70 Perso - septembre 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 17 septembre 2021

Prix de Camaraderie


Lorsque j'étais enfant, l'école communale distribuait des Prix en fin d'année à tous les bons élèves. S'il en est un que je n'ai jamais eu et ne pourrais jamais obtenir, malgré tout l'amour du monde que j'aurais pu offrir, c'était celui de camaraderie pour lequel mes condisciples votaient "démocratiquement". Pour y avoir droit, j'avais déjà remarqué qu'il ne fallait pas trop se faire remarquer. Le premier ou le dernier de la classe n'avaient donc aucune chance de se le voir attribuer, trop jalousés par le reste des petits garçons, que ce soit à cause du succès scolaire de l'un ou du vent de liberté insouciante qui soufflait sur l'autre. Cela peut paraître invraisemblable, comme venu d'un autre âge, mais toute ma scolarité, de l'école maternelle à la terminale, s'est exercée sans aucune mixité. École de garçons, en blouse grise et porte-plume, et lycée de garçons, t'ar ta gueule à la récré ! À l'école Théodore Deck rue Saint Lambert, ils avaient tous des noms assez marrants, je me souviens de Brisebras, Condevaux, Greilsamer, Fructus, Tempez... Sur toutes les photos de classe que j'ai pieusement conservées, je constate un truc étrange, Paul était absent.
En 9ème (l'équivalent du CE2), isolés par nos résultats extrêmes, Paul et moi devinrent amis. Sa maman était concierge et son père d'origine antillaise le faisait assimiler à un "sale bougnoule". Issu d'une famille où la politique était l'une des principales préoccupations, je pris illico sa défense tant sur le plan social que racial. De son côté, Paul (photo ci-dessus), qui était haut comme trois pommes, était nettement plus costaud que moi et, ne tolérant aucune agression verbale ou physique à mon égard, assumait le rôle de garde du corps. Ensemble, nous avons rêver de chasse au trésor, d'histoires de détectives et nous sommes allés aux louveteaux, dépendant des Éclaireurs de France, organisation scout laïque, où nous avons appris des milliards de choses pendant trois ans et bien rigolé. C'était mon meilleur copain. Lorsque je suis entré au lycée, je l'ai perdu de vue. Paul s'était engagé pour cinq ans dans l'armée, il avait ensuite été gardien de prison, vigile, légionnaire, pompier, il avait changé de nom, l'avait retrouvé, et lorsque j'entends sa voix au téléphone je nous revois faisant voguer des bateaux en papier dans le caniveau de la rue de la Croix Nivert. Aujourd'hui il est gardien dans un grand ensemble en province. Je ne l'ai pas revu depuis des décennies, mais je sais que j'aurai encore de ses nouvelles lorsqu'arrivera le mois de nos anniversaires, cette année ou une autre...
Si je devais voter un jour pour le meilleur camarade, Paul est certainement celui qui le mériterait.

P.S.: Paul Makloufi est décédé un mois après cet article rédigé le 21 octobre 2008, d'une chute dans un escalier. Il allait avoir 56 ans.

