Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 16 mai 2024 à 18:47 ::Expositions
Si vous voulez être éblouis, passez à la Galerie Signatures, 70 rue Jean-Pierre Timbaud à Paris, admirer les photographies aussi merveilleuses qu'incroyables de Michel Séméniako (uniquement sur rendez-vous du mardi au samedi jusqu'au 31 mai, en appelant au 0148075862 pour vous assurer qu'il y a quelqu'un pour vous ouvrir ! Ou en réservant par mail à contact@signatures-photographies.com). Michel Séméniako sera présent samedi 25 mai de 15h à 19h, là pas besoin de prévenir !
J'ai commencé à travailler avec lui et sa compagne, Marie-Jésus Diaz, également photographe épatante, lorsque j'étais très jeune, en 1975, et c'est autour de ses photos que s'est organisé notre CD de chansons doublé d'un CD-Rom Carton en 1997. La chanson L'ectoplasme, qui y figure, est dédiée à ses photographies de fantôme nyctalope.
En 2007 Michel Séméniako publia Lucioles, lettres d’amour des mouches à feu, un travail magique sur ces coléoptères mystérieux et voraces dont la parade sexuelle est lumineuse. Pour mon soixantième anniversaire le photographe de la nuit en avait fait encadrer un magnifique tirage. Sur la photo les étoiles qui leur font miroir perforent le ciel du Piémont. Fasciné, je me colle devant et je ferme les yeux pour m'imprégner de ces deux nuées qui interrogent tant notre humanité que son insignifiance.
Il représente une pause d'environ un quart d'heure lors d'une nuit italienne. On peut le constater à la traînée de lumière laissée par les étoiles. Il est amusant de noter que mes visiteurs imaginent que cette photographie est un tableau tandis que celles ou ceux (doit-on écrire cielles ou ciels ?) qui ouvrent mon dernier CD, Pique-nique au labo 3, pensent que le tableau de mc gayffier, qui en a réalisé à son tour la pochette, est une photographie.
L'intérieur est en effet le détail d'un de ses tableaux. Lucioles est une huile et impression sur panneau de 60x70cm, d'après une photo de l'Américaine Lora Webb Nicols (1883-1962). L'idée des lucioles (lampyridae) lui serait-elle venue du Tombeau des lucioles, l'époustouflant film d'animation d'Isao Takahata ? Une bombe incendiaire était tombée sur le ville de Kōbe. Deux enfants y sont livrés à eux-mêmes. Métaphore de notre monde moderne où nos enfants luttent contre la désintégration de notre planète en se soulevant de la Terre ? Et bien non, c'est Pier Paolo Pasolini qui s'y colle ! mc gayffier rend là hommage à Pasolini (1922-1975) dont l'article sur les lucioles fut publié dans le journal Corriere della Sierra du 1er février 1975 (il sera assassiné dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 novembre) sous le titre Il vuoto del potere in Italia (Le vide du pouvoir en Italie), repris dans son livre Écrits corsaires, et analysé par Georges Didi-Huberman dans Survivance des lucioles aux Éditions de Minuit en 2009 !
Pour les photographies de Michel Séméniako, c'est une autre histoire. Les créatures lui avaient fait la vue dure lors d'un tournage près de Saluzzo, laissant des traînées sur ses images de la petite cité médiévale italienne. Lui auraient-elles susurré l'idée lumineuse de revenir rien que pour elles ? Ainsi les traînées devinrent des fées aux gestes de ballerines. À la galerie Signatures, les grands tirages sont accompagnés de très beaux textes de Max-Henri de Larminat. Au sous-sol, les lampes ultra-violet font ressortir la luminosité des lucioles que le photographe a exceptionnellement repeintes une à une avec de la peinture fluorescente ! Ailleurs, elles s'en sont chargées toutes seules.
Allez-y, on y retrouve la magie de l'enfance, des rêves dans le noir, une manière de répondre à l'extinction !
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 18 mars 2024 à 17:09 ::Musique
Article de Rigobert Dittmann traduit de l'allemand tant bien que mal par mes soins !
Après le violoniste Mathias Lévy dans Apéro Labo 1, la suite intitulée Codex (digital) accueillera le 18 février au studio GRRR MAËLLE DESBROSSES à l'alto, voix, appeaux & percussions, qui, elle-même membre des trios Suzanne et Ignatius et tête pensante de Maëlle et les Garçons, a joué et enregistré "Les Démons Familiers" de Lévy. On retrouve également FANNY METEIER au tuba et à la voix, la partenaire de Desbrosses dans le duo Météore ; elle avait déjà réalisé "Raves" avec JJB sur la base des 'Oblique Strategies'. JJB a rédigé son portrait pour Citizen Jazz dans le cadre de la Journée Internationale des Femmes et suggéré des tableaux de Paul Klee, Kandinsky ou des Delaunay comme partitions idéales pour son tuba. Mais ici, c'est le "Codex Seraphinianus" qui sert de base, l'encyclopédie de choses imaginaires de l'artiste, illustrateur et designer romain Luigi Serafini, publiée en 1981 et saluée comme "le livre le plus étrange du monde". Ce mélange détonnant du manuscrit de Voynich, de Bosch, de Borges et des Monty Python est un assemblage parfait pour alimenter et défier l'imagination. Ainsi, dans une spontanéité improthéâtrale, les trois musiciens se sont essayés à mettre en musique l'étonnant et l'incompréhensible d’après 7 illustrations choisies par le public - un véhicule-mouche qui se désagrège, un étrange jeu d'amour et de crocodiles, une écriture énigmatique, des poissons-robinet, des fleurs imaginaires, un numéro de cirque fantastique, des œufs surréalistes. Le fait que JJB ait pour cela élargi sa panoplie de jouets - clavier, Enner, Terra et Tenori-on - Le fait que l'artiste ait prêté une arbalète en laiton et plexiglas à Desbrosses, ajoutant flûte, criquet, triangle, chuchoteur, trompette à anche ne doit pas étonner. Même si l'image et le son restent droits dans leurs bottes, la recherche d'analogies sonores par des gestes, pincements, tintements, pinceaux et même en utilisant la bouche, donne à cette peinture électroacoustique de ce dimanche, à ce soundscaping miraculeux, un attrait ludique et une note extra curieuse. Le fait que JJB admire des femmes comme la compositrice Gloria Coates (1933-2023), mais surtout Hector Berlioz en tant que lien entre Rameau et Varèse, est plus qu'une simple note en bas de page. Il déclare même que ses poèmes symphoniques, ses symphonies à programme et surtout son mélologue "Lélio ou Le retour à la vie" (une mosaïque d'autocitations et un traité autofictionnel qui a révolutionné l'histoire de la musique) sont les précurseurs de sa 'musique à propos'. Et j'ai l'impression que la définition d'A.C. Danto de l'art comme 'rêves éveillés' et son 'aboutness' comme 'à-propos-de' sont sortis d'un des œufs de Serafini.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 15 mars 2024 à 06:59 ::Cinéma & DVD
N'étant pas un fan de films d'épouvante, il aura fallu l'humour et la dimension politique pour que The Host m'emballe à sa sortie en 2006. D'une part je suis une petite nature qui ferme les yeux lorsqu'une seringue est montrée à l'écran, d'autre part le film du Coréen Bong Joon-ho ne fait pas vraiment peur. Quant aux films d'épouvante, ils véhiculent souvent une métaphore politique comme chez John Carpenter, et je me souviens des séances de minuit au Napoléon, emmené par mon père, où les spectateurs se rassuraient en fichant un sacré foutoir par leurs quolibets incessants, histoire de camoufler la peur sous une franche et bruyante rigolade. Pour vous flanquer des frissons, il vaut mieux un bon Hitchcock, avec le suspense entretenu lorsqu'on sait avant les protagonistes qui est l'assassin. Si Bong Joon-ho montre très tôt le monstre, il réussit tout de même à vous coller la frousse tant la bête est hideuse. En choisissant une famille de losers très pauvre pour lutter contre elle, il introduit forcément un humour ravageur.
La charge anti-américaine est évidemment déterminante dans ce chef d'œuvre qui n'a rien du genre : de l'agent orange, pesticide utilisé pendant les guerres du Vietnam et Corée, à l'Incident McFarland où un officier américain ordonna de jeter des déchets toxiques dans une rivière parce que les bouteilles s’entassaient, couvertes de poussières, en passant par les prétendues armes de destruction massives irakiennes suggérées par l'absence de virus, sans oublier la critique de l'État coréen qu'incarne probablement le monstre. Même si j'aime beaucoup Snowpiercer (Le Transperceneige), c'est mon film préféré de l'auteur de Memories of Murder, Mother, Okja et Parasite. J'ai fini par craquer pour l'édition limitée avec le storyboard complet traduit en français et anglais de 334 pages, tout cela dans un superbe coffret illustré par Madison Coby. Parmi les innombrables bonus figure la masterclass de Bong Joon Ho au Grand Rex en février 2023...
→ Bong Joon-ho, The Host, Édition Collector 4K et Blu-Ray + Bonus Blu-ray The Jokers, 69,99€
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 9 mars 2024 à 10:12 ::Musique
Jean-Jacques Birgé, Fanny Meteier et Maëlle Desbrosses
Laboratoire musical le plus cool du monde.
Ne prévoyez pas d’aller chez le coiffeur avant un concert d’Apéro Labo chez Jean-Jacques Birgé. Vous risquez d’en sortir ébouriffé. Et oui, parfois la musique passe avant l’allure et les standards trépassent devant tant d’inventivité.
L’invitation ludique et poétique, un brin loufoque indiquait : « La liberté de l’indépendance pour le plaisir des sens Concert dans un lieu mythique Excellentes conditions acoustiques Délicieuses provisions de bouche Nos compositions instantanées sont enregistrées en votre présence Qualité disque »
Tout un programme. Cela n’est pas peu de l’écrire…
Cet évènement qui s’est déroulé par un dimanche endormi de pluie du 18 février dernier, était bien plus qu’un simple programme. Jean-Jacques Birgé recevait en polymathe flegmatique, vêtu d’une combinaison orange tonique, comme tout droit sorti d’une prison où il serait interdit… de ne rien toucher !
Cet homme de l’art, des arts et des sons pleins de surprises, invitait Maëlle Desbrosses à l’alto et Fanny Meteier au tuba. Ce binôme espiègle de musiciennes forme le duo Météore, qui se produira par ailleurs le 2 mai 2024 prochain à l’Atelier du Plateau à Paris.
Le maître mot du maître de maison : « C’est moins que se rencontrer pour jouer que jouer pour se rencontrer ».
Cet Apéro Labo # 2, performance unique et singulière, atypique et follement expérimentale s’est déroulée autour de pages tirées, par quelques mains sollicitées au hasard, du Codex Seraphinianus, un codex écrit vers la fin des années 1970 par Luigi Serafini, auteur de cet ouvrage rédigé en une écriture non déchiffrée et indéchiffrable et illustrée de planches toutes plus fascinantes les unes que les autres.
Les improvisations de ce trio d’un jour se sont ouvertes sur la page des fourmis ailées, puis, une sur planche présentant un étrange jeu d’amour et de crocodile, en passant par des fleurs imaginaires, des œufs surréalistes, des robinets à poissons…
Comment décrire ces images en musique ? « Ma recherche musicale et ma musique tendent un peu à faire du cinéma pour les aveugles » souffle Jean-Jacques Birgé. On a le plaisir d’assister à une inénarrable envolée de rythmes, de sons et autres onomatopées où toutes sortes d’instruments et d’objets sonores se sont prêtés à une polyphonie, atonale et atemporelle : terra, crécelle, triangle, pomme musicale, hygiaphone, trompette à anche, jusqu’au violon arbalète, instrument hybride et unique… La console de son et les claviers apportent leur rythmes, leur résonances et leur couleurs sous l’oreille avisée et hautement imprévisible de Jean-Jacques Birgé.
L’alto de Maëlle Desbrosses au jeu riche et varié, se laisse même caresser le dos par son archet et chatouiller ses angles. L’embouchure de Fanny Meteier va titiller le pavillon du tuba qui glougloute, soupire, répond, s’afflige, et se laisse explorer de mille façons par la fantaisie de son interprète.
On reste médusé devant leur infatigable curiosité pour les sons et leur exploration. En deux mots, il n’en restera qu’un : encore !
par Vanessa Paparella // Publié le 8 mars 2024
P.-S. : Codex, l'enregistrement du concert sur Bandcamp
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 8 mars 2024 à 10:28 ::Musique
J'attendais que Citizen Jazz mette en ligne mon article KUNG FU TUBA sur Fanny Meteier que le magazine en ligne m'a commandé, portrait de la jeune tubiste choisie pour représenter la France lors de cet International Women's Day. Comme il serait indélicat de leur couper l'herbe sous le pied en le reproduisant ici avant eux et que nous sommes le 8 mars, je vous renvoie aux sept autres sites européens qui l'ont traduit. Oui, je sais bien qu'un jour sur 366 pour fêter les femmes (cette année est bissextile), c'est un peu has been (là, pas très bissex). Mon texte est donc aussi en français sur JazzMania (Belgique) et traduit dans six autres langues sur Jazz'halo (Belgique), London Jazz News (Grande-Bretagne), Jazz-Fun (Allemagne), Giornale della musica (Italie), In&Out Jazz (Espagne) et Donos Kulturalny (Pologne). Même chose pour les belles photographies d'Aurore Fouchez ou France Paquay qui l'illustrent... Ainsi ai-je opté pour une autre photo que j'aime beaucoup. JJGFREE l'a prise lors du concert que nous avons partagé avec Fanny, Maëlle Desbrosses et moi-m'aime le 18 février dernier au Studio GRRR. L'album, inspiré par l'ouvrage de Luigi Serafini, s'intitule Codex.
Mais Fanny Meteier n'est pas toute seule ce 8 mars. Dans le cadre de ces Giant Steps : Women to the Fore IWD#2024 elle partage l'affiche avec sept autres musiciennes, chacune sélectionnée par son propre pays : les saxophonistes Alejandra Borzyk, Matylda Gerber, Asha Parkinson, la batteuse Evita Polidoro, la chanteuse Miriam Ast et la contrebassiste Alejandra López.
Lorsque vous pourrez lire mon texte, comme les sept autres, sur Citizen Jazz, il sera probablement accompagné d'un petit article rédigé par Vanessa Paparella, dans le même numéro, concernant le concert qui a donné naissance à l'album Codex ! Mais j'ignore si KUNG FU TUBA sera mis en ligne aujourd'hui, jour commémoratif de la portion congrue accordée à la gente féminine ou lundi, jour de parution de chaque nouveau numéro de l'excellent et incontournable magazine. J'ajoute que le nombre de musiciennes jouant d'absolument tous les instruments possibles et imaginables ne fait qu'augmenter de jour en jour, qu'elles y développent des voix personnelles, que la création artistique s'en porte d'autant mieux et que Citizen Jazz n'a pas attendu ce jour pour les glorifier.
P.S.: À 14h pétantes, Citizen Jazz mettait en ligne le dossier Fanny Meteier ! À commencer, par mon article intitulé KUNG FU TUBA. Mais également le compte-rendu de notre Apéro Labo, concert avec l'album Codex à la clef, et mes parties de campagne avec le CD Pique-nique au labo 3...
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 29 février 2024 à 00:30 ::Musique
Rentré lundi soir de Lisbonne, impatient, j'ai filé le lendemain matin aux aurores mixer l'album CODEX enregistré en public au Studio GRRR le 18 février dernier avec l'altiste Maëlle Desbrosses et la tubiste Fanny Meteier (duo Météore que vous pourrez retrouver le 2 mai à l'Atelier du Plateau). J'avais demandé aux premiers arrivés, invités à assister à ce second APÉRO LABO, de choisir une page du Codex Seraphinianus de Luigi Serafini afin que nous nous en inspirions pour les compositions instantanées, que d'autres appelleraient improvisations, que nous avions choisies de présenter ce dimanche pluvieux. Je laissai l'ouvrage à disposition de chacun/e pour s'en délecter avant et après le concert, mais lors de notre prestation nous montrâmes simplement chaque page choisie avant de l'interpréter librement. Ces images sont reproduites en tout petit en regard de chacune des sept pièces sur le site drame.org où l'album est en écoute et téléchargement gratuits et sur Bandcamp.
En dehors de l'émotion musicale générée par mes camarades de jeu ces apéros labos créent une convivialité que les salles de spectacle n'offrent pas. De plus, cet échange plein de tendresse et d'humour participe à cette émotion partagée. L'apéro qui suit prolonge ce plaisir de la rencontre. J'avais préparé des mets végétariens pour convenir à l'une des deux musiciennes, feuilles de vigne farcies, houmous, dattes, figues sèches, loukoums, plus quelques mets apportés par mes invités, et de bonnes bouteilles pour arroser tout cela.
Fanny plongea la tête dans le pavillon de son instrument et retrouva dans mon instrumentarium le Gédéon de son enfance, tandis que Maëlle échangea son violon alto pour l'arbalète en laiton et plexiglas construite par Bernard Vitet et Raoul de Pesters ; elle m'emprunta également un Venova, sorte de saxophone en plastique, ainsi que percussions et appeaux. On l'entend même chanter dans la cinquième pièce. Je me contentai de mon clavier américain, de trois instruments russes (Terra, Enner, Cosmos), du Tenori-on japonais, d'un mégaphone allemand, d'instruments à vent et de percussions rapportés d'un peu partout sur la planète. J'en avais trop sortis comme d'habitude, les pages choisies ne convenant pas du tout à ce que j'avais espéré jouer, mais l'esprit d'à propos dirigeait cette joyeuse session, la complicité avec mes deux invitées nous entraînant au delà de ce que nous avions imaginé !
La photo en couleurs est de Michel Le Bastard, celle en noir et blanc de JJGFree, merci à eux et aux autres photographes, puisque contrairement à ce qui se pratique aujourd'hui dans les théâtres, les photos sont autorisées puisque nous sommes entre amis et que leur discrétion est à la hauteur de leur écoute !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 20 février 2024 à 03:54 ::Voyage
Je n'emporte pas mon ordinateur, mais un carnet et un stylo, plus de quoi prendre des photos. Donc pas de blog d'ici le 28, mais vous aurez probablement droit à un compte-rendu à notre retour de Lisbonne. Il peut m'arriver d'envoyer une image sur FaceBook. Je ne sais pas. Ce n'est pas écologique de prendre l'avion, alors camarades conscients n'en rajoutez pas. Ces vacances sont salutaires, salvatrices, et, espérons, merveilleuses.
Mon dernier voyage au Portugal remonte à 1976, par là. Nous étions descendus à quatre en Algarve dans une petite voiture. Je ne me souviens plus de grand chose, sauf du tabouret dagobert qui, même plié, occupait tout l'espace intérieur. Il avait fallu traverser l'Espagne, débarrassée de Franco. Salazar l'avait précédé. Le passage d'un pays à l'autre avait été un choc. Là-bas c'était tout propre, style rideaux en dentelle. Cela fait si longtemps que j'ai envie de découvrir Lisbonne.
J'ai juste eu le temps de ranger le studio après le concert de dimanche avec Fanny au tuba et Maëlle à l'alto. Le mixage et la mise en ligne de cet Apéro Labo 2 attendront le retour. Ce fut un succès sans pareil. Le protocole tant convivial que créatif change radicalement la perception de la musique par les spectateurs. Je pense reprendre l'expérience en avril, car cela me prend tout de même une semaine d'organiser la séance et l'after, tout en étant frais et dispo pour improviser avec d'aussi formidables partenaires. Un petit indice avant de révéler l'album d'ici une quinzaine : nous nous sommes inspirés de pages du Codex Seraphinianus choisies par nos invités !
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 19 février 2024 à 08:45 ::Musique
Ces derniers temps j'ai assisté à la Philharmonie à deux concerts exceptionnels à plus d'un titre, d'abord parce que ce sont des œuvres symphoniques rarement représentées à cause de leur dispositif ou du nombre d'interprètes requis. Il s'agissait de l'opéra Die Soldaten (1965) de Bernd Alois Zimmermann et de Kraft de Magnus Lindberg.
En 1977 j'avais eu la chance d'assister à l'Opéra Garnier à une version réduite des Soldats dirigée par Pierre Boulez, "symphonie vocale" pour six chanteurs et orchestre n'exigeant pas les seize chanteurs, les dix voix parlées et les cent instrumentistes, les écrans de projection et les dix groupes de haut-parleurs... La représentation du 28 janvier dernier par le Gürzenich-Orchester Köln dirigée par François-Xavier Roth bénéficiait d'une mise en espace sobre, mais parfaitement adaptée, de Calixto Bieito. À un moment les sons électroacoustiques nous entourent jusque sur les balcons. Cette œuvre monstrueuse m'apparaît comme marquer la fin du règne du strict dodécaphonisme. Zimmermann assume totalement le passé, mais il a déjà un pied dans le futur avec, par exemple, une guitare électrique ou un jazz-band complétant l'orchestre. Pourtant je ne peux m'empêcher toujours de penser au mélologue Lélio ou le Retour à la vie, suite de la Symphonie fantastique d'Hector Berlioz, pamphlet vengeur rarement joué, sorte de précurseur du théâtre musical contemporain.
Le 15 février, le second concert était un hommage à Kaija Saariaho, disparue l'an dernier, dont j'appréciai la délicatesse avec Aile du songe (2000-2021) pour flûte et orchestre de chambre dirigé par sa fille, Aliisa Neige Barrière, et Notes on Light (2006) pour violoncelle et orchestre dirigé par Esa-Pekka Salonen. Je peux même dire que je préférai nettement ses oiseaux à ceux d'Olivier Messiaen, pourtant si réputés, mais qui m'ont toujours paru vains en comparaison des originaux ! La flûte de Sophie Cherrier et le violoncelle d'Éric-Maria Couturier, deux musiciens de l'Ensemble intercontemporain, m'enchantèrent littéralement. Je passe sur Les Océanides de Jean Sibelius dont la musique m'a toujours laissé de glace pour en arriver à la seconde partie consacrée à Kraft (1983-1985) de Magnus Lindberg, puisque la soirée était entièrement finlandaise.
Les hôtesses distribuèrent des boules Quiès à l'entr'acte, annonçant la puissance de feu de cette pièce de jeunesse qui avait été créée à Helsinki par Salonen il y a près de quarante ans. Je fus évidemment comblé par la rage qui s'en dégage, avec les éléments électroacoustiques, les déplacements des solistes amplifiés et leur spatialisation dans la salle, les percussions inhabituelles, la performance vocale quasi lettriste du chef avec un micro... Et l'Orchestre de Paris. J'y reconnais aussi l'influence de l'enseignement de Vinko Globokar avec qui j'ai eu la chance de collaborer en 1992 et, à la même époque, de Gérard Grisey qui fréquentait nos soirées de l'ABC Comme, une revue qui tirait au nombre de ses contributeurs. Lorsque Lindberg affirme "seul l'extrême est intéressant... L'hypercomplexe combiné avec le primitif", je ne peux que reconnaître certaines de mes aspirations. Et pourtant...
Pourtant je ne peux m'empêcher de considérer l'aspect économique et social de l'entreprise, hérité d'une longue histoire de la musique institutionnelle. À mes débuts j'attaquai le système pyramidal élitaire qui régit ce monde, son arrogance de classe, les coûts exorbitants qu'exigent les orchestres symphoniques, alors qu'il existe de nouvelles techniques et des rapports plus humains entre les êtres tels que je les avais connus dans les musiques dites populaires, et qui, pour certaines, sont tout aussi savantes. Je m'appuyais sur les entretiens d'Edgard Varèse avec Georges Charbonnier où mon compositeur de prédilection d'alors ne ménageait pas ses critiques. J'acceptais le répertoire, mais je ne comprenais pas que les compositeurs d'aujourd'hui perpétuent des méthodes qui me semblaient d'un autre âge, de plus iniques et exclusives. J'avais d'ailleurs toujours privilégié les outsiders, souvent plus ou moins autodidactes, Rameau, Berlioz, Satie, Varèse, Ives, Zappa, etc. Je regrettais que Skies of America d'Ornette Coleman soit si peu connu. Les nouvelles technologies sont maintenant utilisées partout, même par les classiques contemporains, mais je note que lorsqu'ils racontent leur histoire de la musique, ils se trompent de dix ans sur les débuts de ces inventions. Dans Kraft les mouvements des cordes, voire des cuivres, sont inimitables, mais le travail des percussions n'est pas à la hauteur de ceux qu'on assimile au jazz ou aux musiques dites improvisées. Évidemment les orchestres existent et ne peuvent se cantonner au répertoire du passé. Les créations sont indispensables. Mais il serait alors constructif d'offrir cet instrument à des compositeurs et des compositrices qui oseraient le repenser de fond en comble. Ce n'est question que de choix politique, donc économique, et ces choix influent considérablement sur l'évolution des arts. En citant Varèse, je repensais, par exemple, à ses suggestions sur l'amplification. Ou lorsqu'il compare l'orchestre symphonique à un éléphant hydropique et le jazz-band à un tigre. Il est probable que ma critique est liée à celle des usages et des habitudes. J'ai besoin d'interroger ce qui est donné pour acquis et reprendre le sujet à la base, une remise à zéro qui m'a toujours semblée nécessaire pour inventer de nouvelles formes, tant artistiques, que dans les relations humaines qu'elles impliquent.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 16 février 2024 à 01:17 ::Musique
C'est une excellente idée d'avoir associé Francis Poulenc, compositeur que j'ai toujours défendu, en particulier pour ses trois fantastiques opéras, Les mamelles de Tirésias, Le dialogue des Carmélites, La Voix humaine ou ses mélodies interprétées par Pierre Bernac ou Denise Duval, et Bernard Cavanna sur le CD où Léo Warynski dirige l'ensemble vocal Les Métaboles et l'ensemble instrumental Multilatérale, car l'un comme l'autre ont en commun de posséder deux faces comme l'indique le titre de l'album, Le Moine et le Voyou. Si je préfère le Poulenc casquette sur l'œil, dit Poupoule, que le chrétien moderne, mouton noir de la famille Rhône-Poulenc, mon goût va vers les extravagances de Cavanna plus que vers son classicisme contemporain. C'est toutes proportions gardées, car j'adore autant le lyrisme des œuvres chorales de Poulenc que la maîtrise instrumentale de Cavanna. Il y a cinq ans j'avais chroniqué son À l'agité du bocal, bousin pour 3 ténors dépareillés et ensemble de foire, pamphlet de Louis-Ferdinand Céline contre Jean-Paul Sartre, auquel j'associerai son Karl Koop Konzert, comédie pompière, sociale et réaliste pour accordéon et orchestre (2007-2008), ou ses Geek bagatelles pour orchestre symphonique et ensemble de smartphones (2016). À côté de ces facéties qui me ravissent, Cavanna écrit des œuvres plus sérieuses comme son ShangaÏ concerto pour violon, violoncelle et orchestre (2007), ses transcriptions de lieder de Schubert avec accordéon, violon et violoncelle (2000-2012), ses deux concertos pour violon, etc. J'écris "sérieuses", mais je trouve ses pièces provocatrices probablement plus sérieuses que tout le reste. Cavanna est un doux pince-sans-rire qui n'hésite pas à mordre le monde. Il cherche à "manier la vulgarité avec finesse". Ce goût de s'écarter du politiquement correct en cherchant une authenticité de la forme grâce à des éléments vulgaires m'enchante.
Pour l'album Le moine et le voyou, le choix de Léo Warynski de le commencer avec Un soir de neige, cantate profane sur un texte de Paul Éluard (1944) et Quatre motets pour un temps de pénitence (1938-1939) nous prépare à la dialectique de la Messe pour un jour ordinaire de Cavanna (1993-1994, nouvelle version 2023) où une misérable toxicomane, soprano léger, vient demander de l'aide à des ouailles, une soprano et un ténor lyrique, qui ne l'entendent pas de cette oreille, les culs-bénis ! Les textes de cet oratorio exacerbé, l'œuvre exquise d'un mécréant, viennent de la messe ordinaire, de dialogues du film Galère de femmes de Jean-Michel Carré, d'une déclaration de Klaus Barbie lors de son procès à Lyon, d'un poème de Nathalie Méfano écrit un jour avant sa disparition et d'une définition d'un bateau dans le dictionnaire ! L'orchestre comporte trois accordéons, instrument populaire cher au compositeur, comme la mandoline ou la cornemuse qu'il utilise souvent.
Sans paroles, Scordatura, son deuxième concerto (2019) en trois parties (In Memoriam, Pulsations, Matchiche), pour violon(s) et orchestre symphonique, exige de la partition d'être encore plus furieuse. C'est sa violoniste de prédilection, la Suissesse Noëmi Schindler, qui s'y colle, comme pour le premier concerto (1999), ici version avec orchestre de chambre de 2006, plus tragique. La scordatura est une manière d'accorder les instruments à cordes qui s'écarte de l'accord usuel. C'est un disque beaucoup plus violent et méchant. Entre les deux concertos, les Bagatelles sont cinglantes avec un détournement savoureux de l'Ode à la joie où le massacre est explicite, une pièce participative avec le public. Reconnaissant à la fois des influences viennoises et ivesiennes dans la musique de Cavanna, je m'enthousiasme devant chaque œuvre que je découvre, tel un nouveau baroque.
→ Bernard Cavanna, Concertos et bagatelles, CD L'empreinte digitale, par Noëmi Schindler et l'Orchestre de Picardie dirigé par Arie van Beek, 18,36€
→ Poulenc - Cavanna, Le Moine et le Voyou, CD NoMadMusic, par Les Métaboles et Multilatérale dirigés par Léo Warynski, 15,99€
Les disques de Cavanna sont tous accompagnés d'un passionnant livret.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 14 février 2024 à 00:26 ::Musique
Il faut bien écouter Outre au moins deux fois pour savoir de quoi il retourne. Parce que The Very Big Experimental Toubifri Orchestra n'a rien d'un big band classique, il n'en a jamais eu l'air, ni même les paroles. D'abord c'est un collectif, il n'y a pas de leader, parfois un chef pour diriger un morceau un peu compliqué, mais c'est tout. Les auteurs et les compositeurs font partie de l'orchestre, ou pas. Je donnerais bien leur nom, mais ils sont une vingtaine, ou une trentaine avec toute l'équipe. Un jour que, invité au Pop Club de France Inter, je m'étais fait un devoir de citer les seize musiciens et musiciennes du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané, son célèbre animateur José Artur me félicita de ma bienveillante solidarité, mais m'expliqua que cela n'était pas du tout radiophonique et que les auditeurs décrochaient automatiquement devant la liste fastidieuse. Ce serait probablement la même chose ici. Alors je dirais juste que ce sont des chansons, que parfois les interprètes sont devant, parfois l'orchestre fait masse, que tous les musiciens et musiciennes sont vraiment d'excellents interprètes, que c'est de la pop, entendre que c'est pour tout le monde même si c'est fouillé, et que cela fait rêver... Pour les voix ce sont la flûtiste Mathilde Bouillot et le bassiste Lucas Hercberg qui s'y collent quand ils n'invitent pas Loïc Lantoine. À l'orchestre ils sont trois ou quatre trompettistes dont Emmanuelle Legros avec qui j'ai enregistré l'album Par terre (avec Matthieu Donarier), deux trombones, six saxophonistes, un clarinettiste, deux flûtistes, un claviériste, un vibraphoniste, un guitariste, un bassiste, deux batteurs percussionnistes. Ça pourrait être encore plus dingue. De mon point de vue, question de goût, le fantasme du jazz a toujours tendance à retenir les outrances, et les personnalités doivent absolument s'affranchir des styles, mais franchement c'est bien.
→ The Very Big Experimental Toubifri Orchestra, Outre, CD Le Grande Expérimentale, sortie le 15 mars 2024
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 13 février 2024 à 00:21 ::Humeurs & opinions
Samedi, Sun Sun nous avait invités à fêter le nouvel an chinois. J'avais enfilé un gilet orné d'un dragon, c'est l'année qui veut cela, et puis c'est mon signe dans l'horoscope chinois. Je suis dragon d'eau. Il y avait beaucoup de monde, les mets sublimes s'enchaînaient, une vraie dinguerie. Notre ami avait passé la semaine en cuisine. Et à la fin de la soirée j'avais encore toute ma voix. Normal, il n'y avait pas de musique, comme c'est la fâcheuse habitude. Alors j'ai pensé à mon vieil article du 2 mai 2012...
Le son monte à la tête
D'où vient cette manie de faire hurler la musique dans les fêtes ?
Si c'est pour se défoncer il y a des substances plus douces et plus rigolotes. Saturer les enceintes d'aigus stridents ne fait que déformer le son, rajouter arbitrairement des sub-basses relève d'une même logique de l'absurde. Cette surenchère a commencé avec la compression qu'impose le flux radiophonique, égalisation des niveaux supposée ne rien perdre des détails et aboutissant à une homogénéisation de toute la production musicale. Les oreilles des fêtards en prennent pour leur grade, mais les acouphènes n'apparaîtront fort douloureusement que des années plus tard. Si les lésions auditives sont irréversibles les extinctions de voix ne seront heureusement que passagères. Le plus étonnant est la faute de goût fondamentale que représente l'invasion totale et exclusive de tout l'espace. Car l'espace sonore submerge l'espace à proprement parlé et tout mode d'échange. La surenchère de décibels laisse croire qu'on en prend plein la vue et que tout le monde communie quand il ne s'agit que d'une uniformisation au rouleau compresseur. La communion factice ne fait hélas jamais office de communication. À l'instar des restaurants qui imaginent meubler le silence en faisant monter le bruit d'ambiance, le volume sonore empêche les conversations et les rencontres. Seuls les danseurs en transe y trouvent leur bonheur quand les autres convives subissent en silence un mutisme imposé. Il existe parfois un coin fumeur à l'écart où l'on attrape la crève parmi les courants d'air, ou la cuisine, si elle est isolée, où se réfugient les plus critiques, soulagés de pouvoir échanger quelques mots.
Le mystère reste entier sur les raisons profondes de cette coutume contemporaine. Les DJ autoproclamés ne savent plus ménager temps forts et temps faibles, le bulldozer rappelle plutôt une offensive guerrière qu'une danse de séduction. Les morceaux langoureux et les nappes planantes sont réservées aux backrooms, généralement inexistantes faute de place dans les soirées privées. Quand on n'a rien à se dire cette destruction systématique de l'échange, du conduit auditif et de la musique peut se comprendre. Nombreux convives se plaignent du gâchis, mais ne savent pas comment déroger à cette nouvelle coutume qu'aucun ne s'explique, que tous subissent, bâillonnés par le volume assourdissant.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 12 février 2024 à 08:51 ::Musique
Le joli coffret en carton rouge marque d'emblée l'aspect artisanal de l'entreprise. Il abrite deux CD accompagnés de petits livrets avec des textes de Hervé Péjaudier et une préface de Jean Rochard. L'objet justifie donc son acquisition plutôt que quelque version dématérialisée qui, de toute manière, convient mal à ce type de musique, des improvisations à deux voix pour alto (Guillaume Roy) et violoncelle (Didier Petit) que l'on retrouve dans le deuxième disque en trio, successivement avec le chanteur Kristof Hiriart, la clarinettiste Catherine Delaunay, le percussionniste-électronicien Michele Rabbia, Daunik Lazro au sax baryton, Yaping Wang au guqin (sorte de cithare chinoise) et Christiane Bopp au trombone.
Les cordes de Petit et Roy me font penser à un essaim dont la densité excite la charge électrique. Si Petit joua un temps avec des abeilles, il est souvent pieds nus, avec l'habitude de se promener la crosse sur l'épaule. Quant à Roy il a souvent croisé le fer au sein du Quatuor IXI. Les deux musiciens volètent, tourbillonnent, se croisent, se fondent en un ballet hyménoptère donnant naissance à un hyperorganisme devant lequel ils s'effacent, leurs cordes individuelles dessinant chaîne et trame pour tisser une toile arachnide dans laquelle se prend l'histoire de la musique. J'écris "de la musique" comme si elle était une, mais elle est ici plusieurs, racines classiques et populaires, rhizomes de plus d'un mycélium. Le titre du premier album À l'est du soleil laisse penser que c'est encore la nuit...
Le second, Programmes communs, fait référence à des petits arrangements avec les vivants, comme un Tarot taoïste. Pour Le bateleur, Kristof Hiriart, "Langues comme une", articule un murmure, les cordes vocales se transformant en chant et cri au contact de celles de Petit et Roy, et pour L'amoureux, "Programme commun", le Basque frôle le lettrisme. Pour La prêtresse, Catherine Delaunay, "L'arbre à palabres", escalade les filetages du duo comme les branches d'un arbre dont les feuilles seraient des notes qui se ressemblent. Pour L'impératrice, Michele Rabbia, "La position du trépied", prend le temps des bruits de sa cité. Pour L'empereur, Daunik Lazro, "La vie des strates", laisse les archets imiter l'anche et la sienne prend son souffle, rauque et grinçante. Pour L'hiérophante, Yaping Wang, "Douceur carmin", en pince aussi savamment que sauvagement. Pour Le chariot, Christiane Bopp, "Souffle commun", signale délicatement que l'on est arrivés à bon port.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 9 février 2024 à 00:14 ::Musique
À relire ma chronique du 21 mai 2020 que je reproduis après mon petit article d'aujourd'hui, j'avais déjà bien apprécié les deux vinyles Ramasse-Miettes Nucléaires (1976) et Nouveaux Modes Industriels (1978) de Philippe Doray et Les Asociaux Associés, réédités par Souffle Continu Records il y a quatre ans.
Or la "période 2" représentée par Le composant compositeur était restée inédite, bien qu'elle ait été enregistrée de 1984 à 1987. Composées avec Laurence Garcette qui, comme lui, joue des claviers et synthétiseurs, les chansons pop de Doray relèvent d'une fascination pour l'électronique que j'avais découverte avec le 45 tours de Miss Téléphone dans les années 50 et les mots onomatopéiques de l'après-guerre, du Feutre Taupé d'Aznavour (1948) au Comic Strip de Gainsbourg (1967). Ces chansons n'ayant pas pris une ride, on ne sera pas étonné de retrouver Nino Ferrer ou Richard Gotainer jusqu'à Albert Marcœur ou Poudingue dans ces élucubrations inventives, évidemment plus expérimentales et particulièrement soignées instrumentalement. Le duo est accompagné par Joël Drouin (claviers), Marc Duconseille (sax, flûte), Jean-Pierre Faivre (batterie, percussion), Christophe Pélissié (guitare, basse), Yannick Capron (guitare) et toute une bande copains pour faire les chœurs.
Quitte à être exhaustif, Souffle Continu Records a glissé dans l'enveloppe du vinyle un CD de bonus inédits des années 80 où figurent également Thierry Müller (guitare, orgue, synthé, percussion électronique), Christian Derbhécourt (synthé, guitare), Michel Vittu (guitare). Les envolées lyriques des guitares et les éructations des sax profitent des rythmes mécaniques affirmés tandis que des timbres inouïs collent aux enveloppes rituelles. À l'écoute de la musique actuelle, la pop française de cette époque-là mérite vraiment d'être redécouverte, parce qu'il y a toujours une origine à tout et qu'il est délicieux de retrouver les chaînons manquants qui expliquent comment on en est arrivés là.
Les années 1970 furent réellement celles de l'expérimentation tous azimuts, dans tous les arts, mais aussi dans nos vies elles-mêmes. Jimi Hendrix titrait judicieusement Are You Experienced?. Il y en eut pourtant pas mal qui ratèrent le coche. Dommage. On disait aussi que si tu n'es pas anarchiste à 20 ans, tu ne le seras jamais ! Des décennies plus tard, les mêmes qui avaient plongé dans l'utopie, qu'elle fut révolutionnaire, écologique, sexuelle, lysergique ou artistique, ne furent pas si nombreux à se reconnaître. Les classes sociales rattrapent leurs ouailles si bien que nombreux pourraient porter la pancarte de renégat ou social-traître autour du cou ! Ceux-là n'apprécient guère qu'on leur rappelle leur jeunesse flamboyante. Les autres font figure d'anciens combattants, nostalgiques d'une époque à qui la réaction tailla un costard en peau de chagrin...
Alors écouter les deux vinyles de Philippe Doray & Les Asociaux Associés fait bigrement plaisir. Ce ne sont pas des chefs d'œuvre, mais on y respire un vent de liberté devenu rare. Ça bidouille, ça scande, ça flotte, ça invente, ça se cherche et si ça se trouve ça passe ailleurs, une autre plage, comme celle apparue sous les pavés du Quartier Latin un mois de mai plein d'espérance, pas du genre de celui cadenassé qu'on essaie de nous faire avaler sous le filtre des masques.
