70 Roman-feuilleton - septembre 2009 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 23 septembre 2009

24. La roue de la fortune


Pendant les jours qui suivent, Ilona et Max se retrouvent dans le container et s'aiment intensément. Elle a trouvé un moyen d'échapper aux corvées en s'inventant une nouvelle activité, l'analyse de la flore en milieu critique. Les autres roupillent le plus clair de la journée. Ils n'ont aucun sujet d'étude à se mettre sous la dent et continuent de s'immuniser contre un agent abstrait, probablement le prétexte à une opération beaucoup plus dangereuse pour leur santé. En rasant sa barbe pour de bon Max s'est considérablement rajeuni. Il se laisse enfin aller dans les bras de sa nouvelle amie. Lui contant sa dérive par le menu, il en arrive à sa visite chez le cartomancien au maillot rayé. Ilona saute au plafond. Le jeu est époustouflant. Max se rend-il compte de ce qu'il a tiré ? C'est son histoire que les cinq cartes révèlent.
« Le Diable, favorable d'un point de vue matériel, indique une route toute tracée vers l'ascension sociale. La sincérité n’est pas son fort. À celui qui en accepte les inconvénients, la carte présage la réussite, souvent par des chemins auxquels il ne s'attend pas. Elle lui prodigue un rang élevé dans la société, et satisfait son appétit sexuel ! »
Ils partent du même rire.
« Attends, fait-elle redevenue sérieuse, il faut payer très cher les bienfaits de cet arcane. Si les énergies ne sont pas correctement canalisées, voire transcendées, l'avenir peut s'avérer difficile et t'isoler de tous...
La Justice veille. Nous ne pouvons progresser qu’après avoir compris nos erreurs et payé le prix. Incarnant nos propres juges, nous ne pouvons rien effacer de nos actes ni de nos pensées. C'est moral, non ? Il faut savoir assumer le passé sans nostalgie. La Justice ne rime pas uniquement avec cette exigence. Si elle suggère aussi la création de pensées positives, il faut passer à l'acte pour trouver ta propre manière de progresser. C'est l’homme face à lui-même. La descente en soi-même. Tu comprends ? Si cette carte sort en réponse à une question que tu as posée, elle signifie que tu savais déjà quelle en serait l’issue. Elle est donc inutile...
La Papesse te protège. Elle incarne le silence et le secret. Ne néglige jamais ton intuition. Fais-toi confiance. Ne crains pas les trous noirs. Là où règne la nuit, où le désespoir semble empêcher toute échappatoire, réside le point névralgique d'où tout peut recommencer. Total reset. Il faut parfois détruire pour pouvoir reconstruire. Tout raser. On ne construit pas sur des ruines. Sauf à Rome, mais je crois avoir compris que ce n'est pas ton chemin. Dans ces moments, la proximité de la nature est le meilleur remède...
Celui qui tire le Pendu doit se dépouiller pour poursuivre sa route. Le Pendu accède au monde du visible et de l’invisible par ses sentiments et ses désirs. Il faut se détacher des plaisirs terrestres. Le vert du sol n'est pas ta voie, mais le bleu du costume et de la chevelure, le blanc de son immanence lui confèrent la volonté d’agir en toute pureté. »
Elle lui passe tendrement la main dans les cheveux comme si elle le coiffait avec un large peigne africain.
« Le Pendu cherche sa vérité en prenant toujours plus de risques. Sa route n'est pas celle des autres. Elle peut être pénible. Sa générosité l'incite à partager ses connaissances. Sa soif d'apprendre le rend clairvoyant, avec des fulgurances insoupçonnées, une complicité avec l'invisible. Il est hélas prisonnier de ses sentiments. Si matériellement la carte est synonyme d’échec, elle est plus gratifiante sur le plan spirituel. Sitôt le sacrifice consenti, tu retrouveras la liberté, ou du moins son fantôme...
Tu as terminé en tirant la Roue de la fortune. L’animal qui descend symbolise la régression, le désir de se replonger dans l'épaisseur de la matière et vers les profondeurs. Avec cette lame tu es condamné à une constante évolution, au recommencement après l'échec. Toute la vie n'est qu'affaire de cycles. Sont à prévoir de rapides changements de lieu ou de travail, des bouleversements dans ta vie, des possibilités multiples d’action. Elle favorise les gens du voyage ou promet du succès dans les arts, spécialement au théâtre ou au cinéma ! Tu as des projets dans ce domaine ? »
Il rit encore, il rit tout le temps depuis qu'il l'a rencontrée, il y a longtemps qu'il n'avait plus ri comme cela, il rit tant qu'il en pleure, ce sont des larmes fraîches, de saines larmes comme les rivières de son enfance où il allait pêcher les écrevisses à la main. Rien à voir avec les immondices qu'il a croisées sur sa route. Il redevient grave tout à coup.
Ilona termine : « L'ensemble est une remise en question radicale, une plongée dans l'inconnu. Tu ne pourras jamais plus vivre comme avant. Tu dois te dénuder pour poursuivre ta route, retrouver ta liberté. Pour affronter le gardien du seuil, tu es aidé par la Papesse, mais la Justice, le Pendu et la Roue de la fortune ne te laissent aucun choix. L’heure n’est plus au volontarisme que l'Empereur représente. Viens ici, mon petit troufion ! »

