70 Roman-feuilleton - mars 2012 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 29 mars 2012

USA 1968 - Index des sons, musiques et films


les sons, musiques et films sont pour la plupart inédits
classés chapitre par chapitre
(des liens hypertexte renverront directement aux évènements multimédias disséminés dans le roman)

-1 Home movie, Jean Birgé, film muet, 1955/1958 - 1’47
0 Samba, Antonin-Tri Hoang (sax alto), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (électronique), 2011 - 2’05
1 Radio Burger, Jean-Jacques Birgé (remix), Philippe Labat (guitare), Éric Longuet (guitare), 1971/2012 - 1’00
2 Feu d’artifice, 2012 - 0’33
3 NY Stress, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (électronique, reportage), 2011 - 1’23
4 Agnès lit son Journal, 2011 - 0’34
5 Ping-pong, 2012 - 0’15
6 Show Me, Jean-Jacques Birgé (piano), 1966 - 0’13
7 Larsenationale, Jean-Jacques Birgé (électronique), 2012 - 0’49
8 Casino Royale at the Drive-In, 1968 - 0’26
9 La ballade de Davy Crockett (T. W. Blackburn traduit par F. Blanche/G. Bruns), Jean-Jacques Birgé, 1958 - 0’34
10 Papa, 1978 - 0’04
11 Avancée, Antonin-Tri Hoang (clarinette), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 3’01
12 Tension 1, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 3’05
13 Serpents à sonnette, 2012 - 0’25
14 Tchernobyl, Bernard Vitet (orchestre), Jean-Jacques Birgé (électronique et mixage en temps réel), paru sur Établissement d’un ciel d’alternance (cd GRRR 2026), 2002 - 8’13
15 Tijuana, Jean-Jacques Birgé, vidéo, 2000 - 1’13
16 Sable, 2012 - 1’15
17 Conte 3, Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 4’08
18 Zoos, Jean-Jacques Birgé, vidéo, 2000 - 0’58
19 Penser à l’envers, Jean-Jacques Birgé (paroles et orchestre) et Bernard Vitet (musique et voix), écarté du CD Carton, 1995 - 5’12
20a Universal, Jean-Jacques Birgé, vidéo, 2000 - 1’01
20b Réserves, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 1968, vidéo, 2000 - 3’49
21 Golden Gate, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 2011, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (électronique), vidéo, 2000 - 1’34
22 Loin, Antonin-Tri Hoang (clarinette basse), Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 2’38
23 Five Hundred Micrograms, Francis Gorgé (guitare), Éric Longuet (guitare et basse), Philippe Labat (guitare), Jean-Jacques Birgé (orgue et basse), Marc Lichtig (batterie), 1972 - 6’30
24 Las Vegas, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 2006, vidéo, 2000 - 3’44
25 Insolation, Jean-Jacques Birgé (électronique), 2012 - 1’13
26a Nesti Tango, Jean-Jacques Birgé, avec Philippe Deschepper (guitare), Yves Robert (trombone), Jean-Jacques Birgé (synthétiseur), Éric Échampard (batterie), vidéo, 2000 - 4’35
26b Hearst Castle, Jean-Jacques Birgé, musique composée en 1994, vidéo, 2000 - 3’28
27 Horizon II, Bernard Vitet et Jean-Jacques Birgé (orchestre), 1995 - 2’28
28 Dimanche, Bernard Vitet (trombone à pistons), Bib Monville (sax ténor), Bob Aubert (guitare), Pierre Franzini (piano), Pierre Sim (contrebasse), Baptiste « Mac Kak » Reilles (batterie), paru sur Surprise-Partie avec Bernard Vitet (LP Guilde Européenne du Disque SP53), 1954 - 4’07
29 Joie, Vincent Segal (violoncelle), Jean-Jacques Birgé (orchestre), 2011 - 1’15
30 La nuit du phoque (extrait), Jean-Jacques Birgé (réalisation, orgue,électronique, percussion) et Bernard Mollerat (réalisation), avec Philippe Danton (animation), Jean Birgé (voix), Jean-Pierre Lentin (synthétiseur), paru sur Défense de (cd+dvd MIO 026-027), film, 1974 - 1’44
31 Ô monde immonde Hammond, Jean-Jacques Birgé (orgue), 2012 - 1’11
32 Le sniper, Jean-Jacques Birgé, film, 1993 - 2’57
33 Om, Jean-Jacques Birgé (trompette à anche, voix), 2012 - 1’06
34 Hélicoptère, 2012 - 0’31
35a Lux Nunc, Jean-Jacques Birgé (électronique, avion), 2012 - 0’57
35b Nabaz'mob à New York, Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé, making of filmé par Françoise Romand, vidéo, 2006 - 2’06
36 Mécaniques cantiques, El Strøm avec Birgitte Lyregaard (voix), Sacha Gattino (harmonicas, métallophone, clavier/échantillonneur), Jean-Jacques Birgé (paroles, guimbardes, harmonicas, xaphoon, chimes, Tenori-on), 2012 -10'43

On ne se refait pas. J'ai toujours aimé les listes. Je les ai souvent croisées pour trouver l'inspiration, scrutées pour avoir une vue d'ensemble sous un angle différent. C'est l'une des quatre entrées du roman avec la liste des chapitres, la mosaïque des images fixes et la carte interactive du périple. Les sons, musiques et films qui accompagnent le roman ne seront évidemment accessibles que lors de sa publication sur publie.net au format ePub, en tout 66 minutes de musique et 29 minutes de film.

vendredi 23 mars 2012

36. Épilogue


Si tous les âges que nous avons eus un jour cohabitent dans le même corps, la conjugaison au présent a retrouvé son synchronisme avec le temps de l'écriture. Chronique. J'avais imaginé conter notre périple avec la naïveté de mes quinze ans, comme si j'avais retrouvé mon carnet de voyage de l'époque. L'aventure réelle devait devenir la base d'une histoire romancée où j'aurais pu prendre des distances avec ce que nous avions vécu. C'était risquer de jeter le doute sur son authenticité. Je n'ai jamais su mentir. Du moins je le crus longtemps avant que l'adultère ne me prenne dans ses filets. Je n'en ressentis aucune gloriole, bien au contraire. Si je constatais mes dons en la matière, j'éprouvai une honte à tromper si facilement mon monde. Mon premier roman avait été une pure fiction, entendre une œuvre de l'esprit s'inspirant d'anecdotes glanées auprès de proches et de lointains, une élucubration oscillant entre polar, science-fiction et politique. Cette fois, l'histoire était trop incroyable pour qu'elle souffre la moindre entorse à la réalité. Dans les limites de notre mémoire, bien entendu. Je me condamnais moi-même à ne rien inventer. Il m'est arrivé de baptiser un chien dont j'avais oublié le nom, mais c'est tout ce que je m'autorisai. Je veux pouvoir regarder en face mon interlocuteur sans ciller. Les yeux ne trompent pas. J'ai une confiance aveugle en ce que je lis dans ceux des autres. Cela me prend une seconde, au premier regard, mais je sais, même si parfois je fais la sourde oreille parce que la vérité me dérange. Certains prendront cette intuition pour quelque mystique sacrée, pour d'autres c'est juste avoir du nez. La sincérité me touche. J'ai souvent cité l'exergue de Jean Cocteau à son histoire féline dans Le Journal d'un inconnu, "ne pas être admiré, être cru". Quand on y a goûté on ne s'en dépare plus. Devant le potentiel du réel tous les sens sont en émoi. Ma sœur et moi avons eu la chance de nous trouver aux bons endroits aux bons moments et de savoir en profiter le reste de notre vie. Ce présent est devenu un temps immuable, compilant le passé et l'avenir dans un amas quantique où le syndrome de Peter Pan se dissoudra petit à petit. Mieux, notre combat et nos idées nous survivront, comme elles nous furent léguées.

La distance est pourtant fondamentale entre le voyage de mes quinze ans et celui de ma fille au même âge. Nous avions fait la route sur les pas de Jack Kerouac et nos aînés de la Beat Generation avec les moyens du bord. Elsa empruntera les mêmes routes dans le luxe d'un road movie où son père tiendra le volant. Nos parents avaient souffert du manque, nous sommes des enfants d’après-guerre à finir notre assiette, les nôtres seront gâtés, que nous y prenions garde ou pas. Beaucoup perdirent leurs illusions et il faudra encore quelques cataclysmes pour que la révolution accouche de nouvelles utopies, mais nous sommes à nouveau sur les rails. La théorie des catastrophes du mathématicien René Thom est-elle applicable à l'humanité ? Jean-Luc Godard, à qui le titre de ce roman fait directement référence pour sa série coréalisée avec Anne-Marie Miéville, explora ce chemin dans 6x2, sa précédente série télévisée. La suivante, France, Tour, Détour, Deux Enfants était elle-même "librement inspirée" par Le tour de France par deux enfants, écrit en 1877 par G.Bruno, pseudonyme d'Augustine Fouillée, qui avait servi de livre de lecture du cours moyen des écoles de la IIIe République jusque dans les années 1950. En 1978, dix ans après notre voyage initiatique qui vaut tous les cours appris en classe, les épisodes de la série de Godard et Miéville traitaient de la lumière, de l'inconnu, de l'impression, de la violence, du pouvoir, du roman, du rêve et de leurs contraires. Leur fréquentation n'était que le prolongement des interrogations que nous rencontrâmes sur notre route. J'avais jusqu'ici été un bon élève, scolaire. J'allais bifurquer vers une autre école, que je ne quitterai jamais. Personne ne s’apercevrait de cette mutation jusqu’à mon échec au baccalauréat que je devrai repasser l’année suivante. Je venais de comprendre que la vraie vie est ailleurs.