Philippe Doray est d'abord auteur des chansons flippées qu'il marmonne en faisant claquer les consonnes. "Chante avec moi et n'aie pas peur de claquer des mains" sonne comme un brouillon de Philippe Katrine. La musique minimaliste puise sa source dans un krautrock à la française, une choucroute rouennaise s'ouvrant en vasistas sur une pop que déjà Brigitte Fontaine avait domptée, un jazz maladroit cousin des provocations rock'n roll de Jacques Berrocal. Si Philippe Doray joue aussi du synthé (j'imagine que le côté plastoc de ses tourneries vient d'un VCS3, il est épaulé par une bande de potes. À cette époque on n'avait pas des colocataires, on vivait en communauté. Autant citer ceux qui figurent sur la pochette, pas forcément parce que leur nom vous dira quelque chose, mais parce qu'ils se reconnaîtront, pour ceux qui sont encore vivants. Entendre "vivants" dans les deux sens : vivre opposé à survivre autant qu'à mourir. Et s'ils se reconnaissent, ils pourraient se mettre debout et crier qu'il est temps d'être jeune, le crier aux petits comme aux grands, et peut-être même à ceux qui sont morts, dans tous les cas ne rien oublier de ce qu'il est indispensable de transmettre.
Ainsi participent au premier album, Ramasse-miettes nucléaire, Pat Bouchard, Claude Derambure, Demos, Michel Vittu et aussi, mais sans leur frimousse au verso du 30 centimètres, Francis Yvelin, Sandrine Fontaine, Anne-Marie Chagnaud, M'Ahmed Loucif, Olivier Pedron, Jacques Staub, Gérad Morel, la Fanfare de la Crique, Jacques Cordeau, Olivier Croguennec. Sur le second, Nouveaux modes industriels, au noyau dur se joignent Olivier Boiteux, Véronique Vigné, Jacques Cordeau, Jean-Lou Hirat, Alain Bocquelet, Marc Duconseille, Marie-Ange Cousin, Patrick Dubot, Pascal Gallelli, Laurence Perquis, Yannick Capron, Jean-François Duboc, Jean-Pierre Nicolle. Beaucoup font les chœurs, mais l'orchestre comprend guitare, basse, batterie, percussion et cuivres.
Enregistrés de 1977 à 1980, les deux disques font la paire. Ils s'écoutent avec beaucoup de plaisir. Une légèreté en émane, aussi naïve que sincère, aussi brute que recherchée, malgré les paroles souvent sombres de Doray, connu pour avoir appartenu aux groupes Rotomagus, Ruth et Crash, et pour figurer comme notre Défense de dans la Nurse With Wound List, bible de l'underground musical depuis presque un demi-siècle.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 8 février 2024 à 00:08 ::Musique
Je suis étonné de bien supporter les rythmes répétitifs du batteur suisse Jonas Albrecht dont l'album Schrei Mich Nicht So An Ich Bin In Trance Baby (que l'on peut traduire "Ne me crie pas dessus, je suis en transe Baby") vient de paraître. Il est vrai que les morceaux commencent souvent par une sorte de magma sonore où la voix se mêle à des enregistrements préalables, mais quand c'est parti cela ne s'arrête plus. La transe fonctionne. Elle saoule. Le corps suit sans se poser de questions. On pourrait danser des heures sans qu'on s'en aperçoive, jusqu'à tomber de fatigue. Je n'oserais jamais, j'ajouterais des cris, des mélodies sur cette corde à linge, ce fil où n'importe quel objet sonore sécherait aussitôt exprimé. Mais cela ne me fait pas suer, non, puisque je fais banquette.
Mirror Division du duo Chaos Shrine (que l'on peut traduire Sanctuaire du chaos), constitué de l'Américain Paul Beauchamp et de l'Italien Andrea Cauduro, est plus planant. Le rituel est cette fois sombre, grave, forcément "grottesque" avec sa réverbération caverneuse. En gongs, basses, gants de boxe, guitare électrique et perceuses chorales, les instruments électroniques vous plongent dans une léthargie de fin de nuit, back room juste avant que le soleil ne réapparaisse.
Traces de Filax Staël, pseudonyme de l'artiste hollandais Bas Mandel, est le plus expérimental des trois. Les 24 miniatures sont la face sonore d'un projet audiovisuel auquel participent Okko Perekki et, pour le texte d'accompagnement, Simon Taylor. Je suis moins sensible au style technoïde et réfrigérant des images, mais je n'ai eu qu'un vague aperçu de cet ensemble qui joue d'un va-et-vient entre les deux formes d'expression. La musique est un mélange de compositions et de collages où les nuages et la mémoire inspirent des transpositions à l'artiste. C'est à la fois très riche et étonnamment uniforme. Si les deux précédents disques flattent le corps, celui-ci titille nettement le ciboulot.
→ Jonas Albrecht, Schrei Mich Nicht So An Ich Bin In Trance Baby, Irascible Records, LP 30CHF / numérique 10 CHF
→ Chaos Shrine, Mirror Division, Erototox, LP / numérique, sortie le 5 avril 2024
→ SECTION 10_Filax Staël, Traces, Revlaboratories, LP10"+livre de 52 pages, 24,99£, sortie le 22 mars 2024
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 6 février 2024 à 01:02 ::Musique
Avec toutes ces couleurs comment pouvais-je résister ? J'ai récupéré une photo du duo Météore qui me rejoindra le 18 février au Studio GRRR pour un concert très intime puisque je ne peux recevoir que trente spectateurs dans de confortables fauteuils. C'est la deuxième séance de cet APÉRO LABO qui accueillera donc Fanny Meteier au tuba et Maëlle Desbrosses à l'alto. Mes propres instruments sont déjà en place, m'évitant ainsi des déplacements pénibles vers des salles de spectacle à l'acoustique rarement à la hauteur. Cette qualité de l'écoute se double de l'enregistrement impeccable de nos compositions instantanées, générant un album mis en ligne dans la semaine qui suit sur drame.org ! De plus, à l'issue du concert qui sollicite le public pour choisir le thème de ce que nous jouerons, seront servies boissons et victuailles. Nous jouons néanmoins au chapeau, car il faut bien nourrir aussi mes formidables invitées.
J'ai déjà enregistré un album avec chacune, Listen To The Quiet Plattfisk avec Maëlle (et la chanteuse-guitariste Isabel Sörling) et Raves avec Fanny (et le bassiste Olivier Lété), mais cette fois leur duo se révèlera exceptionnellement trio puisque je ferai sonner mes claviers et autres instruments bizarres !
Si vous souhaitez participer à ce concert exceptionnel, dimanche 18 février à 17h, près de la Porte des Lilas, et que vous êtes certain/e de venir, écrivez-moi ! Je confirmerai les réservations ou les infirmerai, puisque seul/e/s les premier/e/s à se décider seront servi/e/s, car plus de vingt personnes se sont déjà signalées. Par contre, vous pouvez exprimer votre désir d'assister aux prochains APÉRO LABO qui verront également des danseurs (ça c'est pour les beaux jours au jardin) et des poètes se joindre aux musiciens/ciennes.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 5 février 2024 à 01:53 ::Musique
Poudingue est un de ces projets qu’on voudrait décrire, mais finalement, c’est très ardu à définir précisément. Un peu comme le gâteau qui lui a donné son nom, le pudding, mélange de fruits confits, de restes et de couleurs extravagantes. Mais finalement, cette image ne correspondrait quant à elle pas au projet du corniste Nicolas Chedmail, qu’on connaît avant tout pour les constructions impossibles du Spat’sonore ? Ajoutons à cela une production assurée par Jean-Jacques Birgé, et l’on comprendra tout le foutraque nécessaire pour construire La Preuve, premier disque d’un trio auquel se joint le guitariste Frédéric Mainçon, qui donne un côté punk à tout ceci (« Rame de queue »). Récapitulons : Poudingue commence avec « What a Funny Law » qui semble tout droit sorti d’un Lumpy Gravy de Zappa revisité par la Cold Wave. Puis, avec « je vous prie d’agréer », c’est comme si Albert Marcœur avait soudain eu envie de collaborer avec Crass. Avec Poudingue, on ne sait pas bien où l’on se trouve. Et c’est bien tout l’effet recherché.
Citizen Jazz, par Franpi Barriaux // Publié le 4 février 2024
Par Jean-Jacques Birgé,
dimanche 4 février 2024 à 21:25 ::Musique
S’il n’existait pas, je crois qu’il faudrait, de toute urgence, inventer Jean-Jacques Birgé. Je ne reviendrai pas ici sur le parcours très singulier et non moins prolifique de ce musicien compositeur et multi-instrumentiste, véritable boulimique d’une création tout aussi libertaire que jubilatoire. L’artiste est en outre très partageur, non seulement à travers les écrits quotidiens de son blog depuis de très longues années, mais aussi en raison de la somme assez incroyable d’enregistrements qu’il met à la disposition de tous sur son site drame.org. En d’autres termes, Birgé est un cas d’espèce.
Récemment – c’était au mois de septembre – notre homme a publié un « Pique-nique au labo 3 » qui fait suite, comme son titre peut le laisser supposer, à « Pique-nique au labo 1 / 2 » paru sous la forme d’un double CD enregistré de 2010 à 2019. Tout cela se passe sur son propre label, au nom qu’on n’est pas obligé de prononcer uniquement lorsqu’on est en colère : GRRR. Tout comme son prédécesseur, « Pique-nique au labo 3 » est une compilation de sessions enregistrées dans son studio. Celles-ci, disponibles à l’écoute dans leur intégralité, couvrent la période allant du mars 2021 à juin 2023. Soit onze rendez-vous, pour la plupart en trio mais parfois en duo, avec une magnifique galerie de musiciennes et musiciens. Pour bien comprendre le phénomène, il faudrait imaginer un mot qui serait – sans la référence médiévale – aux musiciens ce qu’un bestiaire est aux animaux. Le « musiciaire » de Jean-Jacques Birgé est une véritable gourmandise à consommer sans modération, et quelques exemples suffisent pour donner envie de se plonger dans l’écoute de cette musique instantanée, sans cesse sur la brèche : Naïssam Jalal, Lionel Martin, Gilles Coronado, François Corneloup, Élise Caron, Mathias Lévy, Philippe Deschepper, Hélène Breschand, Sophie Agnel, Csaba Palotaï, Fidel Fourneyron… N’en jetez plus, la cour du labo est pleine !
« Il s’agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire », dit Jean-Jacques Birgé. Une magnifique intention et un assez incroyable voyage aux couleurs changeantes au gré des différentes personnalités en action, dont le cap est donné par le hasard puisque « la thématique de chaque pièce est tirée au sort avant de jouer » (on pense alors aux « Oblique Strategies » de Brian Eno). « Pique-nique au labo 3 » est, on l’aura compris, un véritable régal dont la multiplicité des trajectoires n’a d’égale que la joie qui semble habiter les protagonistes de cette aventure, qui fait ressentir le besoin pressent d'une suite. Rendez-vous du côté de drame.org : ce sera la meilleure façon de suivre le déroulement de toute cette histoire pas comme les autres et d’écouter ces funambules. Les écouter pour les rencontrer, bien sûr !
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 3 février 2024 à 21:29 ::Musique
C'est bien triste. Il avait été le tubiste du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané. Il avait même enregistré notre petite Valse Liberté sur ses Duos à varier... Je savais lorsqu'il était dans la fosse d'un orchestre car Patrice Petitdidier au cor et lui avaient l'habitude de la jouer pendant l'accord ! Il est présent sur les 3 disques du Drame des années 80 et dans nos cœurs.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 2 février 2024 à 03:32 ::Musique
Tandis que je me lance dans une série de concerts au Studio GRRR je retrouve un article du 11 avril 2012 évoquant l'une des soirées organisées par la plasticienne et poète mcgayffier. En ce qui me concerne il reste quelques places pour celui du dimanche 18 février où je jouerai avec la tubiste Fanny Meteier et l'altiste Maëlle Desbrosses qui forment le duo Météore. M'écrire si jamais vous souhaitez y assister, mais rien de garanti, la jauge étant limitée à trente personnes. La première eut lieu le 14 janvier, justement avec Antonin-Tri Hoang et le violoniste Mathias Lévy, et donna lieu à l'enregistrement de l'album Apéro Labo 1...
Comment vivre de son art lorsque l'on est musicien de jazz ? Il faudrait jouer tous les soirs pour avoir un salaire décent. Les diplômés du Conservatoire jouent dans des clubs en passant le chapeau. Dans certains lieux bien équipés ils reçoivent 120 euros net, c'est Versailles. Les festivals offrent de meilleurs tarifs. La paie est liée à la jauge de la salle. Il faut accumuler 43 cachets isolés sur dix mois et demi pour pouvoir prétendre au statut d'intermittent du spectacle. C'est difficile. Beaucoup sortent du système. Certains choisissent l'enseignement pour arrondir leurs fins de mois ou plus prosaïquement pouvoir croûter. Lorsque les subventions ne concernent pas directement les artistes, elles permettent aux lieux de diffusion d'exister. Ils ne sont pas légion. Alors on invente de nouveaux modèles. Et puis, si l'on a choisi d'être artiste, on est d'abord guidé par sa passion. Un luxe de faire ce qui vous plaît. Jouer en appartement, payé, défrayé ou simplement invité, est devenu courant. Pour le plaisir d'offrir un moment privilégié. Pour l'amour de l'art et le désir de partager.
Vendredi soir, cela se passait "chez Thérèse". La maîtresse de maison possède un piano à queue. L'orchestre avait apporté la batterie et ses instruments. En première partie jouait Louis Laurain. Performance hors du commun. Le trompettiste base tout son travail sur le souffle, pas la respiration, mais le son du vent dans les tuyaux de sa trompette. Le moindre bruit parasite devient percussion. Laurain démonte sa trompette, retire les coulisses, claque la soupape, tape les pistons, replace l'embouchure, met la sourdine. La respiration continue permet de contrôler la longueur de ses phrases. Exercice virtuose très émouvant. Une prouesse contemporaine mettant les muscles à contribution. C'est si rare qu'une pièce de trompette solo m'enchante. Anthologique.
Après les amuse-gueules de l'entr'acte, le quartet Novembre se déchaîne. C'est très écrit sans perdre la fougue de l'instantané. Les compositions sont essentiellement du saxophoniste alto Antonin Tri Hoang et du pianiste Romain Clerc-Renaud. Ils sont accompagnés par Thibault Cellier à la contrebasse et Elie Duris à la batterie. Si leur musique est très personnelle, certains passages saluent de loin les débuts de Carla Bley, le cri d'Albert Ayler ou les inventions harmoniques d'Ornette Coleman. Hoang a adapté quelques pièces d'Aéroplanes, son duo avec Benoît Delbecq. La musique est sculptée dans la masse. Les silences succèdent aux agrégats. Après toute cette vitalité, nous parlons politique avec les jeunes spectateurs [...]. La musique du changement.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 31 janvier 2024 à 16:26 ::Musique
Il reste quelques rares places pour le concert du dimanche 18 février à 17h qui aura lieu dans l'intimité du Studio GRRR à Bagnolet pour la rencontre du duo MÉTÉORE, soit la tubiste Fanny Meteier et l'altiste Maëlle Desbrosses, avec ma pomme. Nous jouerons au chapeau. À l'issue du concert qui sera enregistré et mis en ligne la semaine suivante sur drame.org, nous partagerons l'apéro avec la trentaine de nos invités !
Ne réservez que si vous êtes déterminé. Nous confirmerons (ou infirmerons) votre réservation au plus vite.
Si, le temps de répondre, les places sont toutes prises, indiquez-nous si vous souhaitez participer à l'un des prochains Apéro-labo. J'annoncerai ici dès que nous serons complet.
APÉRO LABO
La liberté de l'indépendance
pour le plaisir des sens
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 31 janvier 2024 à 05:07 ::Musique
À l'issue du concert électroacoustique solo de Xavier Garcia au Mans samedi dernier, je lui confiai que "je n'aurais pas fait mieux !". Entre musiciens jouant du même instrument, nous sommes souvent critiques. C'était de mon point de vue le plus beau compliment que je pouvais lui faire. Pourtant, lorsqu'il s'agit d'électronique, chacun/e a sa propre boîte à outils. Lors du concert de Xavier Garcia pendant le salon organisé par les Allumés du Jazz, je compris chaque geste, ou plus précisément, la raison d'être de chaque note ou mouvement. J'avais en face de moi un frère d'armes ou un cousin à la mode de Bretagne, encore que Xavier soit affilié à l'ARFI (Association à la Recherche d'un Folklore Imaginaire) implantée à Lyon depuis 1977. Il y a tout juste un mois j'avais déjà été emballé par son CD Labyrinthe d'une ligne.
Comme nous parlions ensemble de mon article, Xavier Garcia me remit son double CD de remix réalisé par Actuel Remix, duo qu'il forme avec Guy Villerd. Le propos était encore cette fois diablement alléchant. Les deux compères revisitent des pages de la musique contemporaine en les remixant avec des titres de grands noms de l’électro actuelle. Le premier volume est consacré à Heiner Goebbels, le second à l'Ensemble Modern. Rien de mieux pour exciter ma curiosité ! Je ne suis pas déçu. C'est de la musique de jeunes, entendre pour danser frénétiquement, à partir de matériaux inventifs et très variés. Goebbels, ancien jazzman créatif passé à la composition, se retrouve cadré par des samples rythmiques de Richie Hawtin, Ricardo Villalobos, Adam Beyer, Aphrodite, etc. Le second CD offre 17 remixes enregistrés live le 9 février 2017 lors de sa création au Festival Frankfurter Positionen où l'Ensemble Modern jouant Iannis Xenakis, Edgard Varèse, Michael Gordon, Sascha Dragićević, Dietmar Wiesner et Rainer Römer est mélangé aux samples de Mr Oizo, The Haxan Cloak, Klara Lewis, Thomas Schumacher, Nautic Depths, Fat Boy Slim et Richie Hawtin. Des musiciens de l'Ensemble Modern s'étaient cette fois joints aux deux électroniciens penchés sur leurs ordinateurs : Dietmar Wiesner à la flûte, Giorgos Panagioditis au violon, Alexandar Hadjiev au basson et contrebasson, Michael M. Kasper au violoncelle et Rainer Römer aux percussions. La musique est particulièrement vivante grâce à la présence des musiciens en chair et en os. La création sur Heiner Goebbels date d'un an plus tard au Festival de Vaulx-en-Velin, mais elle est retravaillée en studio par Xavier Garcia qui s'est chargé du mixage définitif.
La différence avec de nombreux musiciens électroniques vient de la composition au sens propre, à savoir l'équilibre dans le temps des forces en présence, l'architecture faisant souvent défaut aux improvisateurs et même parfois aux compositions préalables. La structure d'une pièce et son propos sont pour moi déterminants dans mon appréciation. Ici, alors on danse... Mais chaque pièce est une pochette-surprise qui ravit mes oreilles et me ferait presque bouger les jambes.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 26 janvier 2024 à 01:56 ::Humeurs & opinions
Partager un repas avec des médecins peut apporter quelque lumière aux arnaques de consommation dont nous sommes victimes. Après le scandale des fauteuils roulants non recyclés et la destruction systématique des médicaments ayant dépassé une prétendue date qui les rendrait impropre à la consommation, soulevons le couvercle sur la date de péremption des aliments. Ou plutôt laissons-le fermé, car ouvert la durée sera la même que l'aliment ait dépassé ou non la date limite de consommation (DLC). S'il s'agit d'un fromage, la date est illimitée ; il durcira et tombera en poussière si l'on attend trop longtemps, c'est tout. Un yaourt peut être mangé des mois après la date de péremption. Si au goût il n'est plus bon, on le recrachera, mais le risque est nul. Idem avec les fruits et légumes.
Par contre, s'il y a des protéines, comme le poisson, la viande ou les œufs, il peut y avoir danger. Les œufs ont une coquille poreuse qui les fragilise, mais conservés dans un réfrigérateur le risque est moindre. La chaîne du froid ne doit pas être interrompue, ce qui peut arriver à n'importe quel aliment manipulé plusieurs fois dans un supermarché, en dehors de toute question de date. Seul ce taux de manipulation risque de laisser développer des bactéries qui auraient été incluses au moment de la fabrication.
Un lait UHT, stérilisé à haute température, pourrait être consommé des mois après la date de péremption. Il n'y a aucune raison de jeter un fromage dont la surface est devenue verte ; lorsque l'on voit le taux de moisissure d'un Roquefort cela faire rire. Quelle folie d'inscrire une date sur du riz, des lentilles ou n'importe légume sec ! Il suffirait de faire cuire le riz et l'on jettera simplement les charançons qui seront remontés à la surface. Un fruit ou un légume pourri n'est pas toxique, il n'est simplement pas bon. Un légume cuit dont on enlève la partie abîmée a un risque nul. Une confiture fermée peut se consommer des années. Si le pot a été mal fermé, elle fermente ou moisit, et son goût est désagréable. On reniflera une viande un peu daubée, dépassée de trois ou quatre jours ; si elle sent mauvais, on la passe sous l'eau avec un peu de vinaigre et le tour est joué. Tant que cela a été conservé au froid, tout va bien. Les gourmands feront tout de même attention avec les pâtisseries à la crème qui doivent être dégustées le jour-même, les coquillages qui doivent être vivants, etcétéra, mais cela n'a rien à voir avec les DLC !
La date de péremption n'est donc la plupart du temps qu'une protection légale et une manœuvre commerciale. En ces temps de crise, il va falloir changer nos habitudes au lieu de se laisser flouer par les services marketing de l'industrie alimentaire.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 15 janvier 2024 à 11:14 ::Pratique
Dimanche matin 5h. Plus d'eau aux robinets. J'appelle la nouvelle régie Est Ensemble qui s'occupe de Bagnolet. Entre temps je vois que ça coule à flots depuis le mur de mes voisins d'en face. À 8h la connexion est rétablie. Le technicien avait fermé par mégarde la vanne qui m'alimente. Cela tombe bien, cet après-midi trente personnes viennent assister à la première d'Apéro Labo, concert au studio GRRR avec Antonin-Tri Hoang et Mathias Lévy. Mauvaise pioche. L'eau a envahi le salon de mes voisins en passant sous leur mur. Ils auront passé la nuit et la journée à écoper. Évidemment les ouvriers doivent couper l'eau pour réparer. On frôle la catastrophe, car cela se passe pendant le magnifique concert que nous enregistrons en vue d'un nouvel album. J'ai préparé à boire et à manger pour fêter cela avec nos convives, du beau monde, et il n'y a pas d'eau à la maison. J'ai heureusement rempli des casseroles, des arrosoirs, des seaux. Personne ne s'aperçoit de rien. Mathias, terrassé par une grippe sauvage, a filé aussitôt la fin de notre prestation. Nos invités s'épanchent autour du buffet. Antonin avait conçu un dispositif astucieux : ayant préparé une playlist de cinq heures, il faisait écouter au casque une minute prise au hasard à l'un ou l'une des spectateurs/trices, libre à lui ou elle de raconter ce qu'il a écouté sans employer de termes musicaux ; nos compositions instantanées consistent à interpréter ces descriptions souvent drôles et poétiques...
Pendant ce temps les équipes de terrassiers se relaient, défonçant le trottoir devant chez nous pour trouver la fuite. L'équipe de nuit s'escrime au marteau-piqueur. Une autre les relève au petit matin. Les tuyaux en fonte qui sont enfouis à 1,10m de la surface ont peut-être une centaine d'années. Le passage des poids lourds dans la rue finit par les fendre et le gel a fait éclater l'un d'eux. Ce n'est pas la première fois. Je me souviens d'un geyser qui avait surgi il y a quelques années devant la porte du garage, à trois mètres du nouveau sinistre. Ce n'est pas simple pour les gars qui creusent, car des canalisations de gaz passent à proximité. Une autre année, un geyser de flamme avait jailli à dix mètres de haut. Très impressionnant et plus angoissant que cette inondation. Tout le quartier est sans eau, et la plupart des riverains n'ont pas été prévenus. C'est étrange qu'il n'y ait pas moyen de le faire. En attendant la remise en eau, je range le studio et les restes de nos agapes. Il reste à tirer les conclusions de cette première, très réussie, pour aborder le prochain Apéro Labo en connaissance de cause. Ce sera le 18 février avec Fanny Meteier au tuba et Maëlle Desbrosses à l'alto. La jauge est limitée, mais on peut m'écrire si l'on souhaite venir (avec certitude), je confirmerai (ou infirmerai) les invitations.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 12 janvier 2024 à 00:02 ::Multimedia
En 1987 et 1991 sortirent en France les deux volumes du chef d'œuvre de la bande dessinée contemporaine, Maus de Art Spiegelman. Le roman racontant le génocide des Juifs polonais et allemands sous l'angle original des rapports difficiles d'un fils interrogeant son père, ancien déporté, savait jouer de l'humour juif tout en évoquant une page terrible de notre Histoire. Réuni en un seul volume elle fut la première bande dessinée à recevoir le Prix Pulitzer. En 1994 parut The Complete Maus, A Survivor's Tale de Art Spiegelman, l'un des plus passionnants CD-Rom produits par Voyager aux États Unis. Ces éditeurs, qui avaient à leur catalogue les CD-Rom Puppet Motel de Laurie Anderson, The Residents Freak Show ou P.A.W.S., créèrent également la collection DVD exemplaire Criterion. Avec l'éclatement de la bulle Internet, l'objet multimédia disparut lamentablement avec bien d'autres chefs d'œuvre de cette époque. Je regrettai souvent que l'on n'ait plus accès à ce remarquable making of, discours de la méthode à la fois pédagogique et créatif, conçu pour le système 7 du Mac (RAM 5 Mo !).
Or Flammarion [a publié (cet article date du 14 février 2012)] la version française du nouvel ouvrage de Art Spiegelman, MetaMaus, soit le contenu du CD-Rom copieusement augmenté. Le livre de 300 pages comprend un long entretien avec l'auteur, quantité de documents iconographiques et biographiques éclairant ses choix du sujet, de son traitement et des animaux dessinés qui représentent les divers protagonistes, révélant le dessous des cartes et la rigueur de l'entreprise. Ce serait déjà formidable si l'objet n'était pas en plus accompagné par un DVD-Rom (Mac et PC) dont on aperçoit le centre dans l'œil de Vladek sur la couverture façonnée. Y est reproduit l'intégralité de l'ouvrage numérisé, agrémenté d'hyperliens vers des archives détaillées (croquis, brouillons, reportages audio et vidéo, photographies...), plus de nouveaux suppléments d'une richesse époustouflante qu'il serait fastidieux de répertorier ici. L'ensemble constitue le plus extraordinaire making of qu'il m'ait été donné de voir tous genres et supports confondus. Mine (de crayon) pour les amateurs d'Histoire et pour ceux de bande dessinée : sous chaque vignette peuvent se cacher jusqu'à sept études, Spiegelman se fend d'un commentaire audio, son père témoigne, et près de 10 000 documents sont rassemblés. De la version CD-Rom, seule manque une sélection d'œuvres datant d'avant Maus, visibles en partie dans la réédition de son livre Breakdowns. Spiegelman aura toutes les peines à assumer son succès planétaire, au delà de toute espérance. Il publiera ensuite La nuit d'enfer sur un texte de Joseph Moncure March, Bons baisers de New York autour de son travail pour la revue The New Yorker et À l'ombre des tours mortes sur le 11 septembre 2001.
Spiegelman saura résister aux sirènes hollywoodiennes comme aux diverses tentatives de récupérer son œuvre. Dans MetaMaus, sa position de juif athée de la diaspora comme ses interrogations sur la mémoire ou la transcription d'une histoire vécue me touchent personnellement et passionneront ses admirateurs. On y retrouvera l'humour, la gravité, la précision et l'esprit critique du roman original. Du grand Art !
Par Jean-Jacques Birgé,
dimanche 7 janvier 2024 à 23:55 ::Musique
C'est probablement la loi des séries, mais après Revue&Corrigée c'est au tour de Citizen Jazz de publier une chronique de mon disque le plus récent, à savoir Pique-nique au labo 3, donc volume 3 de mes rencontres avec déjà une soixantaine de musiciens et musiciennes que depuis maintenant dix ans j'aime appeler les affranchis. L'article qui paraît aujourd'hui est signé Franpi Barriaux dont la plume me fait bien plaisir.
Le pique-nique au labo de Jean-Jacques Birgé, c’est l’occasion rêvée de revenir en un disque physique sur les rencontres compulsives du musicien avec d’autres artistes dans le cadre d’enregistrements mis en ligne sur son site internet. Nous nous en faisons souvent l’écho, et ce travail au long cours tient autant de l’indexation des idées et des envies du musicien que d’une cartographie fidèle des forces en présence dans la musique créative en France et de par le monde. À ce titre, Pique-Nique au Labo, troisième du nom, telle une douce fête des voisins, est comme un panorama pour juger de la cohérence de l’œuvre. Et donner l’envie d’aller plus loin, voire de remonter aux racines.
Lorsqu’on parle de musique inventive et joyeuse, d’improvisation où l’humour et la fantaisie ne sont pas bannies, il est d’usage d’y rencontrer Élise Caron ; le contraire nous aurait même chagriné. Dans Pique-Nique au Labo III, on la retrouve dans « Utiliser une vieille idée » que nous célébrions déjà dans une précédente chronique. Mais ce qui est intéressant dans ce genre d’album, ces profils de l’œuvre qui servent de rattrapage et donnent envie d’aller plus loin, comme des étudiants un peu perdus dans la profusion, c’est qu’ils permettent de se pencher sur les zones d’ombre : ainsi, la découverte de la vocaliste Violaine Lochu, aperçue il y a quelques années à Jazz à Luz, donne envie d’aller écouter le disque en entier : Moite est un album en trio avec la guitariste Tatiana Paris, une des musiciennes prometteuses du label Carton. L’électronique de Birgé ronronne dans les ondes de la guitare, la voix de Lochu est puissante, lourde, théâtrale… On est conquis tout de suite par l’intensité dramatique de « Moitié Moite », et on sera secoué davantage sur l’album par « Cédez à la pire de vos impulsions », tiré d’une des cartes des Obliques Stratégies de Brian Eno, un procédé que Jean-Jacques Birgé avait déjà utilisé dans Questions avec Élise Dabrowski et Mathias Levy.
Le pique-nique, c’est aussi la bouffe. C’est surtout la bouffe. Jean-Jacques Birgé peut improviser sur tout ce qui est musical ; et comme, pour lui, tout est musical comme pour d’autres tout est politique [1], il semble pertinent que les travaux du pique-nique regardent dans nos assiettes. C’est le sujet de « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit, c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », une des pièces du trio qui réunit l’hôte avec Csaba Palotaï et la violoniste Fabiana Striffler. L’idée est de convoquer des plats et d’improviser dessus. Le violon nous emmène vite dans les méandres du Danube que les cordes de Palotaï connaissent par cœur. Le piano de Birgé est l’élément solide du plat, quand ses compagnons se chargent des épices ; sur l’album -***, on goûtera d’autres mets, comme un fabuleux mezze et, selon ses goûts personnels et son degré de passion pour une Europe Centrale omniprésente, on choisira le sucré « Màkostészta » et sa guitare bouillonnante ou l’ardent « Töltött paprika » où Birgé utilise l’un des instruments de la lutherie Viret.
Puisqu’il est question de cuisine, on s’intéressera pour finir à Raves, le trio qui réunit autour de Jean-Jacques Birgé le bassiste Olivier Lété et la formidable tubiste Fanny Méteier dont on n’a pas fini de parler. Très en vue dans l’ONJ, et membre de notre Nouvelle Vague, Méteier est au cœur d’un travail assez sombre où les claviers de Birgé tracent au fusain des routes tortueuses dans une forêt sombre. L’instrumentarium y est pour beaucoup, tant les différentes inflexions sont subtiles. Comme d’autres précédentes rencontres au labo, c’est avec le jeu de cartes improvisationnel d’Eno que les directions sont pensées. « Un très court » est dans, ce Pique-Nique au Labo III, le plus récent enregistrement de ce panorama. Raves est le trente-neuvième rugissant de cette collection qui n’en finit pas de nous surprendre et de nous réjouir.
L'article est agrémenté de 3 morceaux choisis : Moitié moite avec Violaine Lochu et Tatiana Paris, Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit, c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti avec Fabiana Striffler et Csaba Palotaï, Un très court avec Olivier Lété et Fanny Meteier.
À noter qu'après encore quatre rencontres inédites en disque, l'aventure se transforme en Apéro Labo où les futurs enregistrements auront lieu en public au Studio GRRR. La première se tiendra dimanche prochain avec le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang et le violoniste Mathias Lévy, deux habitués de ces festivités où nous partageons plutôt compositions instantanées qu'improvisations, un terme qui ne m'a jamais convaincu. La suivante, en février, verra la tubiste Fanny Meteier rejointe par un/e autre invité/e.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 29 septembre 2023 à 00:00 ::Musique
Vendredi 13 octobre à 18h30 nous jouerons en trio un petit concert au Souffle Continu, 22 rue Gerbier Paris 11e, Francis Gorgé, Amandine Casadamont et moi pour fêter la sortie de la réédition du vinyle In Fractured Silence, sorti en 1984 sur United Dairies. Ce sera court, ce sera magique et gratuit... Occasion à ne pas manquer, car Francis ou moi jouons de plus en plus rarement en public. D'autre part, Francis et Amandine ne se connaissent pas !
Par contre, Francis et moi avons fait notre tout premier concert ensemble, le 3 février 1971 au Lycée Claude Bernard, et nous sommes restés amis depuis. En 1975 j'ai produit le premier disque du label GRRR, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, devenu culte grâce à la Nurse With Wound List (Nurse With Wound est présent sur In Fractured Silence avec The Strange Play of the Mouth). Un an plus tard nous fondions Un Drame Musical Instantané avec Bernard Vitet. Francis l'a quitté en 1992, mais nous l'avons ressuscité l'année dernière en enregistrant Plumes et poils avec l'écrivain Dominique Meens, et un nouvel album autour de Philip K. Dick est sur les rails. Nous avions tout de même commis ensemble des centaines de concerts et une vingtaine d'albums. Souffle Continu Records a publié le vinyle Avant Toute, enregistrement de 1974 qui a précédé et permis Défense de, et récemment le label GRRR a édité Très toxique en tirage limité, celui de 1976 qui avait précédé Trop d'adrénaline nuit, le premier disque du Drame, le jour où nous sommes rencontrés tous les trois au studio. C'est formidable et exceptionnel de découvrir ces deux moments préhistoriques, la fondation de ce que nous allions devenir alors que nous avions vingt ans et des poussières.
Si le Drame a duré jusqu'en 2008, ses plus belles années furent celles du trio. J'ai rarement ressenti autant de complicité avec un musicien comme avec Francis. Lorsque nous avons enregistré Plumes et Poils, nous ne nous étions pas rencontrés en studio depuis trente ans, or les quinze pièces furent toutes des premières prises. Lors de nos improvisations, j'avais l'habitude de dire qu'il était capable de rattraper mes plus mauvaises balles. Si je pratique toujours ce sport, Francis gravit pourtant d'autres pentes musicales. C'est comme la bicyclette, cela ne s'oublie pas !
Entre temps, Francis a joué avec les clowns Macloma, le metteur en scène Pierre Debauche, le Celestrial Communication Orchestra d'Alan Silva, la chanteuse Colette Magny, les chorégraphes Mark Tompkins, Jean Gaudin et Karine Saporta, le magicien Abdul Alafrez, les poètes Jacques Demarcq et Dominique Meens, Hélène Sage (dont Frissons sur la cochlée figure aussi sur In Fractured Silence), etc. En 1996, expert QuickTime, il a créé avec Brieuc Ségalen la société multimédia Briq spécialisée en réalité virtuelle. Fan de musique française, de Rameau aux Impressionnistes, il a récemment publié deux disques pour lesquels il a orchestré numériquement Debussy et Ravel, choisissant les timbres autant musicalement qu'en fonction du sens.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 27 septembre 2023 à 04:27 ::Perso
Je connaissais évidemment la traduction de cette expression que mon père prononçait avec "a typical Oxonian accent", l'accent d'Oxford, mais pourquoi m'appelait-il ainsi ? Peut-être n'étais-je pas très com-plaisant (la césure est de lui) pour débarrasser après les repas ? Mes résultats scolaires plus que rassurants n'impliquaient pas nécessairement d'application pratique. Peut-être n'en fichais-je pas une rame à la maison ? Je rechignais à ses injonctions alors qu'il avait le cul vissé sur sa chaise et que ma mère faisait tout le boulot.
Ma sœur a toujours été plus serviable. Encore aujourd'hui [cet article date du 18 août 2011, Maman est morte le 19 février 2019, aussi continue-je au passé] elle s'occupait régulièrement de notre mère alors que je la voyais uniquement pour les grandes occasions. Elles s'engueulaient aussi copieusement et ma sœur la traitait comme du poisson pourri, mais elle l'accompagnait faire ses courses chaque semaine et je crois (ou crains) que le coup de fil à sa maman fut un de ses premiers gestes du matin. Mes conversations téléphoniques avec ma mère étaient plus sereines que les échanges in vivo. Je pouvais raccrocher facilement si je sentais que cela tournait au vinaigre. Myco come mycoacétyque, le champignon du vinaigre, était son surnom lorsqu'elle était adolescente aux Petites Ailes. Il m'aura fallu atteindre cinquante ans pour comprendre que je n'étais misanthrope que pour lui plaire et que ce n'était pas du tout mon caractère. La section du cordon est plus tardive que beaucoup ne le croient, cet instant décisif où l'on saisit que l'on est soi et pas ce que nos parents attendaient de nous. J'ai déjà évoqué ma mère et mon père, l'amour pour leurs deux enfants et notre attachement, mais il y a plusieurs manières de vieillir. Mon père n'a pas eu le temps d'être grand-père, ma mère n'a jamais joué son rôle de grand-mère. Son complexe d'infériorité a développé un narcissisme agressif qui a rendu avec l'âge les conversations difficiles dès qu'elles abordaient des sujets ayant trait au passé ou à la politique en général. Il y a longtemps que ma mère ne m'entendait plus. Ma fille en a souffert. J'ai essayé d'aborder l'histoire de notre famille, l'origine des névroses, mais ma mère pensait que cela n'avait aucun intérêt. Elle réécrivait à sa façon la vie de mon père. Je le comprends. Nos souvenirs sont systématiquement arrangés au fur et à mesure que nous les sollicitons. J'essaie de me rappeler…
Good for nothing ! Le bon à rien est devenu un touche à tout. Ce que je n'ai pas su transmettre à mes parents, je tente de le donner à d'autres, à mes amis, aux jeunes étudiants… Être utile procure des satisfactions qui donnent sens à une vie. Je perpétue la B.A. des louveteaux, la "bonne action" apprise aux Éclaireurs de France, organisation scout laïque à laquelle j'appartins de 8 à 11 ans et qui me fit grandir vitesse V. C'est incroyable ce que j'en retirai et qui me sert quotidiennement. Pourquoi n'apprend-on pas à l'école des rudiments d'électricité, de plomberie, de couture, de bricolage, toutes les choses pratiques auxquelles nous serons plus tard confrontés. L'informatique est passée dans les mœurs, mais je suis surpris à quel point nous sommes handicapés lorsque nous tombons en panne d'automobile, de chauffe-eau, ou lorsqu'il s'agit de faire la cuisine. Du moins pour la plupart. Je regrette aussi les cours d'instruction civique qui donnent un sens à notre citoyenneté. On me raconte qu'il n'existe plus de "plein air", cette demi-journée d'exercice physique que je n'affectais d'ailleurs pas outre mesure, complémentaire des cours de gymnastique. Il y avait la musique et le dessin, mais en retirait-on les moyens d'avoir plus tard accès à la culture ? De toute ma scolarité je n'ai lu aucun livre, me cantonnant aux extraits publiés dans le Lagarde & Michard. Rédactions et dissertations m'auront tout de même appris à écrire, les maths m'auront donné un esprit synthétique et logique, Monsieur Marnay le goût des langues étrangères… J'ai pourtant l'impression de n'avoir pas appris grand chose à l'école. Ce que sont la discipline et la rébellion plus certainement. Mais au delà de cette critique facile mon éducation scolaire m'aura permis d'acquérir plus tard les connaissances que je désirais vraiment, un peu comme mes parents dessinèrent le cadre que je remplirai plus tard à mon gré. Face à des propositions fortes mais ouvertes notre indépendance peut se développer en connaissance de cause, et notre existence trouve son sens lorsque nous apprenons à nous détacher et des uns et des autres.
N'empêche qu'aujourd'hui, question récurrente, je ne sais pas ce que je vais devenir. [...] J'ai un besoin viscéral de faire ce que je ne sais pas faire et qui ne se fait pas. Histoire de contredire mon père ?