mardi 22 septembre 2009

23. Ilona


Ils montent dans un container posé sur la voie, avec des roues dessous et une échelle gainée de plastique jaune fluo pour y accéder. La petite blonde lui fait signe de ne pas faire de bruit. Par le hublot le paysage désolé ne ressemble plus du tout à la campagne traversée. Il suffit parfois de changer d'angle pour qu'une nouvelle vérité voit le jour et relègue l'actualité à un écran de fumée. Max s'était interrogé sur l'interminable mur qu'il avait longé pendant quelques kilomètres avant d'arriver à la gare. Trop haut pour l'escalader, orienté plein nord, il ne faisait aucune ombre sur le chemin bordé de l'autre côté par une Bérézina d'ordures. La route était toute tracée. À se demander si la nasse n'avait pas été posée là pour faire tomber les proies dans ses filets. Un nuage noir plus artificiel que météorologique plane au-dessus d'une forêt clairsemée de cheminées surplombant les ruines d'une cité dont on ne peut deviner si elle a été détruite ou jamais achevée. Cela ne sent décidément pas bon. Littéralement. En tout cas, lui n'aime pas. Il respire sa paume pour atténuer le parfum agressif en tentant de percer le mystère qui s'étale devant lui. Pas un soupçon de nature si ce n'est quelques touffes d'herbe grise sur un no man's land poussiéreux entre le quai et l'horizon bouché par les bâtiments. L'idée que ce pourrait être des usines enterrées dont on ne voit que les étages élevés fait surface. La Déesse aurait-elle mis son plan à exécution depuis bien plus longue date qu'il ne l'avait supposé ?
La petite blonde parle parfaitement français avec un délicieux accent méditerranéen. Son père est hollandais et sa mère vient d'Athènes où elle a fait toutes ses études au lycée français. Il l'apprendra plus tard, sur l'oreiller. L'écusson jaune cousu sur la veste de son uniforme est celui de la Force Internationale de Protection et d'Intervention de la Planète, la FIPIP, un corps constitué d'éléments motivés qui dans d'autres circonstances rueraient dans les brancards. En apercevant le barbu hirsute, Ilona a l'intuition de sa vie. C’est le premier civil qu'elle croise depuis le déploiement de son unité. Il n'y a plus âme qui vive dans la région. Ses compagnons d'armes sont shootés à un cocktail de vitamines qui les rend hermétiques au réel. En fait de les doper et de les vacciner contre on ne sait quoi, les pilules les abrutissent et les rendent impropres à tout emploi. Toute leur activité consiste à attendre des ordres qui ne viennent pas. Ilona se demande si, sous couvert d'une mission de contrôle restée floue, ils ne sont pas en réalité les cobayes d'une sombre expérience. Elle ignore si elle est la seule à faire semblant d'ingurgiter la potion magique distribuée par la hiérarchie. Max croyait trouver de l'aide, mais c'est la sienne qui est requise.
Tandis qu'elle raconte son histoire abracadabrante, Ilona cherche à savoir comment Max est passé au travers du filet tendu pour isoler la région. Ressent-il des effets bizarres ? A-t-il pris des pilules ? Il répond qu'il aurait surtout besoin de grignoter quelque chose. Les barres de céréales de la fille ayant calmé sa fringale, il tente de mettre un peu d'ordre dans ses idées pour ne pas l'effrayer. Il est surtout soulagé d'avoir quelqu'un à qui parler. Ilona lui inspire confiance. Ses yeux ne le trompent pas. Depuis toujours, Max a su lire dans le regard de ses interlocuteurs. Au premier échange avec un individu, il sait à quoi s'en tenir, il connaît ses failles et ses qualités. Les rares fois où il s'est fait avoir, c'est de ne pas avoir écouté son intuition. Il en a été encombré pendant des années, incapable de partager des rapports normaux tant sa sensibilité d'écoute submerge ses autres sens. Il sait toujours comment cela va se terminer. Ou pas. Ainsi il ne connaît que les coups de foudre. Le rejet souvent, l'attirance parfois. Ces flashs se sont confirmés toute au long de sa vie. Pendant un temps, il a tout bloqué, faisant la sourde oreille pour vivre comme tout le monde, et puis, avec la maturité, il a réactivé cette faculté. Il sait parfaitement reconnaître la confiance et la complicité qu’Ilona lui inspire. Elle est plus âgée qu'il ne l'a cru au premier abord. S'il est visionnaire il n'est pas devin. C'est elle qui la première lui touche la joue, au-dessus des poils, elle caresse ses pommettes. À son tour il frôle ses paupières, dessine ses sourcils du bout des doigts.