(terminer par la diffusion de Mécanique cantique du trio El Strøm, 2012)

jeudi 22 mars 2012

35. L'odyssée


(Lux Nunc, un drône aigu inspiré par Ligeti se transforme en son de Boing qui décolle)

Ouvert en 1919, le Loew's Capitol fermera définitivement six jours après notre passage, sur une dernière soirée de gala. Le cinéma de quatre mille places sera démoli. La tour du Paramount Plaza s'y élevera. Nous n'en savons encore rien et nous profitons de l'écran géant en 70mm Cinérama avec son six canaux. Un magnifique programme format américain reprend les plus belles images du film, mais nous ne retrouverons jamais l'émotion de cette première. Le film de Kubrick a besoin de cette démesure. La musique de György Ligeti influencera plusieurs pièces qui accompagneront mon récit. À la sortie, comme une réminiscence de ces à-plat étals animés d'un mouvement brownien, il pleut des hallebardes et nous avons du mal à trouver un taxi. En temps normal il suffit de lever le bras pour qu'un s'arrête devant vous. Agnès craint la nuit à New York. Mr Goldschmidt nous attendait à la maison, nous avons bavardé un moment avant d'aller nous coucher.

11 septembre 1968. Nous nous levons vers 9h. Betty, la fille de Mrs Levy, est passée voir si tout allait bien et nous sommes descendus prendre un petit déjeuner avant de préparer nos bagages. Vers 13h nous allons nous promener une dernière fois sur la Cinquième et vers 17h nous prenons un taxi pour Kennedy Airport. Ça y est, j'abandonne les a.m. et p.m., je recompte les heures de une à vingt-quatre. Nous n'avons presque rien mangé depuis deux jours. Lorsque nous sommes enfin au dessus de l'Atlantique et que l'on nous sert le plateau repas j'ai du mal à tenir mes couverts tant je tremble de faim. Le saumon fumé me semble absolument délicieux. Je savoure. Nous serons le 12 lorsque nous arriverons à Orly, mais la rentrée des classes n’aura lieu que le lundi 23, premier jour de l’automne, ce qui nous laisse largement le temps de nous réacclimater. Pourtant rien ne sera plus jamais comme avant.


New York change sans cesse. En 1968 les Twin Towers ne sont pas encore construites et n'existeront déjà plus quand je reviendrai pour la deuxième fois en 2005. Lors du road movie avec ma fille nous resterons sur la côte ouest. Je m'entête à répéter que je ne reviendrai aux États Unis que pour y travailler, mais je me ferai violence en 2000 pour y emmener Elsa. Entre temps je serai allé plusieurs fois jouer au Québec avec Un Drame Musical Instantané, mais le protectionnisme et les cachets dérisoires ne me pousseront pas à revenir de sitôt aux USA. C'est pourtant une opportunité de travail qui me fera m'envoler pour New York. Je partirai jouer le directeur artistique pour le chanteur mahorais Baco qui mixe son disque au fin fond de Brooklyn, New Lots, dernière station de métro sur la ligne 3. À Manhattan le wagon est presque tout blanc, mais au fur et à mesure des arrêts, plus je m'enfonce dans Brooklyn, plus il devient noir. Au terminus je suis le seul blanc. Pareil dans la rue. Sur le trajet de retour, c'est l'inverse. Fondu au blanc. Pendant ce temps-là, Françoise est jury au Festival Tribeca. Nous habitons un grand hôtel, fréquentons les stars, déjeunons avec Robert de Niro, le contraste est éblouissant. Ma compagne, toujours facétieuse, demande à son chauffeur perso de venir nous chercher en limousine à la sortie d'un concert de rap dans une université de Brooklyn ! Keziah Jones est venu écouter Baco avec la slameuse Hanifah Walidah et la chanteuse tibétaine Yungchen Lhamo. À deux pas de notre hôtel, le quartier de Tribeca est éventré par le trou énorme creusé par les attentats de 9/11 qui restent une énigme, la version officielle n'étant définitivement pas crédible.


(placer ici le film du making of de Nabaz’mob filmé à New York)

En septembre - octobre 2006 je reviens à New York pour présenter Nabaz'mob, l'opéra des lapins communicants composé avec Antoine Schmitt. Cent robots, autant que les métronomes du Poème Symphonique de Ligeti ! Gros succès au NextFest organisé par le magazine Wired au Javits Center. Pendant quatre jours soixante dix mille visiteurs prennent d'assaut notre Rabbit Theater. Ce n'est même pas un civet, c'est du massacre, mais cette présentation inaugure une tournée mondiale qui durera plus de cinq ans. Je repense aux lapins d'opérette alignés au garde-à-vous sur le bord de la route, à l’âme de l’enfance qui ne nous a pas quittés, aux fleurs de San Francisco, aux cent fleurs qui tourneront à l'horreur, envers du siège de Sarajevo qui, à l’opposé, renvoie aux racistes d’East Hartland et à nos pires cauchemars. Nous ne pouvons pas nous échapper. Depuis août 2005, les événements marquants de ma vie se retrouvent sur mon blog. J'y chronique également films et DVD, musique et CD, des livres, des expositions, le fourre-tout que l'on appelle multimédia, mes humeurs, souvent sociales ou politiques, des billets pratiques, des récits de voyage... Je tiens à rester un généraliste avec des spécialités. En 2010, le blog passe en miroir sur Mediapart. Début 2012, j'y publie le premier jet de ce second roman, comme je l'avais déjà fait avec le premier, La corde à linge. Comme j'arrive au terme de mon récit, je rejoins le studio pour enregistrer la musique qui accompagnera sa lecture et monter les extraits vidéo à insérer dans la narration, en plus des photographies. Pendant ce temps, dehors, les sirènes de l’espoir hurlent qu’une fois encore les temps vont changer.

mercredi 21 mars 2012

34. N.Y.C.


Ce peut-il que les tableaux soient authentiques et que nous soyons en présence d'un incroyable musée privé ? J'assure Agnès qu'il me semble peu crédible que ces tableaux soient des copies. Je lui répète : "Je te promets, ce sont des vrais, il est impossible qu'il en soit autrement !". Matisse, Modigliani, Magritte, Milton Avery, Julius Bissier, Toulouse-Lautrec, Renoir, Picasso se tiennent les uns contre les autres, cadre contre cadre, comme un puzzle où toutes les pièces sont jointives. Les rares endroits où poser quelque chose sont encombrés de sculptures. Lorsqu'elle apparaît enfin, Mrs Levy nous présente ces œuvres d'art signées Rodin, Mayol, Arp, Calder, Moore... Nous n'avons jamais été confrontés à tant de chefs d'œuvre, dans cette intimité exigüe, ni même à cette proximité, car je ne me souviens pas que nos parents nous aient jamais emmenés visiter le Louvre ou un autre musée. N'ayant pas le temps de s'occuper de nous pour l'instant elle nous prête deux cartes pour entrer gratuitement au Musée d'Art Moderne dont elle est actionnaire. Elle a certainement remarqué nos yeux ébahis, mieux encore, notre appétit devant tant de merveilles. Nous y allons en bus. Le festival se prolonge donc au MoMA où nous sommes amusés de découvrir le portique d'une station de métro parisien signé Hector Guimard. Nous passons l'après-midi dans des salles quasiment vides. Les œuvres semblent nous attendre.

De retour dans leur appartement d'Upper East Side, nous faisons la connaissance de Paul Goldschmidt, un ami belge qui travaille aussi chez Goldman Sachs comme Mr Levy. Il est question qu'il nous héberge. Je repense à Henry Birge en constatant que les domestiques, et il y en a une tripotée, sont tous noirs. Nous passons à table. Le maître d'hôtel qui fait le service porte des gants blancs. Nous sommes extrêmement intimidés. Je suis embarrassé lorsqu'il me tend la salade, car je crains de ne pas m'en sortir et d'en mettre partout. À la maison c'est toujours Papa qui nous sert. Mrs Levy s'excuse de l'absence de son mari, empêché pour des raisons professionnelles. Je crois comprendre qu'il est le chairman du New York Stock Exchange et que Richard Nixon est venu le chercher en hélicoptère sur le toit de l'immeuble.

(hélicoptère)

Je ne trouve pas chairman dans mon dictionnaire Lilliput, mais cela signifierait qu'il est le patron de la Bourse de New York. Wall Street ! Nixon n'est pas encore président des États Unis, mais il va le devenir en janvier prochain. Pendant le dîner personne ne parle pas politique, encore moins économie, mais l'on nous pose mille questions sur notre voyage. Nous avons fini par comprendre que nous figurons un peu deux petits singes savants pour tous les gens qui nous reçoivent. On se les arracherait presque.


Comment aurions-nous pu imaginer un tel luxe ? Les finances parentales se portent mieux que par le passé, je m’en rends compte au fur et à mesure de notre histoire, mais nous sommes très très loin de notre environnement social habituel. Je me souviens d'une élégante anecdote montrant notre niveau de vie dans mes premières années. Un jour que mon père avait eu une envie pressante, il était descendu aux toilettes d'un café. Comme la lumière ne fonctionnait pas et qu'à tâtons il ne trouvait pas le rouleau hygiénique il a cherché dans sa poche un bout de papier pour se torcher. En ouvrant la porte il aperçut son dernier billet de cinq mille (anciens) francs, l'équivalent de sept euros au siècle prochain, happé par la chasse d'eau. À cet instant précis, pensant à ses deux enfants à charge, mon père décida de changer de métier. Dix ans plus tard, Paul Goldschmidt nous présente au liftier pour qu'il nous laisse monter à son appartement de la Cinquième Avenue, l'ascenseur de l'immeuble s'ouvrant directement sur son entrée où sont exposées d'étranges sculptures modernes. Au neuvième étage l'appartement abrite quantité d'œuvres d'art à tel point que nous imaginons qu'il ne peut s'agir que d'un marchand d'art. Il n'en est rien. Nous sommes simplement chez des gens très riches. Sur l'immense terrasse sont posés des sculptures de Moore et des stabiles de Calder, sur la table du salon brille un superbe Arp en métal doré tout en rondeurs. Le réfrigérateur est plus pauvre. Pendant ces deux derniers jours nous ne nous nourrirons que de la glace au chocolat trouvée dans le congélateur, que pour ma part j'agrémenterai de petits piments d'oiseau. Il n'y a rien d'autre à manger. La proximité des œuvres nous fait tourner la tête, car, étrangers aux musées, nous sommes confrontés pour la première fois de notre vie à des œuvres d'art originales, toiles de maîtres que nous ne connaissons que par leurs reproductions dans le Petit Larousse ou dans des livres de classe. Nous allons devoir nous débrouiller seuls à New York, ce qui inquiète terriblement ma petite sœur, échaudée par nos anciennes aventures passées dans cette ville aux allures brutales.