mercredi 8 septembre 2021

Déconstruction


Les cicatrices sont nombreuses, mais l'ouverture sur le monde tient debout, rideaux ouverts ou tirés. Il existe tant de manières de comprendre comment on en est arrivé là. Là, où cela ? "Ça" ou las, évidemment ! Cocktail d'émotions liées à l'enfance, déficit des années antérieures, révélations analytiques, prise de conscience politique, rencontres déterminantes, situation historique, mise en perspectives, libido et j'en oublie certainement dans ce dédale où l'inconscient fait le bras de fer avec le fier à bras.
Je fus longtemps handicapé par des passages colériques qui me faisaient grimper au plafond et m'écraser ensuite par terre dans une flaque de larmes. Le modèle parental était certainement responsable, mais le déclic m'était propre. Je m'empêchai d'abord d'alimenter la spirale mortifère. Il fallait remonter le temps. Lorsque j'eus identifié l'étincelle, un fort sentiment d'injustice, j'enrayai le pitoyable processus. Une lumière rouge clignotait dans mon ciboulot pour annoncer le danger. Voilà bien des années que je n'ai même plus besoin d'y faire attention. Un automatisme chasse l'autre. Mais quelles épreuves ai-je fait subir à mes proches ! La maturité permet parfois de régler son compte à ce qui ne nous appartient pas vraiment. Nos faiblesses peuvent aussi nous faire tomber entre les serres de manipulateurs, provocateurs malins qui se jouent de nous. Le travail que j'évoque permet éventuellement de s'en affranchir. De toutes les façons, on ne peut pas changer l'autre, mais seulement l'accepter, ou pas. C'est à soi de faire le boulot au lieu de l'exiger de son, sa ou ses partenaires... Passer son chemin reste une option. Aucun n'est jamais tracé pour toujours. Il est à choisir chaque matin sur la Carte du Tendre.
Ce n'est hélas pas l'unique écueil de mon équilibre, heureusement pas si précaire, mais il y a encore beaucoup de travail. Par exemple, face à un enjeu où je me sens incompétent, ou du moins fragile, je fonce tête baissée, escaladant la colline au delà de mes forces, mais incapable de m'arrêter avant d'avoir atteint le sommet a priori inaccessible. Les risques peuvent être physiquement considérables. Je n'entends plus les voix de la raison et j'avance, peut-être fier d'avoir bravé ce qui me semblait à moi impossible. Ce volontarisme est probablement l'histoire de ma vie. J'ai sans cesse cherché à contourner l'obstacle. Que ce soit au cinéma ou en musique, mes incompétences m'ont forcé à inventer des routes inédites. Longtemps j'ai caché mes agissements d'usurpateur, avant de comprendre qu'ils m'avaient ouvert une voie royale. Les autodidactes connaissent bien ce sentiment. Ce n'est pas si simple. Quelle différence y a-t-il entre l'état somnambulique de la création et l'aveuglement de l'excitation du forcené ? Quand est-on véritablement soi-même ? Est-ce même souhaitable ? On n'est jamais seul. Nous devons composer avec d'autres systèmes, d'autres personnalités, pas moins complexes.
Je m'étale dans ces billets intimes, devenus extimes par le biais de la publication quotidienne du blog. Au quotidien j'interromps trop souvent, parce que j'anticipe, à tort ou à raison, la pensée de mes interlocuteurs. Ce sentiment de prescience me joue des tours. D'où vient cette impatience à avaler le monde, accumulant un savoir encyclopédique, tant dans sa superficialité que sa profondeur ? L'impression que tout ce que l'on apprend à connaître permet d'accoucher du bon raisonnement, d'une œuvre juste. Il n'y a jamais qu'une solution, celle que chacun choisit, pas moyen de revenir en arrière. On avance, coûte que coûte. C'est pourtant dans l'écoute que réside le secret. Respectivement les interruptions ne me causent aucun dommage. Je pratique le montage, favorisant la dialectique dans tous les aspects de ma vie. Je me plante si j'oublie que ce n'est pas applicable à celles et ceux qui me font face. Chacun possède son art et sa manière.

mercredi 1 septembre 2021

Grandeur et décadence


Je me suis donc octroyé l'équivalent d'un arrêt maladie jusqu'à fin septembre, histoire de bien vivre ma convalescence. Cela me laisse le temps de laisser venir les idées sans rien forcer. J'ai une telle soif de changement, de ce côté-là je tiens le bon bout ! Tous les dix, vingt ou vingt-cinq ans je sens le besoin irrépressible de faire ma mue, inventer quelque chose de totalement inédit. L'étincelle peut surgir à n'importe quel moment. Je me souviens de la fois où j'ai mis la main sur la poignée de la porte de la cuisine de l'Ile Tudy en venant du jardin. Flash. C'est ainsi qu'étaient nés Urgent Meeting et Opération Blow Up qui renaîtront plus tard sous la forme des sessions d'improvisation rassemblées sous le titre Pique-nique au labo. Je ne sais pas pourquoi ces maigres réflexions m'ont été dictées par l'article du 30 septembre 2008 que je reproduis ci-dessous...