lundi 21 septembre 2009

22. Vingt-deux


Il faut bien se rendre aux évidences. Il pleut des cordes cinglantes comme des grêlons. Drôle de pays ! On peut s'attendre à tout. La chaussée est devenue une rivière de boue charriant toutes sortes d'objets hétéroclites. Des chaises, des cageots, des chapeaux, des fleurs, un panier, un ordinateur portable, un lustre, des journaux, un ballon, une mitre, des rats... Un vide-grenier emporté par les flots... En rentrant de l'école, Max avait l'habitude de jouer dans le ruisseau avec ses copains. Ils fabriquaient des bateaux en papier qui disparaissaient dans la bouche de l'égout. Le père de Philippe qui tenait la station-service au coin de la rue fournissait les décorations en forme de coquillages. Fluctuat et mergitur. L'image de Baal avalant goulument ses enfants fit revenir Kâlî à la surface. S'il est des cathédrales englouties, ne pas s’étonner que des monstres surgissent des abysses sans que personne ne s'y attende. Une association de mots comme des malfaiteurs vous attrape à la gorge si l'on n'y prend garde et Max avait baissé la sienne. Il a piqué sur la ville.
Tout est clos. Pas une maison ne lui sourit. Les rideaux de fer baissés sentent la rouille. La gare est toute proche, mais il n'a pas un sou en poche. S'il passe un train, ce sera pour lui. S'il n'y a rien, il patientera. Les salles d'attente recèlent de pauvres hères aux cheveux longs qui ont mal aux dents. Il lui faut traverser les voies en sautant par-dessus les rails. L'odeur le prend à la gorge, mélange de mâchefer et de putréfaction. Les plantes arrachées sentent la mort en fondant. Pas d'angoisse, on entendrait un train à des kilomètres. Il a appris à voyager sans billet. Il enjambe. Passé le virage, il est cloué par une image. Sur le quai sont alignés des uniformes comme des quilles sur la piste d'un bowling avec leurs casques en guise de boules. Il rêve qu'elles empruntent le dalot, le caniveau des joueurs. Comme il regarde les affichettes annonçant la grève générale, il vise le strike. C'est faisable. Les coups les plus invraisemblables sont les plus jouissifs. Il n'y a pas que son esprit qui ne tient pas en place. Max aime les femmes avec du caractère, celles qui résistent, inaccessibles, trop belles ou trop intelligentes pour la plupart des machos. Sa crainte des flics et son attirance pour les filles qui s'assument font tilt dans son cortex endormi. Il est en train de se réveiller sans avoir composté. Sa nouvelle tête prend un ton rieur. La troupe des patineurs ne lui est pas destinée, c'est déjà ça. Pourtant la petite blonde semble lui faire de l'œil. Il n'en croit pas les siens. Elle lui indique ostensiblement le mur derrière eux. Avec insistance, comme un ordre, en cachette de ses coreligionnaires. Elle fronce les sourcils avec un air encore plus ennuyé que lui. Et son doigt toujours pointé qui s'enfonce dans l'air comme si elle appuyait de toutes ses forces sur la sonnette d'une porte qui ne veut pas s'ouvrir.
Max s'est laissé glisser contre la façade. Il attend sans savoir quoi. Il a bien changé, lui dont les jambes gambadaient seules pendant le sommeil. Dix minutes plus tard, la fille se pointe comme si elle craignait d'être suivie. C'est une mode ou une manie, se moque Max en la voyant arriver. Intérieurement, cela va sans dire. Elle a un fort accent de l'Est, pas de l'est de la France, du russe ? Il apprendra plus tard qu'elle est grecque et que le détachement est une sorte de pilote international, une expérience en vue d'analyser les comportements culturels en période de crise. Ils ne savent plus quoi inventer.