Avant d'aller se coucher, Agnès rédige son diary où j'ai ajouté le nom des peintres dont j'ai reconnu la signature chez les Levy. Le lendemain matin, nous partons enfin à l'assaut de la ville en commençant par le Guggenheim Museum. L'art moderne nous a tapé dans l'œil ! Nous descendons sa célèbre spirale, portés par notre propre poids. Ayant raté le Gray Line Tour en français, nous le suivons en anglais, en passant par le Rockfeller Center et l'East Village. Il fait terriblement chaud. L'air, pollué, irrespirable, rend le climat plus lourd que les gratte-ciel qui nous oppressent. Nous faisons un saut à Harlem où l'on nous a pourtant formellement déconseillés de nous rendre, mais nous n'y voyons rien de particulier, si ce n'est des enfants jouant au milieu de la rue. À Chinatown je me fais voler les bâtons d'encens que je viens d'acheter pendant que j'essaie en vain de téléphoner à nos contacts new-yorkais depuis une cabine qui ressemble à une pagode miniature.

Après une pause "à la maison" pour déposer nos dernières emplettes, un 33 tours des Silver Apples et un 45 tours des Beatles qui vient de paraître avec Hey Jude en face A et Revolution de l'autre côté, nous allons faire un tour nocturne à Times Square et sur Broadway. L'album des Silver Apples, en métal argenté, est le premier disque de musique électronique que j'entendrai : neuf audio-oscillateurs joués avec les mains, les coudes, les genoux et les pieds, et une batterie énorme de treize fûts et cinq cymbales. Toujours curieux, je prendrai l'habitude de choisir les disques sur leurs pochettes, découvrant par hasard dès leur sortie en France White Noise, Moondog, Harry Partch, Bonzo Dog Band, Family, Maurizio Kagel, Michael Snow, John Cale... Pour fêter notre départ imminent nous nous offrons la projection de 2001: A Space Odyssey au Capitol en Cinérama.

vendredi 16 mars 2012

33. Délivrance


(Om, pour voix et électronique)
Légende sous le player son :
Respirez profondément avant de reprendre la lecture.

Om ! J'aurais bien besoin de travailler le mantra des mantras, le son primordial, sens de l'univers... Les cinq jours dans le Connecticut ont été une épreuve, le passage le plus risqué de notre périple. Se frotter à tant d'intolérance et de violence assumée me rend malade tout en excitant ma révolte. Les valises sont de plus en plus lourdes. Arrivés à bon port, Boston, nous avons marché jusqu'au motel où Bill Bazzy nous a retenu une chambre. Dans son journal, Agnès note qu'il y a la télévision et une salle de bain avec baignoire. Le nom de l'état du Massachusetts, à l'origine une tribu algonquienne, est aussi difficile à prononcer que notre lessive sèche d'archiduchesse. Les bulles de son explosent sous l'eau chaude où je marine. Comme il est bon de se détendre et d'aller se promener sans n'avoir de comptes à rendre à personne ! Les toits gris vert donnent une allure vieillotte à cette ville qui ne possède pratiquement aucun gratte-ciel. Elle me rappelle plutôt l'Allemagne où je suis aussi allé apprendre le hoch Deutsch à Düsseldorf et la bonne blague à St. Johann in Tirol où je m'étais ennuyé ferme. Pas très folichon non plus, la Nouvelle Angleterre. La nouveauté est toujours relative. Un jour notre modernité nous paraîtra surannée. Les parcs sont d'un vert plus tranché, contrastant avec la brique rouge et l'écorce des arbres. Pourtant il y a quelque chose de gris que je ne m'explique pas. Mr Bazzy vient nous chercher pour dîner dans un snack du quartier, avant une nuit de sommeil bien méritée.

The Boston Commons est un parc public où nous nous promenons parmi les écureuils. Nous trouvons étrange que les Américains les considèrent comme des rats ou des pigeons, très nombreux aussi, mais nous sommes habitués aux volatiles parisiens et nous y faisons moins attention. Les autochtones n'aiment pas trop les petits rongeurs facétieux qui l'hiver s'attaquent à leurs poubelles, tandis que nous en adopterions un avec joie pour le ramener dans nos bagages ! Bill Bazzy a toujours un cigare au bec. Il travaille beaucoup, aussi vient-il seulement nous chercher pour dîner au restaurant avec sa femme. Langouste au menu, on se régale ! Il nous a invités dans un nouveau motel, près de Dedham, qui nous rapproche de la station Greyhound. À part le séjour à Washington en famille retrouvée, c'est la première fois que nous dormons à l'hôtel, n'ayant pas les moyens de nous en payer. Nous quittons donc le Riverside Bus Station pour New York le troisième matin, après nous être baladés à pied un peu partout.


Retour à la case départ. Nous ne recevrons pas vingt mille francs, mais la note d'hôtel était aux frais de la princesse. Nos finances ne sont pas très brillantes. Heureusement la fin du voyage se profile. En arrivant à New York en début d'après-midi, nous prenons un taxi pour nous rendre chez Mrs Levy, une autre amie recommandée par les Benjamin de Los Angeles. J'inverse la donne, c'est plutôt nous qui sommes recommandés ! Le temps est effroyablement lourd, l'air poisseux, grassement pollué. La chaleur excessive fait peser une chape de plomb au dessus de nos têtes. Le petit salon où nous poirotons une heure chez les Levy est agréablement rafraîchi par l'air conditionné. Comme nous n'avons rien à faire je regarde les tableaux qui couvrent les murs du sol au plafond, serrés comme des sardines les uns contre les autres, sur les quatre murs. Une question nous vient à l'esprit en inspectant les signatures...

jeudi 15 mars 2012

32. L'enfer


(il faudra probablement cliquer sur une image fixe
pour lancer le film qui portera en légende :
Si vous préférez rester sur le petit nuage,
passez directement à l'épisode suivant.)

Je tournerai Le sniper le 17 décembre 1993 pendant le siège de Sarajevo. Il représentera la suite logique de mon aventure, des événements historiques ou intimes qui m'auront touché, avant et après. Sans ce voyage, sans le mois de mai qui l’a précédé, je n’aurais probablement jamais osé partir pour la capitale bosniaque assiégée. Le fantôme de mon père, décédé six ans plus tôt, ne m’en laissera pas le choix. Toute ma vie je sentirai sa présence bienfaisante me guider. Voici la version française du texte de mon film que Ademir Kenović écrira en bosniaque et que je traduirai de l’anglais :

Je décide toujours avec soin comment, quand et où passer :
près des bâtiments ou au milieu de la rue...?
Je zigzague...? Je traverse vite...? Ou lentement...?
Je fais en sorte qu'on me voit le moins possible des collines qui sont beaucoup trop proches de nous et que personne n'aime plus regarder...
Parfois en marchant j'essaie d'imaginer ce que c'est que d'être touché par un sniper...
Est-ce qu'on peut sentir la balle vous transpercer le corps...?
Est-ce que ça fait mal... Ou chaud...?
Je me demande si je tomberai...
Si j'entendrai le sifflement de la balle... Avant qu'elle me touche... Ou après...?
Quel bruit font les os en craquant...?
Le cycliste qui s'est fait décapité par une mitrailleuse antiaérienne,
a-t-il été conscient de quoi que ce soit...?
Je continue de croire que je serai "juste" blessé...
Je ne pense jamais que je serai tué.
Je me demande si j'aurai le temps de voir voler une partie de mon corps devant moi après avoir été touché...?
Est-ce que ça produit une odeur... Un goût...?
À quoi pense l'homme qui se cache la tête derrière son journal en traversant là où tirent les snipers...?
Je pense : ai-je peur ou suis-je seulement curieux
parce que je déteste ignorer les choses qui me concernent...?
Et puis je me demande pourquoi certains marchent sans rien comprendre, l'air hagard...
Pourquoi certains en protègent d'autres...
Et pourquoi d'autres encore courent machinalement...?
D'autres enfin essaient de vaincre leur peur en marmonnant des explications stupides...
Parfois je pense à ceux qui tirent : comment choisissent-ils leurs victimes,
homme ou chien, femme ou enfant, quelqu'un de jeune ou de célèbre,
ou peut-être que c'est par la couleur de leurs vêtements...?
Est-ce que le tireur est heureux quand il fait mouche ?
Je pense souvent au mépris profond des habitants de Sarajevo
pour ceux qui disent qu'ils ne savent pas qui et d'où l'on tire
et pour tous ceux qui font semblant de les croire.
Ils regardent simplement les futurs fascistes, autour d'eux, qui tirent sur leurs enfants...