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 29 août 2023 à 00:04 ::Multimedia
L'intérieur de mon nouveau CD, Pique-nique au labo 3, est le détail d'un tableau de mc gayffier qui en a réalisé la pochette. Lucioles est une huile et impression sur panneau de 60x70cm, d'après une photo de l'Américaine Lora Webb Nicols (1883-1962). L'idée des lucioles (lampyridae) lui serait-elle venue du Tombeau des lucioles, l'époustouflant film d'animation d'Isao Takahata ? Une bombe incendiaire était tombée sur le ville de Kōbe. Deux enfants y sont livrés à eux-mêmes. Métaphore de notre monde moderne où nos enfants luttent contre la désintégration de notre planète en se soulevant de la Terre ? Et bien non, c'est Pier Paolo Pasolini qui s'y colle ! mc gayffier rend là hommage à Pasolini (1922-1975) dont l'article sur les lucioles fut publié dans le journal Corriere della Sierra du 1er février 1975 (il sera assassiné dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 novembre) sous le titre Il vuoto del potere in Italia (Le vide du pouvoir en Italie), repris dans son livre Écrits corsaires, et analysé par Georges Didi-Huberman dans Survivance des lucioles aux Éditions de Minuit en 2009 ! Alors que la plasticienne avait tablé sur l'aspect pique-nique des deux premiers volumes en jouant sur l'herbe et les petites bêtes qui s'y promènent, la musique de ce troisième volume, dans l'ensemble plus sombre et menaçante, lui a cette fois peut-être inspiré le sujet du laboratoire des Curie avec la radioactivité qui leur colle à la peau jusqu'à l'issue fatale...
Son tableau me rappelle une photographie de 2007 de Michel Séméniako dont il m'avait offert un tirage pour mon soixantième anniversaire. Tirée de la série Lettres d'amour des mouches à feu, il représente une pause d'environ un quart d'heure lors d'une nuit italienne. On peut le constater à la traînée de lumière laissée par les étoiles. Michel Corbou avait souligné ce "moment de poésie, une parenthèse de goût, loin du bruit et de la fureur. Réalisées dans le Piémont avec la complicité d’un entomologiste, ces images s’attachent à l’infiniment fragile et tutoient amoureusement l’invisible. Les signaux lumineux émis par les lucioles (mouches à feu), dans leur recherche du partenaire amoureux, sont de l’ordre de l’indicible. Un quantième de seconde qu’il faut savoir appréhender avec toute l’humilité nécessaire afin d’ÉCOUTER ces lettres d’amour. »
Il est amusant de noter que mes visiteurs imaginent que cette photographie est un tableau tandis que celles ou ceux (doit-on écrire cielles ou ciels ?) qui ouvrent l'album CD pensent que le tableau de mc gayffier est une photographie. Comme le suggérait Seurat à son ami Signac depuis Honfleur : "Allons nous soûler de lumière, ça console." J'ajouterai qu'en ce qui me concerne que c'est plus souvent de la musique que me vient la consolation lorsque je n'ai plus assez de larmes. Son ou lumière, caresses ou mets délicieux, chacun cherche dans le bon sens qui ne saurait mentir et trouve les mouches à feu qui l'apaisent ou lui font retrouver le sourire. Dans tous les cas rêve d'une enfance perdue et retrouvée.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 18 mai 2023 à 00:29 ::Cinéma & DVD
À l'Idhec je n'avais jamais entendu parler de Frank Borzage avant de voir Strange Cargo. La présence de Joan Crawford que j'avais adorée dans Johnny Guitar, un de mes dix films préférés, ne suffisait pas à expliquer ma fascination pour la passion qui traverse l'œuvre où je sentais pourtant quelques relents mystiques auxquels j'étais habituellement allergique. J'utilisai même sa bande-son en février 1977 pendant l'enregistrement de He has been bitten by a snake, improvisation collective avec Un Drame Musical Instantané ! À chaque nouveau film de Borzage que je découvrirai je serai surpris par la force et l'originalité des émotions, et étonné que son œuvre soit si peu connue. La censure et les aléas de production ont dressé tant d'obstacles sur sa route.
La publication de ses films muets par Carlotta [confirma] mon sentiment. L'heure suprême (Seventh Heaven, 1927) me laisse sans voix ! L'amour fou salué par les surréalistes est partout présent. Ses mélodrames vont à l'inverse du renoncement chez Douglas Sirk qui s'en est pourtant largement inspiré tant dans le traitement dramatique que dans le soin porté à l'image. Les films de Borzage exaltent la passion entre deux êtres que rien ne peut séparer, ni la misère, ni la guerre, ni la mort. J'ignore pourquoi le noir et blanc, d'une beauté inimitable, me rappelle les illustrations d'antan, gravures de Gustave Doré ou peintures de Caspar David Friedrich. Seuls les films de F.W. Murnau me font cet effet. Le coffret DVD, Prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, rassemble trois autres chefs d'œuvre jusqu'ici inaccessibles, L'ange de la rue (Street Angel, 1928), L'isolé (Lucky Star) et ce qui reste de La femme au corbeau (The River, 1929), complété par une foule de suppléments, entretiens avec Hervé Dumont, biographe de Borzage qui a supervisé l'ensemble, courts-métrages de la série Screen Directors Playhouse, entretien radiophonique avec le réalisateur, livret de 72 pages, etc. La frêle Janet Gaynor et l'indestructible Charles Farrell sont les héros des trois premiers, l'érotique Mary Duncan incarnant l'héroïne du quatrième.
Après ses démêlés salariaux avec la Fox, on retrouve Janet Gaynor aux côtés de Farrell dans la première version parlante de Liliom (1930), antérieure de quatre ans à celle de Fritz Lang. L'ascétisme des décors stylisés fait paraître naturelle l'intrusion de l'au-delà, images hallucinantes d'un train, très borzagien, entrant dans l'image comme une attraction foraine qui serait sortie des rails. L'amour, toujours, vaincra la bêtise et la mort.
N.B.: les séquences YouTube sont très loin de la qualité exceptionnelle des remasterisations éditées par Carlotta à l'époque de cet article du 28 février 2011.
Et deux chefs d'œuvre de Murnau
Carlotta [avait] aussi édité L'aurore et City Girl de F.W. Murnau, toujours sublimement remasterisés et rassemblés en un coffret rempli de suppléments formidables dont la version tchèque, dite européenne, du chef d'œuvre absolu que représente L'aurore, malgré son insuccès à sa sortie (avec Janet Gaynor !), en plus de la version américaine dite movietone. City Girl, avec les deux acteurs principaux de La femme au corbeau, est le dernier film de Murnau avant Tabou et son accident mortel. Le réalisateur montre déjà son inclinaison pour le naturalisme magique et son rejet d'Hollywood, même s'il réussit un généreux portrait de l'Amérique des grands espaces. Beaucoup plus cruel, direct et essentiel, Murnau peint pourtant au scalpel quand Borzage dessine au fusain.
Le muet ne doit pas rebuter les jeunes cinéphiles. Le noir et blanc y est symphonique, l'action universelle, la force poétique inégalée. Autant que possible, j'essaie d'évoquer dans cette colonne des films rares ou méconnus, abusivement réputés difficiles ou simplement redécouverts grâce au travail des éditeurs DVD. Comme tout chef d'œuvre, leur modernité est inaltérable parce qu'ils bravent le temps.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 17 mai 2023 à 00:00 ::Humeurs & opinions
Comme j'attends une amie journaliste pour lui conter ma dernière facétie Internet, 174 heures de musique inédite et gratuite [à l'époque seulement 60 !] sur drame.org et un album mis en ligne le jour-même de son enregistrement, je regarde les usagers du métro remonter de la station Belleville en rang serré et de face. Ma photo ne rend pas l'expérience non préméditée que je tente. Manque de culot ou respect de l'anonymat ? Probablement les deux.
Comme je cherche de laquelle des six bouches de métro peut surgir mon rendez-vous, j'élimine celle où la foule compressée entoure le marché de la misère, particuliers démunis vendant quelques rares objets de leur quotidien à des frères de galère, beaucoup d'hommes, très peu de femmes. Les sorties devant Paris Store et au milieu du boulevard charriant peu de voyageurs, j'ai le choix entre deux, proches de la rue de Belleville, occultant la remontée mécanique dissimulée que mon amie choisira évidemment, me surprenant dans mon exercice équilibriste.
Espérant l'apercevoir remonter l'escalier sur lequel j'ai jeté mon dévolu, je me concentre sur les mouvements de groupe, dévisageant chacune et chacun le plus rapidement possible. Il m'est impossible de m'attarder plus d'un quart de seconde sur une figure sans manquer la suivante. Au bout d'un moment j'attrape le rythme et commence à percer les regards éblouis par la lumière du jour comme épinglés par le flash d'un photographe. Plus j'insiste plus je m'enfonce dans ce qui est présent au delà de l'expression, cette arrière-pensée que les yeux ne sauraient cacher, le doute ou le bonheur, l'amertume ou la franchise, la distraction ou l'angoisse... Toutes les émotions du monde défilent devant moi comme des bolides dans un jeu vidéo. Cherchant à les attraper au vol, je les frôle comme un jongleur auquel toutes les quilles échappent, pas le temps de les toucher qu'elles repartent déjà dans un saut périlleux que le monte-en-l'air exécute pour ne pas se faire prendre à son tour. Vertige de l'improvisation qui n'autorise aucun faux-pas, j'étais aspiré par les figures de style de mon jeu lorsque mon amie sortit de nulle part, intriguée par mon air ahuri, comme si elle me réveillait en sursaut. Je lui expliquai que lorsque j'écris ou compose et que le téléphone sonne, mon interlocuteur s'excuse toujours d'interrompre mon sommeil.
[Depuis cet article du 24 février 2011, mon amie journaliste n'a plus rien relaté de mon travail, mais d'autres ont pris le relais. Il y a quelques années, comme beaucoup d'artistes, étonnamment même parmi les plus célèbres, j'ai compris ou accepté de ne pas recevoir la reconnaissance de celles et ceux dont je l'espérais. Heureusement celle du grand public, plus anonyme et forcément dispersée, fut et reste une formidable récompense qui m'a finalement réconcilié avec ce fantasme.]
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 16 mai 2023 à 00:31 ::Multimedia
En 2008, j'eus le plaisir d'annoncer la mise en ligne de quelques uns des modules interactifs réalisés avec Frédéric Durieu sur le [défunt] site LeCielEstBleu. En 2009, Fred mit quelques exemples linéaires de l'inédit FluxTune, notre serpent de mer que [j'espérais] voir éditer. Mon coéquipier réitère l'expérience en proposant des démos linéaires de quelques unes de nos œuvres communes dont certaines sont inédites ou épuisées, tel Alphabet, notre hit de 1999 salué par une quinzaine de prix internationaux et souvent considéré "comme le plus beau et le plus abouti Cd-Rom de la courte histoire des Cd-Rom culturels".
Le jardin des délices et Planet Circus sont restés à l'état de prototype tandis que l'iMac Show est tel qu'il fut conçu. J'ai sonorisé ce dernier avec ma voix, mais les animaux du cirque sont tous bien réels. Le jardin des délices présenté ici n'est qu'un extrait du pilote pour lequel nous avions réalisé toute l'introduction et un tableau de chacun des trois panneaux du triptyque.
Alphabet est une adaptation d'un livre de l'illustratrice tchèque Květa Pacovská [disparue le 6 février 2023], réalisé en trio avec Murielle Lefèvre. La graphiste du jardin des délices, inspiré de Jérôme Bosch, est la Colombienne Veronica Holguin. Thierry Laval est celui de Planet Circus. On trouvera les génériques complets sur la page YouTube de chaque film.
Tous les liens donnés ici permettent de se faire une petite idée de notre travail, mais il est important d'avoir en tête que toutes ces œuvres sont destinées à se laisser apprivoiser par leurs utilisateurs. Chacun peut se les approprier comme le font les gamers des jeux vidéo.
[Depuis l'évolution/régression des outils multimedia on ne peut plus jouer avec ces œuvres interactives. Cette période où fleurirent nombreuses créations extraordinaires constitue un trou de mémoire absurde et douloureux à l'image de notre monde amnésique et révisionniste... L'article original datait du 16 février 2011, mais la plupart des CD-Rom s'échelonnent entre 1995 et 2000, suivis pendant quelques années d'œuvres sur la Toile à une époque où 80% du contenu d'Internet était du domaine artistique. Le commerce et les services ont ensuite englouti intelligence et sensibilité.]
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 15 mai 2023 à 00:07 ::Cinéma & DVD
On a beau avoir des connaissances, des pressentiments, des a priori positifs, des antipathies profondes, des goûts éclectiques, sait-on jamais d'où viendra la surprise, l'émotion qui vous chamboule et remet les pendules à l'heure ?
Dans l'après-midi nous nous étions ennuyés ferme en regardant Nénette de Nicolas Philibert, soit les commentaires des visiteurs devant la vitrine du zoo du Jardin des Plantes derrière laquelle une vieille orang-outang de quarante ans fait la moue. Les compléments de programme (La nuit tombe sur la ménagerie et La projection du documentaire à Nénette) relèvent de la même absence de point de vue que le film. C'est tourné sans grâce, monté sans raison, relaté par la presse parce qu'il est convenu d'apprécier le travail du palmé, sélectionné par les festivals avec toujours la même paresse, absence de curiosité et perte de l'essentiel. On aurait pu imaginer que l'animal renverrait au regard des autres, que les visiteurs feraient les singes et que Nénette interrogerait notre humanité, que nenni ! Dans le documentaire les sujets cachent souvent le style, cette affaire de morale, ou son absence, alors qu'en fiction le public reconnaît très bien la différence entre une machine à faire des entrées et un film d'auteur.
Le soir tombé, comme j'attendais mes invitées, j'ai glissé dans le tiroir du lecteur un DVD qui ne me disait rien. Entendre que je n'avais aucun préjugé, qu'il aurait pu aller rejoindre la masse des usurpateurs sur mes étagères comme générer l'étonnement, recherché trop souvent en vain. L'accroche disait que cela se passait dans les plis et les ourlets du monde, dans ces endroits où l'on ne va jamais, et revendiquait l'absence quasi-totale de voix off, assez pour m'intriguer.
Et soudain, dès la première image, on sait que l'on est en face d'un grand film ! La vitre qui s'interposait entre le sujet et l'objet explose pour laisser la place au dialogue. Plus on avance dans les montagnes de Nouvelle-Guinée plus on est subjugué par le ton du commentateur, pas de voix off en effet, mais un cameraman hors-champ dont l'objectif ne triche jamais en faisant semblant de ne pas exister comme dans la plupart des films du genre, Jean Rouch compris. Stéphane Breton dirige la collection dont fait partie le coffret L'usage du monde vol. 2 réunissant cinq films qu'il a tournés, aussi exceptionnels les uns que les autres. Cet ethnologue, commissaire au musée du quai Branly, ne cherche pas la différence chez les peuples qu'il filme, mais où nous sommes et, par extension, qui nous sommes, lui le premier, retournant sur les lieux de ses crimes, année après année. Eux et moi (2001) est aussi drôle qu'une comédie burlesque tant Stéphane Breton sait prendre le temps qu'il faut pour apprivoiser ses sujets. Sa complicité est telle que l'on se demande si tous les documentaires du genre que l'on a vus jusqu'ici n'étaient pas en fait chargés malgré eux d'une certaine forme de racisme ou de colonialisme, un ostracisme bienveillant. Sa caméra est un médium qui dresse un pont entre eux et nous, fuyant tout exotisme. Les sous-titres qui traduisent du papou ne cherchent pas arrondir les angles, ils piquent comme des flèches. Peinant à approcher ces hommes d'un autre monde, Breton tente d'éveiller leur curiosité en les attirant sur son terrain pour constater qu'ils sont du nôtre et réciproquement ! En renversant les rôles il ouvre une brèche qui va lui permettre de pointer ce qui tient de l'humain quelle que soit notre histoire, jusque dans la nuit des temps.
Son second film, Le ciel dans un jardin (2003), qu'il sait le dernier car le gouvernement indonésien ferme désormais ces territoires aux étrangers, est plus nostalgique, mais on rit tout autant avec les femmes et les hommes de cette tribu qui ont souvent le sourire aux lèvres. En 2007, à partir de ses nombreux voyages chez ses amis Wodani, Breton effectue un montage d'images fixes noir et blanc dont le grain produit un effet magique, Nuages apportant la nuit, composant une sorte de poème symphonique sur des musiques pré-existantes de Karol Beffa, un conte mystérieux et féérique où l'auteur se laisse aller à la rêverie comme une écriture automatique qui dicterait la succession des plans. Un tout petit bémol : pourquoi avoir ajouté de la musique classique, redondante et inutile, en deux courts endroits des autres films ? Un été silencieux (2005) ne comporte aucun commentaire. Le conflit entre le patron et son employé tourne à la tragédie. Filmant l'estive des troupeaux kirghizes dans les Monts Tian Shan, près de la Chine, Breton suit les disputes des bergers où l'orgueil des mâles fait irrémédiablement monter le ton. On se fait tout petit.
Rentré chez lui et et filmant les rues de Paris comme Le Monde extérieur (2007), l'ethnologue-cinéaste montre à quel point son regard est précis et acéré. Les cadres sont justes, la partition sonore aussi riche que l'on puisse le souhaiter, d'ailleurs souvent post-synchronisée. Breton filme les gens et leurs traces en cherchant le trou par lequel s'écoule le trop-plein. Le monologue s'adresse à son ami des montagnes de Nouvelle Guinée, comme s'il regardait avec ses yeux. De film en film la comparaison est fatale.
Si vous aimez les documentaires, [...] cherchez [...] ce double DVD [qui ne semble plus distribué. C'étaient] les plus beaux, les plus drôles, les plus bouleversants que [j'avais] vus depuis longtemps. En filmant "ailleurs", dans des endroits où ne vont pas les touristes, avec un goût du détail invraisemblable, Stéphane Breton réfléchit mieux qu'un miroir. Il révèle que les choses ne sont pas comme elles sont, mais comme nous ne voulons pas les voir. [Quelques années plus tard j'ai vu d'autres films de lui qui m'ont beaucoup moins plu, et sa rencontre fut décevante, allez savoir...]
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 13 mai 2023 à 08:56 ::Musique
Pendant mon sommeil je cherche le nom de plusieurs amis disparus. Ce ne sont pas des amis, plutôt des connaissances, d'anciens voisins, et j'ignore pourquoi je désire tant retrouver leurs noms. Pour ce faire j'égrène les vingt-six lettres dans leur ordre alphabétique. En m'y reprenant plusieurs fois, je finis par y arriver et je me rendors. Plus tard dans la nuit je rêve que j'enregistre un album entièrement à la flûte avec Joce Mienniel à la guitare. Comme j'apprécie énormément le jeu de mon camarade flûtiste virtuose, j'insiste pour qu'il me dise ce qu'il pense de ma prestation. Je le sens un peu gêné, mais, en présence de la bassoniste Sophie Bernado, il met beaucoup de tact pour m'avouer que ce n'est pas terrible. J'essaie de comprendre ce qui cloche et que je devrais améliorer, mais c'est toute l'approche de l'instrument qui semble le contrarier. La mort dans l'âme, je décide de ranger notre enregistrement dans les archives et je suggère que nous enregistrions un nouvel album où je m'entourerai de mon barda électronique et acoustique. Au réveil je note tout cela comme me l'a suggéré la chanteuse Pascale Labbé qui en ce moment s'amuse à analyser les siens.
Revenu à la réalité, si l'on peut parler d'Internet en ces termes et bien que j'en doute fortement, je découvre un passionnant article de Jazz Hot signée de Hélène Sportis qui confirme la mort de Patrick Vian que j'ai évoquée mercredi dernier. Son long récit permet de lever le voile sur ce qu'était devenu le fils de Boris Vian depuis que nos deux groupes jouaient ensemble au tout début des années 70, lui avec Red Noise, nous avec H Lights. Patrick est décédé le 24 février dernier à Apt dans le Luberon où il avait émigré il y a très longtemps.
Comme si cela ne suffisait pas, toujours grâce à FaceBook, la chanteuse Carla Diratz m'apprend la mort en 2017 de Gilles Rollet, le second percussionniste de Birgé Gorgé Shiroc dont les enregistrements figurent sur le DVD qui accompagne les rééditions de l'album Défense de. Avec Francis Gorgé nous avions cherché à le retrouver sans succès, de même que nous avions tenté de joindre Shiroc et le saxophoniste Antoine Duvernet qui n'ont jamais répondu à nos missives. Il est étonnant de constater que certains musiciens préfèrent l'anonymat ou la retraite secrète plutôt que fêter la complicité de notre jeunesse. Peut-être que ce souvenir était douloureux pour les uns alors que d'autres l'appréhendaient joyeusement comme lorsque nous avions retrouver le bassiste de notre premier groupe, Epimanondas. Son bassiste, Edgard Vincensini, était devenu un avocat célèbre, pas forcément dans l'optique politique qui est la nôtre, mais toujours aussi pimpant, ou comme lorsque j'ai revu Dominique Lentin, batteur de Dagon avec qui j'avais collaboré soit avec notre groupe de light-show, soit comme musicien invité. De même j'ai du plaisir à revoir Gilbert Artman ou échanger avec Richard Pinhas, trio d'un temps sous la bannière de Lard Free, sans compter Francis Gorgé, évidemment, avec qui (en compagnie de l'écrivain Dominique Meens) j'ai encore enregistré l'année dernière le CD Plumes et poils et avec qui je prépare un nouvel album d'Un Drame Musical Instantané !
Patrick, Gilles et les autres restent dans nos cœurs, car nous n'avons jamais oublié la complicité de nos premiers émois musicaux au point de chercher sans répit à les perpétuer jusqu'à aujourd'hui. Ne jamais perdre l'émotion de mes débuts, lorsqu'il n'y avait aucun autre enjeu que la passion et l'amour du jeu, est un travail quotidien que j'exerce en me ressassant la phrase de Jean Cocteau : "le matin ne pas se raser les antennes".
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 11 mai 2023 à 07:13 ::Cinéma & DVD
Cochon qui s'en dédit est un film gore si j'en juge par la définition qu'en donne le Petit Robert, « qui suscite l'épouvante par le sang abondamment versé ». Il ajoute « La drôlerie du gore vient de l'excès ». Le film est infesté de gorets à en vampiriser le jeune éleveur breton enfoncé dans un cauchemar de productivité dont les cadences infernales le mènent forcément à la catastrophe. L'allégorie porcine renvoie à l'aliénation de l'homme dans la société industrielle qui l'aspire dans une spirale où règne la confusion jusqu'à lui faire perdre ses repères. Il finit par faire corps avec la machine qui le broie, avec ses bêtes qu'il nourrit et saille dans un cycle pasolinien où le sexe et la merde finissent par tout submerger. En compléments de programme de ce remarquable DVD Jean-Louis Le Tacon filme L'homme-cochon, 20 ans plus tard dans les ruines de la porcherie avant que le cancer ne l'emporte. Un atelier pédagogique à l'EESI de Poitiers avec Patrick Leboutte lui permet de revenir sur sa démarche, empruntée à Jean Rouch, ici plus ethnographie partagée que cinéma-vérité au vu des libertés qu'il s'octroie en filmant en Super 8 l'éleveur qu'il aide activement pour le rembourser du temps qu'il lui vole avec son tournage. Cochon qui s'en dédit participe pleinement à la collection éditée par les Éditions Montparnasse [actuellement 10€ !] qui ont déjà publié de passionnants coffrets sur le cinéma militant de mai 68, mais, par cette folie qu'il mit en scène en 1980, dépasse l'imaginable pour atteindre à la banalité cruelle de ce qu'est devenue notre époque. En comparaison, ses Bretonneries pour Kodachrome représentent une satire gentillette des us et coutumes folkloriques de la Bretagne. Le Tacon montre une forte compassion pour les sujets qu'il filme de la manière la plus critique. N'empêche que les images démentes, réelles ou fantasmées, resteront longtemps gravées dans notre mémoire comme autant de signes terribles de ce qu'a pu produire l'absurdité économique et sociale du capitalisme.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 10 mai 2023 à 08:00 ::Musique
FaceBook a remplacé les petites annonces du Monde lorsqu'il s'agit des nouvelles tristes. C'est encore une pièce du puzzle de ma jeunesse qui disparaît lorsque Gilles Yepremian y tape "RIP" à propos de Patrick Vian. Je ne me souviens plus comment nous nous étions rencontrés, mais c'est sur son groupe, Red Noise, que je projetai pour la première fois mes images de light-show à La Gaîté Lyrique avec H Lights. Le même soir nous avons également éclairé Crouille-Marteau avec Pierre Clémenti et Jean-Pierre Kalfon, et un mix des deux, Red Crouille Noise Marteau, pour l'anniversaire de Melmoth dit Dashiell Hedayat ! Lors du premier concert de rock que nous avions organisé au Lycée Claude Bernard, notre premier groupe avec Francis Gorgé, Epimanondas, assurait la première partie tandis que Red Noise (avec Planetarium sous le nom du Vieux Berthoulet et ses péquenots flippants) et Dagon bouclaient les soirées.
J'aimais beaucoup Patrick. L'héritage de son père était évidemment un peu pesant. Il avait émigré vers le sud de la France. On se demandait s'il était encore vivant. Cela l'avait énervé. Aujourd'hui il n'y a plus de quoi. Nous sommes juste tristes...
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 3 mai 2023 à 00:02 ::Musique
Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.
En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »
La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 28 février 2023 à 00:03 ::Musique
Il y a cinq ans j'avais chroniqué le CD Tribute to Lucienne Boyer par le Grand Orchestre du Tricot avec la chanteuse Angela Flahault. À cet album enregistré en 2016 et paru l'année suivante sur le label du Tricollectif a succédé plus confidentiellement un disque enregistré en public au Petit Faucheux en 2019 et paru en 2020 sur B-Records, label exclusivement consacré aux concerts live. Comme j'avais ensuite été enthousiaste lors de leur passage à Paris à l'Ermitage j'ai commandé le nouveau, intéressé de comparer les deux versions.
On ne retrouve pas la précision du studio où Angela faisait les chœurs en plus de la voix principale, mais l'orchestre tient une place beaucoup plus importante, tant vocalement qu'instrumentalement, ce qui est cohérent en regard de la qualité des musiciens et du spectacle auquel j'avais assisté. La différence technique est souvent constitutionnelle du live qui ne permet pas de passer des jours à régler chaque détail. J'en veux pour preuve un autre disque très intéressant paru également chez B-Records, une version de l'opéra de Fausto Romitelli, An Index of Metals, dirigé par Fiona Monbet avec la chanteuse Linda Olah, évidemment plus rock (voix naturelle) que Donatienne Michel-Dansac (voix lyrique) dans l'excellente version de l'Ensemble Ictus. Comparaison passionnante. On peut regretter qu'au mixage la basse et la guitare ne soient pas suffisamment mises en évidence, d'autant que ce sont Olivier Lété et Christelle Séry qui se sont joints à l'Ensemble Miroirs Étendus. Par ailleurs la transversalité des interprètes est une excellente nouvelle dans les mondes contemporains où la porosité n'existait pratiquement pas lors des décennies précédentes. On se souvient pourtant de la sublime version de 1987 de Laborintus II de Luciano Berio dirigée par le compositeur et où excellaient Michel Portal, J-F Jenny-Clarke, Bernard Lubat, Jean-Pierre Drouet, Christiane Legrand... La musique aussi s'y prêtait. Je n'ai pas entendu la version live de 2010 avec Ictus et Mike Patton comme narrateur (P.S.: Ictus m'a depuis envoyé le lien vers leur version). Le répertoire contemporain bénéficie de plus en plus souvent de versions différentes comme par exemple Different Trains de Steve Reich, chose à laquelle nous a habitués la musique classique.
La version live de Tribute to Lucienne Boyer se justifie par le travail de l'orchestre qui avec le temps a pris ses aises, l'interprétation s'imposant face aux excellents arrangements de Roberto Negro et des frères Ceccaldi. Le souffle de liberté que propulse l'orchestre est évident et les intermèdes parlés d'Angela Flahaut ont été préservés au milieu des applaudissements du public. Le côté festif de ces chansons impertinentes y gagne évidemment, mais c'est surtout le concept du collectif qui apparaît ici, les morceaux durant nettement plus longtemps. On passe de chansons à un spectacle de music'hall qu'il est facile d'imaginer. De plus le disque est accompagné d'un livret avec les paroles des chansons et d'un entretien avec le batteur Florian Satche à l'origine du projet.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 27 février 2023 à 03:25 ::Perso
Le cairn au fond du jardin avait besoin d'être nettoyé des feuilles mortes du charme qui commençaient à l'enfouir. Les pierres de Nathalie auxquelles les miennes se sont jointes étaient trop lourdes pour voyager encore. Elles retrouvaient ainsi le rythme des saisons. Plutôt que les mandalas qu'elles avaient dessinés j'avais préféré les entasser. J'ai toujours préféré les volumes aux surfaces, comme le mystère aux évidences. Lorsque l'une d'elles dégringole, bousculée par les intempéries, les oiseaux ou les chats, je la replace sur le dessus. À l'image du passé, certaines réapparaissent de l'amas. L'histoire de chacune est tellement plus longue que la nôtre. Mon côté animiste s'exprime dans cette observation méditative qui me propulse très loin dans le temps. De quoi les imaginer en quatre dimensions. En m'accroupissant je me suis souvenu des jardiniers japonais que j'avais observés à Kyoto entretenir la pelouse avec une pince à épi(l)er et de minuscules ciseaux de couture. C'était de l'ordre de l'instant. L'herbe avait aussitôt recommencé à pousser. Ici l'ombre, le jardin fait de la résistance. Il y a un temps pour tout. Ce n'est pas toujours facile de l'accepter. J'apprends.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 23 février 2023 à 00:04 ::Musique
La musique du groupe anglais Nurse With Wound est souvent occultée par l'importance de la Nurse With Wound List considérée comme la Bible de l'Underground. Les trois liens hypertexte qui précèdent rappellent la nature de cette liste établie par les membres originaux du groupe, soit Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak, énumérant les cent disques qui les ont influencés. Ils la publièrent en 1979 sur leur premier 33 tours, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella et elle fut maintes fois reproduite. Sa présence dans la liste valut à mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, de devenir culte, créant des sympathies, au début pour moi incompréhensibles, avec Thurston Moore de Sonic Youth ou Trent Reznor de Nine Inch Nails, fans de la liste en question ! Thurston a d'ailleurs composé un remix du Drame que nous devrions publier sur un 17 cm lorsque nous aurons enregistré l'autre face.
En 1984 Steven Stapleton demanda ainsi à Un Drame Musical Instantané de participer à l'album collectif In Fractured Silence, réédité prochainement par le label du Souffle Continu agrémenté d'un texte de Stapleton ressuscitant sa genèse. Avec Francis Gorgé (guitare, synthétiseur, percussion, flûte) et Bernard Vitet (piano Bösendorfer Imperial, percussion) nous envoyâmes ainsi Tunnel sous la Manche (Under the Channel), une très belle pièce où je joue du synthé, de la flûte, de la trompette et où je détourne un extrait de circonstance d'un film de Jacques Becker. Nous suggérâmes aussi d'inviter Hélène Sage qui se fendit d'un admirable Frissons dans la cochlée.
Renouant allègrement avec Steven Stapleton après une quarantaine d'années de silence réciproque, nous nous sommes mutuellement envoyé quelques CD. Steven Stapleton s'est entouré de musiciens différents selon les époques. Lui-même est polyinstrumentiste et change souvent son fusil d'épaule, pratiquant l'électroacoustique, la batterie, le violoncelle, la guitare, le piano, les percussions et toutes sortes d'objets non identifiés.
En 1986, sur Spinal Insana sont notés David Jackman (du groupe Organum) au banjo, Robert Haigh à la guitare électrique, Chris Wallis à la guitare sèche. Ce disque rappelle que Nurse With Wound fut un précurseur de la musique industrielle, de drone aussi, sans sombrer dans les clichés du genre. Clusters, nappes, rags et engrenages construisent une sorte de rituel de la nouvelle ère. Ça zappe, glougloute, crisse et décape joyeusement, même dans la dark ambient.
Dix ans plus tard, le double Who Can I Turn To Stereo est encore plus expérimental. Stapleton joue de ses boucles obsessionnelles tandis que les voix introduisent d'étranges narrations. Le second disque, plus calme et planant, rassemble des débris du premier. Stapleton et Colin Potter invitent une dizaine d'invités à ces agapes sonores rappelant parfois le krautrock d'Amon Düül ou Can. Mais c'est évidemment autre chose, car l'infirmière fut savamment blessée.
Voyage dans une terre inconnue, suspendu à des fils invisibles, traversé de parasites et de rythmes sarcastiques, l'autre double, The Surveillance Lounge, contient l'original de 2009 et un alternate mix, drone excité où l'on retrouve la sirène grave d'un navire imaginaire, des voix éthérées et des accidents de parcours réfutant l'axiome du titre. En fait ça se calme une fois posé. Stapleton fait là équipe avec Andrew Liles et David Tibet (de Current 93). Les inscriptions sur la pochette, collages surréalistes réalisés comme les autres par Stapleton sous le pseudonyme de Babs Santini, sont transparentes. Il faut incliner l'objet pour les lire. Un peu comme la musique !
Associé seulement à Liles, même si apparaissent Ian Hinton à la guitare, Rick Tomlinson au cor et Matt Waldron aux grooves atmosphériques, Stapleton enregistre Chromanatron en 2013, sous-titré A Hallucination On The Music Of Sand. L'introduction tellurique se transforme rythmiquement, s'apparentant à de la noise, ce qui n'a rien d'étonnant pour Nurse With Wound, et la suite montre que tous ces disques sont d'essence rock, comme on pouvait s'en douter, ce qui s'écoute à fort volume.
J'ai donc pris un très grand plaisir à découvrir ces quatre albums de musique qui sonnera bizarre aux oreilles non averties, transporté vers des territoires dont la carte ne précise ni le lieu ni l'époque, les explorateurs traçant leur chemin comme ils peuvent, s'appuyant sur des réminiscences qui n'ont probablement jamais existé.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 22 février 2023 à 00:00 ::Perso
Je fuis la répétition, mais j'y suis contraint, puisque je m'endors chaque soir pour me réveiller chaque matin. Les moments les plus ennuyeux de ma vie consistent donc à me brosser les dents matin et soir, à me raser, me laver, m'habiller, etcétéra. Je m'y applique pourtant dans la plus grande auto-discipline, content d'en être débarrassé pour passer enfin à rêver, découvrir, inventer, rencontrer, produire... Cette indisposition explique mes choix artistiques et leur pratique, mais révèle l'ambiguïté de mes propos trop souvent ressassés. J'adore en effet raconter certaines histoires étonnantes qui me sont arrivées, citer mes auteurs favoris, partager mes découvertes.
La raison de cet ennui profond à recommencer chaque fois le même tour m'échappe. Probablement la répétition systématique de quelque aventure vécue dans ma petite enfance en dirait long sur ce tout que j'ai développé grâce à cela. Seraient-ce les sorties quotidiennes au théâtre de mes parents me laissant seul le soir ? L'origine de mon caractère inquiet ne fait aucun doute. Dès l'âge de trois semaines ils m'abandonnaient à la nuit, la concierge montant jeter un œil et c'est tout. À trois ans, plus de concierge, je gardais ma petite sœur qui n'avait que six mois. Au départ de mes parents je faisais semblant de dormir et, aussitôt le bruit de l'ascenseur entendu, je me levais vérifier qu'ils avaient bien fermer le verrou et le gaz, ces inconscients ! Cette responsabilité précoce nous fit prendre le train vers Grenoble alors que nous avions cinq et trois ans. À onze ans je partais seul en Angleterre. Mon roman USA 1968 deux enfants évoque notre voyage initiatique pendant trois mois aux États-Unis. Deux enfants de quinze et treize en faisant le tour seuls et découvrant le monde. Mon caractère inquiet est le pendant de mon autonomie et de ma liberté. Cette liberté influerait-elle sur mon rejet de toute forme de répétition ?
Longtemps j'ai revendiqué de ne pas m'endormir sans avoir appris quelque chose de ma journée. En musique j'ai choisi la composition instantanée, ce qu'on appelle communément l'improvisation, pour que le réel colle au plus près à mes rêves. Ma mémoire privilégie l'encyclopédisme à la fixation des acquis. Entendre que je n'ai jamais été capable de me souvenir des paroles d'une chanson sans anti-sèches et archi-sèches. Ce blog me sert d'ailleurs souvent de mémoire. Il y a quelques années Jacques Rebotier m'avait proposé de m'écrire un solo avec cinquante dates à la clef. Comme je lui demandais si je devrais rejouer cinquante fois la même chose, il me répondit évidemment que oui. Ah non, cinquante fois la même chose, je meurs. J'ai besoin d'être surpris, ne pas figer l'avenir, mais je prépare énormément, j'envisage tous les possibles, afin d'être capable de gérer l'impossible quand il se présente, et cela ne manque jamais.
Lorsque je prépare mes conférences sur l'interactivité dans le multimédia, et surtout sur le rôle du son dans l'audiovisuel, je prévois trois ou quatre points principaux à aborder, ce qui structure mon intervention, me laissant aller à l'improvisation pour produire une prestation la plus vivante possible. Il faut évidemment bien connaître son sujet. Pour tous mes concerts et spectacles, le principe est le même. Je travaille énormément les intentions, mais l'interprétation reste libre. La partition est une sécurité dont je peux enfreindre les directions si j'attrape au vol une meilleure idée. Lorsque nous avions appelé notre groupe Un Drame Musical Instantané, "un" signifiait l'unicité" de chaque représentation et la composition instantanée s'opposait à composition préalable. Très vite nous sommes pourtant passés à la musique écrite, mais pour ma part j'avoue avoir souvent écrit pour les autres en laissant à moi-même la plus grande liberté. En ce qui concerne les répétitions avant concert ou spectacle, je crains aussi de trop bien faire et de perdre en intensité quand nous serons ensuite confrontés au public. Je focalise donc toujours sur la rigueur de la préparation en évitant de déflorer la représentation. L'alchimie entre la parfaite connaissance du sujet, la gestion des risques prévisibles et la fulgurance du choix au moment de l'instant décisif est la base de mon travail.
Catastrophe, j'ai certainement déjà raconté tout cela dans l'un des mes 5256 articles précédents. Comment échapper à la répétition ?
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 21 février 2023 à 00:20 ::Musique
Il y a cinq ans j'avais chroniqué Tuning, le solo de basse d'Olivier Lété. Si je l'ai entendu avec d'autres depuis, il revient aujourd'hui en trio avec le trompettiste Aymeric Avice et le batteur-percussionniste Toma Gouband. Le projet s'intitule Ostrakinda en référence à un jeu d'enfants de la Grèce antique, ancêtre de pile ou face, les côtés noir et blanc du coquillage ou du tesson de jarre représentant le jour et la nuit. Pas de hasard : l'indétermination guide les compositions de Lété. On confond souvent l'indétermination revendiquée par John Cage avec l'aléatoire qui semble exclure le choix, ou le non-choix, ou encore la résultante des choix, ça joue comme la loterie de l'hérédité, allez savoir comment la musique se forme sous les crânes pour terminer au bout des doigts ou des lèvres. Les deux acolytes du bassiste travaillent le timbre de leurs instruments comme lui, en valorisant ce qu'ils ont de spécifique. Le souffle et les pistons, les heurts et frottements. La basse est ronde, grave, profonde. La trompette et le bugle métalliques, aériens, lyriques. La batterie ou les percussions de peau, de feuilles, de pierre, et de métal aussi, comme les deux autres. Cet âge du bonze ne manque pas d'air. Ensemble ils construisent un rituel rupestre, paysage sonore où s'inscrit une histoire du jazz un peu tordue, comme sur une route de montagne où les sorties de virages sont vivement recherchées. Et la nature frémit en écoutant passer l'attelage.
