques coups d'ailes de chez nous, nous avons donné involontairement à d'autres l'opportunité de converser derrière notre dos. La chose nous a totalement coupé le sifflet. Dans la cour de notre amie, un merle entamait des phrases mélodiques dont ces coquins ont le secret, tandis qu'un autre, perché sur le cèdre des voisins, les finissait. Nous nous sommes tus pour nous assurer de l'effet. C'était très net. Ils ne sifflaient jamais en même temps, mais enchaînaient chacun à son tour, sans aucun temps mort, comme si l'un complétait les phrases de l'autre, et réciproquement, cela va sans dire. J'ai souvent tenté de converser avec ces grands bavards, flûtistes virtuoses dont j'imitais le chant sans comprendre ce que je leur susurrai. J'imagine que pour eux c'était du charabia, car je ne suivais que les notes sans en saisir le sens. Mais samedi soir, c'était très net. Les deux oiseaux étaient sur la même longueur d'onde et nous assistions bouche bée à un chapitre de La conférence des oiseaux, dans laquelle le perroquet est à la recherche de la fontaine de l'immortalité, quête absurde à l'origine du plus grand désordre ! Toute ressemblance avec des évènements actuels est purement fortuite.

mercredi 15 avril 2020

Pause parfumée


Narguer les oiseaux en tentant de les imiter. Ramasser les feuilles mortes sur un air de Kosma. Regarder le soleil se coucher. Après mes articles longs comme le bras sur la gestion imbécile de la crise sanitaire, une pause végétale s'impose. La glycine embaume à m'en faire tourner la tête et le tamaris ressemble à des branches de givre rose. Pourtant je suis contrarié par ma photo. Le porte-vélos en bas à gauche semble tombé alors qu'il est toujours sur ses pieds. Je suis sorti vérifier et je ne comprends toujours pas cette illusion d'optique. Et puis c'est tout. J'avais promis.