Le 14 janvier 1994, à mon retour de Sarajevo j’écrirai :

Sarajevo trouble tous ceux qui y sont allés et y ont séjourné. Pas une heure ne passe sans que nous ne pensions à ceux et celles qui vivent là-bas. Le retour est pénible. Il y a du désordre dans ces notes. Nous n'avons pas encore trouvé ce nouvel équilibre auquel nous aspirons mais qui doit composer avec ce que nous étions, avec ce que vous êtes, avec ce que nous redeviendrons peut-être.

Là-bas ressemble tant à ici. Pourtant on n'y respire pas l'air à pleins poumons, parce que le ciel est de plomb, de plomb qui tue. Ici je peux me promener sous le ciel diurne ou nocturne, mais j'ai du mal à supporter les mille et une petites mesquineries que le confort engendre. Jour après jour je me réadapte, à redevenir un monstre après avoir été un fou.

Je savais que le fascisme, et rien d'autre, pourrait un jour avoir raison de ma non-violence. Sur le rien d'autre il faudra bien un jour que je me penche. Quant au fascisme c'est tout de suite qu'il faut briser l'œuf du serpent. Pour "construire" la Grande Serbie, Milosevic a misé sur le fait que nous n'interviendrions pas. D'autres apprentis-dictateurs miseront sur Sarajevo pour envahir la Pologne. Ce ne sont pas les 40% d'une Mussolini qui sont les plus inquiétants, c'est la proposition d'alliance d'un Berlusconi entre la démocratie chrétienne et le parti fasciste qui est alarmante. Pour camoufler la gigantesque crise économique, le national-socialisme recourt à ses solutions barbares. Cette fois il n'y a même plus une idéologie dont il faudrait se débarrasser préalablement, on peut passer directement à la haine de l'autre. Bon dieu de merde, ressortez de nouvelles utopies, ils revendiquent cette fois ouvertement le nettoyage ethnique. N'attendons pas que Jirinovski gouverne à Moscou. Eltsine comme dernier rempart contre le fascisme, on est bien mal parti !

Sarajevo n'a aucune valeur stratégique, c'est un symbole. À Belgrade, capitale de la Serbie, on a mis en service la semaine dernière un billet de 2 milliards de dinars. Les Serbes ont faim, tout est trop cher. À Sarajevo les Bosniaques n'ont pas ce problème, il n'y a rien, rien à acheter, ou si peu. Un peu de marché noir, des cigarettes, des produits de beauté, des raccords de plomberie. L'aide humanitaire n'arrive pas, bloquée sur la route par les rouages administratifs d'une ONU complice, ou confisquée par l'armée serbe qui en prélève la plus grosse part. Le peuple de Sarajevo est résistant. Rappelons que ce n'est pas la guerre, c'est un siège. La ligne de front est à 100 mètres ou à 5 kilomètres, là-bas ce sont des tranchées. Ici ce sont des civils, des gens comme vous et moi, des gens qui sortent dans la rue pour aller chercher du pain, de l'eau ou du bois. On fait du pain, on le trempe dans la sauce, ça fait un repas ; il y en a marre des lentilles. Il y a des points d'eau, ou bien quelquefois le robinet coule juste une demi-heure, on remplit des bidons. Il n'y a plus d'arbres, ils ont été coupés l'hiver dernier, il n'y a plus d'étagères, elles ont été brûlées l'hiver dernier. Les snipers tirent sur les gens qui sortent dans la rue. Jour et nuit, 3km800 maximum, lunette à infrarouge. Ils tirent sur un enfant, ils tirent sur un chien, ils tirent sur tout ce qui bouge ou sur tout ce qui ne bouge plus. On traverse en courant. Ils utilisent des mitrailleuses antiaériennes à hauteur d'homme. On ne traverse plus. Pour les obus, jusqu'à mille par jour en période de pointe, inutile de sortir pour s'en prendre un sur le coin de la figure, ils viennent jusque chez vous. Ça tombe où et quand ça veut. Technique de guerre des nerfs. Un premier obus, un deuxième dix minutes après pour l'ambulance, et un troisième par sécurité. Cibles préférées : les écoles et l'hôpital, services de pédiatrie, maternité, chirurgie. En général à partir de vendredi midi, un peu moins d'obus et de grenades, les tirs des snipers, descendus à la ville pour le week-end, s'intensifient. On vient faire un carton. C'est le soir que j'étais le plus tendu, quand nous roulions à 120 km/h tous feux éteints sur Sniper Allée. Il est plus difficile de tirer sur une cible mouvante. Cette grande avenue traverse Sarajevo sur tout son long et il est impossible de ne pas la croiser ni l'emprunter, on y est à découvert. Il y a peu de voitures, il n'y a plus d'essence, elle vaut l'équivalent de 150 Francs le litre. On se déplace le moins possible. Ismet conduit en faisant des zigzags, il monte sur les trottoirs, il klaxonne. Ismet connaît parfaitement les endroits dangereux. Dans notre minibus camouflé en voiture de police, le soir quand nous roulions vers l'immeuble de la télévision je rentrais le ventre pour offrir le moins de surface possible, que mon profil soit filiforme. Parfois on peut rêver ! On évitait de justesse les auto-stoppeurs qui marchaient au milieu de la route et qu'un bref appel de phares éclairait juste un instant. Nous étions déjà sur les genoux les uns des autres. Nous détestions les balles traçantes.

Le peuple bosniaque, mélange réussi de citoyens d'origines musulmane, serbe, croate, voire juive, ne connaît plus la peur, il ne se plaint pas, il résiste aux scélérats, les tchetniks perchés sur les collines qui entourent la ville. On ne dit pas les Serbes, il y en a parmi nous, on dit les tchetniks, ce sont des bandes armées. On ne fait pas le chiffre 3 avec le pouce, l'index et le majeur, c'est le signe des Tchetniks. Pas question d'embrasser trois fois non plus. À Sarajevo c'est deux, un sur chaque joue. Le signe est le V de victoire. Pourtant on ne la crie pas tant que ça. Du moins parmi les civils. Alors la résistance s'organise, et ses armes sont l'intelligence et l'imagination. Sarajevo, centre de l'Europe, était déjà, qu'aujourd'hui on le veuille ou non, une capitale culturelle, multi-ethnique, refuge des persécutés, modèle du pluralisme et de l'intégration. Les Sarajéviens sont des gens comme vous et moi, nous avons les mêmes références culturelles, il n'y a aucun décalage. Ils se souciaient si peu de leurs origines. Le siège a aiguisé leur solidarité, et leur sensibilité créatrice. Tout ce qui s'y fait, musique, littérature, peinture, films, vaut de l'or. Or il n'y a rien à acheter. L'électricité saute, on attrape une guitare, une voix s'élève dans l'obscurité. Dans cet univers clos tous et toutes vibrent au même diapason. Nèlé sculpte des ready-made à partir d'éclats d'obus, Ademir se prépare à tourner un long-métrage de fiction à partir du mois de mars, avez-vous déjà entendu traduits les poèmes de Sidran ? Il y a une seule boîte de nuit, elle n'est ouverte que le jour, le couvre-feu est à 22 heures. Beaucoup d'humour, il est noir.

Je reprends mes notes de voyage. L'ONU fait tout pour entraver le travail de la presse : accréditation à chercher à Zagreb (en passant, Air France se fait du fric sur les vivres que nous apportons à Sarajevo, en taxant dûment le supplément de bagage), puis traverser la Croatie, la Slovénie, et descendre jusqu'à Ancône en Italie. Là la FORPRONU est susceptible de nous embarquer à bord d'un avion de la Royal Air Force. Nous sommes fouillés de fond en comble. Les quotas sont de 2 litres d'alcool, 5 cartouches de cigarettes, 5 paquets de café. Le reste de ce que nous apportons n'est pas soumis à restriction. Ils confisquent les briquets. J'en ai planqué cinq. J'ai craqué la manche de ma canadienne en enfilant mon gilet pare-balles. Il est réglementairement exigé pour débarquer, il peut arrêter un éclat d'obus mais pas la balle hypersonique d'un sniper.

Jean-Pierre Mabille m'a appelé un lundi midi pour partir le surlendemain matin. Je devais réaliser un programme quotidien de deux minutes intitulé "Sarajevo : a street under siege" diffusé sur six chaînes aux États Unis, à la BBC, en Hollande, au Canada, au Danemark, en Norvège, en Finlande, etc. Depuis le 21 décembre dernier l'émission est diffusée chaque soir à 20h28 sur ARTE sous le titre "Chaque jour pour Sarajevo".

J'ai d'abord répondu que je ne voulais pas y aller parce que j'avais peur. Mais que serait-il resté de mes idées ? En fait j'ai eu peur avant. Après c'est trop, on n'a plus peur, on est simplement tendu en permanence. Ça tire jour et nuit. L'Holiday Inn est situé à deux cents mètres du front, il fait partie des quatre immeubles épargnés par les tirs, avec la télévision, la présidence et le siège de l'ONU. Enfin, théoriquement, parce que je viens d'apprendre qu'il avait été touché aujourd'hui. Sur cinq étages glacials sont logés les journalistes. C'est le seul hôtel de Sarajevo. A partir du 6iième étage ça ressemble plutôt à la planète Mars. Il est parfaitement inconscient d'emprunter l'escalier opposé à la salle de restaurant, cette aile donne directement sur Sniper Allée, personne n'y loge, on entre à l'hôtel par une petite porte à l'arrière du bâtiment. Il est recommandé de ne pas s'approcher du trottoir, c'est un des endroits les plus dangereux, un journaliste danois qui fumait calmement une clope y a été abattu deux jours avant mon arrivée. Ce n'est pas la première fois. La chambre est correcte, deux grands lits, la fenêtre est remplacée par un grand plastique translucide tendu et agrafé, les jours de grand vent j'ai peur que ça lâche, la télévision reçoit CNN, MTV, ZDF, Eurosport et la chaîne bosniaque. La nuit j'enfile des pull-overs. Quand il y a de l'eau, froide, on remplit la baignoire. Les trois premiers jours je me suis lavé en crachant dans mes mains. J'aurai pu penser à demander une bouteille d'eau au restaurant. On y mange. Corned beef au petit déjeuner, un œuf une fois par semaine, à midi je mangeais un sandwich au fromage avec le reste de l'équipe, et le soir soupe à rien suivie d'un morceau de viande avec une pomme de terre et un dessert. Pour Sarajevo c'est énorme.