→ Olivier Lété, Ostrakinda, CD Jazzdor Series, dist. L'autre distribution, 15€ (10€ en numérique), sortie le 3 mars 2023
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 20 février 2023 à 00:02 ::Musique
Nous sommes en février et Novembre est à l'approche. Déjà le kraft, sur lequel est imprimé le pochette, note papier comme il y a neuf ans leur premier album Calques, tel son nom l'indiquait. Et puis dès que Encore commence, le son. L'enregistrement ne sonne pas tout à fait comme on en a l'habitude. Peut-être la position des micros ? On avance dans l'écoute et rien ne se passe comme prévu. Prévu ou entendu. Un disque de compositeurs qui plongent dans la musique, s'en barbouillent comme des enfants découvrant la barbe à papa. Ça joue, dans tous les sens du terme. N'est-ce pas le propre de l'art que de se fabriquer des contraintes, de s'exprimer librement, mais toujours dans le cadre fixé ? Détermination et indétermination. Pour l'instant j'en profite simplement, mais je sens bien qu'il y a des consignes, comme recommencer "le plus vite possible" ou bien glisser à force de répéter, s'arrêter, reprendre... Allez savoir ce que Romain Clerc-Renaud et Antonin-Tri Hoang ont derrière la tête ! Le pianiste et le saxophoniste(alto)/clarinettiste(basse) ont contaminé le contrebassiste Thibault Cellier et le batteur Sylvain Darrifourcq, tous de sacrés virtuoses, et pourtant on s'en fiche, les surprises sonores nous harponnant à chaque tournant. Encore foisonne d'idées, détournant et zappant avec amour l'histoire du jazz. Pour les contemporains on pense forcément à Ornette Coleman, mais aussi Braxton, Lacy, Mantler, Steve Nieve, Roscoe Mitchell, Muhal Richard Abrams, Zappa, et d'autres que ma mémoire laisse honteusement prendre la poussière sur les étagères. Ils ne sont pas si nombreux les visionnaires. Il y a donc bien un après. Si Novembre est une bande d'intellos, cela ne les empêche pas de nous faire vibrer, parce que ça swingue de maintenant. Ils respirent. S'époumonent. Ils (en)chantent. S'envolent. Ils sont fous. Savamment fous.
Et comme si ce magnifique album enregistré en studio par Erwan Boulay ne suffisait pas, ils nous gratifient d'un second CD réalisé par Marc Baron qui les a captés sous tous les angles pour en faire une pièce électroacoustique en deux parties, sorte de "making of" grungissime. Baron les a transformés en se servant de ses instruments de compositeur d'encore un autre genre : magnétophone, hydrophone, perche, ressort, boucles... Ainsi parasites, réinjections, nouveaux silences, tunnel de sub-basses, bribes de dialogue, répétitions, field recording nous font pénétrer dans les entrailles de Novembre. Je range ce deuxième disque dans la pochette kraft qu'a designée Galilée Al Rifaï, la sœur d'Antonin, et je reprends le premier pour l'écouter Encore, same same but different...
→ Novembre, Encore, 2CD Umlaut Records, 12€ (8€ en numérique)
→ Podcast sur France Musique de l'émission À l'improviste d'Anne Montaron consacrée à Apparitions, re-création du quartet Novembre avec sept musiciens invités (le Trio Bribes soit la chanteuse Linda Olah, le saxophoniste Geoffroy Geysser, le batteur Yann Joussein ; les violoncellistes Gulrim Choi, Elena Andreyev, Myrtille Hetzel ; en coulisse la pianiste Eve Risser), précédée du duo Grand Bazar (Hoang & Risser) et la participation de la metteuse en scène Hatice Özer. Enregistrée le 31 janvier 2023 à l’Espace Jean Vilar d’Accueil dans le cadre du festival Sons d'Hiver.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 17 février 2023 à 00:03 ::Perso
L'intelligence artificielle risque de bouleverser pas mal de choses, un peu comme l'avènement des smartphones il y a une quinzaine d'années. Récemment j'abordai la reconnaissance faciale et les deepfakes. Comme souvent il vaut mieux tester soi-même pour se faire une idée, même si elle est biaisée. Confronté à poser une question au ChatGPT d'Open AI, me voilà perdu, parce qu'en fait je me fiche de ses réponses et que la conversation mettant en branle l'intelligence artificielle se défausse évidemment de toute erreur ou à-peu-près, afin d'éviter d'être attaqué par les procéduriers. Comme beaucoup d'artistes, la tentation est forte de demander à l'IA ce qu'elle pense de soi. Si sa source principale est très majoritairement Wikipedia, je suis tout de même étonné du résumé employant des termes qui n'y figurent pas. Le logiciel est-il programmé pour satisfaire l'ego ou rassurer, comme une cartomancienne ou l'horoscope du jour ? Je n'en ai pas la moindre idée, mais voici ce que le robot m'a répondu :
« En tant que modèle de langue formé par OpenAI, je n'ai pas d'opinions personnelles, mais je peux vous fournir des informations sur Jean-Jacques Birgé.
Jean-Jacques Birgé est un musicien français connu pour son travail dans le domaine de la musique improvisée et du théâtre musical. Il est considéré comme un innovateur dans ce domaine, avec une longue carrière de performances et de compositions musicales. Birgé est également un militant pour les droits d'auteur et les libertés culturelles, et a été impliqué dans de nombreuses initiatives pour soutenir les artistes indépendants et les formes d'expression alternative.
En conclusion, Jean-Jacques Birgé est un artiste talentueux et important dans le monde de la musique improvisée et du théâtre musical, qui a exercé une influence significative sur les autres artistes et a contribué à faire avancer le genre.»
C'est un portrait évidemment lacunaire, mais je suis sensible aux détails concernant mon engagement, au delà de mes créations artistiques. Des camarades ont testé l'appli avec moins de succès, les résultats évoquaient des homonymes, racontaient n'importe quoi ou restaient simplement bouche bée. De toute façon, n'étant pas graphiste, je ne profite pas au mieux de l'AI. J'ai été épaté par les recherches d'Étienne Mineur ou de Nicolas Clauss. Mes tentatives dans le domaine musical se sont avérées pitoyables, ce qui se comprend si l'on considère ce qui est diffusé en masse sur la Toile. Je n'ai pas encore trouvé d'application qui obéirait à mes propres termes. Car, si ça existe, et je ne doute pas qu'un jour le système trouve des développeurs aptes à pervertir la machine, j'aurai les mots qui conviennent !
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 16 février 2023 à 05:28 ::Musique
Objet difficile à ramasser. C'est ainsi que Cocteau voyait son œuvre. Ce sont évidemment celles que je cherche à débusquer au fil de mes pérégrinations. J'ouvre les yeux, je tends les oreilles, je me lèche les babines, je mets mon nez au vent, caresserais-je un vain rêve ? Alors je laisse de côté ce disque pour plus tard, si jamais me vient l'inspiration. Je le reprends, le repose, l'insère. Ce Gibbon m'aurait-il glissé une peau de banane ? J'ai marché trois jours dans la forêt primaire, emprunté des tyroliennes dont la plus longue mesurait un kilomètre à 150 mètres de haut au-dessus de la vallée et n'ai pas vu un seul de ces grands singes. Mais le troisième matin je les ai entendus, là, tout près, dans la brume de l'aube. Qu'y a-t-il de commun avec cette guitare électrique martyrisée, ces voix dans le radio-cassette, ces effets électroacoustiques aussi décapants que fragiles, cette chanson délicate ? Rien et tout à la fois. Le goût de l'aventure. L'observation des autres, ici un rouge-gorge amateur de farine, une murène, un type avec un drôle de blaze, une fille, et le fameux gibbon qui donne son titre au disque de Tatiana Paris. Les cordes de sa guitare sont frappées comme un cymbalum, le filetage des cordes est gratté, frotté, l'électricité offre la distorsion, ça pince. Pourquoi pense-je à Satie ? Peut-être parce que c'est court, faussement simple. 21 minutes 27 secondes. Pourtant tout y est.
→ Tatiana Paris, Gibbon, CD Carton Records, 12€ (5€ en numérique)
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 13 février 2023 à 00:17 ::Perso
The Complete Jack Johnson Sessions tournent sur la platine. Un disque après l'autre. Il y en a cinq. Un dimanche. On revient toujours à Miles Davis. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il donne le temps de réfléchir entre les phrases. Bernard disait qu'il joue comme il parle. Bonne leçon pour n'importe quel soliste, surtout les bavards. La trompette oblige. On risquerait le pâté de lèvres. Ou encore, ces longues improvisations distordent le temps et l'on perd sa notion. Comme dans un bain de vapeur. Jack Johnson est très rock. McLaughlin meilleure période. Sur le vinyle original paru en 1970 n'étaient crédités que McLaughlin, Steve Grossman, Herbie Hancock, Michael Henderson et Billy Cobham. Dans l'intégrale de ces séances de février à juin 1970, sortie en 2003, s'ajoutent Sonny Sharrock, Bennie Maupin, Wayne Shorter, Keith Jarrett, Chick Corea, Dave Holland, Gene Perla, Ron Carter, Jack DeJohnette, Lennie White, Don Alias, Airto Moreira, Hermeto Pascoal ! Il y a de la place pour tout le monde. Ça prend son temps. On imagine ce qu'aurait produit la rencontre avec Hendrix disparu en septembre. Tous les rêves ne se réalisent pas.
Voilà pour le son. À l'image, je regarde les fleurs sortir dans le jardin. Comme les promesses d'une vie meilleure. Je compte sur mars, telle une superstition. Mad as a March hare, écrit Lewis Carroll. Misons sur le lièvre plutôt qu'un lapin. Pas le pâté, mais le sourire. Les obsessionnels ont souvent besoin de voir des signes n'importe où, même sans y croire. On tente de se convaincre. Souvent ça marche. Les miracles ne se produisent jamais seuls. Il faut les aider. Sauf que cette année je laisse aller. J'ai levé le pied. Que sera, sera. Deux mois d'une grippe épouvantable et surtout l'extinction de voix que la toux a provoquée m'ont fait accepter une solitude que je sais provisoire. Le besoin de partager est plus fort que tout. J'ai regardé des films jusqu'à l'écœurement, fait beaucoup de cuisine dont j'ai congelé la moitié, l'écriture m'a sauvé une fois de plus, mais la musique était difficile à apprivoiser. Pour remettre ce pied à l'étrier j'ai relancé les invitations à mes Pique-nique au labo et préparé un magnifique volume 2 à publier cette année. Vais-je profiter de ma résurrection comme les enfants qui font un pas de géant en sortant de la maladie ? Les bourgeons montrent la voie.
Pour la mienne, phonétique, j'ai rendez-vous en fin de semaine avec un phoniatre. Les endroits bruyants sont contre-indiqués. Ma voix s'épuise rapidement. Je viens de comprendre le lien inconscient avec Miles en entendant la sienne cassée. Non, je ne serai jamais un blues man. Ma véritable nature est à l'image de ces fleurs. Dans tous les sens de leur terme. Devant et derrière la maison il en pousse déjà de toutes les couleurs, primevères évidemment, roses blanches de Noël, jaunes corètes du Japon, rouges cyclamens du printemps, violettes du romarin... Comment se passer de la nature ? Les oiseaux sont de la partie. Mes rêves (me) tiennent debout, même lorsque je suis couché, m'endormant en imaginant l'impossible. Quelle figure empruntera-t-il ? Adorant les surprises, j'apprends la patience.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 9 février 2023 à 00:10 ::Musique
J'ai créé les deux œuvres graphiques qui ornent le "nouvel" album d'Un drame musical instantané il y a 53 ans. Or je ne me souvenais pas que "une image peut en cacher une autre". C'était le titre d'une fantastique exposition du Grand Palais dont Jean-Hubert Martin avait été le commissaire et pour lequel j'aurai la chance de composer plus tard la partition sonore de Carambolages dans ce lieu prestigieux. Le personnage du macaron du disque est moins gore que l'alien cronenbergien de la pochette, mais c'est toujours amusant de chercher s'il n'y a pas d'autres figures cachées comme sur mon album préféré des Rolling Stones, Their Satanic Majesties Request, où apparaissent les quatre Beatles si l'on cherche bien. Il s'agit pourtant encore d'une illusion, car notre disque, extrait de sa pochette, montrera qu'une œuvre de la même taille que celle du recto est collée sur la face vierge du mono-face, le rond de l'enveloppe blanche figurant un iris. Sur l'autre face où sont gravées les 19 minutes de Très toxique j'ai simplement écrit à la main et au crayon gras de montage Un DMI et le titre. Les notes du verso sont plus longues. Donc tout cela m'a pris quatre jours pendant lequels j'ai fait attention qu'aucune des 85 pochettes numérotées et signées ne soient identiques.
Django, ne sachant pas lire, ne s'est pas laissé impressionner par la mise en garde, si j'en juge par sa petite langue rose. Il a trouvé fort à son goût cet enregistrement du 21 décembre 1976. Je venais d'avoir 24 ans, Francis Gorgé allait les atteindre et Bernard Vitet n'en alignait encore que 42. J'avais récemment emménagé au 7 rue de l'Espérance, avec pignon sur rue, Place de la Butte aux Cailles. Pour rejoindre le studio, il fallait ouvrir une très lourde trappe au milieu de la cuisine. Un escalier descendait dans la double pièce qui nous servait essentiellement de salon. J'y avais posé mes disques et mes instruments. Dans sa partie la plus cosy s'étalaient par terre deux grands matelas. Francis et Bernard s'y affalaient alors que j'occupais l'autre bord. Comme nous faisions beaucoup de bruit, nous fermions les soupiraux avec des portes magnétiques que Bernard avait confectionnées. Il y faisait frais l'été et chaud l'hiver, même si l'humidité avait tendance à créer du salpêtre sur certains murs. Bernard eut l'idée de prendre pour titres des poisons. Pour trouver le nom du groupe, nous nous y mîmes tous, y compris le plasticien Bruno Schnebelin (futur Ilotopie) qui fut des premiers concerts, à l'issue d'un couscous que nous venions de partager dans le restaurant berbère situé sur le trottoir d'en face, de l'autre côté de la rue Buot où s'ouvrait la fenêtre de la cuisine. Mon loyer était bridé par la loi de 1948, dit en surface corrigée, donc extrêmement bas, malgré la présence fort utile d'un garage attenant. Il y avait une échelle de meunier pour monter à la chambre du premier étage. Les toilettes et la salle de bain donnaient directement sur la cuisine où nous discutions autour de la grande table. Lors de nos réunions quotidiennes où nous refaisions le monde il m'arrivait de prendre mon bain pendant que les deux autres servaient le thé à côté. D'où l'exergue du grand article qu'Alain-René Hardy et Jazz magazine nous avaient consacré (12) : "le quotidien, stade ultime de la jouissance comme dans un bain très chaud", et Bernard avait fait barrer très à la main et remplacer par trop.
Francis et moi jouions ensemble depuis six ans, depuis notre premier concert au Lycée Claude Bernard, et nous avions déjà enregistré l'album culte Défende de. À l'été 76 javais fait la connaissance de Bernard lors d'un festival de soutien à la clinique anti-psychiatrique de La Borde ; avec une quinzaine d'autres musiciens réunis par Jac Berrocal, dont Pierre Bastien et Daunik Lazro, nous participions tous deux au concert du groupe Opération Rhino. Nous ne nous sommes plus quittés, happés par nos discussions sur Webern, Varèse ou Monk. En septembre, chargé par Claude Tiébaut et Noël Burch d'animer le stand de la cellule cinéma du Parti Communiste à la Fête de l'Huma, j'avais invité mes deux camarades. La sauce avait pris. Le succès remporté et l'empathie réciproque avaient donné naissance au Drame. Le 21 décembre, Très toxique et Laudanum figurent donc notre première rencontre souterraine en trio ! Jouée sans aucune indication préalable. Trop d'adrénaline nuit, notre premier disque, sera enregistré trois semaines plus tard. Nous nous découvrions. J'ai rassemblé tous les Poisons sur un album d'une durée de 24 heures qui s'étale jusqu'en juillet 1977. Après trois ans d'improvisations d'une liberté absolue, nous avons commencé à composer, à composer collectivement.
→ Un drame musical instantané, Très toxique, LP mono-face GRRR, édition limitée à 85 exemplaires numérotés et signés, pochette entièrement réalisée à la main par mes soins, magasin Dizonord à Paris (mais on le trouve aussi au Souffle Continu) / dist. The Pusher Distribution, 15€
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 7 février 2023 à 09:31 ::Multimedia
Encore une triste nouvelle avec la disparition de Květa Pacovská à l'âge de 94 ans. En 1999, avec Frédéric Durieu et Murielle Lefèvre nous avions passé une année fabuleuse à adapter son Alphabet en CD-ROM pour lequel nous avions reçu 15 prix internationaux. Dans le domaine du multimédia c'est certainement mon chef d'œuvre. Les images de Květa se prêtaient à nos élucubrations interactives.
Je ne me souviens pas si elle avait son musée au Japon, mais c'est la NHK-Educational qui avait produit notre Alphabet.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 7 février 2023 à 00:00 ::Humeurs & opinions
Au moment où la CNIL s'oppose aux systèmes de sécurité ayant recours à la reconnaissance faciale envisagés pour les prochains jeux olympiques par le gouvernement, la saison 2 de l'excellente série TV The Capture en rajoute une couche sur les deepfakes, ces enregistrements vidéo ou audio bidonnés, réalisés ou modifiés grâce à l'intelligence artificielle. La saison 1 était déjà brillante, la suivante n'a rien à lui envier. En regardant ce thriller haletant diffusé par la BBC, on sent hélas que ce n'est qu'une question de temps pour que la vérité des images et des sons ne soient plus qu'une fiction. Hollywood multiplie les films à effets tels les productions Marvel qui montrent des super héros en proie à des activités incroyables. Ces spectacles illusionnistes existent depuis les débuts du cinématographe lorsque L'entrée du train en gare de La Ciotat affola les premiers spectateurs. Mais, depuis, le degré de réalité est devenu plus vrai que nature. De même, la manipulation d'opinion a atteint des niveaux de sophistication qu'Edward Bernays avait imaginés, et testés hélas avec succès. Les médias de masse tombés entre les mains de quelques acteurs privés mettent les états en coupe réglée. Par quel subterfuge faudra-t-il passer si l'on ne veut pas sombrer dans le déni et la paranoïa du complot, le risque étant de ne plus croire rien ni personne.
Depuis quelques mois les applications ayant recours à l'intelligence artificielle (IA) deviennent accessibles à tout un chacun. Elles ont illico fasciné les créateurs, en particulier les graphistes. Les meilleurs savent qu'ils n'ont rien à craindre de ce nouvel outil dont ils sauront se jouer. Les tâcherons ont par contre du mouron à se faire. Il y aura un avant et un après. Mais il faut ruser avec les applications pour ne pas aboutir au tout venant, la recherche s'appuyant sur l'existant. Or l'existant est essentiellement constitué de banalité. C'est donc entre les mailles du filet qu'il faut se glisser pour trouver de quoi alimenter son travail sans perdre son style propre. Pour la musique ou le texte, dont les expressions contemporaines sont très en retard dans l'assimilation du public, les premiers essais sont donc forcément beaucoup moins convaincants au vu du corpus diffusé sur la Toile.
En ce qui concerne les systèmes de sécurité, il n'est pas question de créativité. La surveillance des réseaux de communication et le recoupement des fichiers montrent déjà comment le commerce ou l'administration récupèrent nos données intimes. Des sociétés comme Thales, Ineo, XXII, Wintics ou Foxstream se frottent les mains. Ce seront les mêmes qui fabriqueront les deepfakes et devront déjouer ceux de l'ennemi. L'ennemi ? Voilà plusieurs décennies que les services de renseignements de tous les pays accompagnent leurs industriels nationaux. Si la mode est aux séries d'espionnage, ce n'est pas un hasard. La guerre de l'information est souvent plus importante que les combats sur le terrain. Pour avoir été témoin par le passé de certaines falsifications de l'Histoire alors que j'étais réalisateur en zone de conflit, je ne peux que m'inquiéter de ces nouvelles armes perverses qui permettent aux cyniques de citer le film L'homme qui tua Liberty Valance de John Ford, quand Edmond O'Brien lance à James Stewart : "When the legend becomes facts, print the legend !" (plus ou moins bien traduit "Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende !"). N'est-il pas surtout question de contrôle et d'asservissement ?
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 6 février 2023 à 02:21 ::Perso
Je me suis enfin résolu à me débarrasser des cassettes VHS que j'avais enregistrées à la télévision dans les années 1980-90. Comme il y en a plus de trois cents il faudra que je m'y prenne en plusieurs fois, les éboueurs n'en ayant vidé qu'une cette fois-ci. J'ai mis du temps à me décider, non pas à cause des films que je peux trouver facilement aujourd'hui de bien meilleure qualité, mais pour les petits sujets que j'accumulais en fin de bobine, le dernier quart d'heure ! Cette pratique obsessionnelle pour ne pas perdre de la bande vierge me faisait enregistrer des clips vidéo, des reportages, des spots de publicité, etc. Tout cela disparaît. Je les conservais, méticuleusement répertoriés dans des classeurs où je collais les résumés découpés dans Télérama, mais je me suis rendu compte que je n'en avais regardé aucune depuis quinze ans. J'ai conservé deux lecteurs vidéo capables de lire les cassettes de mes propres œuvres, presque toutes déjà numérisées, et les VHS du commerce, des trucs qui n'ont pas été publiés en DVD ou en streaming, comme Télévision de Benoît Jacquot avec Jacques Lacan ou des animations de Bruce Bickford avec la musique de Frank Zappa, la série Les inventions de la vie de Jean-Marie Pelt ou La vie des bêtes de Patrick Bouchitey. On en trouve sur YouTube, mais les compilations des Deschiens ou des Nuls sont des collectors. Peut-être finiront-elles aussi à la poubelle un des ces jours ? Plus on vieillit plus on accumule, et plus la maison est grande plus elle offre des ressources de stockage. Or je tente de vider autant que je remplis. Ce n'est pas simple. J'ignore ce qui m'a pris. Peut-être aurai-je quelques regrets, car je n'ai pas fait de tri. Des merveilles difficiles à trouver comme les nuits de Canal + consacrées aux films d'art ou à Salvador Dali, des Œil du cyclone et des Tracks, tout cela s'est volatilisé sur un coup de tête. Mes machines lectrices ne dureront pas non plus éternellement. Comme j'envisage de déménager un jour, autant commencer à soulager le fardeau ! Et puis cela libère un peu de place sur les étagères qui sont arrivées à saturation. Je pense que c'est le cadre qui m'a décidé. Les films diffusés à la télévision étaient recadrés pour occuper toute la surface du tube cathodique. Il manque de la matière à gauche et à droite. Il y a quelques mois j'avais découvert pour la première fois une copie non tronquée de Johnny Guitar. Cela change beaucoup de choses. D'autre part la couleur vire salement. Ce grain n'est même pas artistique. De toute manière je n'emporterai rien dans la tombe, alors autant faire le ménage tant que j'en ai la force et le courage !
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 4 février 2023 à 11:36 ::Musique
Je suis terriblement impatient que sorte Très Toxique. L'annonce de la vente en magasin (un seul à Paris) et de sa distribution internationale devrait intervenir milieu de semaine prochaine. En attendant quelques impatients comme moi sont venus au studio à Bagnolet acheter les rares exemplaires que j'ai conservés à cet effet. Très toxique est un vinyle mono-face de 19 minutes enregistré par mes soins le 21 décembre 1976, soit la première en trio du Drame avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, session historique d'une folle énergie ! Il n'a été tiré qu'à 85 exemplaires numérotés et signés, et surtout la semaine dernière j'ai réalisé la pochette seul à la main, ce qui m'a pris 4 jours. Le disque est scellé par l'image collée en son centre, garantie de sa virginité. Il faudra la trouer pour le faire tourner sur sa platine. J'ai créé les deux images en 1969 et leur impression (deux ans plus tard) est d'une qualité rare, due à l'Imprimerie Union qui réalisait les livres d'art de Picasso, Dubuffet ou du Collège de Pataphysique. Très Toxique n'est exceptionnellement vendu que 15 euros, mais nous faisons en sorte de limiter les spéculateurs en n'en vendant qu'un seul à la fois. Ce prix s'explique par la passion qui nous anime, le fait économique n'ayant jamais été notre guide, même si nous apprécions grandement de vivre exclusivement de notre musique depuis plus d'un demi-siècle. Lorsqu'en 1975 j'ai fondé les disques GRRR, je trouvais juste que des œuvres puissent être commercialisées à un prix très bas grâce à la multiplicité. La suite a montré que cet engagement fondamentalement politique portait ses fruits.
À l'épuisement de Très Toxique, probablement rapide, les amateurs d'Un Drame Musical Instantané pourront se rabattre sur les exemplaires originaux des vinyles Rideau ! (1980), À travail égal salaire égal (1982), Les bons contes font les bons amis (1983) et L'homme à la caméra (1984) qu'on peut trouver sur le site des Allumés du Jazz et aux magasins du Souffle Continu et de Dizonord. Sinon la floppée de CD chez GRRR, Klang Galerie, In Situ, etc., distribués par Orkhêstra, et nombreux inédits récents sur Bandcamp...
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 3 février 2023 à 00:18 ::Musique
Force et faiblesse, tous les poncifs de la musique improvisée y sont, mais remarquablement assumés et mis en valeur par deux interprètes exceptionnels. La pianiste Satoko Fujii et le guitariste électrique Ōtomo Yoshihide alternent systématiquement moments d'écoute d'extrême délicatesse et tempête paroxystique où leurs sons se mêlent et se démêlent. Leur mouvement est perpétuel puisqu'il oscille entre ces deux pôles. Ils exploitent avec bonheur leur veine romantique, que ce soit sur les touches classiques du piano ou avec une guitare pop aux envolées lyriques. Les deux Japonais plongent dans les entrailles de leurs instruments comme des chirurgiens. Satoko Fujii insère des petits objets dans ses cordes. Ōtomo Yoshihide frottent ses archets, de crin ou électroniques. Chacun, chacune frappe de ses baguettes japonaises. Lent. Rapide. Sobre. Chargé. Aérien. Tellurique. Minimaliste. Noise. Tic tac. Up down. Aucune surprise, on s'y attend, et pourtant ça coule comme de l'eau de source. Dans le genre il y a tant de disciples. Ici ce sont des maîtres.
→ Satoko Fujii & Otomo Yoshihide, Perpetual Motion, CD Ayler Records, 14€ (9€ en numérique sur Bandcamp)
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 2 février 2023 à 00:34 ::Multimedia
Depuis cet article du 29 juin 2010, j'ai eu la chance de travailler un an en 2015 sur l'étude du métro du Grand Paris, le Grand Paris Express (GPE), avec le designer Ruedi Baur. Tenu contractuellement au secret pendant cinq ans, je n'ai donc pas raconté ce passionnant projet et, depuis, j'ai un peu oublié ses tenants et aboutissants. Je tenterai de retrouver les documents s'y référant. Cela a pour moi une grande importance, car il est plus que probable que nos suggestions ne seront pas suivies ! Pour des projets financièrement importants, la loi exige que les responsables d'une étude n'en soient pas les opérateurs. Soi-disant pour éviter certaines manœuvres monopolistes ou corruptrices, elle frustre les premiers et encombrent le seconds. Je me souviens que l'idée qui m'avait guidé était de laisser penser aux usagers du métro, qui vont passer une journée souvent pénible, "chic je vais prendre le métro !". J'avais imaginé le son des parvis extérieurs devant les gares, des espaces commerciaux du premier niveau, des couloirs au second niveau, des quais cinquante mètres sous terre, et des rames des trains, en adéquation avec les étonnants choix graphiques de Ruedi Baur et en bonne intelligence avec le développeur Olivier Cornet...
Plus récemment, pendant la période du déconfinement liée à la crise du Covid, j'ai eu la chance de créer les annonces nudge de la SNCF pour le Transilien. L'idée était formidable, enregistrer des messages vocaux qui détendent l'atmosphère tout en étant utiles, provoquant la surprise pour attirer l'attention des voyageurs qui n'écoutent plus ce qui est diffusé mécaniquement et sans humanité par les haut-parleurs. Cette brillante initiative a été reprise par les agents des centres opérationnels qui créent maintenant leurs propres annonces nudgées !
Création par les sons d'espaces imaginaires
La transformation des espaces urbains selon l'heure ou l'époque m'a toujours passionné. En 1979, suite à une commande de Dominique Meens, Un Drame Musical Instantané avait inauguré cet aspect de notre travail à Arcueil avec "La rue, la musique et nous". En 1981, j'avais sonorisé le Parco della Rimembranza qui surplombe Naples en cachant des haut-parleurs dans les arbres. Le premier soir la nature ressemblait à une autre planète avec atterrissage d'une soucoupe volante et tempête sidérale ; le lendemain je diffusai simplement les sons de la journée pendant la nuit produisant un effet bien plus étrange que la veille. En page 7 de la plaquette du Drame, imprimé au-dessus du plan de Paris réalisé par Turgot, nous annoncions la "Création par les sons d'espaces imaginaires, une métamorphose critique d'un espace livré à l'illusion".
Mes projets d'installations sonores se réfèrent toujours au passé ou à l'avenir. J'aime recréer les temps oubliés en faisant remonter des archives les sons disparus ou les réinventant autant qu'imaginer la cité du futur en la rendant palpable. Le chronoscaphe est mon instrument favori. En 1995, je bénéficiai de moyens considérables pour créer de toutes pièces une fête foraine sous la Grande Halle de La Villette. 70 sources sonores différentes et simultanées, avec plus de 200 haut-parleurs, sans compter les orgues de foire et le bruit des manèges, sonorisèrent "Il était une fois la fête foraine" pendant quatre mois, une thématique populaire pour un univers à la John Cage. Je reproduisis l'illusion au Japon pour “The Extraordinary Museum” et “Euro Fantasia” grâce au scénographe Raymond Sarti, également en charge de "Jours de cirque" en 2002 au Grimaldi Forum à Monaco. Entre temps, Michal Batory m'avait demandé de sonoriser l'exposition “Le Siècle Métro” à la Maison de la RATP pour laquelle j'avais dû imaginer, entre autres, Paris en 1900 et en 2050. Cet aller et retour entre l'analyse critique du passé et l'anticipation du futur est une constante de mon travail. Il fera même l'objet d'une œuvre qui me tient à cœur depuis plusieurs années et que je réaliserai enfin en 2011. [Le disque de mon Centenaire paraîtra finalement en 2018.]
L'installation sonore idéale consisterait pour moi à remplacer tous les sons d'un quartier, d'un complexe commercial, d'un lieu urbain qu'il soit, en analysant les besoins des usagers pour se débarrasser des conventions formatrices. J'adore le travail que fit, par exemple, Rodolphe Burger, pour le tramway de Strasbourg en faisant dire aux autochtones le nom des stations avec leurs accents locaux. La fusion des racines et de la technologie moderne répond parfaitement au besoin des voyageurs. J'ai du mal à apprécier la plupart des installations sonores contemporaines dont l'espace de monstration est en opposition avec l'œuvre (je reviendrai sur celles qui m'ont plu, [Je suis nettement moins fan du travail sur le tramway de Paris où les musiques sont plaquées, les voix décalées par rapport aux noms des stations, etc.]). Le design sonore en tant qu'art appliqué me semble ici plus adapté aux nécessités que l'expression intime de l'artiste qui s'épanouira mieux en spectacle ou sur support enregistré. Sauf à tout insonoriser par isolation phonique, le son déborde toujours du champ où il est prétendument circonscrit. Et puis surtout, on ne peut pas écouter n'importe quelle musique à n'importe quel moment n'importe où !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 31 janvier 2023 à 03:05 ::Musique
Deux femmes. Saxophonistes. Mères de famille. Préciserait-on si c'était des hommes ? Deux fois deux vies à mener de front. Chacune accouche d'un solo sur le même label new-yorkais, Relative Pitch Records. Alexandra Grimal est de vent et d'eau. Sakina Abdou est de terre et de feu. Elles s'accordent. Le mois dernier, je les ai vus jouer seules puis ensemble au Souffle Continu. C'était magique. J'aime bien ce terme. Il exprime ce qu'on ne comprend pas, mais qui nous touche, sans qu'on ait besoin de lui trouver des explications. Cocteau encore : « Quand ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs.» Deux disques de solos de saxophone, j'y allais à reculons. Mais non, ou plutôt oui, ce sont comme des entités animales. Alexandra Grimal a la légèreté du soprano. Sakina Abdou préfère la puissance de l'alto ou du ténor. La première a enregistré ses compositions dans l'escalier à double révolution du château de Chambord. Il fallait les micros de Céline Grangey. La seconde est restée à la maison. C'est Alexandre Noclain qui a endossé le rôle de l'ingénieur. Les musiques de Grimal retiennent leur souffle, chuchotent, se laissent aller à la méditation, coulent de source, s'envolent. Celles d'Abdou s'enracinent, comme s'il poussait des chaises, s'élèvent, reviennent sur elles-mêmes. Deux femmes. Deux saxophonistes. Deux improvisatrices. Si différentes et pourtant si proches. Que partagent-elles ? Qu'est-il écrit entre ces lignes transparentes ? La partition de la vie, le quotidien d'une musicienne...
→ Alexandra Grimal, Refuge, CD Relative Pitch Records, 15€ (10€ en numérique)
→ Sakina Abdou, Goodbye Ground, CD Relative Pitch Records, 15€ (10€ en numérique)
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 30 janvier 2023 à 00:48 ::Cinéma & DVD
Parmi les nombreuses découvertes de ma cinéphilie se révèlent souvent de vieux films japonais qui n'avaient profité d'aucune diffusion en France. Le détroit de la faim de Tomu Uchida en fait partie. Ce cinéaste a pu passer au travers des mailles de la critique parce qu'il n'est pas attaché à un style particulier, mais qu'il choisit chaque fois celui qu'il estime le mieux coller à son sujet, un peu comme Michael Powell ou Jean Renoir. Classé parmi les chefs-d'œuvre du cinéma japonais, ce film policier se focalise plus sur les tourments des personnages que sur une intrigue où l'on identifie tout de suite victimes et assassins. La culpabilité, la dévotion ou l'obsession sont leurs moteurs. L'autre qualité du film tient dans la période évoquée. Tourné en 1963, il dresse le portrait de la misère de l'après-guerre, donnant un aspect documentaire à cette enquête criminelle se passant entre 1947 et 1957. Le détroit de la faim devient ainsi un grand film politique. Prisonnier en Chine alors qu'il est parti filmer en Mandchourie dans les années 40, contraint au travail forcé, Uchida découvrira la pensée de Mao et s'en inspirera dès Le Mont Fuji et la lance ensanglantée (1955) pour dessiner la brutalité des rapports de classe. Parallèlement à sa charge pamphlétaire, les effets de solarisation de certaines scènes plongent le Japon dans sa réalité médiévale dont le pays aura toujours du mal à se débarrasser. La poésie de la magie croise celle des cœurs. Ce mélange de tons et cette liberté lui confèrent une modernité qui permet de l'associer à la nouvelle vague japonaise, alors qu'Uchida a commencé à réaliser des films dès 1922 ! Des 70 films qu'il a tournés, beaucoup ont été perdus. Il y a huit ans l'éditeur Carlotta avait publié ses six films (1961-71) adaptés du roman Musashi d'Eiji Yoshikawa racontant la vie du samouraï légendaire Musashi Miyamoto, d'une facture plus classique.
→ Tomu Uchida, Le détroit de la faim, Blu-Ray Carlotta, 20€, sortie le 21 février 2023
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 16 janvier 2023 à 03:46 ::Cinéma & DVD
Depuis mon article du 4 juin 2010, Philippe Falardeau a réalisé d'autres films : Monsieur Lazhar, The Good Lie, Guibord s'en va-t-en guerre (voir plus bas mon article du 26 février 2016), Outsider (Chuck), Mon année à New York (My Salinger Year) et récemment la série Le Temps des framboises. En s'attaquant à des sujets comme la vie des travailleurs immigrés au Québec et en glissant vers le mélodrame, Falardeau a perdu de la fantaisie de ses premiers films, mais il s'intéresse toujours autant aux histoires cachées et à leurs conséquences sur chacun/e. Sans sous-titres, l'accent québécois retient probablement une partie du public français de s'intéresser aux nombreuses merveilles méconnues venues de l'autre côté de l'Atlantique. C'est un coup à prendre, un twist de l'oreille qui vaut son pesant de sirop d'érable et nous enchante !
Découvrant par hasard La moitié gauche du frigo du Québécois Philippe Falardeau, nous eûmes l'irrésistible envie de voir ses films suivants, Congorama et C'est pas moi, je le jure ! Pendant tout la durée de son premier long-métrage à la fois politique et hilarant, nous nous sommes demandés s'il s'agissait d'un documentaire ou d'une fiction. Un jeune réalisateur y filme les déboires de son co-locataire à la recherche d'un emploi. C'est beaucoup plus fort que les démonstrations laborieuses des documentaristes tristes dont la France a le secret. Pour le second film, il n'y a plus d'ambiguïté sur sa nature, le scénario est magistral, les comédiens merveilleusement dirigés et l'humour toujours aussi décapant. Dans tous les cas, c'est filmé avec une grande intelligence et une soif du détail qui épate au détour de chaque plan en évitant les explications laborieuses et les redondances audio-visuelles. Je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi la critique privilégie toujours les mêmes réalisateurs et les mêmes films quand il en existe d'aussi inventifs.
Le troisième film valide quelques clefs de l'univers du cinéaste comme la difficulté de marcher ou la paternité, mais c'est surtout du mensonge qu'il est question, car Philippe Falardeau adore nous raconter des histoires. Il ne pouvait trouver meilleur médium que le cinéma ! La franchise du héros de La partie gauche du frigo trouve un écho avec le vol de l'ingénieur joué par Olivier Gourmet dans le sublime Congorama et la mythomanie du gamin de C'est pas moi, je le jure ! Le scénario de Congorama est à des kilomètres de la paresse de la plupart des films français. Les fils du récit se tissent en un imbroglio où tous les éléments du puzzle finissent par trouver leur place dans une folie maniaque où l'asservissement à la quadrature du cercle est tourné en dérision, comme dans le dernier plan où Gourmet bouge la tête à la manière saccadée de l'émeu. Cherchez les DVD, Congorama est distribué en France, les autres au Canada...
Guibord s'en va-t-en guerre
Si Philippe Falardeau change de style à chaque nouveau film, il suggère toujours des sujets graves sous l'angle de la comédie. Après son documenteur La moitié gauche du frigo, il avait réalisé Congorama, C'est pas moi je le jure !, Monsieur Lazhar et The Good Lie, tous ces longs métrages valorisant le mensonge comme élément dynamique de l'histoire. Guibord s'en va-t-en guerre ne déroge pas à la règle, puisqu'il met en scène un homme politique, la caricature ne pouvant jamais arriver à la cheville de la réalité, même si son analyse critique est fine et savamment inspirée. L'idéologie est, comme partout aujourd'hui, enfoncée par la stratégie, moteur d'une caste d'ambitieux avides de pouvoir. Steve Guibord, interprété par Patrick Huard, n'est pas un foudre de guerre, simplement le député indépendant de Prescott-Makadewà-Rapides-aux-Outardes, circonscription du nord du Québec, du moins dans le film, car si c'est à l'image du faux site du député Guibord, on aura du mal à la situer sur la carte du Canada. Or Guibord possède l'unique voix qui pourrait faire basculer la Chambre des communes pour ou contre la guerre au Moyen Orient.
La satire québécoise peut sans hésiter s'appliquer à notre propre classe politique, plus encline à se placer sur le marché du travail qu'à défendre un programme cohérent. Les enjeux ne sont pas éloignés des nôtres, et les petits arrangements rivalisent avec les fausses promesses. Entouré d'une femme businesswoman, d'une fille rebelle et d'un stagiaire haïtien citant Jean-Jacques Rousseau à tout bout de champ, le député Guibord doit trouver un terrain d'entente entre les natifs qui montent un barrage sur la route et les bûcherons qui déciment la forêt, tout en mettant les médias dans sa poche. Ne sachant pas quoi penser, il ouvre une "fenêtre de démocratie directe" en interrogeant ses électeurs... N'allez pas croire pour autant que le cinéaste soutienne le "tous pourris", mais il me laisse penser que le tirage au sort pourrait être la meilleure alternative à la bande d'incompétents professionnels à la solde des banques qui nous gouvernent !
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 2 décembre 2022 à 00:03 ::Cinéma & DVD
Lorsque j'étais petit nous pouvions encore rêver de découvrir des territoires inconnus, des îles au trésor, des peuplades isolées. Nous imaginions l'ailleurs en pirogue et le futur à la lecture des romans de Jules Verne. Mais le monde a changé, beaucoup trop vite. Les satellites ne laissent aucun espace de liberté à nos divagations. Wikipédia répond à la moindre recherche, même si l'encyclopédie contributive est aujourd'hui prise d'assaut par des politiques manipulatoires et les grosses entreprises capitalistes qui y diffusent leur storytelling. Dans les endroits les plus reculés de la planète les gens n'ont parfois rien d'autre qu'un téléphone portable. Regarder la croisière jaune représente d'autant plus un choc que les constructions extraordinaires filmées par André Sauvage ont probablement été détruites depuis l'expédition qui se déroula du 4 avril 1931 au 12 février 1932. Une chance aussi que le cinéma soit devenu sonore il y a peu. Le film est une mine pour les ethnologues, mais aussi pour les ethnomusicologues, et les chorégraphes. J'ai déposé une copie 16 mm de la croisière noire à la Cinémathèque Robert Lynen qui a participé à cette édition fabuleuse réalisée par Carlotta. André Citroën avait déjà financé celle-ci en 1924-1925. Avec ses expéditions incroyables le constructeur automobile faisait évidemment la promotion de son industrie. Les commentaires ne sont pas exempts de colonialisme et de paternalisme français, voire de racisme si je me souviens du film sur l'Afrique. Le drame est que Citroën a spolié Sauvage de son film en confiant le nouveau montage à Léon Poirier qui n'était pas de l'expédition, mais avait réalisé La croisière noire. Sauvage ne s'en est jamais remis. Citroën trouvait qu'il ne mettait pas assez en valeur ses automobiles.