dimanche 13 septembre 2009

21. Caméléon


On croit parfois que c'est terminé, c'est pour mieux rebondir. Se créer des émotions est à double tranchant. On ignore où l'on met les pieds. Les accidents de parcours sont le moteur du récit. On ne calcule plus les effets secondaires. Blessé, le corps sécrète des endorphines qui dissipent la douleur. Avec de bonnes chaussures et un vêtement adapté, le randonneur saute d'un relief à un autre comme sur une carte d'état-major. Les pages ne se tournent pas toutes seules. Tracer.
Max avance inexorablement. Les bois le rendent invisible. Il n'a pas d'ombre. Elle est partout. Son signalement a-t-il été donné à la gendarmerie ? La Déesse a bien des antennes sur les toits, des ordinateurs à bord de satellites, elle peut se payer tous les services nécessaires. Ses tentacules ne s'arrêtent pas aux frontières de Schengen. Ce n'est que de l'argent, beaucoup d'argent. Avec, on évite quelques soucis, on s'en crée d'autres. Max n'est pas mycologue, mais il connaît les plantes sauvages, l'ortie et la sarrous, le pissenlit et l'amarante, le coquelicot et le pourpier, toutes sortes de fleurs et de fruits prêts à être cueillis. Il est ravi d'avoir trouvé d'inattendues carottes blanches qu'il accompagne de petites herbes aromatiques dont il a oublié le nom. Il se risque à boire l'eau fraîche d'une source. Sa raison danse d'un pied sur l'autre. La plus grande lucidité cède de temps en temps la place à la paranoïa. On le serait à moins. Lorsqu'un avion passe en rase-motte au-dessus de la cime des arbres, il n'est pas certain que ce soit pour lui. C'est tout de même très étrange. Pendant plusieurs jours il slalomera le jour parmi les forêts pour ne traverser les bourgs qu'à la tombée de la nuit. Comme un évadé. En chipant des sous-vêtements de rechange sur la corde à linge d'un jardin il trouve un vieux couteau posé sur une pierre. Rentré dans son sous-bois, il va tailler sa barbe en aveugle. La lame aiguisée fait le bruit d'un tissu déchiré. Il doit tirer comme un forcené pour scier son buisson de poils. On pouvait rêver plus discret comme camouflage. Il rit tout seul dans ce qu’il lui reste de barbe. Combien de temps depuis la dernière fois où il s'est rasé ? Demain il s'aventurera sur la route goudronnée. "Encore heureux qu'on va vers l'été". Il ressasse ce titre de Christiane Rochefort pour se donner du baume au cœur. Le sud est une obsession. Déboussolé, il avait choisi le Triangle d'or sans hésiter. Le Château, le Parc des Cévennes et le Petit Théâtre sont éloignés les uns des autres, mais de Paris c'est comme s'ils se touchaient. Max y sera en lieu sûr. Personne ne connaît cette période de sa vie, quand il était bûcheron. Il avait déjà dû se mettre au vert. Le vent avait tourné. Dans le noir, il s'était tordu la cheville en s'assommant avec une branche. Il avait juré. Il ne jure jamais. Il a beau être coriace, cela commence à bien faire. Ses coups de tête agissent comme des électrochocs. Demain il sort du bois pour affronter le réel.

Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.

samedi 12 septembre 2009

20. Pas d'histoire


Chaque fois qu'elle écrivait quelque chose on lui disait qu'il n'y avait pas d'histoire. Rien de plus énervant. Pourquoi se cantonner à une histoire lorsqu'il s'en croise des quantités astronomiques ? Un bombardement de neutrinos, se dit-elle, ils sont tous traversés, mais de là à s'en apercevoir, c'est une autre paire de manches qu'elle compte bien gagner. Stella s'imagine ces lecteurs à la noix comme des passoires sans poignées, collés au fond de l'évier. Elle pourrait faire coup double, retrouver son petit papa et se servir des notes trouvées dans le studio de Philippe pour son nouveau roman. En voilà une qui ne perd pas le nord ! La fouille n'avait pas été trop difficile. Stella se souvenait comment Philippe lui avait appris à retrouver les objets perdus. Ils sont toujours à l'endroit où ils devraient être, mais nous sommes incapables de les voir pour des raisons qui tiennent du lapsus et de l'acte manqué. Il disait aussi qu'il faut prendre de la hauteur, regarder la terre depuis la lune, changer d'angle. Stella, grimpée sur le bureau, s'est tordue dans tous les sens, mais rien. Le coup de fil reçu de Louise n’avait fait qu’emmêler l’écheveau des signes. Revenue à la charge avec un escabeau elle inspecte toutes les cachettes possibles contre le plafond. L'idée lui revient du panier à salade. Philippe et son père lui avaient construit une maison dans les arbres. Comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle détache la ficelle pendue à la fenêtre de la cuisine puis délicatement descend le sac contenant des dossiers protégés par un sac en plastique. Le ciel est noir. Il gronde menaçant. Stella range tout comme elle l'a trouvé pour ne laisser aucune trace de son passage. Au moment de rejoindre les autres elle entend plus bas craquer les marches de l'escalier. Le temps de s'accroupir derrière le buffet du palier, ils sont à côté d'elle. La porte se referme sur eux. Elle se fait chat pour ne pas se faire remarquer en dégringolant comme une matière molle. Dehors elle se fond aux retardataires et prend la tangente à la première intersection. Un grand vide s'ouvre sous ses pieds. Le ciel se déchire. Le paquet pressé sous son chandail, elle prend ses jambes à son cou et galope jusqu'à l'épuisement. Le sang bat contre ses tempes. La pluie ravine ses longs cheveux blonds. Elle court si vite que la ville semble figée autour d'elle. Le sauveur a la forme d'un bus. Ses passagers sont flous, inexistants, absents. Où aller maintenant ? Reprendre son souffle. Le terminus est une première étape. Il n'y a plus de conducteur.