C'est au restaurant que je me suis retrouvé après avoir atterri. Sacs de sable empilés sur l'aéroport. Les avions n'arrêtent pas leurs moteurs, ils déchargent leur cargaison et repartent illico. A vide le plus souvent. La Jeep file à toute vitesse sur Sniper Allée, le casque bleu qui la conduit est crispé sur son volant, normalement on fait le trajet en "shuttle", la navette blindée. Sur le trajet il n'y a plus un toit, plus une fenêtre aux maisons. Tous les murs sont vérolés. Je mets vingt-cinq minutes à monter mes soixante kilos de bagages jusqu'à la chambre 425, c'est peut-être de là que me vient l'idée de cracher dans mes mains. Plus tard j'apprendrai qu'un ascenseur fonctionne, mais ce n'est pas très prudent ! Lorsque j'entre au restaurant de l'hôtel le tapeur est en train de jouer le thème du film Johnny Guitar sur un piano complètement désaccordé. Tous les pianos de Sarajevo sont désaccordés. Je repense au western de Nicholas Ray, il y a une fille qui n'est pas comme les autres, et toute la ville qui se ligue contre elle pour la faire fuir jusqu'à tout détruire par les armes, par le mensonge, par la corde et par le feu. C'est l'histoire d'une résistance. J'adore cet air-là. Le pianiste ne joue rien d'autre. J'ai les larmes aux yeux. Je n'entends déjà plus les coups de feu. On s'habitue si vite. Un soir il y eut un orage terrible, les coups de tonnerre se mêlaient aux obus, j'avais l'impression que les tchetniks envoyaient des leurres. Un autre soir il y eut un petit tremblement de terre, personne n'a rien dit. On s'habitue très vite au bruit, le soir je m'endormais en comptant les coups, la nuit je regardais parfois ma montre avec ma lampe de poche et pestais contre ceux qui ne dormaient pas, tous les matins nous étions réveillés par un très gros "boum!", très grave, très proche.

Tout ce que je raconte aurait probablement pu se passer dans une autre guerre mais non. Ce qui est terrible c'est la proximité, pas les mille quatre cents kilomètres qui nous séparent, mais la culture qui nous rapproche. Les Sarajéviens nous ressemblent. En voyant les terrasses des cafés avant la guerre je nous reconnais et j'éclate en sanglots, alors que j'arrive à supporter la vue du sang et des enfants mutilés.

Un homme a une jambe arrachée par un éclat d'obus, il crie. On dit : un étranger a été blessé. Les habitants de Sarajevo ne crient pas, les enfants, sur les brancards, serrent les lèvres, pas une plainte ne résonne dans l'hôpital. Les femmes bosniaques sont très belles, elles se maquillent beaucoup. Les hommes sont grands. Ils ont tous perdus quinze, vingt kilos. Ils courent rarement en traversant la rue. Certains se protègent la tête avec un journal ou avec leur sac à main, ils ne veulent pas voir la montagne. Quand on la voit, et c'est à chaque carrefour, c'est qu'on est dans la ligne de mire. Si un obus tombe trop près il leur arrive de trembler, de bégayer. Quand c'est possible ils travaillent. Il n'y a plus de travail. On s'entraide. Il faut pouvoir s'occuper. Des jeunes gens ont rejoint SAGA, la seule maison de production de films à Sarajevo, ça ressemble à une ruche. Lejla a 22 ans, il y a trois mois elle n'avait jamais travaillé de sa vie, elle a été engagée comme traductrice anglaise, elle est aujourd'hui une journaliste d'un professionnalisme exemplaire, elle est blonde et très jolie. Elle me dit que la guerre a du bon : avant la guerre c'était une grosse fille. Menso est chargé de dénicher les gens de notre rue dont nous filmons les portraits chaque matin (nous montons le sujet l'après-midi, le mixons, enregistrons la version anglaise et l'envoyons par satellite à 19h30), il ne parle que bosniaque, ses sourires et ses froncements de sourcils sont éloquents, il était directeur de production. Miki n'aime pas la télévision, il était le cadreur de tous les films de Kusturica, au bout de trois jours je le laisse tourner comme il veut, il me jette un coup d'œil à la fin des prises pour vérifier ce que j'en ai vu, on en discute la veille, c'est le seul de l'équipe qui ne fume pas comme un fou. Un paquet coûte 3,50 DM alors qu'un salaire mensuel moyen est de 2 DM. Un oignon vaut 3 DM. Les dinars ont disparu, seule la monnaie allemande est utilisée. Les paquets de cigarettes sont magnifiques, les emballages sont réalisés avec des pages de livres, avec des emballages de savon. Gordona, assistante au montage, est très belle et très chic, son modèle est Whitney Houston, elle porte le nom serbe de son père, le soir elle préfère rentrer chez elle accompagnée par Almir, il est monteur. La guerre lui a fait perdre la moitié de ses cheveux. Igor est d'origine croate, il a 17 ans, parle bien français, il cherche un moyen de quitter Sarajevo, il risque ici d'être bientôt envoyé sur le front et d'avoir à tirer sur des cousins. Ademir Kenović dirige SAGA, le SArajevo Group of Authors, il a déjà réalisé plusieurs films de long-métrage de fiction. Cette année il a produit une cinquantaine de films ! Peut-être avez-vous vu certains d'entre eux le 19 décembre dernier sur ARTE après Transit, ce mémorable duplex entre Sarajevo et le Parlement Européen à Strasbourg. Le fascisme y avait été clairement dénoncé, et on avait pu constater l'effroyable décalage entre l'Europe honteuse et la franchise bosniaque. Les films qui suivaient étaient terribles. Les communications sont coupées, l'ONU n'autorise à sortir que six lettres chacun, absurdité criminelle, pas de téléphone avec l'extérieur. Celui de l'EBU, l'immeuble de la télévision, fonctionne par satellite, il passe par Washington ! C'est Ademir qui, un soir où je m'étais engueulé avec la production, ceux-ci m'accusaient d'être devenu sarajévien et de ne pas respecter le décalage nécessaire Paris-Sarajevo, parce que je n'étais pas assez dramatique dans mes sujets, c'est Ademir qui tenta de me calmer, il me dit : "à Paris ils ont des problèmes psychologiques, ici nous avons des problèmes existentiels, nous ne pouvons pas nous comprendre". Ademir m'a demandé de réaliser coûte que coûte ma lettre de Sarajevo, carte postale cinématographique refusée par Londres et Paris, sans l'avoir vue ni même lue, parce que c'était trop tôt, parce que je m'impliquais directement, et je l'ai faite pour ceux de ma nouvelle famille que j'ai laissés là-bas alors que moi je rentrais au chaud. Un bain chaud, j'en rêvais. J'étais content de rentrer et désespéré de les quitter. En un quart d'heure on se fait des amis pour la vie. Le retour fut plus difficile que le séjour. On y reviendra.

Je suis invité partout à témoigner. Chacun voudrait faire quelque chose. Bonne idée. Toute intervention est salutaire. Il y a un an et demi j'ai voté contre l'Europe du fric, mais celle qui s'autodétruit en Bosnie, c'est l'Europe qui faisait partie du rêve que je faisais déjà à 13 ans lorsque je pris ma carte de citoyen du monde. À Sarajevo j'ai retrouvé l'humanité. C'est nous qui avons besoin d'eux.

Quelque temps après, lorsque la SRF, l’ACID et la SACD demanderont aux Bosniaques un film qui les représente pour sensibiliser le monde à ce qui se passe là-bas, ils répondront qu’il existe déjà. J’accepterai à condition de le remonter pour le grand écran. La perception n’est pas la même qu’à la télévision. Le sniper n’est que l’un des cent-dix films de deux minutes qui seront tournés dans le cadre de la série par les réalisateurs successifs sur l’initiative de Patrice Barrat. J’en aurai une douzaine à mon actif. Le sniper sera projeté dans plus de mille salles en France, je ne sais combien à l’étranger, et sur presque toutes les chaînes de télévision, hertziennes ou satellite.

Ma révolte adolescente est si loin de l’avenir qui se prépare. En relisant ma lettre de Sarajevo, je réaliserai le grand écart entre le rêve et le cauchemar. Changement de ton. Sarajevo marquera le retour de l’horreur acceptée. La Tchétchénie, le Rwanda, l’Irak, l’Afghanistan, certes, mais tant d’autres crimes enfouis par la désinformation systématique ! Comment aurons-nous laissé les choses s’envenimer à ce point ? Comment briser l’engrenage infernal dans lequel les financiers nous auront entraînés ? Je travaillerai sans relâche pour n’oublier aucune de ces époques et retrouver le feu qui m’anime aujourd’hui et que je ne laisserai jamais s’éteindre. Pardon d'avoir cassé l'ambiance, mais les WASP racistes que nous venons de quitter m'ont fait sortir de mes gonds et franchir un espace-temps dont je me serai bien passé...

mercredi 14 mars 2012

31. WASP


Si les Birge n'ont pas d'accent sur le e il aurait fallu là aussi que je mette les points sur les i avant que cela ne dégénère en pugilat. J’avais totalement oublié à quel point ils pouvaient être réacs. Ont-ils vieilli ou ai-je mûri, mais le fait est que je ne peux plus supporter leurs idées et leurs manies de vieux cons ? J’ai eu très vite un pressentiment. J’ignore d’où cela vient, mais mon intuition me trompe rarement et j’arrive en général à anticiper les emmerdements.