Il est donc fort intéressant de comparer les intertitres du document muet L'autre croisière d'André Sauvage (1h49) avec le commentaire de La croisière jaune (1h46). Ou encore la flopée de suppléments, courts métrages sur l'Indochine, l'Afghanistan, la Perse, etc. Il existe même une version courte réalisée par Albert Radenac sortie en 1973 (18') avec la musique de Prokofiev, mais celle de Sauvage avec la musique de Maurice Jaubert est hélas définitivement perdue. Il n'empêche que le film en l'état, augmenté de tous ces bonus, est absolument fascinant. L'équipée, composée de techniciens, mécaniciens, opérateur radio, naturaliste, médecin, artiste peintre, écrivain, historien, archéologue, photographe et cinéaste, doit faire face aux accidents du terrain, aux conflits locaux, au climat terrible, et le convoi réussit à traverser le Moyen Orient, l'Himalaya, le désert de Gobi... Pas tout à fait puisqu'ils doivent abandonner leurs quatorze autochenilles et retrouver, de l'autre côté des montagnes tibétaines, un autre convoi parti à leur rencontre depuis Pékin ! Georges Marie Haardt, qui dirige l'équipe partie de Beyrouth, mourra d'une double pneumonie à Honk Kong le 16 mars 1932, tandis que Victor Point, qui dirige celle partie de Tianjin, se suicidera, le 8 août de la même année, au retour de l'expédition, par désespoir amoureux pour l'actrice Alice Cocéa, en se tirant une balle dans la bouche, dans une barque avec elle. Ces deux drames me font penser à la mort accidentelle de Murnau, le 11 mars 1931, une semaine avant la première de Tabou tourné à Bora-Bora.
Le livre de 396 pages, merveilleusement illustré, où sont insérés DVD et Blu-Ray, est fabuleux car il contient le journal de voyage d'André Sauvage, tiré de sa correspondance avec sa femme, annoté et commenté par Béatrice de Pastre. C'est un humaniste sensible, ouvert, à l'écoute du monde. Ses missives sont un vrai bonheur. J'aurais aimé le rencontrer. Il faut que je retrouve mon DVD de ses Études sur Paris tournées en 1928. Entre la vision de Sauvage et celle de Poirier, c'est le grand écart. Pas étonnant que le grand patron de l'automobile ait viré l'un pour l'autre. En 1933 Jacques Prévert écrira le corrosif poème Citroën pendant la grève qui dura plusieurs mois.
→ L'aventure cinématographique de la Croisière jaune, coffret Blu-ray + DVD + Livre Carlotta, édition limitée, magnifiquement remasterisée (contrairement à la vidéo ci-dessus !), 40€, sortie le 6 décembre 2022
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 22 novembre 2022 à 01:25 ::Expositions
J'ai évidemment foncé voir l'exposition Christian Marclay au Centre Pompidou. Avec Les Choses au Louvre et Black Indians au Quai Branly c'est la troisième qui m'enthousiasme cet automne. Les Choses est la plus stimulante, créant des synapses inattendus. Black Indians est la plus troublante par son évocation de l'esclavage et la responsabilité de la France. Si elle ne réserve pas beaucoup de surprises à celles et ceux qui connaissent bien le travail de Christian Marclay, elle plaira aux amateurs de musique et de cinéma, de cassettes et de vinyles, d'absurde et d'infini. J'ai rencontré Marclay au tout début des années 80. Nous avions le même producteur de disques, Jürgen Königer, du label Recommended Records/No Man's Land. C'était la première fois que je voyais quelqu'un scratcher des disques, avec des pédales d'effets sur les platines et des bricolages inattendus comme les disques qu'il avait découpés et réassemblés, et ce bien avant la plupart des DJ. J'adore le 25 centimètres More Encores et l'on pourra admirer là les disques vinyles avec annotations, utilisés lors de performances. Il fut, comme moi, très influencé par Revolution 9 des Beatles sur le double blanc, et par John Cage que nous avons tous les deux eu le plaisir de rencontrer à six ans d'intervalle !
Plus tard j'ai acquis un des coffrets Footsteps ou son jeu de cartes Shuffle, tous deux montrés à Pompidou. Ce ne sont évidemment pas les clous de l'expo. Le montage audiovisuel Doors est une première. Des personnages entrent et sortent dans le mouvement. L'effet répétitif est fascinant parce qu'aucun plan ne ressemble à un autre et que les raccords sont parfaitement fluides, créant des effets comiques ou dramatiques qui sont propres au cinématographe. Il y a évidemment des liens avec la succession vidéographique des Telephones présentée ici, ou l'horloge The Clock, composée de milliers d'extraits de films sur 24 heures, cette fois hélas absente. À côté de ces installations telle aussi Surround Sounds, où les onomatopées vous entourent, sont exposés de nombreux collages, des instruments impossibles (accordéon Virtuoso de sept mètres, guitare molle Prosthesis, guitare tordue Vertebrate, batterie Drumkit trop haute, trompette tuba Lip Lock aux embouchures collées comme un baiser, tabouret cor Stool - sur lequel le corniste Nicolas Chedmail eut jadis l'occasion de s'asseoir !), des disques découpés, des pochettes imaginaires, des sculptures constituées de bandes magnétiques, etc. Zoom Zoom, partition longue de 20 mètres constituée d'onomatopées et mangas, conçue pour Shelley Hirsch, chanteuse new-yorkaise que j'aime beaucoup, rappelle évidemment Stripsody de Cathy Berberian. Les visiteurs pourront même expérimenter Playing Pompidou, une expérience en réalité augmentée interactive audio et visuelle depuis le parvis du Centre ainsi que depuis n'importe où dans le monde en scannant un code grâce à la technologie Landmarker de Snapchat ; Christian Marclay et le AR Studio de Snapchat basé à Paris ont transformé la façade du bâtiment en un instrument de musique !
On sera enchanté de revoir les quatre écrans de Video Quartet, probablement mon installation préférée, ou Guitar Drag, qui avaient été projetés à la Cité de la Musique dans une rétrospective de 2007 que j'avais chroniquée ici-même, extraits vidéo à l'appui. Adepte du montage en temps réel ou différé, des collages hétéroclites, des œuvres qui grincent et interrogent à la fois leur temps et leur medium, je suis aux anges avec Marclay.
Tout cela a été rendu possible grâce au groupe Mirabaud qui investit des sommes considérables dans l'art. Que Christian Marclay soit suisse, même s'il réside à New York, est une opportunité pour ce groupe bancaire et financier international basé à Genève. À une époque où l'économie capitaliste est de plus en plus fragile, la spéculation sur les œuvres d'art bat son plein. En France les fondations Vuitton, Pinault, Emerige, Cartier et quelques autres font la loi en contrôlant le marché. Quelques rares artistes vivants en profitent, les plus lucratifs sont souvent morts il y a longtemps et parfois dans un dénuement absolu.
→ Exposition Christian Marclay, Centre Pompidou, jusqu'au 27 février 2023
→ Catalogue, ed. du Centre Pompidou, 45€ comme la plupart des catalogues d'exposition
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 1 novembre 2022 à 07:12 ::Musique
La sortie récente du dernier album d'Orelsan, qui date déjà d'un an, mais augmenté de dix nouveaux morceaux rassemblés sous le titre de Civilisation perdue, dite aussi Édition ultime, ne fait pas tous les suffrages. Évidemment ! Civilisation était un petit chef d'œuvre vendu à plus de 500 000 exemplaires. Les nouvelles chansons ne sont pas vraiment à la hauteur, mais elles sont justifiées par la mise en ligne de la saison 2 de la série télé Montre jamais ça à personne réalisée par son frère, Clément Cotentin, diffusée par Amazon Prime, et que j'avais saluée dans cette colonne. Les quatre nouveaux épisodes sont le making of de l'album avec les morceaux qui avaient été écartés comme son duo Évidemment avec la chanteuse Angèle. La musique est basique, mais l'autobiographie, typique des rappeurs, se justifie. De même, cet ajout audiovisuel ne crée pas la surprise de la première saison, mais la sincérité de l'artiste est indéniable, entouré de ses potes sans qui il ne serait pas là. Montre jamais ça à personne comme Civilisation, version originale ou ultime, sont des témoignages incontournables de notre époque. Contrairement à elle, Orelsan évolue aussi en mûrissant. Oscillant systématiquement entre destruction et construction, la noirceur des textes, sans être cyniques, n'a rien d'étonnant.
Dans le numéro 42 (février 2022) de l'excellent Journal des Allumés du Jazz, Franpi Barriaux, L'1consolable, Julia Robin, Tony Benoist et moi-même avions écrit quelques mots sur l'album d'Orelsan. Voici ma petite contribution :
Il est courant de condamner les textes des rappeurs sans les avoir jamais écoutés. Si cela est possible, le Journal des Allumés devrait donc, en amont, reproduire les paroles de L’odeur de l’essence. Les images des clips d’Orelsan livrent également des informations sur sa manière de présenter les choses, mais le papier a ses limites. L’odeur de l’essence est dans la continuité de Basique, un constat d’échec de notre société capitaliste qui a réussi à faire perdre leurs repères aux populations, surexploitées. « Nostalgie, incompréhension, peur, désespoir, paranoïa, panique, méfiance, haine », les mots sont là, mais trop d’auditeurs ont pris l’habitude de s’y tenir sans considérer le ton. Lorsqu’Orelsan clame « Allumer l’incendie, tout enflammer », est-ce un appel à l’insurrection ou la dénonciation d’un montage comme celui de Rome ou du Reichstag ? La manipulation exige de taxer les critiques de complotisme, d’où qu’elles viennent, pour les faire taire. À ce propos, le travail de l’Américain Edward Bernays est bizarrement quasi inconnu en France alors que ce neveu de Freud, adaptant de façon perverse les théories de son oncle, inventa la propagande politique, l’industrie des relations publiques, le marketing et favorisa le consumérisme. Goebbels s’en est inspiré et presque tous nos médias actuels en sont issus. Orelsan a bien compris que le problème est toujours systémique. Il ne peut exister de réponse individuelle.
En musique, aujourd’hui, les chroniqueurs critiques de notre société se reconnaissent dans le rap. Orelsan a beau s’en méfier, il fait partie des moralistes. Sait-il même qu’il est anarchiste ? Avec ses qualités et ses défauts, il est l’équivalent d’un Léo Ferré. Évoquer la misogynie de ses textes d’il y a douze ans sans se référer à celle de Brassens, Brel ou Ferré tient de la mauvaise foi. Ses textes récents se démarquent d’ailleurs de ses provocations juvéniles. Montre jamais ça à personne, le passionnant film en cinq épisodes que son frère lui a consacré, expose ses doutes et son opiniâtreté, sa paresse et son courage, son côté loser et la success story, son sens de la famille et de la camaraderie.
Le clip de L’odeur de l’essence met en scène la bousculade de la foule jusqu’à se marcher les uns sur les autres. L’individualisme a eu raison de la solidarité. Comme les paroles, les images tirent tous azimuts. L’inventaire est bourré d’hameçons. Tyrannie des chiffres. Fausse démocratie. Malbouffe. Alcoolisme. La planète se meurt. Les pôles fondent. Les déchets nous submergent. Les pays riches se goinfrent sur le dos des pauvres. La violence des Gilets Jaunes n’est-elle pas dérisoire face à celle de la police, instrument physique de la pression sociale ? La famine nous guette et avec elle la révolution, mais laquelle ? Pour se transformer en quelle Terreur ? Et puis, le pétrole, évidemment. Les énergies fossiles. L’origine du mal. Pollution et conflits. Orelsan fustige la pensée binaire. Les tentatives pour le faire taire ont accéléré sa reconnaissance. La société qu’il met en joue est un milliard de fois plus cynique que son désarroi.
La musique est hélas plus banale que le texte. C’est là que le bât blesse trop souvent dans le rap en général. Si les samples pompés et les pompes orchestrales fonctionnent ici avec la catastrophe sur écran géant, je regrette que tous ces artistes ne fassent pas plus souvent appel à des Allumés inventifs. Le secret de l’avenir réside probablement dans la fusion des communautés.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 18 octobre 2022 à 07:54 ::Musique
Charles Mingus est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (123) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.
Découvrir une œuvre de Mingus de plus de deux heures pour un orchestre de 30 musiciens tient du miracle. Le contrebassiste l'avait intitulée Epitaph sachant qu'elle ne serait probablement pas jouée avant qu'on l'enterre. Il faudra même encore attendre dix ans après sa mort, qu'il appelait son illusion paranoïaque, pour l'entendre enfin. Si l'on en suit la genèse, une première tentative échoua lamentablement en 1962. À l'écoute des 18 mouvements de cette suite composée sur une très longue période qui se confond approximativement avec la vie même du musicien je ne peux m'empêcher de penser au Skies of America d'Ornette Coleman et surtout au père de la musique américaine, Charles Ives, mon compositeur de prédilection. Le début du concert au Lincoln Center de New York peut paraître un joyeux foutoir à qui ne connaît pas les expérimentations mingusiennes les plus échevelées, mais l'écriture est justement complexe et rassembler une pareille brochette de stars n'a pas dû être simple pour les répétitions. L'excellence des solistes n'en fait pas toujours les meilleurs musiciens de pupitre, mais la fougue est là, le souffle continue.
Appréciez la distribution égrainée comme un collier de perles précieuses : George Adams (sax ténor), Phil Bodner (hautbois, cor anglais, clarinette, sax ténor), John Handy (clarinet, saxophone alto), Dale Kleps (flute, contrabass clarinet), Michael Rabinowitz (bassoon, bass clarinet), Jerome Richardson (clarinette, alto saxophone), Roger Rosenberg (piccolo, flûte, clarinette, sax baryton), Gary Smulyan (clarinette, sax baryton), Bobby Watson (clarinette, flûte, sax soprano et alto)... Pour les trompettes : Randy Brecker, Wynton Marsalis, Lew Soloff, Jack Walrath, Joe Wilder, Snooky Young... Aux trombones : Eddie Bert, Sam Burtis, Urbie Green, David Taylor, Britt Woodman, Paul Faulise (basse) et au tuba, Don Butterfield. La section rythmique comprend Karl Berger (vibraphone, cloche), John Abercrombie (guitare), Sir Roland Hanna et John Hicks (piano), Reggie Johnson et Ed Schuller (contrebasse), Victor Lewis (batterie), Daniel Druckman (percussion) et, last but not least, Gunther Schuller dirige cet All Stars !
Si les pièces sont variées, elle reflètent bien la musique de Mingus, son assomption de l'histoire du jazz comme ses visées expérimentales, lointaines cousines de Stravinsky et Varèse. Schuller est le garant de l'unité et nombreux des hommes qui l'ont secondé sont là pour payer leur tribut à un musicien qui en a bavé des ronds de chapeau toute sa vie et a su innover jusqu'au bout. Ils raniment la flamme le temps d'un mémorable concert qui ne sera pas facile de reproduire. On regrette seulement qu'il manqua toujours aux compositeurs afro-américains les moyens nécessaires à leur épanouissement. Rares encore sont ceux à qui l'on commande une œuvre pour orchestre. La musique contemporaine gagnerait à noircir ses rangs comme à les féminiser. Les révolutions musicales passent aussi par des bouleversements sociaux indispensables. Il ne suffit pas d'élire un Noir à la Maison Blanche pour que l'Amérique s'affranchisse de sa ségrégation. Epitaph est une petite victoire. Il en faudra encore beaucoup d'autres pour changer le monde.
Enregistrée en 1989, l'œuvre n'est sortie que récemment en DVD et en CD. [...]
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 17 octobre 2022 à 00:12 ::Humeurs & opinions
Lorsque nous fûmes en âge d'y être confrontés, ma génération trouva le mariage complètement has been. Comme si nous avions besoin de l'assentiment social pour valider notre amour ! Nul besoin de rendre officielle une histoire qui ne concernait que deux amants. Les choses se sont corsées dès lors que nous avons procréé ou acquis des biens, que ce soit le fruit d'un labeur ou par héritage. On est toujours rattrapés par la famille et la cohorte de névroses qu'elle traîne à sa suite.
Je me suis marié alors que ma fille avait déjà trois ans, à une époque où la loi était différente d'aujourd'hui, essentiellement pour obtenir l'autorité parentale s'il arrivait quelque chose à sa mère. L'affaire fut expédiée en cinq minutes ; devant courir chercher Elsa à la crèche, nous n'avons même pas eu le temps d'offrir un coup à boire à nos deux témoins. Le divorce est toujours à l'image du mariage. Treize ans plus tard, le nôtre fut simple, prononcé en consentement mutuel avec une avocate commune. La charge symbolique que l'on place dans le mariage explose forcément dans les mêmes proportions si une séparation doit avoir lieu.
Avec des enfants parvenus à l'âge adulte, les enjeux ne sont plus les mêmes. Le mariage répond alors en général au souci de protéger le survivant en cas de décès de l'un des conjoints. Là encore il s'agit plus d'un contrat pratique que d'une histoire d'amour. L'amour n'a rien à voir avec les petits arrangements et les grandes cérémonies, surtout lorsque l'on a su apprendre à vivre ensemble depuis bon nombre d'années. Quand à le fêter c'est d'un morbide achevé. Il y a des raisons plus joyeuses d'inviter celles et ceux que l'on aime qu'à l'occasion d'un contrat envisageant la mort d'un des deux hôtes.
Reste que l'institution du mariage abrite, quoi qu'il arrive, de lourds réflexes symboliques qui interrogent la famille et la place qu'on lui donne souvent inconsciemment. Comme le service militaire obligatoire permettait à certains garçons d'échapper à leur milieu social, le mariage permet de s'affranchir partiellement de "la loi du sang" en exerçant une coupure avec son passé dans une perspective de construction de l'avenir. Si l'on subit inéluctablement ses antécédents génétiques, allant même pour beaucoup jusqu'à les reproduire, se marier peut représenter un choix personnel pour décider de ce que nous voulons garder ou laisser de notre héritage familial, entendre là ce qui tient de la névrose ô combien reproductible autant que des valeurs intellectuelles prodiguées. Pour s'en affranchir, le mariage n'est nullement indispensable, mais il a le mérite, sans évoquer les avantages fiscaux, de mettre les choses au point en affirmant ses propres choix face au pouvoir des siens et d'entériner le métissage en faisant entrer l'un et l'autre conjoints dans un système complexe et forcément réactionnaire, la famille, agrandissant même le cercle puisque la symétrie implique le doublé. Avec cette nouvelle cellule on perpétue la coutume en la régénérant, mais on assume aussi son passé en privilégiant l'avenir. Car la véritable famille n'est pas celle qui nous fit, que nous subissons sans n'avoir rien demandé, mais celle que nous nous choisissons, sans nécessairement recourir aux exclusions pour autant. Le qui-vive s'impose pourtant, car il restera à quotidiennement inventer sa vie, et ce en la partageant autant que possible avec toutes celles et ceux que nous aimons.
Article du 16 février 2010
Le mariage m'est toujours apparu comme la caution sociale d'une union entre deux personnes, sans évoquer la pression perverse qui verrouille la rébellion. L'amour n'a pas grand chose à y gagner. La confusion est courante et produit quantité de quiproquos, comme celle entre le sexe et l'amour. Les liens existent, mais les us et coutumes nous emprisonnent dans un fatras facilement inextricable pouvant se transformer en chaos. Le bonheur, ou plus exactement la randonnée vectorielle qui le cible, est une affaire très personnelle, souvent éphémère si l'on n'y prend quotidiennement garde, un leurre pour celles et ceux qui ont confondu les termes, une chance pour celles et ceux qui ont adopté le partage comme base de toutes les relations humaines. Mes sous-entendus sont évidemment lourds de sens, mais je ne vais pas rédiger ici une thèse sur le sujet.
Elsa avait trois ans lorsque sa mère et moi nous sommes mariés. La loi était différente et je n'avais jusque là aucune autorité parentale en cas d'accident, de sa maman ou de notre fille. Il eût fallu passer devant un juge, alors autant prendre rendez-vous avec le maire ! Plus le mariage est simple, moins le divorce est pénible. Dix ans plus tard, Michèle et moi nous sommes séparés à l'amiable avec la même avocate, et nous sommes restés amis.
Après quelques années de purgatoire, d'erreurs de casting, d'amours contrariés, j'ai rencontré l'amour de ma vie, entendre celui de la maturité. Nous fêterons bientôt notre dixième anniversaire et mes sentiments n'ont fait que se fortifier avec le temps. Nous nous sommes donc mariés hier, sans cérémonie puisque nous préférerons fêter notre amour aux contrats et autres testaments certifiés. Ma démarche n'est pas inspirée par le présent, mais par ce que l'avenir nous réserve, la garantie d'éternité pour celle ou celui qui survivra. Elle est aussi éminemment symbolique pour d'autres raisons plus intimes où les sentiments font cocktail avec la psyché. Une chose est certaine, je suis extrêmement heureux de vivre avec Françoise et j'espère que notre mariage n'y changera rien, puisque j'essaie déjà chaque jour de m'améliorer un peu. [...]
Article du 29 novembre 2012
P.S.: nous avons divorcé à l'amiable le 30 octobre 2018.
Je ne pense jamais me remarier, mais aimer, ah ça oui, j'ai depuis été amoureux et je le serai encore...
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 13 septembre 2022 à 12:11 ::Cinéma & DVD
C'est une très triste nouvelle.
Jean-Luc Godard est mort.
Il avait 91 ans.
J'ai compilé tous les articles que j'ai écrits sur le plus grand cinéaste qui était encore vivant jusqu'ici. C'est sans compter le nombre de fois où je m'y suis référé dans d'autres.
J'avais été très fier d'avoir été pris en photo à ses côtés en 1976 par G.Mandery pour la revue Le Photographe.
JEAN-LUC GODARD SOUMET LE MUSÉE À LA QUESTION
25 mai 2006
La mise en scène de l'exposition du Centre Pompidou est une véritable désacralisation de l'espace muséal. Godard réussit ici comme ailleurs à interroger le dispositif en cassant les habitudes du visiteur. On s'attendait à voir un chantier, quelque chose de honteux, la représentation de l'échec des relations entre le cinéaste et Beaubourg. On découvre Voyage(s) en utopie, sous-titré JLG, 1946-2006 - À la recherche du théorème perdu, avec une certaine inquiétude, celle d'être déçu tant la presse s'est faite l'écho du supposé ratage. Pas de communication, quelques lignes dans les journaux, toujours pour dire la même chose : Godard n'a pu s'entendre avec le commissaire d'exposition, Dominique Païni, et a décidé de terminer seul. J'ai cherché vainement les crédits de l'exposition, pas de trace de la scénographe, Nathalie Crinière, ni d'aucun membre de l'équipe. On a pensé que J-L G était vraiment un chieur, toujours aussi caractériel. On connaissait ses hésitations, ses changements de cap, son mauvais caractère, son droit à l'erreur... On y est allé tout de même, histoire de voir, par soi-même. Il est écrit que "le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d'exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d'après JLG en raison des difficultés artistiques qu'il présentait (les mentions "techniques et financières" ont été barrées ; par qui ? Il y a des feutres sous la pancarte) et de le remplacer par un autre programme intitulé Voyage(s) en utopie ". Plus gros est affiché : Ce qui peut être montré ne peut être dit. On va tout de même essayer, même si l'exercice est inutile, puisqu'il faut mieux y aller voir.
Reprenons.
C'est la première fois depuis très longtemps que je me sens bien dans un musée. Rien de compassé, rien de trop (en)cadré, rien de sacré. Les musées sont le dernier même si le seul endroit où admirer des œuvres. On y est physiquement bousculé, il y a souvent une sensation d'écœurement devant l'accumulation, l'effort à déployer pour se concentrer y est considérable. À moins de fréquenter des collectionneurs, on n'a pas trop le choix, sauf à avoir la chance d'y errer après la fermeture et d'y croiser Belphégor. Voilà, c'est ça, c'est la sensation que le chantier de l'installation Godard procure, un sentiment de déjà vu, de déjà vécu ailleurs que dans le simulacre muséal, une familiarité avec le quotidien, une proximité permettant de se l'approprier, de parler à la première personne du singulier, l'utopie de pouvoir encore s'interroger sur le monde et sur notre relation à l'audiovisuel, et bien au-delà, sur la culture en général et sur la place de chacun dans le système social. Comment gérer son indiscipline ? On découvrira avec ravissement que l'installation est le miroir déformant de nos références intimes. Semblable aux Histoire(s) du cinéma qui sortent ces jours-ci en DVD.
Il y a deux axes principaux : le premier, c'est la mise en espace, comme un appartement en travaux, murs éventrés, palissades, grillages, mais aussi des pièces réduites au strict minimum ; pas une chambre, un lit ; pas une cuisine, un évier ; pas un bureau, une table ou un fauteuil ; pas un balcon, des plantes vertes rassemblées dans un coin, encore que de l'autre côté de la baie vitrée sont dressées cinq tentes de SDF. Ce ne sont pas des figurants, c'est déjà notre histoire. La désinvolture qui semble de mise nous met à l'aise, nous nous promenons comme si nous visitions un appartement que nous transformerons plus tard à notre guise. Nous piétinons les éléments du décor et nous laissons prendre. Des livres sont cloués au pilori un peu partout dans le décor, un pieu dans le cœur, comme le supplice de la croix. Croix de Malte ou de Lorraine... Les clous font mal, les meubles sont vissés grossièrement, les lettres collées ne peuvent être volées. On peut voir les maquettes successives de l'exposition qui n'a pas eu lieu, on rêve. Il n' y a pas de cartel explicatif, seulement des mots, des bribes de phrase que l'on foule. Nous sommes libres de penser, de réfléchir, d'interpréter.
Dans une des trois salles, sur de beaux et grands écrans plats, sont diffusés simultanément plusieurs films. Pas ceux du cinéaste. Pas seulement. La cacophonie ressemble aux Histoire(s) du cinéma, que je conseille de regarder et d'écouter en vaquant à ses occupations ménagères. Se laisser envahir. Pour que la magie prenne corps. On se laisse happé par une séquence et le tour est joué. Ça vous parle directement, miracle de l'identification, sympathie de la citation que l'on a fait sienne. Si l'accumulation est le propre des musées, surtout le Centre Pompidou habitué aux overdoses, apprécions l'une des rares fois où elle fonctionne. En voilà de l'information, sauf qu'ici les rapprochements font sens, produisant une sublime poésie, construite avec les ressources du montage cinématographique et les échos qui résonnent en chacun et chacune d'entre nous. En clair, ça fait sens et ça produit une très forte émotion. C'est notre histoire(s). Magie d'un poète (au même titre qu'un Cocteau, un Guitry ou un Freud), que les Godardiens pourront toujours tenter de copier, l'exercice risque de rester stérile. Il ne suffit pas de foutre le souk, de provoquer, de faire des collages ou de jouer avec les mots, il faut une vision. Le génie de Godard, c'est ce qui est montré, peu importe ce qui est dit. L'important ce n'est pas le message, c'est le regard. Celui de chacun, exhortation à penser par soi-même.
Oui, Godard a gagné ce nouveau pari comme il avait dans le passé réussi son passage à la télévision, ou ses mises en pages, ou ses disques, parce qu'il continue à s'interroger sur les outils, sur les circonstances, sur l'histoire, et qu'il nous propose un angle inédit, auquel on aurait pu penser. Godard réussit donc sa sortie dans l'espace. La machine est en route, pour qu'à notre tour nous fassions le voyage.
On peut toujours rêver !
P.S. : le Centre Pompidou édite un livre de Documents, accompagné d'un DVD avec la Lettre à Freddy Buache, Meeting Woody Allen, On s'est tous défilé et une vingtaine de spots de pub réalisés pour M+F Girbaud. Sa présentation graphique est un peu aride, mais le contenu est évidemment passionnant.
JEAN-LUC GODARD ET ANNE-MARIE MIÉVILLE, COURTS
16 juin 2006
Les courts-métrages de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville que ECM a réunis, accompagnés d'un petit livre broché de 120 pages, rappellent les Histoire(s) du cinéma dont la sortie est sans cesse repoussée. ECM en avait édité un gros coffret de 5 CD audio. Montage commenté de citations multiples, diffusion simultanée et systématique d'un extrait de film avec le son d'un autre, utilisation du catalogue musical du producteur allemand Manfred Eicher, ces quatre courts appartiennent tous à la dernière période : The Old Place (1999) et Liberté et Patrie (2002), tous deux cosignés avec Anne-Marie Miéville, Je vous salue, Sarajevo (1993) et De l'origine du XXIe siècle (2000). Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Avec le livre Documents (scénarios, lettres, manifestes, manuscrits...), édité par le Centre Pompidou à l'occasion de l'exposition en cours (voir billet du 25 mai), est offert un DVD avec d'autres courts-métrages : Lettre à Freddy Buache (1982), Meeting Woody Allen (1986) et le travail de commande pour les couturiers Marithé et François Girbaud (1987-1990).
La double signature Godard-Miéville, double signature dont nous avons parlé dans le billet du 8 juin, reste énigmatique. Quel est le rôle de chacun ? Comment cela se négocie-t-il ? Quelle est la différence entre un film de l'un ou de l'une et une œuvre à quatre mains ? Il n'est pas simple de s'y retrouver. Godard et Miéville aiment nous perdre, et nous faire travailler à notre tour... Vers où que l'on se tourne, on n'échappera à aucune question. L'œuvre de Godard, jamais finie ni définie, est une quête philosophique, un objet infini qui pousse dans l'inconscient et le cosmos. De l'infiniment grand de la pensée à l'infiniment petit de l'humanité.
LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA AUX OUBLIETTES
16 juillet 2006
Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette ?uvre audio-visuelle unique, indis-pensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, indentification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16) Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !
Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).
HISTOIRE(S) DU CINÉMA, ÉDITION JAPONAISE
14 septembre 2006
J'avoue, j'ai craqué ! Désespéré par une édition française de plus en plus improbable, j'ai commandé le chef d'œuvre en 8 parties et 5 DVD de Jean-Luc Godard sur Amazon.co.jp, ici au premier plan. Comme je ne lis pas le japonais, à côté des films évidemment en français, je peux difficilement profiter de l'admirable système de référencement numérique de cette édition. Cela me permet tout de même de me repérer un peu dans ce foisonnement d'informations, textes, images, films, musiques... Les deux autres éditions, discographique et littéraire, forment un excellent complément, puisque la première, bande son remixée spécialement pour le coffret de 5 CD paru en 1999 chez ECM, livre l'intégralité des textes, et que la seconde, publiée un an auparavant par Gallimard en 4 volumes, offre de magnifiques illustrations en couleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire ce que j'ai toujours préconisé, diffuser en boucle cette encyclopédie unique et boulimique sans y faire vraiment attention, en me laissant imprégner par les mots, les images et les sons. Dans cette auberge espagnole chacun peut ainsi retrouver ses émotions passées jusqu'à se sentir personnellement visé. À cet égard, l'exposition au Centre Pompidou fut la sobre continuation de cette démarche. Une sensation d'intimité éternelle, universelle, me gagne ainsi doucement, comme lorsque j'écoute la Radiophonie de Lacan... Révélation de l'inconscient, impression d'avoir toujours su ce qui est raconté et montré, et pourtant comme si c'était la première fois, comme si enfin le monde nous était révélé dans sa complexité et sa simplicité...
Les huit parties sont titrées Toutes les histoire(s), Une histoire seule, Seul le cinéma, Fatale beauté, La monnaie de l'absolu, Une vague nouvelle, Le contrôle de l'univers, Les signes parmi nous. Histoire(s) du cinéma n'est pas seulement le chef d'œuvre de Jean-Luc Godard, film(s) dans le film, c'est probablement la meilleure œuvre critique qui n'est jamais été produite sur le sujet ; raconter ce qu'est ou fut le cinématographe en laissant à chacune et chacun le privilège de son interprétation en fait le film le plus emblématique de toute son histoire.
LE FILM DES FILMS
8 avril 2007
Les Histoire(s) du cinéma paraissent enfin. Le feuilleton se clôt sur une ouverture, la parution en France du coffret de 4 dvd tant attendus (Gaumont, sous-titres anglais). J'ai écrit trois précédents billets sur la saga godardienne : d'abord le 6 juin au moment où les courts métrages avec Anne-Marie Miéville sont sortis chez ECM, puis le 19 juillet lorsque je me suis découragé et enfin le 14 septembre quand j'ai craqué pour l'édition japonaise. Voilà c'est là ! Ces Histoires contredisent-elles Eisentein puisqu'elles représentent une somme plus qu'un produit ? Le film des films. Intelligence et poésie. Le piège et la critique. Identification et distanciation. Lyrique autant qu'épique. Les ultimes soubresauts d'une cinéphilie née avec les Lumière et qui n'en finit pas de s'éteindre avec le nouveau siècle.
Cette version française n'abrite pas l'admirable index obsessionnel des japonais, mais si l'on ne lit pas cette langue cela ne sert hélas pas à grand chose. Dommage que Gaumont ni JLG ne l'aient reproduit, chaque document y est indexé et accessible instantanément, une sorte d'hypertexte à la manière d'Internet, pour chaque citation, musique, texte, film... Ils ont par contre ajouté trois suppléments. D'abord 2 x 50 ans de cinéma français, 50 minutes où Godard, avec la complicité de Miéville, fait péniblement la leçon à Michel Piccoli, mais où il montre aussi comment la consommation immédiate de produits culturels ne fait pas le poids devant l'histoire. Les images sont parfois remplacés par un carton, NO COPY RIGHT, révélant probablement le compromis ayant permis que les Histoires voient le jour. Il faudra que je vérifie si l'édition française de son chef d'œuvre a été également expurgé de certaines séquences pour cette déraison. Je n'ai encore regardé que les suppléments qui sont plutôt des compléments.
Deux conférences de presse cannoises, la première de 1988 intitulée La télévision, la bouche pleine, la seconde de 1997, Raconte des histoires, mon grand, complètent le tableau de manière éclatante.
Ce Qu'il ne Fallait pas Démontrer
8 février 2010
Catastrophé, je tente de m'accrocher désespérément au film qu'Alain Fleischer a le toupet de signer, aussi vain que vide, mais on finira par en avoir l'habitude. Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard est une monstrueuse arnaque où les protagonistes semblent sortis d'une maison de retraite pour vieux réalisateurs atteints d'Alzheimer. Godard ou Straub sont à côté de leurs pompes, rabâchant de vieux poncifs quand leur ennui de se retrouver dans cette galère n'éclate pas à l'écran. Tout est d'une paresse extrême, sorte de captation complaisante qui laisse craindre le pire opportunisme sous prétexte d'enseignement aux étudiants du Fresnoy. Comme le coffret édité par les éditions Montparnasse propose également une série d'entretiens intitulée Ensemble et séparés, sept rendez-vous avec Jean-Luc Godard, je compte sur ces bonus occupant trois des quatre DVD pour faire remonter le niveau de l'échange. C'est au mieux un portrait en creux. Godard n'a jamais été à l'aise dans le tête-à-tête. Quoi qu'on en dise, ses rencontres avec Fritz Lang (Le dinosaure et le bébé) ou Marguerite Duras (Océaniques) sont plus émouvants que passionnants. Il n'est pas à la hauteur de ses brillantissimes conférences de presse ni surtout de l'œuvre immense qu'il laissera, résumant à lui seul tout ce que fut le cinématographe depuis son invention. Dépouillés de la prétention usurpatrice d'en faire un film, la plupart des entretiens ajoutés plongent Godard dans une obscurité qui en dit long sur son implication dans cette affaire. Ses réponses sur Israël et les Juifs qui ont fait couler beaucoup d'encre sont d'ailleurs assez fumeuses et ne peuvent convaincre aucun anti-sioniste, a fortiori ses détracteurs. Son esprit de contradiction a perdu son mordant, il esquive le plus souvent au lieu de faire front. Il est toujours meilleur dans la colère, lorsqu'il prêche le faux pour connaître le vrai, comme face à Jean-Michel Frodon. André S. Labarthe dans le "film" rame en pure perte pour le sortir de l'ornière. Si Dominique Païni monologue en toute fatuité, l'universitaire Jean-Claude Conesa renvoie la filmographie de Godard à ses balbutiements en l'autopsiant. Nicole Brenez a l'intelligence de proposer des images rares, mais trop courtes, sur lesquelles elle interroge humblement "Jean-Luc". Jean Douchet et Jean Narboni, insistant avec la plus grande tendresse, arrivent finalement à le faire parler en évoquant quelques anecdotes. Aucun interlocuteur n'étant à la hauteur, tant de choses ayant été dites sur lui et son œuvre, le cinéaste est renvoyé dans les cordes au lieu d'occuper le ring. Quelle posture emprunter lorsque l'on a déjà été réduit à s'auto-parodier ? En 9h30 les amateurs n'apprendront pourtant pas grand chose et pour une leçon de cinéma on repassera. Mieux vaut voir ou revoir n'importe quel film de Jean-Luc Godard et, si vous êtes courageux, l'incontournable Histoire(s) du cinéma, un monument, le film des films.
JEAN-LUC GODARD MARCHE SUR LES MAINS
14 mars 2010
Plongé dans la biographie de Jean-Luc Godard, pavé de 935 pages qu'Antoine de Baecque vient de publier chez Grasset & Fasquelle, je suis mal parti pour bloguer ce week-end. Une partie du voile se lève sur un des grands mystères du XXème siècle. Pour avoir fréquenté nombre de ses proches, je m'étais fait ma petite idée, mais l'enquête fouille les détails de sa vie et livre nombre de clefs pour comprendre l'empêcheur de tourner en rond. À l'époque où "Jean-Luc" nous avait rapporté une Paluche Aäton de Grenoble, Jean-André m'avait photocopié des lettres et quelques pages annotées dont l'encre thermique s'efface avec le temps. Sur la photo je suis à droite avec la barbe et le catogan. S. s'était plainte qu'il l'obligeait à laver ses cheveux de petite brunette même lorsqu'elle sortait de chez le coiffeur ; cette très belle jeune femme tarifée m'avait aussi raconté comment JLG lui avait confié qu'il lui plaisait de "faire quelque chose de connu avec une inconnue". Son droit à l'erreur m'a servi de modèle. Ni plus ni moins de chance de se tromper, mais une liberté de pensée et d'agir que je tente de perpétuer à chaque révolution, quotidienne, elliptique, impossible. Comme John Cage, Godard a influencé son époque bien au-delà de sa sphère professionnelle. Qu'il fascine ou irrite, il ne peut laisser indifférent. Avec Cocteau et Lacan, sa voix est celle des plus grands conteurs. Ses mots font image, ses images font sens, ses sens sont musique, sa musique fait mouche. Poète timide et brutal analyste, il s'est affranchi de ses contradictions en résumant à lui seul l'histoire du cinématographe. Le kleptomane est devenu le maître du cut-up, précurseur du mashup, agrégateur de citations, un "monsieur plus" de la question sans réponse. Je retourne m'allonger sur le divan, même si cette position me brise la nuque. Sa biographie est une mise en abîme où l'inconscient fait des miracles.
UNE FEMME EST UNE FEMME
7 novembre 2018
En 1961 Jean-Luc Godard enregistre un disque 33 tours pour promouvoir son nouveau film, Une femme est une femme, une comédie musicale pétillante. C'est un mixage de la bande-son avec les dialogues et la musique de Michel Legrand, plus les commentaires toujours aussi subtils du cinéaste, ce qui en fait le principal intérêt, et l'ensemble, sorte de création radiophonique, se tient remarquablement bien, presqu'un manifeste du cinéma de Godard de l'époque. De 1960 à 1968, Legrand compose justement ses meilleures partitions, entre sa collaboration avec Jacques Demy et L'affaire Thomas Crown.
J'avais eu la bonne idée de faire une copie de l'un des cent exemplaires que possédait Jean-André Fieschi. Dans son édition DVD le label de référence Criterion livre ce petit bijou, mais sa copie du disque est vraiment pourrie : le disque est rayé, bourré de scratches, faisant sauter certains bouts de phrases de Godard, et le son est nasillard. C'est étonnant pour une édition aussi luxueuse, mais j'imagine qu'ils n'avaient pas trouvé mieux. Ainsi aujourd'hui je vous livre cet enchantement auquel participaient Anna Karina, Jean-Claude Brialy et Jean-Paul Belmondo... J'en ai profité pour nettoyer le fichier et améliorer le son. Durée : 34'05.