vendredi 11 septembre 2009

19. Mortel


Dehors les champignons ont envahi le silence habité par les fantômes. Comment savoir si leur parfum enivre ou s'il porte l'angoisse des mutations inopinées ? Suave aux narines, la moisissure irrite les muqueuses allergiques. La poussière retourne à la poussière. Il n'y aura pas de cendres. La fête est programmée par une confrérie de vers de terre. Il ne fait plus aucun temps. Les nuages sont passés, le soleil est passé, la pluie est passée, tout est passé et dépassé. On est ailleurs. En attendant le déluge, on peut parler à voix basse. D'étroites allées écartent les danseurs. On voudrait murmurer des mots soufflés, mais la foule exige un porte-voix. Chacun y va de son couplet. L'incompréhension se lit dans les regards humides. Les temps d'arrêt ponctuent les questions maladroites que personne n'ose poser. On en apprend de belles. Les visages burinés par le vent et l'alcool font écho aux signes gravés sur les pierres. Nul n'est autorisé à s'assoir et les places allongées sont réservées. Un enfant en salopette blanche qui sème des petits cailloux demande si une vitrine se cache sous le camouflage. Que voulez-vous qu'on lui réponde ? Ce n'est pas un endroit pour la chasse. Il ne pouvait en aucun cas s'agir d'un accident. La fuite aurait suffi, mais Louise avait clairement vu deux types cagoulés dans la cabine du camion. Hélas, sa plaque était celle d'un coupé immatriculé dans le Var. Rien ne tient debout. On vacille sur ses jambes. Là aussi on est en colère. Le papier que Louise a trouvé sous la selle laisse penser que c’est grave. Elle avait composé le numéro…
Dedans l'air empeste l'alcool à brûler et le formol. La boîte est ouverte pour que chacun puisse y trouver ce qu'il a à y mettre. Des vers de poète y font déjà leurs trous quand Stella entre à petits pas serrés, comme sur des pointes. Tandis qu'elle attend son tour, un des cinq hommes en costume strict lui chuchote que ce moment est très loin, qu'elle n'a pas lieu de s'inquiéter, qu'il a l'habitude de voir ses clients se prendre les pieds dans le tapis en croyant se vieillir, mais qu'elle est déjà une autre. Elle s'approche. Les paupières de Philippe ne laissent percer aucun indice. Ce n'est plus lui. Il lui ressemble, mais ce n'est plus lui. Si l'on s'en tient aux généralités, elle en sait plus long que quiconque sur ce qui les a fait se rencontrer là, dans cette chambre à l'air vicié. La culpabilité la tenterait si elle ne connaissait pas l'attachement du journaliste pour son père. Elle chasse ses idées qui ne mènent nulle part, cherchant plutôt un signe, une image, quelque chose qui l'oriente parmi les objets exposés tout autour. Ce n'est simplement pas le moment. Elle sait devoir revenir très vite. Il y a péril en la demeure. En reculant vers la porte elle saisit des clefs suspendues à un petit aimant pendant que les professionnels referment le couvercle sur des illusions perdues. C'est mal connaître Stella décidée à retrouver son père. Le son du vilebrequin qui cliquète se mêle au chant d'un rossignol perché à la bonne adresse. Derrière le monde qui attend il y a des hommes qui font des rondes en espérant être les premiers. Stella a repéré leur manège et grimpe à l'étage au lieu de suivre le cortège.

mardi 8 septembre 2009

18. Couper court


Tous les chemins mènent à Rome. D'autres en auraient tiré partie. Lui se fiche du Pape comme de sa première chemise. Il l'avait conçue pour ne plus avoir ni chaud ni froid en étudiant l'articulation des cristaux en milieu thermique instable. La bourse à l'innovation lui avait mis le pied à l'étrier, mais la compétition a ses limites. Tout était allé trop vite. Les records se terminent souvent par une sortie de route. Max était d'un naturel trop inquiet pour que ses chacras ne tournent pas en eau de boudin. Le zen aurait mieux collé à son tempérament. Le monde de l'entreprise l'avait dévasté au point de le faire sombrer dans une dépression qu'il n'avait su identifier qu'à ses larmes de crocodile le jour où le trop plein avait atteint son seuil critique. Déserter le GR pour les rails lui redonnait envie de mimer l'araignée de tout à l'heure ou de jouer à cloche-pied sur les traverses. Une deux, une deux. Cette nouvelle binarité le change des 0 et des 1 et n'a rien de militaire. Il avait échappé au service sans mettre en danger sa carrière. Une histoire d'œil gobée par un psy si crédule que c’était à se demander où il avait fait ses classes et si la passe n’avait pas fait coup franc. La grande muette ne plaisante pas avec les réformés.
L'appartement était petit. Le temps de monter son train électrique sa mère lui demandait déjà de tout ranger. L'herbe pousse mal sur les cailloux du ballast. Sans aller jusqu'à retourner à la position fœtale il sent l'irrésistible besoin de retomber en enfance pour sortir du marasme. L'autonomie de son système pileux n'a plus de raison d'être s'il veut retrouver sa joie de vivre. C'est la première fois qu'il y pense sans se justifier par sa paternité. Il pose son oreille sur le rail. Rien d'autre que le murmure d'une autoroute lui rappelant celui de la mer. Comme deux gouttes d'eau. Le son lui coule dans l'autre oreille telle une liqueur antalgique. Plus loin une bande d'Indiens ou de Pakistanais égarés sur le chemin de Calais a élu campement le long de la voie. Max s'approche pour partager un thé blanchâtre sur un Butagaz. Sa barbe les intrigue. On se parle avec les mains, les gestes dessinent des signes de piste. Les uns remontent d'Ancône, l'autre vise Marseille, personne ne va à Rome. On empruntera d'autres routes que les chemins balisés. C'est trop couru. Les rondes effraient les files indiennes. Mieux vaut couper à travers champs. En regardant ces déracinés lâchés par leur escroc de passeur et qui n'ont rien qu'une vague adresse sur une île, Max se dit qu'il a choisi. Il devra vivre pour que ça se sache, pour que la jungle ne se referme pas derrière lui. La fuite cède à la colère. Un orage sec tonne dans le lointain. Il prend congé de ses compagnons d'errance en forçant un sourire international qui lui fend le visage comme une grimace de pin's.