Tout semblait tranquille. Après le dîner, j’ai joué de l’orgue Hammond comme j’aimais le faire lorsque je suis venu pour la première fois à East Hartland. Ils en ont deux, un à chaque étage, et des haut-parleurs dans presque toutes les pièces, si bien qu’en jouant au rez-de-chaussée toute la maison est transformée en caisse de résonance. Les murs vibrent et les planchers tremblent tandis que j’improvise en jouant sur les touches, les tirettes et le pédalier. Je me demande bien à quoi cela ressemble, car je n’ai jamais pris un seul cours de musique de ma vie. Pourtant je plane totalement aux commandes de l’énorme meuble, comme si j’étais ivre. Agnès s’y prête aussi, jouant les morceaux qu’elle a appris au piano. Le répertoire de Henry comprend Who is Sylvia, America, Alouette, With a Little Bit of Luck et Dominique, définitivement "not my cup of tea !" Pour une fois nous allons nous coucher tôt.

(Ô monde immonde Hammond, pour orgue)

Les deux jours suivants, tout se passe bien ou nous faisons en sorte que... Mais l’ambiance est tout de même un peu tendue. Parfois Henry, qui exerce la profession d'ophtalmologiste à Hartford et enseigne à Yale, se plante devant nous, la mine sévère, comme s’il attendait quelque chose. Nous aidons Sylvia autant que possible, comme nos parents nous ont élevés. Les enfants sont toujours plus serviables lorsqu’ils ne sont pas chez eux ! Je joue de l’orgue. Agnès regarde la télévision. Nous déjeunons à Beef Corral, restaurant drive-in dirigé par Hank, le gendre de Sylvia et Henry. C’est avec sa fille Marsha que j’étais parti en croisière. Henry avait revendu son vieux yacht tout en bois pour un autre, beaucoup plus moderne et plus grand, un Chris-Craft de trente-six pieds avec deux moteurs, douche, cuisinière, réfrigérateur et six couchettes, qu'il baptisa Sylvia IV. J’aimais bien Marsha et nous avions développé une certaine complicité, mais elle était toujours trop sage. Ce n’est pas que je sois dissipé, mais étant moi-même secrètement timide je préfère traîner avec des filles et des garçons un peu plus délurés.


Henry me laissait parfois conduire Duchess, son premier bateau, sur de longues distances. Mais cette année nous allons seulement au lac. Nous avons acheté des cheeseburgers sur le chemin pour pique-niquer au bord de l’eau. La Nouvelle Angleterre est très belle en fin d’été, même si les feuilles ne sont pas encore rouges. En 1965, c'était moi qui passais beaucoup de temps devant la télévision ! Je visitai aussi la vieille prison de New Gate, Mystic Seaport, Plymouth, des plantations de tabac, pêchai des bars et des anguilles, lus en anglais Tom Sawyer de Mark Twain, naviguai depuis Hamburg Cove jusqu'en pleine mer en passant par Greenport, les ports de Threemile, Dering, New London, Montauk et Fishers Island. La nuit j'apprenais le nom des étoiles et le jour celui des cinquante états. Un de mes souvenirs les plus bizarres est l'enterrement de John S. Birge. Le cercueil était ouvert. Les invités se racontaient de bonnes blagues. Les robes étaient roses ou jaune citron. Et l'hôtel où nous étions descendus n'avait pas de treizième étage. On passait directement du douzième ou quatorzième. J'ai retrouvé une photo où je joue par terre avec Craig, Louis et Henry, et mieux encore, mon diary tenu quotidiennement en anglais du 16 juillet au 5 septembre.

La sœur de Henry venait de nous quitter, nous jouions à la crapette Agnès et moi quand Henry s’est pointé avec sa mine renfrognée. Il est resté les bras croisés à nous observer avec des yeux de merlan frit qui lançaient des poignards, image terrifiante, vous pouvez vous en douter. Il a fini par cracher son venin ou plutôt commencer, car la tension va monter assez vite. Il prétend que nous ne pouvons pas continuer notre voyage à cause des mauvaises rencontres et il a décidé de nous renvoyer en France par le premier avion ! Enfer et damnation, mille milliards de mille sabords, qu'est-ce qu'il lui prend ? Il me raconte que tous les hippies ont les cheveux verts et que ce sont tous des drogués. Comme je lui réponds que nous revenons de San Francisco et que nous n'avons pas vu une seule chevelure de cette couleur, il me reproche de le traiter de menteur. Il enchaîne avec une tirade sur la paresse des Noirs que l'on devrait renvoyer en Afrique, et pendant qu'on y est, tous les Mexicains au Mexique, les Porto-Ricains à Porto-Rico, les Juifs en Israël, et toute la suite du même acabit. Radotant sur les origines de sa famille arrivée sur le Mayflower en 1620, il ne consentirait à ne garder que les Indiens... Comme domestiques ! Ma patience et ma correction ont des limites et le ton monte. Il menace de nous emmener demain à l'aéroport et, en attendant, de nous séquestrer à la maison. Je rétorque que je vais ouvrir les fenêtres et appeler à l'aide. Je ne réfléchis pas qu'il va falloir que je beugle sacrément fort pour que les voisins les plus proches m'entendent, à condition même qu'ils ne soient pas du même bord que ce facho. Je lui affirme que nous sommes attendus à Boston par le patron de mon père et lui demande qu'il veuille bien nous conduire à la gare. Comme toute son attitude est basée sur notre protection, il consent à appeler, et Boston, et New York, où nous avons des contacts qui nous permettront d'être hébergés en toute sécurité. Lorsqu'il apprend que le patron de Papa s'appelle Bill Bazzy, il me dit que ce type est probablement juif. Ça alors ! Aurais-je tu mes origines jusqu'ici ? C'est possible avec ce dément ou il aura oublié. Quand il s'agit de téléphoner à New York, il me prévient que si c'est un domestique noir qui répond il raccrochera. Imaginez l'ambiance à Moosehorn Farm ! Je monte préparer nos bagages dans l'éventualité d'avoir à faire le mur s'il refuse de nous emmener à la gare demain matin. Heureusement, le dingue réussit à joindre deux personnes, à Boston et New York, qui lui confirment, par mon entremise, car la question des domestiques noirs n'a pas été réglée, que notre venue leur a été annoncée. Quel terrible soulagement lorsqu'après deux heures d'attente le bus Greyhound décolle enfin !

mardi 13 mars 2012

USA 1968, la carte du périple


Je continue de publier quotidiennement les derniers chapitres de mon second roman, USA 1968, tour détour deux enfants, qui en compte 39 en tout si l'on tient compte des trois premiers numérotés -2, -1 et 0. Il n'en reste donc plus que 6 avant d'arriver au terme de notre voyage. En fait, je viens de terminer, mais je me relis à chaque mise en ligne et apporte de petites améliorations de dernière minute. Il m'est arrivé de corriger d'anciens chapitres, mais je pense m'arrêter là et laisser à la publication du roman la primeur des addenda sur publie.net. De toute manière, le roman complet comprendra 66 minutes de musique et de son répartis sur l'ensemble des chapitres et 29 minutes de vidéo en 12 courts métrages. Leur réalisation m'a fait remplacer quelques images fixes et j'ai préparé celles de la mosaïque interactive offrant l'accès aux chapitres par des petites images comme dans mon précédent roman, La corde à linge. On pourra également y accéder par le sommaire des titres, par l'index des musiques et des vidéos et par la carte interactive dûe au graphiste Mikaël Cixous. Pour le reste, tout est entre les mains de Gwen Catalá en charge de la création de la maquette et des aspects techniques de l'ePub, sans parler de l'indéfectible soutien moral de François Bon !

Les musiques et sons que j'ai enregistrés sont presque tous inédits, même s'ils s'étalent sur une période de 1954 à nos jours. Même chose pour les films dont les plus anciens tournés en 16mm en 1958 et les plus récents en vidéo en 2006 ont été montés pour l'occasion par Françoise Romand. Je les ai sonorisés de temps en temps avec de nouvelles musiques qui font sens dans le cours du récit. La plupart des films ont été réalisés pendant le road trip de 2000 et non en 1968, car je ne possédais alors qu'un appareil-photo. J'ai eu la chance de retrouver par contre certaines de mes compositions datant de 1968-même ou des années qui ont suivi !

Les nouveaux films s'intitulent Home Movie, Tijuana, Zoos, Universal, Réserves, Golden Gate, Las Vegas, Nesti Tango, Hearst Castle, auxquels s'ajoutent un extrait de La nuit du phoque tourné dans l'appartement de notre communauté en 1974, Le sniper réalisé à Sarajevo pendant le siège en 1993 et le making of de Nabaz'mob à New York filmé par Françoise en 2006. Les musiciens que l'on pourra entendre sur la bande-son sont Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang, Bernard Vitet, Francis Gorgé, Philippe Labat, Éric Longuet, Marc Lichtig, Philippe Deschepper, Yves Robert, Éric Échampard, Bib Monville, Bob Aubert, Pierre Franzini, Pierre Sim, Baptiste « Mac Kak » Reilles, Jean-Pierre Lentin, Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino.