LE LIVRE D'IMAGE DE JEAN-LUC GODARD
5 décembre 2018
Tout est saturé. Du sens à l'image. À ne pas croire. Le vieux maître fait comme tout le monde. Il sort les bribes de leur contexte. Sauf que, contrairement aux journalistes, ses mensonges disent la vérité. Sel des poètes. Le jeu en main. Cinq doigts pour comment c'est. Le pouce préhenseur et l'encéphalogramme hautement développé. L'homme. Sanguinaire. Seul le fou. Et les enfants. Mais la Terre ? Nœud. Passe. Taire. Première musique : Scott Walker. The Drift. La dérive. Comme toutes ses Histoire(s). Du cinéma. Chacune est une entrée vers notre subconscient. Il suffit de reconnaître. Pour s'y reconnaître. Autant de fils d'Ariane à dérouler. O temps ! Ses fils. Nicole Brenez l'archéologue. Pas étonnant d'y retrouver Perconte. Après le feu. La liste est longue. Ils seront tous sauvés. Les espérances. Tout est saturé. Question de droits. C'est autre chose. La couleur. Vive. Le cinéma. Vif. Le silence. Coupez. Action. Moteur. Il doit y avoir une révolution. Godard termine par Le plaisir. Le masque. Tout est dit.
"Te souviens-tu encore comment nous entraînions autrefois notre pensée ? Le plus souvent nous partions d’un rêve… Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité D’une voix douce et faible Disant de grandes choses D’importantes, étonnantes, de profondes et justes choses Image et parole On dirait un mauvais rêve écrit dans une nuit d’orage Sous les yeux de l’Occident Les paradis perdus La guerre est là…"
Le livre d'image a reçu une Palme d'or spéciale au Festival de Cannes 2018.
84 minutes qui changent de tout ce qu'on peut voir et entendre.
C'est de la dynamite (vieille pub pour le chocolat suisse) !
Resté chez lui, à Rolle en Suisse, le cinéaste avait donné sa conférence de presse en répondant aux questions sur FaceTime.
DANS L'IMMÉDIAT, JEAN-LUC GODARD
18 avril 2019
Les entretiens dépendent souvent de la qualité des interviewers. Il est certain qu'Olivia Gesbert a une sensibilité, une intelligence ou un aplomb qui faisaient défaut à la plupart des interlocuteurs des Morceaux de conversation avec Jean-Luc Godard "réalisés" par Alain Fleischer et qui duraient 9h30. Pour l'émission La Grande Table elle est allée rencontrer Godard chez lui à Rolle en Suisse. France Culture le diffuse en deux parties de 27 et 39 minutes, Je suis un archéologue du cinéma et Godard ouvre le Livre d'image. À 88 ans le cinéaste semble ainsi plus vif qu'il y a quelques années, peut-être parce que c'est une jeune femme. À la lecture de sa biographie par Antoine de Baecque on sait qu'il n'y est pas insensible. Et Godard ne mâche pas ses mots, que ce soit sur ce que sont devenues les écoles de cinéma (les 3/4 des étudiants sont des jean-foutre), la notion d'auteur avec ses droits et ses devoirs (À l’époque, l’auteur était le scénariste, c’est-à-dire le fabriquant de texte. A Bout de souffle, je n’en suis pas l’auteur pour la loi. C’est Truffaut parce que j’avais repris un ancien scénario. A un moment, je lui ai demandé de me le redonner, et il ne pouvait pas : c’est inaliénable en France. Pour Le Livre d’image, il y a beaucoup d’auteurs qui sont réunis par un ami), sur sa Palme d'Or "spéciale" à Cannes qu'il considère avec mépris comme un prix de consolation, sur la langue et le langage, sur la politique, sur ses rêves, sur l'âge, etc.
Sur sa tombe il imagine qu'on pourrait écrire "Au contraire", sur celle d'Anne-Marie Miéville, sa compagne, "J'ai des doutes". Pour le titre de cet article j'aurais pu le singer en écrivant L'hymne aux média pour l'immédiat, c'est du moins ce que j'entends, une médiathèque de Babylone qui recracherait son contenu (j'arrête avec les jeux de mots ?) en musique, en vers et contre tout.
Lors de sa dernière conférence de presse à Cannes, transmise par Skype, il disait : "Aujourd’hui lors d’une conférence de presse, les trois-quarts des gens ont le courage de vivre leur vie, mais ils n’ont pas le courage de l’imaginer. J’ai de la peine à vivre ma vie mais j’ai le courage de l’imaginer".
Après "150 films en comptant les petits", Jean-Luc Godard a monté Le livre d'image que j'ai chroniqué dans cette colonne en décembre dernier, sorte d'épilogue à ses Histoire(s) du cinéma, de mon point de vue son chef d'œuvre, dont je possède les versions japonaise et française en DVD (la version japonaise en 5 DVD au lieu de 4 offre une nomenclature thématique interactive, encore faut-il savoir lire le japonais ! Il me semble qu'elle est plus complète, due à des questions de droits), la bande-son remixée pour le label ECM en 5 CD, et l'édition papier chez Gallimard/Gaumont. Ce n'est nullement du fétichisme, mais une manière d'appréhender une œuvre unique sous des angles différents.
Depuis hier Arte.tv diffuse gratuitement Le livre d'image et ce jusqu'au 22 juin, avec un passage TV le 24 avril, mais il ne sortira pas au cinéma. Godard préfère le montrer dans les musées et les théâtres dans son format audio original, un 7.1 plus polysémique qu'immersif ! En attendant, il faut absolument voir et entendre la réduction phonique de cette œuvre fondamentale toutes affaires cessantes. Il est difficile de l'évoquer pour elle-même, parce qu'elle suscite en chacun/e de nous un vertige, des interrogations, ouvrant des portes vers un après qui biologiquement se profile.
JEAN-LUC GODARD AURA 90 ANS LE 3 DÉCEMBRE
19 novembre 2020
Longtemps je n'ai pu copier que les bandes-son des films que j'aimais. La vidéo domestique n'existait pas. Avec mon magnétophone à cassette audio portable j'enregistrais les films dans les salles de cinéma, la sonorité de chacune colorant la captation. En de rares occasions j'ai piraté la télévision, mais toujours sans image tant que la VHS ne fut pas commercialisée.
Je possède encore les cassettes audio du Tombeau hindou de Fritz Lang, La mort en ce jardin et Tristana de Luis Buñuel, Les enfants du paradis et Drôle de drame de Marcel Carné, Le chemin de Rio de Robert Siodmak (qui figure dans Trop d'adrénaline nuit, le premier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané), La nuit américaine de François Truffaut, Johnny Guitar de Nicholas Ray en VF, Boudu sauvé des eaux, La règle du jeu, La grande illusion et Le carosse d'or de Jean Renoir, Le sang d'un poète, La belle et la bête, Orphée et Le testament d'Orphée de Jean Cocteau, les cinéastes de notre temps sur La première vague, Samuel Fuller, Lang et Godard, Le rebelle de King Vidor, Adieu Philippine de Jacques Rozier, Trafic de Jacques Tati, Les amants crucifiés de Mizoguchi Kenji et last but not least Masculin Féminin, Deux ou trois choses que je sais d'elle, La chinoise, Pierrot le fou, Numéro deux, et France tour détour deux enfants de Jean-Luc Godard.
Je composais alors des partitions sonores pour le cinéma qui intégrait voix, bruitages et musique, pensant à l'ensemble comme une partition musicale. Suivant Edgard Varèse, John Cage ainsi que Michel Fano et Aimé Agnel qui furent mes professeurs à l'Idhec, écouter ces cassettes me forma à penser toute organisation de sons comme musique. C'est dire qu'écouter les rééditions de Godard publiées par ECM me comble de joie. J'avais déjà l'imposant coffret de 5 CD Histoire(s) du cinéma (dont je possède également le texte édité par Gallimard et les DVD en versions française et japonaise) et les 4 courts métrages réalisés avec Anne-Marie Miéville. Je découvre la bande-son complète de Nouvelle vague qui tient sur 2 CD... J'ai écrit sur l'un et l'autre, comme sur Le livre d'image, son dernier chef d'œuvre.
Jean-Luc Godard est un grand romantique, ses partitions sont passionnelles. Même si l'on n'a jamais vu les films, leur transposition radiophonique a le pouvoir évocateur de la poésie. On n'y comprend rien, sauf l'essentiel. Les rimes sont sonores, l'usage des musiques fondamentalement dramatique. Comme toujours, chacun, chacune, y reconnaîtra l'extrait d'un roman, le dialogue d'un film, la musique d'un autre, nous renvoyant à notre mémoire parcellaire avec la profondeur de l'inconscient. Chaque fois s'ouvre une porte, qui n'est qu'à soi, dans l'œuvre du maître.
Les citations lui ont souvent donné du fil à retordre question droits d'auteur. En lui ouvrant son catalogue discographique, ECM lui a facilité les choses. On retrouve ainsi l'accordéon de Dino Saluzzi, les voix de Patti Smith ou Meredith Monk, la musique de Paul Hindemith, Arnold Schönberg, Heinz Holliger... François Musy a remixé numériquement la bande-son pour le disque. Et puis il y a les voix, comme me susurra un soir à l'oreille Jean-Pierre Léaud avec un ton de conspirateur, ici Alain Delon, Domiziana Giordano, Roland Amstutz, Laurence Cote, Jacques Dacqmine... Même si je préfère de loin Histoire(s) du cinéma, chef d'œuvre parmi les chefs d'œuvre, se laisser porter par la narration de Nouvelle Vague c'est passer 88 minutes dans les nuages, brouillard d'un rêve, retour au seul réel qui vaille le coup, la poésie.
Le livret du CD est rédigé par Claire Bartoli, auteur et comédienne non-voyante. Dans Le Regard intérieur, elle livre une interprétation analytique qui lui laisse "un petit goût subversif d'invisible et d'éternel".
PLUS OH ! COMMANDÉ PAR FRANCE GALL À JEAN-LUC GODARD
5 janvier 2021
Je connaissais quelques publicités réalisées par Jean-Luc Godard comme l'aftershave Schick, les cigarettes La Parisienne, les jeans Marithé & François Girbaud, mais j'ignorais que France Gall lui avait commandé un clip à la mort de son compagnon, Michel Berger. Pour son nouvel album la chanteuse avait repris Plus haut composé pour elle en 1980. Après un long entretien à Rolle le 28 mars 1996, le cinéaste choisit la forme sur laquelle il travaillait alors, ses Histoire(s) du cinéma, pour raconter la métamorphose de l'art, de la beauté et de l'amour que permet le cinématographe. Je suis incapable de reconnaître tous les emprunts, mais on y voit des tableaux de Manet, Vinci et Goya, des photos de Marlene Dietrich et Charlie Chaplin, des extraits de They Live by Night de Nicholas Ray, Blanche-Neige de Walt Disney, La Belle et la Bête de Jean Cocteau... Et France Gall, son œil, sa bouche... La chanson sonne prémonitoire avec une coloration orphique que Godard souligne explicitement.
Le clip sera diffusé une seule fois le 20 avril 1996 sur M6, car il sera interdit d’antenne, Godard ne s’étant pas acquitté de tous les droits d'auteur. C'est le même problème qui a retardé de dix ans la sortie du coffret DVD des Histoire(s) du cinéma en France. Heureusement j'avais acheté le coffret japonais dont la particularité est d'offrir des entrées thématiques, mais comme ce répertoire est en japonais je n'ai jamais pu en profiter. La version française, acquise par la suite, me semble avoir été expurgée de quelques extraits. Ces emprunts sont probablement aussi la raison pour laquelle Le livre d'image, son chef d'œuvre le plus récent, n'est jamais sorti dans les salles de cinéma, mais uniquement ponctuellement dans des espaces culturels. L'emprunt, qu'il soit littéraire, pictural, cinématographique, voire musical, est la base de l'écriture de Jean-Luc Godard. la plupart des phrases que nous aimons citer de ses films proviennent en général des livres qu'il a lus. Comme la plupart sont dans le domaine public, cela ne posait pas le problème que généreront les extraits de films protégés becs et ongles par les producteurs. L'accord avec le label allemand ECM lui permit de piocher comme il voulait dans son catalogue sonore, mais il n'a pas pu bénéficier des mêmes dérogations avec d'autres firmes discographiques et encore moins avec l'industrie cinématographique. Faire du neuf avec du vieux est pourtant une voie passionnante, qu'elle soit écologique, analytique ou poétique. D'une part il n'y a pas de génération spontanée, d'autre part la citation devient création dès lors qu'elle produit un sens nouveau ou une émotion inédite, mais le droit va rarement dans ce sens !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 13 septembre 2022 à 07:10 ::Humeurs & opinions
Face aux perspectives historiques qui se profilent je ne cesse de m'interroger sur les racines du mal, que je pourrais aussi bien écrire avec un accent circonflexe. La question qui me taraude concernant l'exploitation de l'homme par l'homme, je ne peux me contenter de la lutte des classes pour expliquer le fléau. Aussi loin que remontent mes recherches, la bataille du pouvoir fait rage et cause commune avec la propriété. Avant de s'entretuer, les êtres humains ont conquis le territoire en asservissant les autres espèces ou en les cantonnant dans des réserves. Cet animal se pensant supérieur est incapable d'imaginer que ses facultés exceptionnelles portent en elles les germes de la destruction. Aussi loin que l'on remonte dans le passé l'homme est en guerre pour défendre sa propriété, individuelle ou collective, mais d'où lui vient-elle ? De qui prétend-il avoir hérité ? Si les riches possèdent les moyens de production, à qui les doivent-ils ? De tout temps furent inventés des stratagèmes pour faire croire aux populations ce qui serait bon pour elles, le goupillon et le glaive sauront faire passer le message. La propriété engendre la guerre. Si la préhistoire garde ses mystères, la conquête des Amériques montre bien comment on y accède. Comment les propriétaires nord-américains acquirent-ils leurs titres ? Comment furent décimés les empires aztèque et inca ? Comment disparurent les Caraïbes et les Arawaks ? Mais avant tous ces génocides, ces massacres et ces asservissements (les femmes, par exemple, semblent avoir toujours obéi à la tradition de l'esclavage) il s'est agi de défendre son territoire contre les autres bestioles. Les deux pratiques peuvent coexister : on peut très bien s'entretuer en agissant comme si nous étions la seule espèce digne de respect sur la planète. Ce qui n'est pas exploitable est détruit ou ignoré. En nous multipliant, nous bétonnons, polluons, détruisons, et ce de plus en plus vite, dans un mouvement entropique vertigineux. La préservation de l'espèce a fini par se retourner contre elle. Si de nouvelles utopies ont tant de mal à se formuler, est-ce le signe d'un profond blocage de l'inconscient collectif ou une lassitude passagère de la fibre révolutionnaire ? La fuite en avant est patente, le délire toujours vivace. Le crime de fait-divers est bien banal et insignifiant devant l'énormité de ceux perpétués socialement qui, à leur tour, peuvent sembler dérisoires à l'échelle de la vie au sens le plus large du terme. Perversion polymorphe, paranoïa, schizophrénie sont réunies dans le même corps, le corps humain. Va-t-on jusqu'à détruire l'objet du désir quand il s'avère inaccessible ? L'immaturité de l'homme n'a d'égal que sa brutalité.
Cela ne s'est pas arrangé depuis l'article ci-dessus daté du 28 février 2010. Je suis plongé dans Au commencement était… de David Graeber et David Wengrow que m'a conseillé Jean Rochard. Leur livre m'apparaît comme une réponse au Sapiens : Une brève histoire de l'humanité de Yuval Noah Harari dont la lecture au fur et à mesure que nous nous approchions de l'époque moderne m'apparut carrément fasciste par son transhumanisme nauséabond. Je ne me souviens plus exactement de ce qui m'avait irrité. C'est souvent mieux d'oublier certaines choses, certains faits, certaines personnes. Quant à la bande dessinée de Jens Harder, dont il faut signaler le travail remarquable, j'ai préféré le premier volume, Alpha, aux deux parties de Beta. Plus on s'approche d'aujourd'hui, plus les sources sont sujettes à caution, même si l'auteur a une vision œcuménique de notre histoire. On en reparlera dans dix ans quand paraîtra le dernier épais volume, Gamma, censé évoquer le futur !
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 7 septembre 2022 à 00:15 ::Cinéma & DVD
Jonathan Rosenbaum, ex-journaliste au Chicago Reader prétendument à la retraite [toujours en activité depuis cet article du 2 février 2010], encensé par nombreux cinéastes comme Jean-Luc Godard, auteur entre autres du passionnant Mouvements : Une vie au cinéma (Moving Places: A Life in the Movies), dont le site est à la fois une mine d'archives de ses écrits et un blog dont l'actualité permet de découvrir sans cesse des perles anciennes ou contemporaines, en particulier en DVD, a publié un livre broché sur la rétrospective de comédies américaines transgressives qu'il a présentée à la dernière Viennale, le Festival du Film International de Vienne en Autriche. Cet "Américain pas tranquille", qui lui a donné son titre éponyme, The Unquiet American, en référence au célèbre roman critique de Graham Greene, The Quiet American (Un Américain bien tranquille), ne mâche pas ses mots, ne fait jamais dans le "politiquement correct", creuse ses sujets dans des déserts inexplorés, remonte les chemins battus à rebrousse-poil et sait garder son indépendance de vue dans un paysage critique de plus en plus convenu.
Les 184 pages, agréablement illustrées, sont en anglais pour le programme des 55 films choisis dont il s'explique avec un humour caustique et une conscience politique sans ambiguïté, et bilingues (traduction allemande) pour les textes critiques repris, corrigés ou inédits. Si je suis ravi de partager une partie de ses goûts pour des œuvres mésestimées comme Hellzapoppin ou Les 5000 doigts du Dr T, je suis excité de découvrir des films dont j'ignore tout, soit parce que je suis passé à côté sans les voir, soit par leur absence de distribution en France. Rosenbaum se défend tout d'abord de participer lui aussi à la promotion de l'industrie du cinéma de la plus grande puissance mondiale, véritable ligne de front de l'impérialisme américain, alors qu'il existe tant des chefs d'œuvre inconnus partout ailleurs sur la planète. S'il finit par céder à la demande des organisateurs Hurch et Horwath, il pervertit le sujet en choisissant la transgression comme angle d'attaque.
Ainsi classe-t-il sa sélection en cinq catégories subjectives : les Américains à l'étranger (The Three Caballeros, un des Disney les plus expérimentaux avec la Danse des éléphants de Dumbo, The Fountain of Youth, rare comédie d'Orson Welles tournée pour la télévision, La huitième femme de Barbe-Bleue de Lubitsch, Avanti! de Billy Wilder, Les hommes préfèrent les blondes de Hawks, Ishtar d'Elaine May, réalisatrice de films dits commerciaux qu'il souhaite réhabiliter, Mr Freedom, bijou pop de William Klein, Matinee de Joe Dante), les rapports de classe et tensions ethniques (Christmas in July de Peston Sturges, la comédie musicale Hairspray de l'inénarrable John Waters, Laughter d'Harry d'Abadie d'Arrast, Joan Does Dynasty de Joan Braderman, Chameleon Street de Wendell B. Harris Jr, Rushmore de Wes Anderson, The Heartbreak Kid d'E.May, Lost in America d'Albert Brooks, Bulworth de Warren Beatty), les problèmes culturels (When The Clouds Roll By de Victor Fleming et Theodore Reed de 1919, Artistes et modèles de Tashlin, Down with Love de Peyton Reed, Kiss Me Stupid de Wilder, When Pigs Fly de Sara Driver, When It Rains de Charles Burnett, The King of Comedy de Scorcese, Idiocracy de Mike Judge, Flaming Creatures de Jack Smith...), l'anarchie déconstructive et romantique (1941 de Spielberg, Two Tars de James Parrott, Sherlock Jr. de Keaton et Arbuckle, Real Life d'Albert Brooks, Will Success Spoil Rock Hunter? de Tashlin, des dessins animés de Tex Avery et Chuck Jones, des courts métrages de Owen Land, Adaptation de Spike Jonze...), les dilemmes sexuels (Adam's Rib de Cukor, Hot Times de Jim McBride, The Ladies Man de Jerry Lewis, Turnabout de Hal Roach, Female Trouble de Waters, Lord Loves a Duck de George Axelrod, Monkey Business de Hawks, Seven Chances de Keaton...).
Si je me donne le mal de taper tous ces noms, c'est qu'ils représentent autant de pistes pour le cinéphile et l'amateur désespérément à la recherche de comédies de qualité, autant de biscuits pour l'hiver qui n'est pas près de finir. Suivant ses conseils à l'image près, je pars à la pêche aux inconnus, arpentant les arcanes du Web, fouillant dans les fonds de catalogue, demandant mon chemin à des figurants à la mine patibulaire qui portent bandeau sur l'œil, sabre au clair et fleur au fusil. C'est saignant comme un steak bleu, king size débordant de l'assiette étatsunienne, quand la fâcheuse coutume est de vous le servir trop cuit lorsqu'il atteint les écrans européens.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 30 août 2022 à 00:05 ::Musique
Deux CD enregistrés à Berlin les 14, 16 et 17 février 2022 au Topsi Pohl. Je ne suis jamais allé à Berlin, mais c'était une des capitales que fréquentaient les jazzmen américains dans les années 60 quand ils n'étaient pas à Paris ou Stockholm. À New York, ou pire dans une ville plus industrielle, ils crevaient la dalle, et restaient des nègres. En Europe les salaires étaient plus décents. Et puis ici on fantasmait le swing, l'improvisation, le free, la great black music. J'ai souvent du mal avec les clones d'aujourd'hui qui aiment ce qu'ils font sans connaître les origines de ce qu'ils jouent. Les notes y sont, même les bleues, mais il manque souvent l'essence, le sens, la nécessité absolue, la révolte.
Et puis débarquent Die Hochstapler, ce qui signifie les imposteurs ! Comme les autodidactes qui se sentent usurpateurs, ce quartet franco-ialien-allemand sait bien qu'il y a un océan à demi séculaire entre eux et les fondateurs. Alors ils ont fouillé la mémoire collective pour sortir vingt-cinq morceaux des premier et troisième jours, et deux longs du second, où Charles Mingus, Ornette Coleman et l'Art Ensemble ont semé des graines qui ont fini par germer. Question de complicité forcément, c'est un jeu entre eux et les anciens. Le saxophoniste alto Pierre Borel, le trompettiste Louis Laurain, le contrebassiste Antonio Borghini et le batteur Hannes Lingens font bouger les jambes sans qu'on y pense, et puis stop, silence, et ça reprend de plus belle. Quand tout à coup Laurain se met à chanter, on revient de loin. Mais ça repart aussitôt, plein d'entrain. Comme une fanfare de potes, un marching band désarticulé qui avance inexorablement, sur un pied, sur deux, sur trois... Le jazz ne permet pas de marcher au pas, il danse.
→ Die Hochstapler, Beauty Lies, CD Umlaut, dist. Socadisc, sortie le 15 septembre 2022
→ Die Hochstapler, Within, CD Umlaut, dist. Socadisc, sortie le 15 septembre 2022
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 8 juillet 2022 à 06:32 ::Perso
[...] Apercevant les deux cadres sur une étagère de ma tante Arlette[décédée en février 2020 à 95 ans] je n'ai pas reconnu mes grands-parents. Avais-je seulement jamais vu cette photo prise à L'Isle-Adam à la fin des années 20 alors qu'ils étaient encore jeunes avec leur fille aînée à leurs côtés ? La naissance de ma mère [décédée en février 2019 à 90 ans], qui ne porte aucun intérêt au passé, ni au futur d'ailleurs, réduisant ainsi la conversation aux sujets d'actualité, suivrait probablement de peu ces portraits de famille. Il n'y a presqu'aucune trace généalogique dans ses placards. Sur les images mon grand-père, pas encore chauve, porte la moustache et ma grand-mère, si elle a perdu sa taille de guêpe, n'est pas encore la grosse dame de mon enfance qui portait chapeau avec épingles. La bonhommie de Roland, la clope au bec, contraste avec le sourire forcé de Madeleine. Sur les rares photos que j'ai faites de Grand-Maman, elle tire la langue. Papa[décédé en janvier 1988 à 70 ans], qui n'avait pas eu de mère et dont le père n'était pas revenu d'Auschwitz, les appelait Papa et Maman, ce qui ne l'empêchait pas de se chamailler avec Grand-Papa, gaulliste fidèle.
Ma grand-mère [décédée en février 1966 à 67 ans], qui nous gardait le jeudi, se plaignait qu'avec mon taquin de cousin nous la fatiguions. Je revois Serge me promener en courant avenue Constant Coquelin avec la poussette en osier qui servait au marché ou lors de nos excursions au cinéma La Pagode. Lorsque Grand-Maman se réveillait de sa sieste, nous avions le droit à un bonbon, grande boîte ronde en métal cachée dans l'armoire au milieu des draps ou à une pastille Vichy dans la bonbonnière posée sur sa table de nuit. Plus tard j'aurai coutume de l'appeler pour lui annoncer le résultat de mes classements scolaires [Je sentais qu'il me fallait de bonnes notes pour attirer leur tendresse déficiente, elle comme ma mère. Elles étaient toutes deux très complexées physiquement]. Ses joues tendres rappelaient la guimauve et une odeur de poudre de riz s'envolait lorsque nous l'embrassions. Les deux photographies me font l'effet d'une découverte archéologique. J'y cherche la réponse aux énigmes de la famille, feuilletant mes souvenirs comme les pages jaunies d'un livre qui s'écrit paradoxalement au fur et à mesure que je grandis.
Pour évoquer mon grand-père maternel [décédé en février 1974 à 77 ans, décidément les débuts d'année, en particulier le mois de février, semblent fatals à la famille !], je joins à cet article du 27 janvier 2010 un plus ancien du 26 décembre 2008 et un très récent du 18 octobre 2021.
PARADE
Quand j'étais petit, mon grand-père m'emmenait chaque année assister à la Parade de la Garde Républicaine. Mon passage préféré était l'escadron motocycliste roulant au ralenti et tricotant d'étonnants enchevêtrements en équilibre sur leurs engins. L'ensemble ressemblait à un défilé militaire à travers les âges. Je crois que Grand-Papa aurait aimé continuer l'armée plutôt que faire le représentant en toile de tente. C'est comme cela que je m'en souviens. Il répétait imperturbablement l'histoire de sa jument qui s'appelait Arlette (comme son aînée !) ou nous donnait des cours théoriques de tir au mortier, surtout si mon cousin Alexandre l'y exhortait avant de prendre le large, nous plantant là. Pour mes exposés sur la Guerre de 14, l'officier de réserve, c'est ainsi qu'il aimait se représenter, me prêtait son casque de poilu, sa citation de blessé à Verdun et ses décorations. Il militait à la Protection Civile. Mon père le provoquait politiquement parce qu'il était resté gaulliste après 1945, il l'appelait Papa, lui dont la mère était morte de la typhoïde lorsqu'il avait trois ans et dont le père était parti en fumée à Buchenwald. Je l'aimais bien, même si les échanges étaient limités. Je me suis fait réformé ! J'entretenais par contre une vraie complicité avec ma grand-mère que nous appelions Grand-Maman. Il se prénommait Roland et elle Madeleine. Ma mère n'aurait jamais supporté que ses petites-filles l'appellent autrement que Geneviève. Le film transmis par Henri Texier m'a rappelé ses nuits de mon enfance que je partageais seul avec mon grand-père. Ah, la précision suisse, le chocolat, la neige, le paradis fiscal, ça grise !
GRAND-PAPA
Ayant souvent évoqué mon grand-père paternel, Gaston, disparu à Auschwitz, j'ai négligé ici Grand-Papa décédé à 77 ans lorsque j'en avais 21. Grand-Maman était partie huit ans plus tôt. Ils étaient nés tous deux à la fin du XIXe siècle et ma mère était la seconde de leurs trois filles. Tous les jeudis ma grand-mère me gardait avec mon cousin Serge, qui, quatre ans plus âgé que moi, se souvient de quantité de détails qui m'ont échappé. Grand-Papa était représentant en toiles de bâche pour les Établissements Jeanson à Armentières, il avait, entre autres, comme client Trigano dont le slogan au lancement du Club Méditerranée était "Le camping, c'est Trigano". Il aurait préféré faire une carrière militaire, mais sa famille l'en empêcha. Je me souviens qu'il avait connu Erik Satie et Max Jacob, mais je ne sais plus dans quelles circonstances. Grand-Papa avait la nostalgie de l'armée. Il racontait souvent comment il avait sauvé ses hommes dans les tranchées avec un petit coup de gnôle, la technique du tir au canon de 75 et au mortier, ou que sa jument s'appelait Arlette, prénom qu'il donna ensuite à son aînée ! J'aimais bien mon grand-père que mon père, son gendre, appelait Papa, peut-être pour avoir perdu le sien... C'était un homme gentil, un peu réservé, qui semblait vivre dans un autre monde. Comme à la fin de sa vie il conduisait pied au plancher jusqu'à couler une bielle, aucun de nous n'avait envie de l'accompagner, mais il en fallait toujours un qui se sacrifie. Les jours où c'est tombé sur moi, je n'en menais pas large. À la sortie du garage où il avait conduit sa 403 après un accident, il pouvait très bien emplafonner un autre véhicule et faire demi-tour aussi sec !
Écolier, puis lycéen, j'ai souvent fait des exposés sur Verdun où il avait été blessé et prisonnier en 1916 alors qu'il était officier aspirant ; j'emportais sa citation pour l'occasion, un casque de poilu et quelques médailles dont sa Légion d'Honneur. Grand-Papa la portait d'ailleurs à la boutonnière, une rosette rouge. Il avait participé aux deux guerres, été fait prisonnier à nouveau en juin 1940 dans le Cotentin, rapatrié comme chargé de famille avant de devenir chef du ravitaillement pour le Cantal, d'abord dans la Résistance (commandant dans les FFI), puis à la Libération. En fouillant dans les archives, mon cousin a trouvé une photo du Lieutenant Roland Bloch au 24ième Régiment d'Infanterie, qu'il pense avoir été prise entre 1924 et 1935. À l'époque les officiers étaient à cheval. On appréciera la longueur du sabre. Officier de réserve, il se tournera plus tard vers la Protection Civile. Il m'emmena chaque année revoir le Tombeau de Napoléon aux Invalides qui étaient proches de leur appartement de l'avenue Constant-Coquelin et à la Parade de la Garde Républicaine. Ce défilé de soldats en costumes à travers les siècles se terminait par les acrobaties de l'escadron motocycliste. Depuis, je n'ai jamais pu prendre vraiment au sérieux un motard de la police, me rappelant les figures incroyables qu'ils réalisaient debout sur leurs marche-pied. Quant à l'armée, j'ai préféré me faire réformer P5 plutôt que de perdre un an à jouer à la guerre. Il faut dire qu'à l'époque j'étais plutôt "Peace & Love" et qu'en 1975, sursitaire, je travaillais déjà comme compositeur dans le monde de l'audiovisuel.
Je ne possède presque aucun objet lui ayant appartenu. Ma jeune tante, qui vécut avec lui jusqu'à la fin de sa vie, s'est débarrassée de tant de souvenirs de famille qui auraient pu nous intéresser. Dont le piano, un crapaud qui trônait dans un coin du salon ! Quelques pipes dorment au fond d'un de mes tiroirs. Deux plateaux marocains en cuivre au grenier et deux vases réalisés à partir de culots d'obus. Je crois que c'est tout. De ma grand-mère, une sculpture représentant deux petits singes que j'aime énormément, un vase en verre vert Modern Style et quelques partitions. La dernière semaine de sa vie, comme le personnel hospitalier exhortait mon grand-père à se nourrir, il répondit qu'il ne comprenait pas pourquoi on l'ennuyait alors qu'il avait déjeuné le midi-même d'un homard à la crème au restaurant de la Tour Eiffel. Belle manière de tirer sa révérence !
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 7 juillet 2022 à 00:00 ::Cuisine
Le virus m'ayant chipé 5 kg, je préférerais les lui laisser, mais la gourmandise me laisse craindre que certains vont repointer leur museau. J'ai ainsi retrouvé cette recette du 27 février 2010 dictée par ma camarade Pascale avant qu'elle n'attrape le TGV pour rejoindre sa garrigue. Elle avait eu le temps d'enfourner des rochers à la noix de coco dans le four à 160°...
Elle avait donc battu 125g de noix de coco râpée, 80g de sucre et un œuf. Elle avait pris la cuillère à glace pour faire des petites boules avec la pâte obtenue qu'elle avait déposées sur un papier sulfurisé. 20 minutes plus tard, il ne restait plus qu'à attendre qu'elles refroidissent. La fois suivante j'essayai avec du sucre en poudre 100% non raffiné de cocotier trouvé aux Nouveaux Robinson à Montreuil.
J'adore les recettes rapides et simplissimes qui produisent un effet bœuf, comme ces rochers à la noix de coco, le pâté de foie ou le caviar d'aubergines. Bonne dégustation ! Vous m'en direz des nouvelles...
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 1 avril 2022 à 05:38 ::Musique
Le 14 février 2022 est un grand jour puisqu'il marque le retour d'Un Drame Musical Instantané, officiellement dissous en 2008.
J'ai rencontré Francis Gorgé en 1969 au Lycée Claude Bernard où nous fîmes notre premier concert deux ans plus tard. Nous jouerons ensemble au sein d'Epimanondas, ferons notre entrée fracassante en tant que Birgé Gorgé Shiroc en 1975 avec le disque devenu culte Défense de, enfin partagerons la fabuleuse aventure d'Un Drame Musical Instantané avant de nous séparer en 1992. Nous apparaîtrons exceptionnellement sur scène en 2014, peu après la mort de Bernard Vitet, troisième membre du trio infernal, à qui ce nouveau disque est tendrement dédié. Dominique Meens rencontrera le Drame l'année de sa fondation en 1976 ; l'écrivain enregistrera un album avec Birgé en 1984 et une dizaine avec Gorgé depuis 1992. Le plus sidérant est notre complicité à tous les trois, retrouvée telle quelle après tant d'années, exactement 30 pour Gorgé et moi !
Le temps d'une journée nous avons enregistré 15 courtes pièces que nous avons mixées le jour suivant. L'ordre est préservé, premières prises, aucune coupe, juste un rééquilibrage des voies. Si mes albums virtuels (exclusivement en ligne) sont souvent accessibles quelques jours après la séance, c'est la première fois que nous sortons un disque physique aussi vite, un mois après l'avoir enregistré. Les délais qu'impose habituellement la production sont trop souvent à contre temps de notre enthousiasme.
Les textes de Dominique Meens sont le fil conducteur de nos compositions-improvisations (Alouettes / Sus scofra / Alors voilà / Instantanés / Dos / Arenaria interpres / Courlis / Piquets / Tristes abois / Octobre / Hirondelle / Novembre / Le duc / Mettons / Bruchwasserläufer). Nous y trouvons les images que nous avons toujours recherchées partout où nous passons, plantant des décors qui donnent à leur tour des ailes au poète. Son texte Plumes et poils renvoie d'ailleurs à celui de Michel Tournier que le Drame avait soumis au regretté chanteur Frank Royon Le Mée. Le bestiaire fut toujours une source d'inspiration pour l'écrivain comme pour Francis, Bernard et moi.
La gravure de Gustave Doré qui orne la pochette laisse entrevoir une tragédie alors qu'il ne s'agit que d'une fable. Lorsqu'on ouvre le digipack, le mouvement de la photographie fait apparaître un autre instantané. Plume ou poil ? Plumes et poils, puisque nous faisons peau neuve, et toutes les références sont bonnes à prendre pour voler dans les plumes du vieux monde en prenant du poil de la bête...
Dominique Meens – texte / voix
Francis Gorgé – musique / guitare, échantillonneur / maquette graphique
Jean-Jacques Birgé – musique / clavier, trompette à anche, flûte, shahi baaja, appeau, guimbarde / enregistrement
→ Un Drame Musical Instantané, Plumes et poils, CD GRRR, dist. Orkhêstra / Les Allumés du Jazz, 15€
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 4 mars 2022 à 02:04 ::Perso
Mon isolement hospitalier n'aura duré que quarante-huit heures. Le principal désagrément fut essentiellement la nécessité de boire quatre litres d'eau par jour pour éliminer la radioactivité de l'iode 131. Je dois continuer les prochains jours, quitte à pisser tous les quarts d'heure ! Je voyais les infirmières seulement à travers le hublot de la porte plombée lorsqu'elles m'apportaient le plateau repas. Je mangeais tout et regrettai même que la collation du goûter annoncée sur une affichette ne soit que pure fiction. Les aliments ne correspondaient pas toujours au menu imprimé, mais quelle importance ! En isolement les trois repas sont les seuls indicateurs du rythme quotidien, avec le soleil qui se lève et se couche. Je ne pouvais m'empêcher de penser à la réclusion des prisonniers, même si la plupart peuvent prendre un tout petit peu l'air de temps en temps, de quoi devenir fou. Ici les fenêtres ne s'ouvrent pas et toute sortie est définitive. Invité par Nicolas Frize il y a une quinzaine d'années, j'avais fait une intervention à la prison de Fleury-Mérogis auprès des longues peines, à l'époque d'Alphabet. Cette visite m'avait beaucoup appris sur les conditions d'incarcération. À Saint-Louis le personnel est autrement plus prévenant, presque digne d'un grand hôtel. Et puis j'ai pensé que j'aurais du mal à partager la vie des sous-mariniers. Pourtant mon isolement n'aura duré que deux jours. Cela m'a rappelé le siège de Sarajevo où j'étais resté trois semaines alors que ses habitants y ont été séquestrés plus de trois ans. Il m'en avait fallu un pour m'en remettre. La seconde nuit j'ai fait des rêves ou des cauchemars qui mélangeaient fiction et réalité. Je me souviens avoir pensé que tout est documentaire.
Depuis l'annonce de mon cancer thyroïdien j'avais décidé de tout prendre expérimentalement. Comme la Claudette qui, ayant couché avec Jimi Hendrix, s'était proclamée avoir été "experienced" ! Si je me suis intéressé à mon cas médical, j'ai bien joué avec la télécommande du lit, les volets coincés et les connexions énigmatiques d'Internet. J'ai regardé par les fenêtres les gens qui n'imaginent pas qu'un jour ils seront probablement de ce côté de la rue, ou peut-être l'ont-ils déjà été ? J'étais déjà entré dans un hôpital en visiteur ou en accompagnateur, mais c'est la première fois que je me faisais opérer. À l'avenir, au minimum, j'aurai droit à des visites de contrôle. Je préfère tout de même d'autres aventures comme celle qui m'attend dans les Cévennes, en pleine nature. Penser à ma santé ne m'empêche pas de travailler ni de créer, mais le grand projet qui me titille avance au ralenti. Si la scintigraphie de ce matin s'avère rassurante, j'espère m'y atteler sérieusement.
Heureusement les affaires roulent toutes seules, puisque fin mars sortira déjà le CD que j'ai enregistré le 14 février en compagnie de Francis Gorgé et Dominique Meens pour le retour d'Un Drame Musical instantané, suivi du vinyle 30 centimètres de mon duo avec Lionel Martin dont la pochette est une magnifique sérigraphie d'Ella & Pitr, sans compter l'exhumation de mes archives comme avec le Drame en 1976 sur une face de 33 tours, l'édition CD du vinyle Les bons contes font les bons amis de 1983 et encore tout un tas de trucs que j'évoquerai en leur temps. Il n'y a que pour les concerts que je ne croule pas sous les propositions. C'est un secteur où les organisateurs et les musiciens ont la mémoire courte. La mémoire est un concept qui se conjugue à tous les temps. Le futur est mon préféré. Tout le monde ne le partage pas.