Après une journée à passer des coups de fil sur trois lignes en même temps, régler des détails de régie pour le spectacle de samedi et découvrir que mes problèmes de mail venaient une fois de plus de mon fournisseur d'accès Online, je ne trouvais rien à raconter de passionnant. En désespoir de cause, j'ouvre un tiroir dans lequel j'ai rangé des babioles lors de mon emménagement, des trucs qui ne servent à rien mais dont je n'arriverai probablement jamais à me défaire. Les souvenirs portent bien leur nom. Ils font remonter à la surface des histoires oubliées, des pans entiers de nos vies, anecdotes tragiques ou amusantes, petits cadeaux attendrissants, rencontres sans suite... Côte à côte, je tombe sur des reproductions des premiers dollars américains rapportés de mon premier voyage en 1965 et des paquets de cigarettes bosniaques vides, fabriqués avec des pages de livre, des emballages de savonnettes et de bas de femme recyclés. Le contraste me saute aux yeux. La misère et l'opulence. Un nouveau monde et la fin d'un autre.
Les assignats ont gardé le parfum sucré du faux parchemin, 4 dollars "espagnols" de 1778 de Caroline du Nord, trois de Rhode Island portant le numéro 2298 avec le taux des intérêts, 8 de la Baie du Massachusetts, le tout échangeable contre des pièces d'or ou d'argent... Dans la même boutique, j'avais acheté des facsimilés de la Déclaration d'Indépendance du 4 juillet 1776 et de la Constitution de 1787. Leur texture me faisait rêver, comme la carte de l'île au trésor du Capitaine Flint. Le texte ouvrait des perspectives qui se refermeraient trois ans plus tard.
Les paquets de clopes raplaplas, fabriqués avec des papiers de récupération, sont moins glamour. Il n'y avait plus grand chose à manger, mais les Sarajéviens continuaient à fumer. Allez savoir de quoi étaient faites leurs cigarettes ! Ça esquintait moins les bronches que les obus des monstres ne vous arrachaient la tête. C'est tout ce que j'avais réussi à rapporter, un billet de 5000 dinars sans valeur, un timbre-poste sans utilité puisqu'aucune lettre ne pouvait sortir de la ville assiégée et deux paires de privglovke (orthographe approximative), soit les dernières chaussettes à semelles d'une vitrine vide qui n'aurait plus de raison d'être le lendemain matin. J'ai aimé vivre avec ces gens qui n'avaient rien, partageaient tout.
Je jette tout cela en vrac sur le scanner. Le blason des États Unis s'est bien terni. À défaut d'être craints, ils ont réussi à se faire haïr par le reste de la planète. La fin d'un nouveau monde. La boucle est bouclée. Les dollars d'aujourd'hui n'auront bientôt pas plus de valeur que ces bouts de papier jaunis. Souvenirs. On gardera les meilleurs. Sans tabac, les emballages de fortune ne signifieront plus rien à celle qui les découvrira un jour dans ce capharnaüm. Heureusement, j'ai conservé trois paquets pleins, plus explicites, évidemment infumables. L'ont-ils jamais été ? Une autre fois, je vous raconterai ce qu'il y a de chimères entassées dans ce tiroir du bas.
Plus le temps avance, plus le tri devient nécessaire. Les souvenirs n'ont pas tous la même valeur. L'accumulation est étouffante. Je dois me replonger dans les archives sonores exhumées pour mon disque et que j'avais laissées de côté ces derniers jours. Là, je me laisse aller...