lundi 7 septembre 2009

17. Vagabondage


Cette plaisanterie lui a flanqué le tournis. L'araignée n'a pas besoin de balancier pour avancer sur le fil. Son costume de cosmonaute extraterrestre est amusant, mais moins pratique que le sien. Au contact de l'herbe le tissu se nettoie comme un chat fait sa toilette. Il aurait dû inventer le même genre de soie pour les pieds. Tais-toi. C'est bon de penser à rien. La prise en charge est offerte par la brise qui souffle sur la clairière où Max est allongé. Dans le sous-bois qui l'encercle les habitants continuent leur symphonie de bruits microscopiques. L'abri est flou, offrant une perspective sur un nulle part qui ne saurait durer. Les nuages peignent la seule issue rapide. Il se souvient de Iago et Otello dans le court-métrage sublime de Pasolini, lapidés par la foule des spectateurs en colère. Pour affronter les ronces, la marionnette retend ses fils et se redresse membre après membre, comme on numérote ses abattis. Son squelette craque. Les petites bulles de plastique explosent une à une sous les doigts des nerveux. Les plus jeunes se pincent mutuellement leurs points noirs. Attends, j'en vois encore un ! C'est sans fin. Pas pour lui. La marche procure une sensation de bien-être que le sommeil lui interdit. Les fantômes hantent ses nuits en passant par la trappe pour lui raconter des histoires à dormir debout. À quoi lui aurait servi un cintre sans la tringle ? L'araignée ne bouge plus d'un cil. Sont-ce ses yeux rougis au feu de l'étoile qui scrutent, auscultent ou tâtent la température des corps alléchants ? Ses sens sont sans dessus dessous quand souffle le soufi. Rester couché lui collait mal au cœur, une maladie qui n'existe qu'en français. Il faudra bien traduire pour alerter le monde de ce qui se trame. Quand Max s'accroche à l'arbre, l'aranéide se carapate, vieux réflexe primate qui flaire le danger. La rosée s'évapore. La solitude n'est qu'une solution provisoire. Il faut renouer des liens, s'inventer de nouveaux ports d'attache, se ficeler un itinéraire comme on barde un rôti.