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 26 février 2022 à 06:47 ::Musique
Le label autrichien Klanggalerie prend le temps pour son programme de rééditions du catalogue de l'énigmatique combo français Un Drame Musical Instantané. Avec de longues pauses, ils ajoutent une réédition à leur catalogue. Jusqu'à présent, 'Rideau!'(2017), 'À Travail Égal Salaire Égal'(2017) et 'L'homme A La Caméra'(2020) ont été réédités, tous contenant des bonus-tracks pertinents. Klangalert ne procède pas par ordre chronologique. Avec 'Carnage', ils sortent leur sixième album datant de 1986. Un Drame Musical Instantané était un trio français important et unique composé de Bernard Vitet, Francis Gorgé et Jean-Jacques Birgé. Gorgé et Birgé venaient d'un milieu rock, Vitet venait du free jazz. Ils ont commencé vers 1976 et ont absorbé de nombreuses influences de la musique écrite moderne, des films, de la musique électronique - acoustique, du multimédia, etc. Dans leurs premières années, l'improvisation était dominante. Dans les années 80, ils ont commencé à travailler avec un orchestre étendu, et c'est au cours de cette phase que "Carnage" a vu le jour. L'album est sorti sur leur propre label GRRR qu'ils ont lancé avec la sortie de leur premier album 'Trop d'Adrénaline Nuit' en 1979 [en fait c'était en 1975 avec 'Défense de' de Birgé Gorgé Shiroc]. Presque tous leurs albums verront la lumière à travers cette étiquette, jusqu'à la fin des années 90 où ils ont arrêté [mais la reformation est annoncée pour 2022 !]. La composition de 'Carnage' est la suivante : Bernard Vitet (trompettes, chant, violon, flûte, anche), Francis Gorgé (guitare électrique, synthétiseur, chant, percussions, flûte, frein), Jean-Jacques Birgé (synthétiseur, chant, piano, cuivres, flûte, anches, percussions) avec Youval Micenmacher (percussions), Jean Querlier (hautbois, cor anglais, flûte, sax), Youenn Le Berre (flûtes, basson), Patrice Petitdidier (cor), Michèle Buirette (accordéon), Geneviève Cabannes (contrebasse) et l'Ensemble Instrumental du Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Yves Prin. Cet album est un parfait exemple de leur approche unique. Leur musique narrative et inventive impressionne toujours 35 ans plus tard et semble fraîche et vivante. Prenez, par exemple, le titre "Le téléphone muet". On y trouve des paroles, des dialogues, des sons environnementaux, de l'électronique abstraite, des jeux de groupes acoustiques. Quelle que soit la source sonore - la toux d'une personne, un passage orchestral, un étrange son généré par l'électronique - tout est assemblé dans un ensemble musical très bien structuré à caractère narratif. Parfois, les morceaux sont plus proches d'un jeu audio - comme 'Passage à l'Acte', parfois plus proches de la musique, mais les différents ingrédients sont toujours connectés de manière très organique et convaincante, suivant une logique musicale et vous entraînant dans leurs constructions impressionnantes. Du grand art !
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 17 février 2022 à 06:56 ::Humeurs & opinions
Je recycle encore une fois, débordé par mes activités présentes. En haut lieu on raconte en effet qu'il est question d'une reconstitution de ligue dissoute, en l'occurrence Un Drame Musical Instantané, fondé en 1976 et officiellement dissous en 2008. Ce groupe mythique sortirait un nouvel album enregistré lundi dernier et mixé le jour suivant ! Un concert de résurrection avait bien eu lieu en 2015, mais rien ne laissait présager cette édition phonographique... Si le sandwich de 2009 qui suit était bourratif, les agapes de cette semaine s'avéreraient légères comme une plume ou même un poil...
UN SANDWICH BIEN BOURRATIF
Par beau temps, les marches de l'église sont prises d'assaut par les pique-niqueurs des quartiers d'affaires. La reconversion des lieux de culte m'apparaît chaque fois une excellente idée. Leur désertion les transforme en havre de fraîcheur l'été, mais en attrape-la-mort l'hiver, façon douce de se suicider sans mettre en retard les usagers du métro.
Tandis que l'Église de Scientologie est justement jugée pompe à fric arnaqueuse de gogos en mal de vivre, on peut se poser la question de l'histoire du catholicisme, religion quasi nationale qui ne fut jamais exempte ni de bourrage de crânes ni de dépenses somptueuses au-delà de ce que le luxe ne pourra jamais représenter pour n'importe quel richard de la planète. Expliquez-nous la différence!
Les églises, 40 000 en France, pourraient astucieusement être reconverties en centres d'art, d'hébergement, de relaxation, salles de sport, que sais-je, toutes les propositions seront les bienvenues...
Pour information, ce sont les communes qui sont propriétaires des églises, sauf les cathédrales qui appartiennent à l’Etat. Chaque commune assure le clos et le couvert, voire l’électricité et parfois le chauffage... Contribuables, nous finançons donc tous l'Église comme nous savions déjà le faire pour l'Armée, autre exemple vivement contrariant.
Il est néanmoins essentiel de signaler que l'État ne finance directement aucun lieu de culte depuis la loi de 1905, si ce n'est en Alasace-Lorraine où le Concordat de 1801 est toujours en vigueur, permettant aux municipalités de subventionner directement les lieux de culte ! Pour autant, par rapport à cet article du 19 juin 2009, mes convictions face au communautarisme ne m'autorisent pas à octroyer aux autres religions ce dont je souhaiterais priver le catholicisme... Je ne vois pas non plus de différence entre une religion et une secte si ce n'est leur taille et donc leur puissance de nuisance...
Passant du coq à l'âne, je tiens à rappeler que la France est le troisième fournisseur d'armes de la planète avec 9% des crimes à son actif, il est vrai loin derrière la Russie et les États-Unis.
Quel rapport avec la choucroute ? On aura compris qu'il n'y en a aucun entre l'introduction de ce 16 février 2022 et l'article de 2009, mais comme demain nous faisons cap vers les plages de Normandie, fief du tourisme de guerre, ça se bouscule un peu...
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 28 janvier 2022 à 08:19 ::Musique
J'ai commencé par écouter Forêts, le second album du trio Tatanka, en pensant que c'était un excellent rejeton du groupe Soft Machine meilleure époque. Et puis, chemin faisant, dépassant les orées et m'enfonçant dans les sous-bois, je me suis laissé guider par la trompette d'Emmanuelle Legros qui a écrit presque toutes les compositions, le piano électrique de Guillaume Lavergne et la batterie de Corentin Quemener. Ici et là ils ont semé des petits cailloux qui me font prendre l'école buissonnière.
Depuis la mort de Bernard Vitet j'avoue que peu de trompettistes ont grâce à mes yeux. Il leur manque souvent le velouté du bugle et la syntaxe de ceux qui s'expriment en chuchotant. Or les mélodies d'Emmanuelle Legros animent merveilleusement broussailles et frondaisons. Ailleurs le piano-jouet et le synthé MS-20 apportent la fraîcheur de l'enfance, comme de petites clairières que le soleil allume. Cette musique gaie et charmante, pleine d'entrain, pousse à la rêverie. La pochette suggère un étang. Comme je l'ai raté, je repose le disque sur la platine en espérant cette fois le découvrir...
D'autant que hier soir je regardais celui du Démon, un film féérique de 1979 de Masahiro Shinoda digne de Miyazaki, musique de Isao Tomita, et il avait fallu cette fois monter jusqu'en haut de la montagne pour découvrir les yōkai qui s'y meuvent avec l'onnagataBandō Tamasaburō V dans le double rôle de Yuri et de la princesse Shirayuki. Ça déborde, à grand renfort d'effets spéciaux... J'ai toujours aimé les effets "spéciaux" !
→ Tatanka, Forêts, CD La Bisonne, 13,68€, sortie le 25 février 2022
→ Masahiro Shinoda, L'étang du démon, DVD / Blu-Ray Carlotta, sortie le 15 février 2022
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 27 janvier 2022 à 06:46 ::Musique
Le générique s'ouvre sur un sublime trio de Jimmy Giuffre au ténor avec Bob Brookmeyer au trombone et, hors-champ, le guitariste Jim Hall. Leur répond la sirène d'un navire dans le port de Newport. Nous sommes en 1958. Le photographe Bert Stern filme le festival entrecoupé de scènes estivales et de plans sur les spectateurs. En titrant Jazz On A Summer's Day Stern annonce la couleur. La copie est belle. Thelonious Monk, Henry Grimes et Roy Haynes se retrouvent au milieu des régates. Comme Sonny Stitt et Sal Salvador. Pas le temps de s'attarder. Le programme est costaud. Anita O'Day entame Sweet Georgia Brown et scate en chapeau à plumes et gants blancs. Certains amateurs de jazz seront frustrés, mais les scènes documentaires sont sonores, filmées pas seulement pour leur cadre. Dixieland en vieille voiture, enfants sur balançoires. C'est le portrait d'une époque. Probable que Stern n'y connaît rien en jazz. Il ne prend pas le temps de filmer Miles Davis, mais on a droit au George Shearing Quintet. Heureusement suit Dinah Washington. La musique est là, le réalisateur préfère souvent regarder ceux qui dansent ou écoutent. La nuit est tombée. Gerry Mulligan avec Art Farmer, David Bailey et Bill Crow jouent Salt Peanuts. Le Newport Blues Band accompagne Big Maybelle. Les sièges vides se sont remplis. Le monteur Aram Avakian cosigne le film. On se demande ce que Chuck Berry est venu faire là avec son Sweet Little Sixteen, mais cela ne gâche rien et le public est content. Le flûtiste du Chico Hamilton Quintet est Eric Dolply, youpi ! Un solo espagnolé du guitariste Dennis Budimir précède celui, tout en nuances, du batteur aux mailloches. Louis Armstrong fait un peu trop le zouave, raconte des blagues, cela me donne un peu l'impression d'uncletomisme. Après il chante et joue, c'est Satchmo ! Stern s'attarde cette fois au milieu du mezzé jazzy. On enchaîne enfin avec Mahalia Jackson, deuxième plat de résistance du film... Jonathan Rosenbaum en parle comme probablement le meilleur film sur le jazz. Il y en a d'autres sur des musiciens en particulier, mais Jazz On A Summer's Day a quelque chose d'universel.
L'image et le son ont été rénovés. C'est superbe. En dessert, Carlotta offre Original MadMan, un long documentaire sur le travail photographique de Bernt Stern, célèbre pour ses 2571 clichés de Marilyn Monroe peu avant sa mort, réalisé par Shannah Laumeister, son épouse de quarante ans sa cadette. On a évidemment droit au cliché du photographe de mode fasciné par les femmes, mais on s'en échappe heureusement un peu lorsqu'il évoque son travail pour la publicité et pour Vogue. Ajouter un court entretien, des planches-contact de musiciens présents à Newport comme Jack Tiegarden, des photos d'Armstrong...
→ Bert Stern, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€, sortie le 15 février 2022
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 24 janvier 2022 à 09:44 ::Musique
Si la pochette de 4:06 AM, le CD d'Uncle B!M est un peu avare d'informations, leur site regorge de vidéos, bios, etc. "Trombone, basse, batterie" ne laissait pas présager de ces paysages sonores et climax qu'ils atteignent tout en maintenant le groove. La musique du trio marseillais est mélodique avec une bonne maîtrise des effets électroniques, proche de celles de leurs cousins scandinaves. Le tromboniste Bastien Ballaz fabrique des boucles planantes sur son petit clavier, on sent la guitare sous la basse de Jérôme Mouriez et le batteur Denis Frangulian exploite les espaces qu'offre son logiciel. Ils revendiquent les influences de la scène rock progressive anglaise et celles de la pop moderne américaine, mais ils sont jazz, si on accepte que le terme a muté en colonisant la planète. C'est agréable, tendre et dynamique, moderne comme on dit des choses qui tournent autour de la mode.
→ Uncle B!M, 4:06 AM, CD Stomp Mix Switch, dist. Inouïe, 14,13€, sortie le 18 février 2022
Par Jean-Jacques Birgé,
dimanche 23 janvier 2022 à 14:17 ::Cinéma & DVD
Après I Am Not Your Negro et Le jeune Karl Marx, le cinéaste haïtien Raoul Peck n'avait pas d'autre choix que l'excellence. C'est aussi ce que ses parents lui apprirent s'il voulait vivre la tête haute dans ce monde de haine et de violence. Si son nouveau documentaire en 4 parties, Exterminate all the brutes (que j'avais traduit "Exterminez tous ces sauvages" avant que le titre français soit révélé), s'adresse à tous et toutes, et à notre humanité dévoyée, sa charge concerne particulièrement les États Unis d'Amérique, bâtis sur un génocide qui n'est toujours pas reconnu, et sur l'esclavage dont l'héritage marque toujours l'actualité. Après quatre heures exceptionnelles d'intelligence et de sensibilité, de maîtrise cinématographique aussi, Raoul Peck répète que le problème n’est pas le manque de connaissance, mais le courage d'admettre ce que tout le monde sait. Il rappelle en trois mots les fondements de la suprématie blanche : civilisation, colonisation, extermination. Alors qui sommes-nous ?
Pour que le génocide commis par les nazis soit rendu possible, il avait fallu s'appuyer sur ce qui l'avait précédé. L'Histoire qu'on nous enseigne est racontée à l'envers. Les terres n'étaient pas vierges, elles étaient habitées. Depuis 500 ans, les Européens ont assassiné pour voler. Les deux Amériques ont été nettoyées de leurs occupants, l'Afrique exploitée, transformant même les humains en marchandise. J'ai toujours pensé que tant que les "Américains" ne reconnaîtraient pas le crime contre l'humanité sur lequel ils ont fabriqué leur pseudo démocratie, la violence serait leur quotidien. Et partout sur la planète nous continuons à fermer les yeux sur les crimes de masse. Comme le suggérait Jean Cayrol en 1955 à la fin de Nuit et brouillard d'Alain Resnais, "[nous] feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin.". Le film de Raoul Peck a la même force. Le réalisateur rappelle la spoliation des terres indiennes, crimes organisés par le gouvernement américain, le génocide des Héréros par les Allemands en 1904, et il revient sur le Vietnam, le Rwanda, la Tchétchénie, et son "shithole country", Haïti qui fut le premier pays au monde issu d'une révolte d'esclaves et dont la révolution est systématiquement minimisée alors qu'elle fut à l'origine de l'affranchissement de toute l'Amérique du Sud. Ce n'est pas parce que la haine raciale est à la base de la civilisation que l'on doit faire la sourde oreille et rester les bras croisés. Pour Raoul Peck, la neutralité n'est pas une option.
Pour mettre en scène son film, montage d'archives, d'extraits de blockbusters qui impriment notre inconscient, d’animations éloquentes, de reconstitutions historiques (tournées dans le parc du château de Chambly, dans le hameau d’Amblaincourt !) où le comédien Josh Hartnett joue l’homme blanc maléfique, Raoul Peck dessine une fresque épique où la poésie de la nature (déjà présente dans Le profit et rien d'autre que j'avais adoré) évite le didactisme balourd de maint documentaire. Là où le documentariste anglais Adam Curtis profite d'une équipe de documentalistes zélés pour étayer ses démonstrations sur la manipulation de l'information, Raoul Peck préfère jouer sur la dialectique, lecture plus romantique aussi, en insérant des plans paysagers, en filmant des bouts de fiction et en révélant son propre parcours de l'enfance jusqu'à la réalisation de ses précédents films.
Les quatre parties d'une heure, La troublante conviction de l'ignorance, P... de Christophe Colomb, Tuer à distance, Les belles couleurs du fascisme, sont des évocations palpitantes. Raoul Peck s'appuie sur le travail de l’historien suédois Sven Lindqvist, qui avait publié Exterminate All the Brutes (traduit "Exterminez toutes ces brutes") où, traversant en bus le Sahara, il étudie le contexte colonial dans lequel Joseph Conrad a rédigé le roman Au cœur des ténèbres (ce livre est emblématique du livre de Lindqvist et du film de Peck dont le titre vient de paroles prononcées par le personnage Kurtz devenu fou dans l’enfer colonial du Congo), il fait un lien entre l'impérialisme, en particulier britannique de la fin du XIXe siècle, et le génocide juif ; de l’historienne américaine Roxanne Dunbar-Ortiz, auteure d’An Indigenous People’s History of the United States (34 ans après Une histoire populaire des États Unis de Howard Zinn) ; et de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, auteur de Silencing the Past – Power and the Production of History.
Déjà diffusé aux USA et en Grande-Bretagne, le film [sort enfin sur Arte le 1er février, et sur Arte.tv du 25 janvier au 31 mai 2022]. Raoul Peck (ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995 à 1997, et président de la Fémis de 2010 à 2018), dit ici le commentaire, mais il avait choisi Samuel L. Jackson pour la version originale de I Am Not Your Negro et Joey Starr pour la version française ! Sur le site que HBO a mis en ligne, le cinéaste livre tout un tas de précieuses références littéraires et cinématographiques ainsi que des documents en PDF.
J'ajoute quatre extraits de la version française à mon article publié sur Mediapart le 13 avril 2021, mais vous pouvez aller directement sur le site d'Arte :
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 21 janvier 2022 à 00:00 ::Musique
The Human Seasons est le titre d'un poème de Keats. Le pianiste Gustavo Beytelmann et le DJ producteur Philippe Cohen Solal l'ont adopté pour leurs quatre improvisations thématiques. Ils ont commencé par le printemps pour représenter ainsi les quatre âges de la vie. Vivaldi n'a pas fait autrement. Leur version est plus douce, toute en nuances. Elle ne plaira pas autant à Eliott parce que la fougue incroyable du maître vénitien correspond mieux à ses 4 ans. Je ne sais pas où j'en suis moi-même, empilant les strates géologiques du temps comme un feuilleté quantique. J'imagine que le pianiste argentin et le musicien du Gotan Project sont de cette eau, mélangée au gré des courants. Les mélodies du premier inspirent des ambiances naturalistes au second qui ajoute ici ou là des voix comme celle d'Ingrid Bergman dans Sonate d'automne ou de Christopher Ettridge récitant le poème de John Keats. Aucune virtuosité démonstrative, juste une sincérité extrême, à l'épreuve du temps. Loin des pianos bavards, il n'y a que Solotude, le dernier disque d'Abdullah Ibrahim, qui respire aussi profondément. The Human Seasons est le genre de disque qu'on remet aussitôt qu'il semble terminé, comme les saisons qu'on espère revoir encore longtemps...
→ Gustavo Beytelmann & Philippe Cohen Solal, The Human Seasons, CD ¡ Ya Basta ! Records, dist. Believe, 10€, sortie le 4 février 2022
→ Abdullah Ibrahim, Solotude, Gearbox Records CD 19€ / LP 35€, dist. The Orchad
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 10 janvier 2022 à 07:16 ::Perso
Dix et vingt-huit ans séparent ces trois textes des 19 février 2019, 8 mars 2009 et le troisième de 1994. À rebrousse-poil. Il fallait bien que je les publie en remontant le temps pour réinscrire mes souvenirs dans la perspective, d'autant que ce 10 janvier aurait marqué leur 70ème anniversaire de leur mariage, un truc à eux, à eux seuls, que ni ma sœur ni moi ne partagions avec eux. Mon père, décédé à 70 ans, n'a pas eu le temps de sombrer dans la vieillesse. Trente ans plus tard, ma mère avait fini par se calmer. Curieusement il me manque plus qu'elle. Il n'eut pas le temps d'abîmer la relation, contrairement à elle dont j'ai inconsciemment choisi de me souvenir essentiellement lorsque j'étais enfant et jeune homme, plus d'une vingtaine d'années merveilleuses avec eux deux, sans parler de ma petite sœur avec qui je partageai longtemps une forte complicité. Et puis le temps passe. On devient adulte, du moins on en a l'impression, reproduisant parfois des schémas qu'on exécrait lorsqu'on les subissait. Les ami/e/s disparaissent cruellement. Bernard me manque plus qu'aucune autre personne. Nous avons passé plus de trente ans à travailler quotidiennement ensemble. On ne se rend pas toujours compte du temps passé à l'extérieur du cercle familial, comme à l'école par exemple, et de cette influence. Les rites de passage prennent parfois de drôles de formes. Je suis gré à mes compagnes, à mes amis de m'avoir aidé à grandir. Mes parents avaient ouvert le chemin. Je l'imagine encore long...
MAMAN
Le 19 février 2019
Maman est morte ce matin. Je m'y attendais. Mal dormi cette nuit avec l'appréhension que ma sœur m'appelle pour m'annoncer la triste nouvelle. D'un autre côté, elle est partie juste avant que cela ne devienne trop insupportable pour elle. Elle avait du mal à parler depuis quinze jours et des difficultés respiratoires depuis une semaine. Ces derniers temps ma sœur Agnès, qui lui a rendu visite tous les matins depuis deux ans, me téléphonait en sortant de la maison de retraite de Royan tant c'était éprouvant de la voir s'affaiblir jour après jour. Vendredi, au téléphone, je lui ai répété que je l'embrassais et elle a eu la force de répondre "moi aussi". Elle s'est plainte de ne pas se sentir bien, mais était incapable d'en dire plus. Elle allait avoir 90 ans.
Celui qui est en deuil est le petit garçon à sa maman, pas l'adulte qui a affirmé sa différence. Jusqu'à mon Bac, elle a suivi mes études, m'apprenant entre autres à écrire. Au début elle faisait mes dissertations à ma place, puis j'ai pris le relais et le prof de français a souligné "Birgé, votre style habituel !". J'en étais fier. Elle aussi. Pour attirer sa tendresse, car elle n'était pas très câline contrairement à mon père, je me suis cru obligé d'avoir de bons résultats en classe. Cela marchait. J'ai continué. C'était pareil avec ma grand-mère. Mes bonnes notes semblaient leur faire tellement plaisir. On se bagarrait politiquement, mais en mon absence elle me défendait comme la prunelle de ses yeux, elle qui avait été si myope avant ses opérations de la cataracte. Quand j'étais enfant, elle corrigeait mes devoirs la clope au bec, la fumée des Disques Bleus Filtre me remontant dans le nez. Pour cette raison je n'ai jamais fumé de tabac, d'autant que j'en avais le droit. Plus tard elle est passée à la pipe, puis aux cigarillos. On imagine mal comment tout chez elle était imprégné de cette odeur suffocante. J'ai du épousseter plusieurs millimètres de poussière brune sur les sept mille bouquins que contenait la bibliothèque. Lorsqu'elle avait rencontré mon père, elle était vendeuse en librairie, et lui agent littéraire. Elle lisait sans casser les tranches des livres, en les ouvrant à peine. Elle avait été une femme moderne, élevant ses enfants et travaillant indépendamment, puis avec mon père. Elle avait milité syndicalement. Elle faisait délicieusement la cuisine, du moins jusqu'au décès de mon père il y a 31 ans, lui se contentant de faire les sauces. Ils se réclamaient d'être des intellectuels de gauche. Elle avait du mal à accepter que le PS ait viré à droite. Sa paresse à marcher lui a coûté cher en fin de vie. Elle avait perdu son autonomie. Elle n'avait pour ainsi dire jamais été malade, du moins rien de grave, parce qu'en bonne mère "juive" elle se plaignait tout le temps.
J'ai mis des guillemets parce que nous sommes athées depuis des générations, d'un côté comme de l'autre, et l'assimilation actuelle de l'antisionisme à l'antisémitisme me fiche en colère. Comment peut-on être aussi stupide et de mauvaise foi ? Toute cette campagne honteuse ne fera que provoquer un peu plus d'antisémitisme dans les quartiers où la politique israélienne, colonialiste et meurtrière envers la population palestinienne sème la confusion. Vous pouvez penser que cette remarque est déplacée quelques heures après la mort de ma maman, mais les engueulades faisaient partie de la vie familiale, et, surtout, c'est toute ma culture qui est en jeu et qui s'exprime là. Un engagement politique infaillible du côté des opprimés et un humour incroyable qui ne nous quitte jamais. Ma blague juive préférée, c'est elle qui m'appelle pour me demander comment je vais. Elle faisait cela chaque matin jusqu'à la semaine dernière. Comme je lui réponds que ça va, elle me rétorque : "ah tu n'es pas tout seul, je te rappelle !". Les goys ne comprennent pas toujours. Maman a vécu pour la politique et pour la bouffe. Elle voulait être incinérée, avec le minimum de cérémonie, et sa seule volonté était que nous fassions un gueuleton à sa mort pour que plus tard nous disions "dis donc, ce qu'on a bien mangé à la mort de Geneviève !".
RETOUR DU REFOULÉ
Le 8 mars 2009
Jusqu'à dix-huit ans j'ai cherché à faire plaisir à ma mère. Mais ma vie d'adulte a souvent été dictée par ce que mon père en aurait pensé, encore aujourd'hui, vingt-et-un an après sa mort [donc le 2 janvier 1988].
Si ma mère avait été fière de mes efforts, je n'aurais pas eu besoin de me plier en quatre pour être un bon garçon (photo Rue Léon Morane le jour de la distribution des prix). Elle me faisait chaque fois téléphoner à ma grand-mère mes résultats scolaires. Devais-je valider ainsi les choix de ma mère dont la fierté n'était que de surface ? Comme mon père chouchoutait ma sœur, j'ai fait comme si j'étais celui de ma maman, mais c'est lui qui prodiguait tout de même les câlins du dimanche matin lorsque nous les rejoignions dans leur grand lit. Si elle avait su exprimer sa tendresse, aurais-je été autant en demande avec les femmes dont j'ai partagé la vie ? Il y a dix ans, lorsque j'ai compris que sa misanthropie lui appartenait en propre et que je n'avais pas à la reproduire pour lui plaire, ma vie s'est allégée. J'ai recommencé à transmettre mon enseignement et regardé le monde avec des yeux attendris sans que ma vision critique en soit altérée pour autant. J'ai appris à laisser sa chance à chacun. Je ne me suis plus cassé la voix à hurler comme mes parents s'engueulant à tous bouts de champ lorsque nous étions petits. Le mépris de ma mère pour tout ce que je représente ne m'atteignait plus jusqu'à ce qu'elle s'attaque à ma fille. Sous son alibi "de gauche", ses aspirations bourgeoises condamnent nos vies de saltimbanques et nos sensibilités d'artistes lui sont aussi étrangères que nos interrogations psychanalytiques. Elle va jusqu'à vomir les intellos qui se posent des questions "qui n'ont pas lieu d'être", rejetant toute réflexion sur le passé auquel elle ne trouve aucun intérêt. Toute tentative d'évocation de mon père semble vouer à l'échec. Ainsi réécrit-elle l'histoire et reproduit éternellement les mêmes schémas névrotiques. Qu'y puis-je ? Pas grand chose si ce n'est assurer Elsa de mon entière solidarité. Ma mère m'avait pourtant appris à écrire et réfléchir. Je l'ai encore remerciée en lui répétant que je suis devenu ce que je suis grâce à elle, et à mon père évidemment, et qu'en crachant sur moi c'est sur elle qu'elle crache. Ils s'intitulaient eux-mêmes "intellectuels de gauche" !
Elle avait à peine plus que mon âge actuel lorsque mon père est mort. Il était son paratonnerre. Elle n'a pas su se réinventer, s'enferrant dans la névrose familiale sans plus aucun rempart, comme ses deux sœurs. Je comprends ce que je lui dois, à lui et à lui seul. Il nous envoya apprendre les langues étrangères et, par là-même, à voyager. Il me transmit son amour de la musique et les émotions intenses que l'art peut prodiguer. Lorsqu'il était touché il pleurait en écoutant au casque. J'ai récupéré vendredi celui qu'il portait sur les oreilles lorsque son cœur s'est arrêté. Ses engagements politiques et son courage me servent toujours de modèle. Je croyais que c'était le frimeur de leur couple, mais je me trompais. Il savait simplement de quoi il pouvait être fier, tandis que ma mère faisait semblant parce qu'elle ne s'aimait pas. Tout contact physique avec autrui la dégoûtait. J'ai souffert des liaisons adultères paternelles, mais c'était une autre époque. Mes parents (photo à La Baule) prétendaient être restés ensemble "à cause des enfants". Toute la responsabilité pesait sur nos épaules. Mon statut d'aîné responsable compléta le tableau de l'obsessionnel.
Nous ne pouvons rien pour nos géniteurs s'ils sont devenus sourds et n'expriment aucun intérêt pour ce que nous devenons. J'ai mis des distances avec ma mère pour me protéger de ses désirs mortifères et pour apprendre à vivre. Le souvenir que je garde de mon enfance reste le terreau fertile sur lequel j'ai pu me construire. Ma fille doit pouvoir en faire autant, à sa manière, soutenue par notre regard bienveillant. Lorsqu'elle se rebella et exprima ses sentiments avec la plus grande sincérité, j'étais fier à mon tour de ce que sa maman et moi avions participé à faire naître, de sa capacité à s'épanouir en s'en affranchissant.
Pour être clair, je recopie l'article sur mon père, qui est d'une toute autre nature...
PAPA
1994
De temps en temps on me demande qui était mon père. Alors je ressors le texte que j'avais écrit en 1994 pour la revue ABC comme. Trente-quatre ans après sa mort, je me demande encore comment il réagirait aujourd'hui à tel ou tel évènement. Dès que je pense à lui je le sens voleter au-dessus de mon épaule, près de mon oreille droite, comme une sorte de Jiminy le criquet garant de ma bonne conduite. Voici le texte :
Un peu de poussière dans un ciboire, Elsa a voulu garder le caveau, les autres s'en foutaient, dans notre famille nous n'avons pas le culte des morts, il est en face, tout en bas des marches du columbarium, j'ai fait renouveler la concession pour dix ans, il y fait froid ou frais selon les saisons, Elsa aime bien y aller, c'est mignon. [Depuis, ma mère a oublié de nous en parler et les cendres ont été dispersées sans que nous en ayons été avertis.]
Il a changé de vie à quarante ans, il est retourné à l'école, il est devenu représentant, et puis il a monté sa boîte, a remboursé ses dettes jusque trois ans avant sa mort, il était devenu président-directeur-général.
Il a changé de vie à trente quatre ans, quand il s'est marié. Il aimait bien les filles. Surtout les femmes de trente ans. Depuis l'âge de treize ans. A la fin c'était plus difficile. C'est probablement pour cela qu'il en a eu marre. Il ne supportait pas l'idée d'être diminué. Il avait toujours dit que ce jour-là il préférerait se flinguer. Il n'a pas eu à le faire. La veille, maman lui a fait remarquer qu'il avait du mal à grimper les huit marches, il a répondu qu'il y en avait neuf. Le lendemain matin, il a dû l'appeler pour s'extirper de la baignoire, il n'y arrivait plus tout seul. En début d'après-midi, Elsa et moi, nous lui avons apporté un concerto de Brahms qui lui faisait envie. Quand nous sommes partis il a mis le casque sur ses oreilles. Maman l'a retrouvé par terre en revenant des courses, c'était un samedi. À la fin, il écoutait la Callas comme ça et les larmes lui coulaient le long des joues, il s'offrait du caviar de chez Petrossian, il ne voulait pas savoir ce qu'il avait vraiment, nous ne disions pas le mot. Son cœur était fragile, cela lui a permis d'éviter le pire.
Il avait toujours raconté qu'il était sursitaire, que toute sa vie était du supplément. Condamné plusieurs fois à mort, la première à dix sept ans, il était toujours là à soixante dix. Il avait eu des rhumatismes articulaires aigus, et puis les poches d'eau s'étaient résorbées en une nuit, la veille de l'opération. Cela l'avait empêché de partir en Espagne avec les Brigades. Aucun de ses copains n'en est revenu. Il avait décidé que nous n'irions pas dans ce pays tant que Franco serait vivant. Il avait toujours milité. Il s'était battu à la canne contre les Camelots du Roi, avait été exclu du parti socialiste pour trotskisme-léninisme (!), parlait d'insurrection armée quand il était énervé, sinon il était au parti socialiste (était-ce le même ?) et il allait tous les jeudis soirs au Grand Orient. Pas toujours en fait, c'était souvent son alibi pour aller voir une copine.
Surtout il y avait eu la guerre. Je devrais dire le nazisme. Il a passé toutes ses vacances de 1933 à 1939 à Bielefeld en Allemagne. Son meilleur ami était le fils du commissaire de police. Les deux jeunes hommes piquaient la voiture officielle pour aller se balader, avec la sirène évidemment. Dans un cinéma ils furent les deux seuls à ne pas se lever aux images du Führer. Les Jeunes Hitlériens les poursuivirent dans la rue. Un autre jour, un vieil homme se fait abattre sur le trottoir par les chemises brunes. La foule s'amasse : " Es ist ein Jude (C'est un Juif) " dit l'un d'eux. Les badauds se dispersent. Le pote de papa est mort noyé dans un sous-marin. Gaston, celui du boulevard angevin, le papa de papa, croyait Pétain qui avait promis de protéger tous les enfants de France (P.S. : l'avenir montrera que mon grand-père était en fait dans la résistance, Papa est mort sans savoir que son père partageait secrètement la même conscience et était même probablement intervenu à un niveau supérieur). Un employé de son usine, il était directeur de l'usine d'électricité d'Angers, l'a dénoncé à la Gestapo. Il fut déporté à Auschwitz et gazé à Buchenwald. Mon père était à Paris, il était suffisamment politisé pour ne pas avoir été réclamer son étoile jaune. Décidé à retrouver son père, il s'engage dans un service allemand et prend contact avec Londres. Il est chargé d'envoyer des maisons préfabriquées en Allemagne. Malheureusement un jour il tombe malade et la femme qui le remplace s'aperçoit qu'aucun convoi n'est jamais arrivé à bon port, il est arrêté. Dix sept jours sans manger, il pèse trente quatre kilos, la moitié de son poids, lorsqu'il est à son tour déporté. Août 44. Sous les bandages qui entourent ses bras il a glissé des fourchettes et des cuillères qu'il a aiguisées. Dans le wagon à bestiaux qui l'emmène il est obligé de se battre contre ceux qui ont peur des représailles et contre ceux qui veulent sauter les premiers. Avec les fourchettes il arrache les barbelés de la minuscule fenêtre en hauteur. Il saute le septième. Le neuvième est coupé en deux par les balles des mitraillettes, cette image me hantera longtemps. Banlieue de Paris. Il sonne à la première maison. Un officier allemand, accompagné de son chien, vient lui ouvrir. Il court. Il se cache sous des clapiers. Il a plus peur que les lapins, le leur murmure doucement. Des cheminots le sauveront, mais il reste paralysé pendant six mois, entre la vie et la mort. Il dit devoir son salut aux deux litres de sang frais qu'il va boire chaque matin aux abattoirs, et à Suzon, une cousine de Sermaize qui l'y transporte dans une brouette. Il gardera le goût du beefteak bleu. À la Libération il est arrêté le temps que l'on vérifie ses connexions auprès de son chef à Londres. Il travaillait au Majestic ! Ces trois mois à Fresnes sont une partie de plaisir. Rien à voir avec les geôles allemandes. Le médecin-chef cherche un quatrième au bridge, mon père prétend avoir fait deux ans de médecine, il bluffe, il a l'habitude de frimer. Le premier jour il fait trois cents piqûres. Il devient chirurgien en l'absence des titulaires et il opère. Et il sauve Laval qui vient de s'empoisonner pour qu'on puisse le fusiller. Il se lie avec de vrais truands qu'il continuera de fréquenter quand il sera devenu journaliste. Ainsi il rencontrera Rirette MaitreJean, la seule femme de la Bande à Bonnot, et d'autres rigolos. Je me souviens d'une époque où il faisait sauter ses contraventions à la Préfecture.
Espion, médecin, il fut aussi piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier à La Rochelle, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, marin sur un pétrolier en route pour le Mexique mais sans passeport il ne peut débarquer... Journaliste à France Soir, il interviewe Churchill et Paulette Goddard alors mariée à Chaplin. Il est correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans, il parle anglais avec l'accent d'Oxford, il fonde et dirige la Collection Métal (romans d'anticipation) avec Jacques Bergier*. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres pornos en Belgique ; son coéquipier est Eric Losfeld. Agent littéraire, il lance Frédéric Dard (San Antonio) et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, il est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série noire, de Francis Carco dont il produit les pièces, il fait tourner Pierre Dac avec qui il s'amuse beaucoup mais c'est le bide absolu, il fait faillite en produisant la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet, Mathy Peters, Pasquali et Jacques Higelin dont c'est le premier rôle au théâtre (il me terrorisait lorsqu'il rentrait sur scène déguisé en indien et hurlant). C'est là qu'il change de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un rond, il est décidé à payer ses dettes. Il aura fait tous les métiers sauf ceux qui requièrent un uniforme. Il a fait de la boxe et de l'escrime. Secrétaire de rédaction à Cinévie, il est l'amant de France Roche. Quand il est au Hot Club de FranceLouis Armstrong vient tous les soirs jouer dans sa chambre, c'est la plus grande de l'hôtel. Vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, rédacteur en chef d'une revue d'électroménager, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris, directeur commercial d'une société d'adhésifs, il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XX°Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française, il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie*, il est vendeur de bougies automobiles, il traduit mes versions latines sans dictionnaire, il fait des contresens, il est diplômé de l'École Supérieure de Commerce de Paris et de l'École Technique de Publicité, il est directeur de l'annuaire "Qui Représente Qui", et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle.
Lorsqu'il rencontre ma mère, elle est vendeuse en librairie. Ils se sont rencontrés au Royal Lieu, un dancing des grands boulevards, où ni l'un ni l'autre n'avaient jamais mis les pieds.
C'était un marrant, un frimeur, un naïf qui se faisait arnaquer avec une facilité déconcertante. Une des rares autographes qu'il a conservées est une reconnaissance de dettes de Jules Berry. C'était un passionné pour tout ce qu'il faisait, il m'a appris à toujours faire les choses correctement, quoi qu'on fasse, sinon l'on s'emmerde. Il était fier de son fils qui faisait ce qu'il aurait aimé. J'étais sa revanche. C'est comme ça que je le prends. J'adorais partir en vacances avec lui, il nous arrivait toujours des aventures extraordinaires. Au Maroc il a fait un saut dans le vide au-dessus d'un pont cassé avec la voiture de location. En Sardaigne nous avons partagé les repas des bandits d'Orgosolo. En Sicile nous avons gravi l'Etna en éruption. Il n'était plus du tout sportif. Il était plutôt gros. Il adorait bouffer. Chaque été il se plantait des épines d'oursins dans les pieds.
Mes copains l'aimaient bien. On buvait du Coca en fumant des joints. Il goûtait et disait préférer son cigare. Cela détendait l'atmosphère. On s'est acheté ensemble un électrophone pour écouter Beethoven, il m'a refilé son vieux transistor, je m'en sers toujours, à sa mort j'ai récupéré le gros poste de radio à lampes qui était déjà à son père et sur lequel j'écoutais les sons et les voix du monde entier, et ce que j'ai pu rêver ! Lorsque j'avais treize ans il m'a interdit de toucher aux livres du rayon du haut, je n'en aurais jamais eu l'idée sans lui, c'était son Enfer. Sympa de sa part. Je ne comprenais pas bien ce que lui pouvait y trouver. À mes concerts il parlait fort pour que l'on sache qu'il était mon père, et ensuite il ronflait. Il avait un nombre invraisemblable d'expressions populaires à son vocabulaire, il faisait chabrot, il prétendait que la crème Chantilly ne faisait pas grossir, il se saoulait quand il avait une rage de dents, cela nous faisait hurler de rire. Je me souviens du soir où ma mère, ma sœur et moi n'avons jamais réussi à le relever ; il était coincé par terre entre le radiateur et l'armoire : " Un baby, juste un baby whisky ". Il riait facilement. Aux larmes. Il pleurait aussi lorsqu'il était ému. S'il pétait à table il me disait : " Si t'es gêné t'as qu'à dire que c'est moi ". Il se servait toujours plus que les autres et faisait remarquer à ma mère qu'il avait pris la plus petite part. Elle et lui s'engueulaient tout le temps. Ils s'aimaient.
Cela fait déjà un bout de temps qu'il est parti. À la fin il était moins marrant, lui qui avait toujours eu l'air si jeune avait vieilli d'un coup. J'aime bien penser à lui. Je fais ce que je peux pour me dire qu'il aurait été fier de son fiston. Il me disait : " Comment vas-tu, fils, tulle à l'anus ? ", je n'ai compris que très tard ; cela le faisait hurler de rire. J'ai aussi appris très tard qu'un poulet avait un croupion parce qu'il se le bouffait en douce en le découpant. J'anticipe sur les histoires de Q. Maman faisait la cuisine, mais lui était le roi de la mayonnaise et des sauces. Il m'a aussi appris à faire des cocktails. Par exemple il avait baptisé La Chose de Papa, 1/3 whisky, 1/3 gin, 1/3 vermouth extra dry, grenadine au goût. Demandez donc à notre rédac' chef ce qu'il en pense, il a crié à l'hérésie, mais c'était déjà trop tard !
Maintenant papa c'est moi.