Il serait temps que je me repose. Je souffre du syndrome du cliqueur fou bien que j'utilise un trackpad la plupart du temps ou en est-ce la raison, mais je souffre terriblement d'un problème de cervicales qui me lance du coude jusqu'au-dessus de l'oreille et m'empêche de dormir. Son origine pourrait aussi provenir d'un enregistrement pour le jouet iPad Balloon lorsque j'ai secoué comme un malade une flûte qui se joue sans souffler, mais dont le mouvement ressemble à l'essorage de la salade ou à des coups de marteau dans l'air. En frappant plus ou moins fort on accède aux harmoniques et je me suis accroché jusqu'à enregistrer correctement la mélodie recherchée. Mais crac !

jeudi 8 mars 2012

30. Young Mr Lincoln


Le 28 août 1963, Martin Luther King fit son célèbre discours "I Have a Dream" pour le Mouvement des Droits Civiques au Lincoln Memorial. Parmi les intervenants, étaient présents Bob Dylan, Joan Baez et Joséphine Baker ! "I have a dream that one day this nation will rise up and live out the true meaning of its creed : We hold these truths to be self-evident : that all men are created equal. I have a dream that one day on the red hills of Georgia the sons of former slaves and the sons of former slave owners will be able to sit down together at a table of brotherhood. I have a dream that one day even the state of Mississippi, a state sweltering with the heat of injustice, sweltering with the heat of oppression, will be transformed into an oasis of freedom and justice. I have a dream that my four little children will one day live in a nation where they will not be judged by the color of their skin but by the content of their character. I have a dream today! I have a dream that one day down in Alabama, with its vicious racists, with its governor having his lips dripping with the words of interposition and nullification; one day right down in Alabama little black boys and black girls will be able to join hands with little white boys and white girls as sisters and brothers. I have a dream today..."

" Je rêve qu'un jour ce pays se lèvera pour vivre véritablement son credo : nous tenons pour vérité évidente que tous les hommes naissent égaux. Je rêve qu'un jour sur les collines rouges de la Géorgie les fils des esclaves et les fils des esclavagistes pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je rêve qu'un jour, même l'État du Mississippi, un État étouffant sous les feux de l'injustice et l'oppression, se transformera en une oasis de liberté et de justice. Je rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans un pays où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur personnalité. Aujourd'hui je rêve ! Je rêve qu'un jour, en Alabama, avec ses racistes vicieux, avec son gouverneur qui n'a aux lèvres que des mots d'opposition et d’annulation aux lois fédérales, qu'un jour, même en Alabama, les petits garçons noirs et les petites filles noires pourront donner la main aux petits garçons blancs et aux petites filles blanches, fraternellement. Aujourd'hui je rêve... "

En 1965 j'avais rapporté de mon voyage des fac-similés de la Déclaration d'indépendance, de la Constitution des États Unis et du Discours de Gettysburg qui imitaient les parchemins originaux de 1776, 1787 et 1863 jusque dans leur odeur sucrée. En réalité je ne sais pas ce que sent un parchemin. La Déclaration d'indépendance signée Benjamin Franklin influença la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Comme souvent il y a un grand écart entre les intentions et la réalité. Il faudrait sans cesse rappeler les textes initiaux dont les tenants du pouvoir et les profiteurs condamnent l'utopie, la population se laissant trop facilement convaincre de l'impossibilité du changement.


Mrs Fishkin, qui est française, nous a préparé à déjeuner. En les quittant, nous reprenons la route tous les quatre vers 5 p.m. et nous arrêtons dans un motel près de Philadelphie. On se gare devant la chambre. Nous trouvons cela très chouette. Agnès vaque à son occupation préférée, le TV watching, jusque très tard.

Après un bon petit déjeuner comme savent le faire les Américains, avec des œufs, du bacon, du fromage et du jus d'orange, nous sommes repartis pour arriver à New York vers midi. Papa s’est entiché de la Buick à tel point qu'il n'aura plus que des automatiques jusqu'à la fin de sa vie et que Maman achètera bientôt une Daf sans changement de vitesses. Dans quatre ans lorsque j’aurai passé mon permis j'emprunterai si souvent son pot de yaourt qu'elle ne s’en servira presque plus. Ce sera d'autant plus pratique que l’appartement de notre communauté de copains sera loué avec un parking. Papa, qui adore conduire, a toujours essayé de pousser Maman, mais elle est très myope et ne s’est jamais sentie rassurée au volant. Nous leur disons au revoir, excités comme des puces, sachant que nous serons tous enfin réunis dans une semaine. Ils ont eu la chance de trouver deux places pas trop chères pour le retour aujourd’hui. Quant à nous, nous rejoignons la gare d’où le Bus part à 2h25 p.m. pour Hartford. Nous y attendent les Birge sans accent sur le e.


(Extrait du film La nuit du phoque, avec la légende en dessous spécifiant que l'extrait fut filmé dans la communauté de 1974)

mercredi 7 mars 2012

29. Papa ! Maman !

...
À l'instant où le car s'engagea dans la cour de la station de Washington, j'ai crié : "Papa ! Maman !". Agnès a l'habitude que je lui fasse des blagues, certaines d'assez mauvais goût. Quand nous étions petits j'avais posé un seau d'eau au-dessus de la porte du couloir comme dans les dessins animés. Pour mon malheur et celui de ma mère, c'est elle qui est passée à la place de ma sœur. Le seau lui est tombé de tout son poids sur la tête, du côté du récipient, l'eau s'est répandue par terre. J'ai pris un sacré savon. Plutôt que des bonbons, mais l'un ne remplace pas l'autre, j'achetais régulièrement des farces et attrapes : fluide glacial, chewing-gum tape doigt, pot de moutarde à ressort, sucre mouche, poudre à éternuer, cigarettes explosives, poignée de main électrique, etcétéra. En neuvième, l'équivalent du CE2, je suis allé au cours de gymnastique avec des boules puantes dans la poche, imaginez le résultat ! Combien de fois ai-je mimé que je mourrais en m'écroulant par terre pour inquiéter ma sœur ? J'avais même des couteaux en plastique dont la lame rentrait dans le manche. Le problème fondamental résidait dans le fait que c'était moi l'angoissé et que ma petite sœur prenait tout à la légère. Cela n'a pas beaucoup changé. Je suis le grand frère responsable et ma sœur se fiche de tout, ce qui a le don de m'énerver. Mon goût pour les farces a probablement fini par m'amener à la prestidigitation. Que d'heures passées devant la glace à m'entraîner au saut de coupe avec un jeu de cartes ! Mon père choisit de m'offrir deux ou trois véritables accessoires plutôt que les mallettes en vogue pour les enfants et je lus in extenso le Cours Magica de Robert Veno. De plus, Agnès et moi avions mis au point un numéro sensationnel de transmission de pensée. "Mademoiselle Agnès, concentrez-vous, concentrez-vous bien !". Comme j'adore aussi raconter des blagues, ma sœur ne fait même pas attention lorsque, depuis la vitre du car, je m'écrie, plutôt convaincant, "Papa ! Maman !".

(Joie, pour violoncelle et orchestre)

Il ne lui faut pas longtemps pour constater qu'impossible n'est définitivement pas français. Maman et Papa sont là, à Washington d'ici, à la gare des Greyhound, ce matin, alors que c'est le dernier endroit où nous aurions pu les imaginer se trouver. Nous avions prévenu Mr Fishkin que nous arriverions probablement aujourd'hui, mais à une autre heure. C'est incroyable, comme répètent l'un après l'autre les protagonistes des Parents terribles dans la pièce de Cocteau. Je suis ému aux larmes. Depuis toujours, chaque fois que je reste longtemps éloigné d'eux, pour les vacances, je crains de ne plus les reconnaître à mon retour. Souvent, en m'endormant, je tente de dessiner leurs traits pour ne pas les oublier. Voilà probablement l’origine de mes larmes chaque fois que deux personnages d’un film se retrouvent après des années d’absence, je fonds ! Maman et Papa sont vraiment là, la mine réjouie du bon tour qu'ils nous ont fait, et ils nous conduisent à leur hôtel hyper classe, nous mangeons un peu, prenons un bain chaud et nous leur racontons nos aventures jusqu'à trois heures du matin. Les lits sont géniaux, on glisse un quarter dans une fente et ils se mettent à vibrer. Le massage m'accompagne dans mon sommeil.

...
De leur côté Maman et Papa ont bénéficié de deux places gratuites dans un charter affrété par la Mairie d'Angers dont mon oncle Roger, le frère de Papa, est responsable de la communication. Il restait de la place sur le vol de retour de jeunes Américains venus passer un mois en France, opportunité qu'ils ont saisie, la balle au bond, au dernier moment, sans pouvoir nous prévenir évidemment. Plus tard se développeront les téléphones portables permettant, entre autres, aux parents de rester en contact avec leur progéniture où qu'elle soit, mais en 1968 un appel téléphonique vaut une fortune, on n'appelle pas et les lettres mettent de une à deux semaines « par avion » pour traverser l'Atlantique.

Roger est l’un des deux enfants qui furent sauvés par Cypri et Berthier en juin 1942. Il avait alors exactement l’âge que j’ai aujourd’hui, mais sa sœur Ginette avait un an de plus que lui. Mon oncle possède une Taunus jaune canari, chose plutôt voyante pour un pasteur dans une ville comme Angers. Converti au protestantisme pour embêter sa mère qui l’avait obligé à rentrer de Londres pour faire son service militaire contre son gré, il a épousé Christine, une Écossaise avec laquelle il a eu quatre enfants que nous ne voyons presque jamais. J’aime bien quand mon oncle passe à Paris et vient dormir à la maison, sur le canapé du salon, à cause de son humour pince-sans-rire très british. Quant à ma tante Ginette, elle est divorcée d’un gars que je n’ai jamais connu, mais dont le surnom de Jojo l’Indien m’a toujours fait fantasmer, ce qui me ramène directement aux États Unis.