mardi 1 septembre 2009

16. Écoutes


Une photo ne veut rien dire en soi. Son appropriation ou son interprétation lui confère sa valeur. Ce sont ses seules dimensions...
Dans le portefeuille de Philippe celle de leur premier voyage à la mer. Ils avaient neuf ans. C'était l'été au Gymnic Club. Ce n'était ni la tyrolienne qui vous faisait voler jusqu'aux rouleaux ni les agrès qui l'avaient attiré là, mais le trampoline, un immense trampoline qui allait faire de lui la coqueluche de la plage. La foule des parents venus l'admirer avec leurs mioches lui offrirent tant d'Orangina qu'il en sera dégoûté jusqu'à la fin de sa vie. À cet âge on pense à autre chose. De son côté, Max avait eu son heure de gloire en fichant une rouste à un plus grand qui lui avait piqué son ballon de foot. Il s'avèrera que le petit voleur n'était autre que le futur patron de la Déesse qui prendrait un jour la succession de son père. Panique parmi les domestiques qui avaient couru s'interposer pour séparer les deux teignes. Une amitié était née entre l'acrobate et le boxeur, deux futurs intellos de première.
Max avait accroché dans ses chiottes un cadre en merde d'éléphant rapporté de leur premier voyage en Thaïlande. Un mois de rêve où ils avaient fait les quatre cents coups, multipliant les aventures et les preuves par neuf. Le cadre ressemble à du papier grossier et ne dégage aucune odeur particulière. Ce n'était pas la photo à laquelle il tenait le plus. Celle de ses vingt ans où il faisait du pogo au milieu d'une bande de punks avait sa préférence. Et Philippe avait un faible pour celle où Slavoj Žižek le serrait maladroitement dans ses bras comme quelqu'un qui évite les effusions. Quatre images comiques en référence à leurs parties de rigolade que la fumette avait entretenue au travers des années : La Baule avec les deux singes la tête en bas les pieds en l'air devant une bande de filles énamourées, leurs grimaces sur le dos du pachyderme, les crêtes de coq se dressant dans le noir et l'embrassade gauche avec l'ours slovène.
Dans l'antichambre Max avait ramassé la photo du Gymnic Club et il avait baissé sa garde. Il avait consciencieusement évité de faire craquer le parquet. Dans l'œilleton il reconnaît bien son vieux copain sur le palier en train d'écrire un énième message. Verrou, verrou et reverrou. Max, lui, est méconnaissable. Même ballet de loquets dans l'autre sens. La barbe qui a poussé de manière folle cache des traits émaciés. Le journaliste tente une explication, mais son ami semble la tête ailleurs. Ses yeux sont ceux d'une bête traquée. Des larmes, encore des larmes, à croire qu'il fait partie de l'espèce des pleureurs, lorsque Philippe raconte le coup de téléphone de Stella. Mais pas un mot. Le silence règnera jusqu'à ce que tombe la nuit. Philippe a compris que son interlocuteur a besoin d'une période d'acclimatation. Il a largement le temps de se demander pourquoi on appelle le Jardin d'Acclimatation à Paris, ignorant que ce fut d'abord une sorte de zoo. Il bouge lentement, affirmant sa présence sans exercer aucune pression. Des mots finissent par sortir. Des phrases sans verbe. Des verbes sans phrase. Le puzzle se construit lentement. À la moindre critique, au moindre doute, au moindre risque, la Déesse dévore les enfants, les siens comme ceux des autres. L'intérêt de l'État justifie les pires exactions et les profiteurs en jouent en virtuoses. Max raconte les "orages secs" que la Déesse voudrait taire. Dans ce monde-là aussi les mots en remplacent d'autres. Philippe remplit les cases manquantes. Max lui a refilé le bébé. Il livre le numéro de deux comptes bancaires liés à une vieille affaire jamais élucidée, et pour cause. Le Président, répète-t-il trois fois, et puis que cela n'est pas le problème, c'est au-dessus que tout se trame. Trop d'intérêts en jeu. Il entrecoupe ses explications d'un galimatias marmonné comme s'il chantait dans sa barbe. Philippe n'en tirera rien de plus, pas ce soir. Raccompagnant son ami jusqu'à la porte aux trois serrures, Max lui conseille de rencontrer Driss à la Piscine. Même si son contact n'est plus à la Porte des Lilas, il continue de dire La Piscine, c'est plus frais et rime avec liquide. "Et Stella ?" Max met le doigt devant sa bouche pour lui faire comprendre qu'il est hors de question de la mouiller.
Son iPhone indique deux heures du matin lorsque Philippe reprend le chemin du XIème. La rue de Vaugirard est déserte. Il se méfie particulièrement des camions et des fourgonnettes. Tout est calme. Si quelqu'un faisait le guet cela se verrait. Il s'était fait la même remarque en arrivant en fin d'après-midi. Grave erreur. On ne sait rien de ce qui se passe derrière les autres fenêtres.