Dans la voiture louée par Papa, Mr Fishkin nous fait visiter Washington, une ville morte, mortelle, administrative, édifiée de monuments blancs et peuplée majoritairement de citoyens noirs. D'un coin de la capitale américaine à l'autre, le clivage est évident entre les riches et pauvres. L'architecture néo-classique des pièces montées officielles que nous enchaînons comme derrière la vitrine d'une pâtisserie des beaux quartiers ne me touche guère. Nous allons au Capitole, mais nous regarderons la Maison-Blanche sans descendre de voiture. Le Washington Monument avec son obélisque me renvoie l'image de la Marche pour le travail et la liberté (March on Washington for Jobs and Freedom) en 1963 où trois cent mille personnes se rassemblèrent autour du bassin. Au premier plan de la photo, mes parents et ma sœur descendent les marches du Lincoln Memorial. Agnès et maman portent une robe à fleurs. Pour une fois, Papa a la cravate nouée jusqu'au cou. Habituellement il la porte légèrement desserrée avec, dessous, le petit bouton du col ouvert, un souvenir de ses années de journalisme.

mardi 6 mars 2012

28. Nouvelle Orléans


(Dimanche, pour orchestre de jazz)

Il y a dix ans Agnès dansait avec Mattye Peters sur la scène du Théâtre de l'Étoile et Sidney Bechet les accompagnait en jouant tout seul Petite Fleur. Pendant les répétitions de l'opérette de Jean Suberville et Pascal Bastia, Nouvelle Orléans, je me cachais dans la loge juste avant que Jacques Higelin, qui n'avait alors que seize ans, fasse son entrée en hurlant, déguisé en chef Sioux avec peintures de guerre et une superbe coiffe de plumes. C'était son premier rôle important, il me terrorisait. Heureusement, Pasquali, qui avait signé la mise en scène, me faisait rigoler lorsqu'il chantait "j'ai un trou dans mon chapeau, ça vaut mieux qu'un trou dans la peau...". Sarah Rubine, Béatrice Arnac, Rosine Bredy, Simone Sylmia et Roger Lacoste figuraient également à la distribution. Un soir, Sidney fit annuler la représentation et rembourser une salle pleine sous prétexte qu'il n'avait plus de voix. Mes parents sont allés noyer leur chagrin à côté, salle Wagram qui programmait de la boxe. Au premier rang, ils furent estomaqués de voir Sidney qui s'époumonait en beuglant "Tue le, mais tue-le !", il ne voulait juste pas rater le match !

Il est dix heures du matin et il fait beau lorsque nous débarquons à La-Nouvelle-Orléans qui n'a pas tant changé depuis sa construction. Le Vieux Carré, ou quartier français, est très joli avec ses petits balcons en fer forgé. Nous y déjeunons avec sept autres Français et nous nous reposons dans un parc. Ici on a le droit de marcher sur les pelouses qui sont délicieusement dodues. Nous allons boire un petit café, chose inhabituelle pour des buveurs de thé comme nous. Nos parents ont l'habitude d'en prendre un après le déjeuner, mais "serré, à l'italienne". Sinon, le matin, le thé est de rigueur. Depuis que j'ai huit ans, c'est souvent Agnès ou moi qui le préparons avant de partir en classe alors qu'ils sont encore couchés. On leur laisse dans une théière Salam qui conserve la chaleur. En fait je n'aime pas trop le goût du café, à la rigueur pour y tremper un canard, mais c'est le sucre qui m'excite. Nous ne savons pas vraiment quoi faire dans cette ville trop calme et nous n'avons aucun contact qui nous permette d'y séjourner. Sur le chemin de la gare, nous avons la chance de croiser un enterrement en musique. Il n'y a pas beaucoup de monde, mais tout de même trompette, trombone, saxophone, grosse caisse et cymbales. Je prends surtout des photos des vieux immeubles.

Normalement notre abonnement se termine bientôt, mais Agnès, excellente faussaire, a trafiqué nos billets et rajouté un mois en changeant le 8 du mois d'août en 9 de septembre. Un petit coup de gomme et nous pourrons ainsi voyager jusqu'au terme de notre voyage, dans onze jours maintenant ! Nous quittons New Orleans à six heures et quart pour Washington, la ville dont le suffixe D.C., prononcé à l'anglaise "d'ici", est le diminutif pour District of Columbia, à ne pas confondre avec l'état de Washington à l'extrême nord-ouest du pays. Les bosses de la route me font trembler tandis que j'écris une grande carte postale à nos parents dans laquelle je leur souhaite de "passer de bonnes vacances (bien que courtes) je ne sais où ! Nous serons demain soir à Washington vers 21h. Nous ne savons pas qui nous y trouverons. J'espère que vous avez reçu la carte 'télégraphique' que je vous ai envoyée d'El Paso... J'en suis déjà à la sixième pellicule de trente-six pictures. Nous serons à Hartford le matin du 3. La nuit dernière, je n'ai dormi que vingt minutes. Agnès s'est déjà endormie et je vais en faire autant. Nous avons aussi beaucoup marché. Il est 18h17 et je m'endors..." Le chemin est long, fatigant et ennuyeux. C'est la nuit. Nous sommes le 31 août. Remonter vers le nord a un petit parfum de retour. Je suis partagé entre l'envie de continuer et celle de rentrer.

jeudi 1 mars 2012

27. Alamo


(Horizon II, pour orchestre)

L'immuabilité des cordes donne la température, les maracas sonorisent les élytres des grillons, les vents annoncent le drame, les tambours rappellent l'origine de la terre où tout repart. Alamo est lourdement chargé symboliquement. La résistance est une question de morale. L'issue importe peu. On n'a le choix que d'honorer ses idées. Nous avions été marqués par le film de John Wayne où il tient le rôle de Davy Crockett, avec Richard Widmark dans celui de James Bowie et Laurence Harvey en colonel Travis. Ils mourront tous dans l'assaut final de l'armée mexicaine du général Santa Anna. Devant nous le fort est encore debout. C'est une bonne introduction à notre séjour à San Antonio. Je ne perdrai jamais ce romantisme adolescent que mon père me transmit tout jeune. Chanter l'Internationale le poing levé me rappelle tous ceux qui ont donné leur vie pour construire un monde meilleur et résister à l'envahisseur. Si elle n'est pas aussi politisée qu'en Europe, au Japon ou à Mexico, la jeunesse américaine s'insurge de plus en plus contre l'ingérence de leur pays dans le monde, en particulier au Viêt Nam où le vent a tourné depuis l'offensive du Tết en mars dernier. L'assassinat de Bob Kennedy n'a pas arrangé les choses. Les news de la NBC diffusent la brutalité policière à Chicago où la foule scande "The whole world is watching" (le monde entier nous regarde).

Après un déjeuner bien relevé dans un restaurant mexicain où nous avons savouré tortillas, enchiladas et tacos, nous faisons le tour de la ville par le jardin japonais, les collines, l'université ultra-moderne, le musée mexicain et un autre sur le cirque, le Hertzberg Circus Collection, autour de Tom Pouce. Le long des canaux nous faisons des courses dans les boutiques mexicaines où je trouve des jumping beans. Pendant le reste du voyage, Agnès et moi passerons des heures à observer nos neuf pois sauteurs. Ils aiment la chaleur et ont besoin de boire de temps en temps. J'ai déposé une goutte d'eau dans le fond de la boîte en plastique. L'humidité doit traverser la gangue pour atteindre la larve emprisonnée à l'intérieur. Ils se trémoussent dans tous les sens. Nous avons appris à les reconnaître ; va-t-on leur donner des noms ? Certains sont plus vifs. Le soleil les excite. On pourrait imaginer que chacun a son propre caractère. Parfois, la nuit, j'entends le petit toc toc d'un insomniaque. Ils vivront des mois après notre retour.

Mrs Halff nous conduit partout avec Agnès et Claudette, une des Françaises rencontrées dans le bus. Le lendemain nous passons la journée et la soirée ensemble à l'HemisFair, en allées et venues depuis sa maison incroyable. En comparaison, celle de Autant en emporte le vent paraît minable. Son escalier est digne de Versailles et il y a des colonnes partout, ambiance coloniale garantie ! À la fenêtre de ma chambre, Mrs Halff nous raconte que tout ce que nous pouvons apercevoir jusqu'à l'horizon leur appartient. Ces détails expliquent notre absence de scrupules à nous laisser inviter partout ! Nous n'avions jamais rencontré de milliardaire. Dans leur jardin ils possèdent des chiens de prairie et des horned toads apprivoisés, sorte de lézards larges avec des épines rugueuses.

Le thème de l'HemisFair est la confluence des civilisations dans les Amériques. La vue depuis la Tour de cette foire internationale est fabuleuse. On ne peut jamais être déçu de grimper voir le panorama. L'après-midi se passe en fanfares, démonstration acrobatique de ski nautique, visite des pavillons. Le soir nous assistons à un spectacle avec des Indiens qui se jettent dans le vide accrochés par les pieds. Avec leurs Aztèques de pacotille on sent bien que les États Unis ont toujours besoin de s'inventer un passé, quitte à travestir leur Histoire. En reprenant la voiture au parking, on ne peut pas poser le pied par terre tant on risquerait d'écraser les milliers de scarabées qui l'ont envahi. C'est surréaliste, ou est-ce déjà l'une des plaies d'Égypte qui s'abat sur ce pays trop arrogant ? Nous rentrons bien après minuit. Claudette, rencontrée dans le bus, et ma sœur partagent la même chambre. Je critique, mais nous profitons largement des circonstances. L'hospitalité des Américains est vraiment extraordinaire.


Ce n'est pas tout ça, nous avons encore de la route à faire ! Encore que La-Nouvelle-Orléans soit moins loin que je ne pensais du Texas. Qu'est-ce que neuf cents kilomètres dans ce pays ? Il y en aura le double pour atteindre l'étape suivante, car nous n'avons pas trouvé d'autre halte possible d'ici Washington D.C. Il faut que je pense à prévenir Mr Fishkin de notre arrivée quand je saurai à peu près quand nous y serons. Nous partons le soir, as usual, pour nous éviter une nuit d'hôtel.