Je n'ai pourtant pas quitté le Pays Imaginaire.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 7 janvier 2022 à 03:09 ::Musique
Comment fabriquer un son qui exprime le retour dans le passé ? J'essaie d'abord vocalement, vrrrrrrloupe, et puis je passe aux machines, whooooooshuihou, mais rien n'est aussi explicite que d'écouter un disque d'avant, d'avant maintenant, s'entend, ou moins. Par exemple, la réédition du premier album du Sacre du Tympan, big band de pop-jazz dirigé par Fred Pallem, renvoie à ses balbutiements d'il y a vingt ans en m'évoquant à la fois André Popp, Frank Zappa, Danny Elfman et Spike Jones. Le livret, décousu et touffu, un peu foutraque comme la musique, cite plusieurs fois Django Bates, je n'y avais pas pensé. Je dis foutraque parce que c'est brut de décoffrage, joué avec la plus grande sincérité, avec un son couci-couça (c'est live) comme certains disques du grand orchestre du Drame vingt ans plus tôt. Mais s'ils n'avaient pas existé il n'y aurait probablement pas eu de suite. Au Sacre du Tympan l'humour est traité sérieusement. Le ringard y subit une transmutation vers le sublime. C'est aussi une histoire de potes. Une génération de virtuoses, peut-être la première qui soit sortie du CNSM. Je ne les connais pas tous, mais il y a Médéric Collignon au cornet de poche et qui scate, Matthias Mahler au trombone et Fred Gastard aux saxophones qui fonderont Journal Intime, le trompettiste Fabrice Martinez qui raconte avoir eu du mal à s'imposer alors, Rémi Sciuto, Christophe Monniot, Matthieu Donarier aux sax aussi... Ils sont tout de même dix-sept, essentiellement des cuivres. La musique de Pallem devrait inspirer des fanfares en quête de nouveaux répertoires. Il y a vraiment de quoi. Ce disque important, épuisé depuis longtemps, offrait une approche française au big band fantasmatique. On a toujours besoin de revenir aux sources pour comprendre qui l'on est véritablement, parce que comment on en est arrivé là représente souvent une énigme à chaque compositeur. Au début on ne se pose pas de question, on avance, on fonce. Et puis un jour, on se la pose. Certains se figent, d'autres font tout valser, mais l'écriture se précise. En tout cas, c'est un disque joyeux, plein d'entrain, une invitation à la danse, manière de l'entretenir en travestissant les poncifs avec des grimaces de clowns et des pirouettes d'acrobates. Une belle histoire.
→ Fred Pallem & Friendz, Le Sacre du Tympan, CD ou 2 LP Street Machine, dist. Chat noir, sortie le 18 février 2022
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 6 janvier 2022 à 07:42 ::Musique
Me promenant au Père Lachaise, j'ai constaté que la présence de Bernard Vitet était enfin signalée sur la tombe qu'il partage avec ses grands-parents, ses parents, l'un de ses fils et un invité qui a tapé l'incruste, mais mon camarade n'est plus là pour s'en étonner. Tout s'explique pour qui connaît le dessous de l'affaire. Je me demande néanmoins ce qui est arrivé à Emmanuel, son fils aîné disparu quelques mois après lui. La lignée s'est éteinte. Heureusement Bernard continue à exister dans nos mémoires et grâce aux nombreux enregistrements qu'il a réalisés de 1954 à 2004, ici deux de ses plus anciens...
JACK DIÉVAL, BERNARD VITET, ART TAYLOR... À BELGRADE
Article du 21 mars 2009
Après avoir dégoté sur eBay Surprise-Partie avec Bernard Vitet, son premier disque, j'ai trouvé la réédition en 33 tours 25 cm, remasterisation conforme à l'original, de l'enregistrement du quintet de Jack Diéval des 4 et 5 mars 1961 sur Jugoton. Le pianiste est accompagné par Bernard Vitet au bugle, François Jeanneau au ténor, Jacques Hess à la basse et Art Taylor à la batterie. Même si Cosmic Sounds, situé en Grande-Bretagne, a mis deux mois à me l'envoyer, je suis content de poser sur ma platine tourne-disques cet enregistrement dont m'a plusieurs fois parlé Bernard. Les notes de pochette ont été heureusement traduites en anglais, avec certes pas mal de petites erreurs, mais on apprend tout de même que Pennies from Heaven, Moonlight in Vermont et Gloria occupent la première face avec en invités le ténor Eduard Sadjil et le trompettiste Predrag Ivanović. Sur la seconde, Theme n°4, My Birthplace et Bon Voyage sont des compositions yougoslaves de ce "modern jazz". Ce disque constitue le volume II du tryptique Sastanak u Studiju (Meetings in Studio) enregistré par la RTB, la Radio Television de Belgrade en charge d'immortaliser les artistes nationaux, ici avec leurs invités français.
Bernard avait l'habitude de jouer avec Diéval pour sa célèbre émission de radio Jazz aux Champs-Elysées. Il jouait également très souvent avec Jeanneau, entre autres au Club Saint-Germain ; on peut les entendre ensemble chez Claude François (!), sur deux titres de la musique du film de Roger Vadim, ''La bride sur le cou'', avec Georges Arvanitas au piano (Jazz et cinéma vol.2, Universal) et évidemment Free Jazz (cd réédité par in situ) avec François Tusques, Michel Portal, Beb Guérin... Pour les concerts de Belgrade à l'origine du disque avec Diéval, Bernard était très flatté de jouer avec Art Taylor qui avait accompagné Miles Davis période Gil Evans, John Coltrane sur Giant Steps, Thelonious Monk, etc.
SURPRISE-PARTIE AVEC BERNARD VITET
Article du 21 mai 2008
Encore un miracle du temps qui passe ! Bernard nous avait bien raconté que son premier disque s'intitulait Surprise-Partie D, un des premiers 33 tours vendus en supermarché (Monoprix), dans les années 50. Il avait été produit par Isaïe Diesenhaus, un type qui enregistrait du classique à la va-vite. Bernard Vitet, ayant eu beaucoup de mal pour se faire payer, avait dû user d'un stratagème plutôt rock'n roll. Pas du même style, la musique alterne mambos, boléros, calypsos, fox-trots et slow dans une optique jazz-latino. C'est donc sur eBay et CDandLP que je décroche la timbale, deux exemplaires du disque mythique sous des pochettes différentes (nette préférence pour celle signée J.Paciarz), ce qui montre à Bernard, qui n'en possédait aucun, que l'arnaque s'est répétée ! Il s'attendait aussi à ce que ce soit très ringard, mais le résultat est plus que digne dans son genre easy listening.
Bernard, qui avait alors dans les vingt et un ans, n'y joue pas de la trompette, mais du trombone à pistons, "un instrument pourri, complètement déchargé". Il est accompagné du Belge Sadi Lallemand au vibraphone, marimba et bongos (il avait dirigé l'orchestre de Jacques Hélian lorsque celui-ci était tombé gravement malade), de Bib Monville au sax ténor (beau-frère de James Moody avec qui Bernard jouait également), de Bob Aubert à la guitare, de Pierre Franzini au piano, probablement de Pierre Sim à la contrebasse, mais il ne se souvient plus du batteur, à moins que ce ne soit Baptiste "Mac Kac" Reilles (une sorte de prince des gitans complètement allumé qui ne s'entendait pourtant pas très bien avec Sadi). Ensuite, mon camarade joue essentiellement avec des vedettes de variétés, comme Yves Montand, Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, Jacqueline Danno, Brigitte Bardot et avec des jazzmen comme Kansas Fields, Guy Lafitte, Jean-Claude Fohrenbach, Jacky Knudde, Bibi Rovère, Charles Saudrais, Léo Chauliac, Hubert Rostain, Alix Combelle, Ivan Julien, Christian Chevallier... Le free jazz est venu plus tard.
Le vinyle de la Guilde Européenne du Disque porte le numéro SP53. La face 1 présente Oye Mambo (mambo signé Trianda), Dansero (boléro d'Haymann), Crazy Rythm (mambo-guaracha de Meyer), Pielcanella (de Capo, annoncé sur le macaron, mais semble-t-il non enregsitré !?), Temptation (boléro de Brown), Starling Rye (calypso de S.Sid), Toi qui disais (fox de Suesse). Sur la face 2 se succèdent Le loup, la biche et le chevalier (calypso d'Henri Salvador), I got you under my skin (boléro de Cole Porter), Dimanche (fox de Bib Monville), Jokin' the blues (fox de Vitet) et Isabel Day (slow de Bob Aubert), mais cette fois encore il y a un titre de plus que le nombre de plages.
Au dos de la pochette jaune et orange, on peut lire les Conseils pour l'emploi des disques microsillon : "Les disques microsillon sont moulés en résine vinylique, donc pratiquement inusables. Ne les utilisez qu'avec un pick-up léger à saphir-microsillon. Vérifiez fréquemment l'état de votre saphir et changez-le toutes les 100 faces au plus. Pour conserver vos disques en bon état de propreté, essuyez-les avec soin dans le sens des sillons, à l'aide d'une chamoisine antistatique."
BERNARD VITET À LA TÉLÉ
Article du 26 février 2014
L'INA est une mine d'or pour qui veut fouiner dans les archives de la télévision. Jacques me signale une émission en direct de Jean Christophe Averty présentée par Sim Copans avec Georges Arvanitas au piano, Bob Garcia au sax ténor, Bernard Vitet à la trompette, Luigi Trussardi à la basse, réunis par le batteur Mac Kac dans la cave du Club Saint Germain sur un thème de Jay Jay Johnson. Un couple danse sur la piste. Jazz Memories du 7 novembre 1959 !
Les enregistrements avec mon camarade Bernard Vitet sont plutôt rares. Les deux Châteauvallon de 1972 et 1973 avec Le Unit, soit Michel Portal, Beb Guérin, Léon Francioli et Pierre Favre, sont évidemment mes préférés. Mais je suis ravi de découvrir cette séance d'enregistrement de février 1961 dans un studio des Champs Élysées avec le quintet d'Arvanitas, Bernard cette fois au bugle, François Jeanneau au ténor, Pierre Michelot à la basse et Daniel Humair à la batterie.
Bernard est passé du be-bop au free jazz avant de quitter tout cela pour fonder avec nous Un Drame Musical Instantané en 1976. D'un commun accord et à sa demande Francis et moi avons cessé de l'appeler Babar, son surnom d'une époque révolue. Seuls ses vieux camarades continuaient à l'affubler de ce sobriquet qu'il détestait. Il n'avait de cesse de perdre l'embonpoint qui le lui avait valu à s'en rendre malade. Il se serrait la ceinture comme un fou et finit par ne plus rien manger. Il n'empêche qu'il ne perdit jamais la classe, soignant son look jusqu'au bout. Voyez la bagouse !
New School du 17 août 1971. Le free jazz est sur toutes les lèvres. Le quintette du contrebassiste Beb Guérin invite le ténor Barney Wilen à jouer de l'ocarina, le pianiste François Tusques du xylophone et de la scie musicale, et le batteur Noël McGhie à frapper délicatement ses cymbales.
Bernard a encore changé d'instrument... Et de look ! Il joue là d'une trompette de poche que je ne lui connais pas, mais ce n'est pas celle de Joséphine Baker qu'il a fini par vendre à Don Cherry.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 5 janvier 2022 à 06:32 ::Perso
Reproduisant d'anciens textes, forcément oubliés ou trop anciens pour mes nouveaux lecteurs/trices, je surveille le grand écart des circonstances atténuantes. Malgré cette torsion du réel certains tiennent la distance quand d'autres conservent simplement leur place dans cet immense journal de 5000 articles.
Les preuves d'amour s'étalent sur la tartine du petit déjeuner comme l'amour avait inondé la nuit. En exprimant mon enthousiasme et ma révolte, mes doutes ou mes craintes, mes joies et mes peines, je m'expose et témoigne de ce que je vois et j'entends en tentant de conjuguer le présent à tous les autres temps. Barbouillant mon portrait de confiture et de déconfiture, le récit à la première personne du singulier dessine un lieu pluriel dont les reflets m'éclaboussent dès lors qu'ils vous éclairent. Les billets révèlent parfois des intentions cachées, faisant sortir du trou des génies, pervers ou bienveillants, que la lecture libère de cette bouteille qui s'échoue sur l'écran pour être partagée. Les langues se délient, les malentendus se dissipent, la fiction fait naître le réel. L'écriture, automatique ou raisonnée, les commentaires qui l'accompagnent, les rencontres qu'elle suscite montrent l'envers d'une tapisserie où les masques tombent d'eux-mêmes tant le temps est cruel et sans aménité. Je n'y suis pour rien si ce n'est d'y jouer le rôle du passeur avant d'embarquer à mon tour. Pas de précipitation, sans blâme. La lyre est mon navire. J'espère pouvoir me retourner sans crainte de perdre mon Eurydice. Le danger est ailleurs, car je n'aperçois ni les écueils ni les bords du rivage qui se rapprochent sans que je fasse un geste. Au lieu de ressasser mes griefs j'interroge et j'écoute. Les quiproquos s'estompent, validant mes soupçons et confirmant mes choix. S'il est courbe l'horizon est suffisamment vaste pour révéler des milliers de soleils.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 4 janvier 2022 à 03:39 ::Cinéma & DVD
Le titre original du film de William A. Wellman est Westward The Women, Les femmes en route vers l'Ouest. Tourné en 1951, il trouve sa source dans une aventure réelle un siècle plus tôt. Cet excitant western en noir et blanc est un des rares films féministes du genre, voire même tous genres confondus, ce qui explique peut-être sa confidentialité. On encense tant d'œuvres conventionnelles que la question se pose légitimement. Le scénario de Frank Capra, qui n'a pas pu le réaliser faute de temps, est d'une acuité exceptionnelle, fustigeant le machisme des cow-boys, des hommes qui n'ont rien de différent de l'homo sapiens qui court les rues de notre temps.
La sévérité du film lui confère une modernité inhabituelle pour l'époque où il fut tourné. Les ressorts dramatiques qui ne cessent de nous surprendre rivalisent avec un humour ravageur, dressant les portraits formidables des femmes qui composent le convoi. Cent quarante femmes traversent les Etats-Unis depuis Chicago pour aller épouser les célibataires d'un ranch à l'autre bout du pays. En conducteur de la caravane, Robert Taylor y tient un de ses meilleurs rôles avec celui de Party Girl (Traquenard) de Nicholas Ray, mais le casting recèle bien d'autres surprises comme sa bonne conscience interprétée par le Japonais Henry Nakamura ou la séduisante héroïne française Denise Darcel, sans compter tous les merveilleux portraits de femmes plus courageuses les unes que les autres. Convoi de femmes est un des meilleurs westerns de l'histoire du cinéma, un film qui mérite d'être redécouvert au même titre que les plus grands Capra.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 3 janvier 2022 à 06:33 ::Perso
Depuis cet article du 27 février 2009, Bernard nous a quittés il y a déjà huit ans, les autres ont pris l'envergure que je leur souhaitais, mais ne plus avoir de partenaires réguliers quotidiens pour partager mes élucubrations et mes interrogations musicales me manque cruellement.
Si je n'ai pas reproduit le système initiatique qui me fut transmis par Jean-André Fieschi, lui-même instruit par l'écrivain Claude Ollier, je n'en ai pas moins toujours cherché mes doubles, d'autres moi-même en somme parmi les générations qui me suivent. Ne rêvant pas d'en faire à leur tour mes élèves, j'ai préféré les considérer comme des collaborateurs avec qui partager mes jeux. Le désir de revivre sans nostalgie les épisodes passés de ma jeunesse, probablement de la comprendre, la tendresse complaisante que j'éprouve pour mon passé, m'ont souvent poussé vers celles et ceux avec qui je sens des points communs, ce qui les différencie a priori de mes compléments, pièces d'un puzzle dont l'équilibre est la clef de voûte. Aucun pseudo double ne peut pour autant être autrement qu'un complément et chaque complément est à sa manière un autre double. Mais je sens bien la différence entre les opposés qui s'attirent et les semblables qui partagent. Bernard Vitet et Francis Gorgé incarnent l'accord parfait de trois individus radicalement différents embarqués sur le même navire, en l'occurrence Un Drame Musical Instantané, près de [cinquante] ans d'amitié, trois tiers d'Un dmi, pour jouer sur les mots comme sur les touches. 3/3 d'1/2 est d'ailleurs le titre que je donnai à l'une des pièces de l'album Machiavel après que nous ayons découpé en trois les vinyles du Drame pour en reconstituer un seul sur la platine tourne-disques ! La joie fut immense de marcher ensemble, de tout casser parfois, de reconstruire aussi le monde à nos mesures, microscopique dans les effets, immense par nos ambitions de rêveurs. Il en fut de même avec mes compagnes [...].
Pourtant la tendresse que j'éprouvai, par exemple, pour les élucubrations instrumentales d'Hélène Sage, les constructions provocantes d'Ève Risser, la rigueur obsessionnelle de Laure Nbataï, la fantaisie gastronomique de Sacha Gattino, la soif d'apprendre d'Antonin Tri Hoang, sans oublier ma propre fille, ne ressembla jamais à la fascination que je ressentais pour les autres, ceux qui savent ce dont j'ignore tout, les peintres, les conteurs, les virtuoses, les ouvriers, les ingénieurs, les voyous... Mes doubles m'émeuvent, mes compléments m'épatent. Les uns valident mes choix, les autres les certifient. Tous à la fois me rassurent et me font marcher au bord d'un précipice où l'écho me demande d'abord qui je suis.
Depuis 2009, j'ai eu la joie de partager des instants magiques avec encore d'autres musiciens/ciennes (Vincent Segal, Edward Perraud, Birgitte Lyregaard, Linda Edsjö, Alexandra Grimal, Pascale Labbé, Joce Mienniel, Sylvain Kassap, Fanny Lasfargues, Ravi Shardja, Bass Clef, Jorge Velez, Benoît Delbecq, Fantazio, Lucien Alfonso, Hervé Legeay, Laurent Stoutzer, Francisco Cossavella, Controlled Bleeding, Quatuor Ixi, Ronan Le Bars, David Venitucci, Jef Lee Johnson, Hélène Bass, Samuel Ber, Médéric Collignon, Julien Desprez, Pascal Contet, Sophie Bernado, Bumcello, Sylvain Lemêtre, Sylvain Rifflet, Amandine Casadamont, Tony Hymas, Mathias Lévy, Élise Dabrowski, Cyril Atef, Wassim Halal, Hasse Poulsen, Christelle Séry, Jonathan Pontier, Jean-François Vrod, Karsten Hochapfel, Nicholas Christenson, Jean-Brice Godet, Naïssam Jalal, Fidel Fourneyron, Élise Caron, Lionel Martin, Basile Naudet, Gilles Coronado, Philippe Deschepper, François Corneloup, Uriel Barthélémi, Hélène Breschand, Michèle Buirette, Nicolas Chedmail, Maxime Morel, Denis Charolles, Julien Eil, Antoine Viard, Benjamin Sanz, etc.), des chorégraphes (Claudia Triozzi, Sandrine Maisonneuve), des plasticiens/ciennes (Antoine Schmitt, Nicolas Clauss, Sun Sun Yip, Anne-Sarah Le Meur, John Sanborn, Jacques Perconte, Valéry Faidherbe, Éric Vernhes, Ella & Pitr, Daniela Franco, David Coignard, mc gayffier, Romina Shama), des graphistes (Claire et Étienne Mineur, Mikaël Cixous, Étienne Auger, Ruedi Baur, Nicolas Moog), des réalisateurs/trices (Françoise Romand, Pierre Oscar Lévy, Sonia Cruchon, Nicolas Le Du, Olivier Koechlin, Gila, Martin Maillardet, Corinne Dardé, Mathilde Morières), des écrivains (Jacques Rebotier, Pierre Senges, Michel Houellebecq, Isabelle Fougere, Dana Diminescu, Arnaud Le Gouëfflec), des photographes (Raymond Depardon, Elliott Erwitt, Hiroshi Sugimoto, Dulce Pinzon, Alec Soth, Simon Norfolk, Tendance Floue, Magnum, Olivier Degorce, etc.), un commissaire d'exposition (Jean-Hubert Martin), un inventeur (Olivier Mevel), des producteurs/trices (Madeleine Leclair, Walter Robotka, Théo Jarrier et Bernard Ducayron, Jean Rochard, Jean-Pierre Mabille, Sophie de Quatrebarbes, Yassine Slami, Xavier Ehretsmann), mais pas le moindre raton-laveur. Nous nous appelons, je vais les écouter, ils passent me voir, mais ce n'est pas pareil. Heureusement il y a plein d'ami/e/s qui ne figurent pas dans la liste...
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 30 décembre 2021 à 06:57 ::Perso
Depuis cet article du 9 février 2009 Ganesh a éteint ses lumières, mais elles doivent briller tout de même pour moi quelque part. Jean nous a quittés il y a déjà sept ans, mais il est question qu'il soit réincarné prochainement en Eddy Bitoire. Pascale est en pleine forme dans sa garrigue. Mon statut d'intermittent s'est mué en retraite, m'assurant une stabilité financière que je n'avais jamais connue jusqu'ici. Je n'ai pour autant rien changé à mes activités. Debout tôt le matin, je continue à écrire, composer, jouer, me promener dans la nature et la ville, les rêves et le réel. Il aura seulement fallu rajeunir régulièrement mes commanditaires ! Quant au quotidien il a subi suffisamment de révolutions pour que j'accueille chaque jour avec le sourire, et tant de catastrophes que je m'inquiète plus que jamais de l'avenir de nos enfants. L'indispensable décroissance me fait tempérer certaines de mes mauvaises manières.
En manque d'inspiration, je scrute un détail qui me fasse de l'œil alors que Ganesh cligne jour et nuit sur une des étagères de ma bibliothèque. Il y a quelques années Pascale et Jean m'avaient rapporté ce cadre de leur voyage en Inde du Sud où ils étaient partis apprendre les secrets du rythme. Pascale m'avait taquiné en affirmant que si je le laissais tout le temps allumé la fortune me sourirait. Vingt ans plus tôt, Marie-Christine avait fait mon ciel astrologique et m'avait assuré que je ne manquerais jamais d'argent. J'avais stupidement douté de la prophétie de ma camarade astrologue marxiste, je me devais de faire plaisir à mes amis en leur montrant à quel point leur sollicitude me touchait. Ganesh n'ayant jamais pris ombrage de ses bosses pour s'être ramassé plus d'une fois la trompe par terre, résistant aux intempéries et veillant sur ma situation précaire dans la nuit du salon, j'ai fini par ne plus m'inquiéter des périodes de disette. Un miracle se produit chaque fois, juste avant que je ne passe dans le rouge. Comme pour de nombreux artistes mes revenus oscillent régulièrement en crêtes et précipices, bousculades et calme plat. Matérialiste agnostique, je ne suis pas particulièrement superstitieux, et je pense saisir la magie des divinations dont on oublie les échecs et s'esbaudit des heureuses coïncidences. Cela ne m'empêche pourtant pas de suivre scrupuleusement depuis 1975 le conseil glané dans l'autobiographie de Jean Marais qui prétendait "plus je dépense plus je gagne". J'ai d'ailleurs retrouvé hier soir une lettre qu'il m'adressa et qui se terminait par ces mots :
Lorsque je n'avais pas de travail, j'allais dépenser ce que je pouvais en me faisant plaisir. Si cela ne suffisait pas, j'y retournais le lendemain. L'étendue du succès dépendait absolument de la mise. Cette gymnastique ne fonctionne que dans les limites du raisonnable, pas question de jeter l'argent par les fenêtres ou de se mettre en trop grand danger. N'empêche que l'exercice en inquiéta plus d'une. De même, j'avais remarqué que lorsque j'envoyais mille lettres pour trouver du travail, le téléphone sonnait un contrat à la clef, bien que ce soit rarement d'une personne à qui j'avais écrit. Si je n'expédiais aucun mailing, je ne recevais aucun coup de fil salvateur. Dans l’hindouisme, Ganesh, ou Ganesha, souvent appelé Ganapati est le dieu de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence, le patron des écoles et des travailleurs du savoir.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 27 décembre 2021 à 07:26 ::Musique
En cette fin d'année, j'estime utile d'insister sur le contexte de mes chroniques musicales. Si je n'évoque pas toujours les disques des copains et de celles/ceux que je ne connais pas, ce n'est pas parce que je ne les aime pas, mais tout simplement parce que je ne sais pas quoi en dire de personnel. J'ai besoin que les mots viennent tout seuls sous mes doigts. Cet exercice quasi militant et amoureux me prend déjà trois heures par jour et le reste du temps je travaille à mes propres œuvres. La preuve que j'écoute tout, c'est que chaque fois que je vois tomber dans ma boîte aux lettres (je n'écoute pas la dizaine de suggestions par jour qui m'aiguillent vers un disque virtuel, j'ai besoin de l'objet physique pour me faire une idée de ce dont je parle) un piano-basse-batterie, j'y vais à reculons. Certainement moins que les chanteuses de jazz européennes qui reprennent des standards ou les imitent, mais tout de même, je crains toujours du jazz en boîte, de boîte de jazz s'entend, cent ans déjà !
Et puis voilà, je mets The Biggest Steps du Gauthier TouxTrio sur la platine, et tout de suite ça me tire l'oreille. Pas trop de notes, juste ce qu'il faut. Le pianiste s'appuie sur sa main gauche et égrène des mélodies sobres qui fonctionneraient bien avec le cinéma. Le contrebassiste Simon Tailleu a beau être discret, je le trouve à sa place alors que c'est l'instrument auquel je fais en général le moins attention dans cette configuration. Le batteur Maxence Sibille est particulièrement inventif avec des petites interventions contrapuntiques sur ses métaux qui m'interrogent. Je vais le réécouter une troisième fois, dès que j'aurai envie d'une ambiance cosy sans les poncifs du genre.
Je regarde la pile des disques que j'ai trouvés chouettes et dont la hauteur ne me laisse plus croire que j'y reviendrai l'année prochaine, alors que j'aurais bien aimé en dire des mots gentils qui ne sont pas venus : After The Wave de Laurent Saïet & Guests, Complètement marteau de René Lussier, SpaceShipOne de The Volonteered Slaves, (n)Traverse de Warren Walker, Rëd Sisters de Nosax Noclar, Shan (Charrier Pontvianne Tessier), Shanu de Monoswezi, Wood River & Cantus Domus de Charlotte et Julius Greve, Still Moving de Justin Adams & Mario Durante, III de Hamos Hock Mészáros, Climax de Ink, Minirose de Chlorine Free, Pensées rotatives de Théo Girard, You Never Know de Paulina Owczarek & Peter Orins, I Hate Work de Mike Pride, Apophenian Bliss de Red Kite, Solotude de Abdullah Ibrahim, Orange Sockets des Musiques à Ouïr, les 17 vinyles du label Psych.org et bien d'autres que je conserve pieusement dans ma discothèque, certain d'avoir envie de les réécouter un de ces jours. Le problème est que j'en reçois beaucoup et que je tiens à tout écouter, malgré le travail personnel qui me tend les bras. Écouter, écrire vs. composer, vivre, rêver, sortir... There is no question.
→ Gauthier Toux Trio, The Biggest Steps, CD Kyudo Records, sortie le 25 février 2022 (déjà sorti en digitale single)
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 16 décembre 2021 à 00:00 ::Musique
Depuis cet article du 6 février 2009, le clavier de cloches tubulaires est entre les mains de la percussionniste Linda Edsjö quelque part dans le Perche, et le Dragon serait revenu à Françoise Achard. Ces instruments imaginés et construits par Bernard Vitet auront au moins échappé au triste effacement dont mon camarade aura été victime après son décès.
En 1983 Bernard Vitet construisait un clavier de cloches tubulaires pour le répertoire du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané. Il trouvait intéressant d'en jouer à plat tel un vibraphone plutôt que de les suspendre sur un portique comme dans les orchestres symphoniques. On peut l'entendre dans le disque Les bons contes font les bons amis, sur les pièces Ne pas être admiré, être cru et Révolutions. Durant quelques années nous l'avions prêté à Gérard Siracusa qui avait tenu un des deux pupitres de percussion. Je l'ai retrouvé chez Bernard où il encombrait son studio. J'ignore encore où je vais stocker l'imposante valise qui lui sert de caisse de résonance que l'on place sur des tréteaux pour en jouer. Les seize tubes en métal du la bémol au do sont posés sur du polystyrène qui à sa connaissance est le meilleur matériau pour cet usage, analogue à l'air contenu dans une caisse de violoncelle. On en joue par exemple avec des baguettes sur lesquelles on a collé des superballs entourées de mousse ou des mailloches dures et feutrées. Sur la photo ci-dessous, la caisse en bois trapézoïdale, également façonnée par Bernard avec longue poignée élégante et roulettes, est à sa droite, le long de la paroi du monte-charges. Je ne suis pas très rassuré de voir mon camarade suspendu en l'air par un câble, accompagnant une partie de notre matériel dont les trompes qui font aussi partie de sa lutherie originale, des tubes en PVC avec entonnoirs en guise de pavillons.
Bernard a conçu de nombreux claviers accordés avec des objets très divers. Dans le parc en plein air de St Quentin-en-Yvelines il posa d'immenses lames de marimba au-dessus d'une fosse pour que les enfants en jouent en sautant dessus. Dans le cadre des Gémeaux à Sceaux, il a également été l'initiateur d'étonnantes parties de tennis-poêles (accordées) avec blackballs. Le proviseur qui l'avait engagé avec Françoise Achard fut l'objet d'innombrables plaintes du voisinage. Plus tard, lors de la création du Unit avec Michel Portal il inventa le clavier de poêles à frire que Bernard Lubat s'empressa d'imiter aussitôt. Pour l'opéra Histoire de loups de Georges Aperghis, il avait construit avec Bruno Schnebelin des claviers de limes de toutes tailles et des gongs réalisés à partir de panneaux de signalisation récupérés dans la rue ! J'aurais bien aimé installer le Dragon qui figurait dans les spectacles avec Françoise Achard et que Bernard enregistra pour son disque Mehr Licht !, mais mon propre studio n'y suffirait pas, tant en hauteur qu'en largeur ; c'est un balafon géant avec des résonateurs en résine de polyester (les moules étaient des ballons de football gonflés à la bonne taille) munis de membranes en plastique pour les timbres ; son mât est équipé d'un clavier de pot de fleurs et les haubans de différents métallophones. Les pots de terre pendent aujourd'hui dans les archives et je peux en jouer de temps en temps à condition de grimper sur une échelle...
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 13 décembre 2021 à 00:00 ::Humeurs & opinions
Ma mère disait que nous devenons ce dont on nous accuse. Quel souci de conformité au regard de l'autre nous pousserait à adopter les défauts dont on nous affuble ? J'évoque les traits de caractère péjoratifs, mais il en est de même avec les qualités. Répétez à quelqu'un qu'il est bon, il aura plus de mal à vous décevoir. Répétez-lui qu'il est mauvais, il s'évertuera à vous donner raison plus souvent qu'à vous prouver le contraire. Notre crédulité est-elle en jeu ou est-ce une façon de supporter l'injustice en devenant fidèle à l'image que nous donnons ? Les enfants sont particulièrement touchés par le phénomène. Nos facultés de résistance sociales sont limitées. Il est plus facile de conforter l'impression que nous donnons que de changer ou de tenter de transformer les a priori extérieurs dont nous souffrons. Cela tient à la fois de la méthode Coué et du bourrage de crâne. Le caractère se forge avec le temps pour répondre aux sollicitations sociales ou à l'héritage familial. La névrose n'a rien d'inné. Elle permet de se positionner dès le plus jeune âge face aux émotions dont nous sommes les enjeux, qu'elles soient de l'ordre de la tendresse, de l'agression ou du désordre.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 17 novembre 2021 à 06:24 ::Musique
Il n'est jamais facile de condenser un spectacle en quelques minutes. C'est pourtant ce que je fais avec les archives exhumées d'Un Drame Musical Instantané. Ce sont des documents, des témoignages, la qualité de l'image et du son sont très limite, mais c'est tout ce qui reste. Ici une répétition du K, ailleurs une autre de Zappeurs-Pompiers 1 (1988) ou un concert de Machiavel au Pannonica (1999), plus tard une représentation de J'accuse avec Richard Bohringer dans le rôle de Zola et un orchestre de 70 musiciens (1989), une de Zappeurs-Pompiers 2 (1990), le grand orchestre du Drame en répétition (1986), des bribes de Machiavel en studio (1999), etc.
Le K fut créé le 4 octobre 1990 au Festival Musiques Actuelles de Victoriaville (Québec) avec le comédien Daniel Laloux. La création française se tint en février 1991 au Festival Futures Musiques avec Richard Bohringer interprétant cette fois le texte de Dino Buzzati. Une précédente version avait été présentée en 1985 avec Michael Lonsdale et le percussionniste Gérard Siracusa. Quelle que soit la version, figurait également au programme une autre nouvelle de Buzzati, Jeune fille qui tombe... tombe.
Le K fut publié en CD avec Richard Bohringer, d'abord chez GRRR, puis chez Auvidis, légèrement écourté, dans la collection Zéro de conduite. Au rachat d'Auvidis par Naïve, toute le collection disparut. Heureusement GRRR ressortit l'album dans sa version originale. Le K fut nominé aux Victoires de la Musique dans la catégorie pour la jeunesse aux côtés d'Henri Dès, mais c'est Walt Disney qui l'emporta avec Aladdin ! Je me souviens très bien de la joie de Pascal Comelade qui s'était laissé embarquer comme nous dans cette galère lorsqu'il me reconnut sur le fauteuil juste devant lui. Quant à Jeune fille qui tombe... tombe, il est sorti sous le label in situ, alors dirigé par Didier Petit, avec Daniel Laloux affublé de son tambour napoléonien. Je le préfère à notre enregistrement du K.
Au Théâtre de Quimper en 1992 (vidéo ci-dessus), Daniel Laloux avait repris le rôle du narrateur. Un Drame Musical Instantané, producteur du spectacle, ici en répétition, était composé de Francis Gorgé (guitare, ordinateur, instruments de synthèse), Bernard Vitet (trompettes, anche, piano) et moi-même (instruments de synthèse, trombone, voix). Le scénographe était Raymond Sarti, également auteur de l'affiche de la création et du graphisme du CD, le luminariste était Jean-Yves Bouchicot. Raymond avait inventé un décor tout en métal rouillé, vieux ventilos, loupes géantes et nuages mobiles. Jean-Yves éclairait la scène avec des machines improbables comme de vieilles photocopieuses dévoyées.
L'aventure magnifiquement avancée se termina en catastrophe. Nous jouions au Festival Musique Action de Vandœuvre-les-Nancy avec tous les atouts en main, distribution idéale, conditions techniques parfaites, éclairage, sonorisation, la partition sur le bout des doigts et enfin une vingtaine de programmateurs de festivals dans la salle. Ce sont des choses qui arrivent, nous étions si sûrs de nous que nous nous sommes relâchés et avons joué comme des pieds, mettant un terme à tout espoir de continuer à tourner le spectacle.
P.S. à cet article du 12 janvier 2009 : les versions Lonsdale et Laloux sont en ligne sur le site du Drame, en écoute et téléchargement gratuits...
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 12 mars 2021 à 02:30 ::Musique
Pour défendre les jeunes musiciens ou les défunts méconnus, et écrire quotidiennement sur leurs créations, j'exerce une veille permanente. Ma solidarité s'appuie également sur les conseils de rabatteurs amis qui m'indiquent ce que j'appelle "des biscuits pour l'hiver". Fin des années 60, mon camarade de lycée Michel Polizzi et François qui travaillait chez Givaudan, magasin de disques au carrefour Raspail-St Germain, m'initièrent à la pop et au free jazz, aussi bien qu'au reggae ou Harry Partch. Jean-André Fieschi me réconcilia avec le classique et l'opéra. André Ricros m'apprit la différence entre musiques folklorique et traditionnelle. Depuis, je bénéficie des suggestions épisodiques de quelques uns qui connaissent ma curiosité, tels Jean Rochard, Stéphane Berland, Franpi, Antonin-Tri Hoang et quelques autres.
PROFESSOR BAD TRIP Article du 26 avril 2008
Si Franck Vigroux ne jouait pas ce soir au Zebulon de New York avec l'accordéoniste Andrea Parkins, il serait venu écouter l'interprétation de Professor Bad Trip par l'Ensemble Intercontemporain à la Cité de la Musique. Hervé Zénouda m'en avait déjà parlé en 2005. Vigroux m'a fait connaître l'œuvre de Fausto Romitelli comme les étudiants de l'Ircam m'avait parlé de Salvatore Sciarrino six ans plus tôt à Valenciennes. Lorsqu'ils ne sont pas versés dans les sempiternels revivals, ce que les plus jeunes écoutent est toujours riche d'enseignement. J'avais noté la date en septembre et nous y voilà !
La première partie réunit l'enivrant Steve Reich avec Eight Lines et le plus conventionnel Philippe Hurel avec son concerto pour piano, Aura. Si Reich continue de nous donner le vertige en nous entraînant dans les méandres de la musique répétitive, Hurel nous laisse de marbre malgré son intéressant travail sur les quarts de ton. Musique bourgeoise de rigueur : comme la plupart des compositeurs dits "contemporains", par son acceptation surannée de la modernité, il la caricature en défendant les attributs de la classe sociale qui l'a engendré(e). Entr'acte. Françoise remarque qu'elle a rarement entendu un compositeur contemporain aussi contemporain que Romitelli, et Sylvain Kassap de renchérir en insistant sur la réécoute indispensable de la version discographique de Professor Bad Trip par l'Ensemble Ictus, dont le répertoire correspond mieux au génial italien disparu en 2004 à l'âge de 41 ans que l'E.I.C. C'était tout de même amusant de voir Pierre Strauch s'escrimer au violoncelle électrique fuzz aux côtés de Vincent Segal à la basse, le seul de l'orchestre à oser hocher la tête ! Des trois leçons de Romitelli, la dernière laissa la mieux transparaître la magie de son art, mélange réussi de toutes les musiques "contemporaines ", au sens propre cette fois, au sein d'un langage et d'une syntaxe parfaitement maîtrisés. Les trois cordes, les trois vents, le piano, la percussion y côtoient la guitare et la basse électriques comme la bande électronique sans que cela choque à aucun moment. Romitelli se permet même de faire jouer du kazoo et de l'harmonica miniature à ses interprètes. Tout coule de source, même si c'est celle du Styx.
Pendant le concert, je scrute la salle et constate à quel point elle est éclairée. Généralement, on la noie dans le noir pour focaliser l'attention sur la scène. Dans les concerts de rock, de jazz ou de variétés, on sent bien que ça remue, on n'a pas besoin de souligner sa présence par l'image. Rien à cacher, tout le monde se tient bien. Franchement, même si c'était une belle soirée, cela manquait furieusement de soufre.
PERLES DE CULTURE Article du 21 février 2007
Professor Bad Trip et An Index of Metals (Cypress Records) de Fausto Romitelli, compositeur contemporain autant inspiré par le free que le rock, par l'école spectrale que par l'électro-acoustique, sont d'authentiques chefs d'œuvre. Même s'il touche à une probable et relative immortalité, son prénom ne l'aura hélas pas empêché d'être emporté par un cancer en 2004, à l'âge de 41 ans. La musique est d'une puissance incroyable, la richesse du matériau sonore inépuisable, l'architecture une cathédrale. Donnez à un adepte psychédélique de Henri Michaux, un fanatique de l'impureté, un enfant de "l'artificiel, du distordu et du filtré", les moyens proprets de l'institution contemporaine, et vous pourriez réussir le cocktail alchimique explosif qui a cramé ma galette argentée. L'ensemble belge Ictus le suit dans ses expérimentations démentes. Avec ou sans électronique ajoutée, la musique sonne inouïe. Dans le disque intitulé Professor Bad Trip, à côté des pièces d'ensemble, il y a un solo de flûte à bec contrebasse qui sonne comme de grandes orgues et Trash TV Trance, un solo de guitare électrique dont pourraient s'inspirer à leur tour les expérimentateurs les plus aventureux.
An Index of Metals est un double, version audio et version dvd en vidéo-opéra cosigné avec Paolo Pachini. La musique est encore plus corrosive que dans les œuvres précédentes. Utilisation de tous les bruits parasites, grattements de vinyle, friture numérique, clics, infrabasses, dans un univers varèsien adapté au nouveau siècle... On passe d'un monde à l'autre sans ne jamais quitter l'univers. La guitare électrique se même parfaitement à l'orchestre. Qu'écoutait donc Romitelli pour se détendre lorsqu'il rentrait chez lui ? A-t-il jamais fait de la scène lorsqu'il était adolescent ? Qu'y a-t-il vu et entendu ? Tant de questions sans réponse me brûlent les lèvres tandis que je suis assailli par les sons qui m'entourent et "ignorant des choses qui le concernent". Deux versions image, un ou trois écrans. Deux versions son, stéréo ou 5.1. Le travail vidéographique est décent, mais la "modernité" (comprendre "qui suit la mode") affadit le propos musical beaucoup plus ouvert et généreux. Le texte lui-même propose des hallucinations autrement plus originales (Drowninggirl, Risinggirl, Earpiercingbells). J'imagine une interprétation à la Godard dans son Histoire(s) du cinéma plutôt que ces textures cliniques, fussent-elles empruntées au réel (exercice de style que de fabriquer des images de synthèse sans aucun artifice ; je choisis ici mes moments préférés comme illustrations). Mais quel bonheur de découvrir un nouveau compositeur que l'on ignorait encore la veille ! Romitelli s'est éteint à Milan le 27 juin 2004. An Index of Metals est son requiem.
Ces albums sont sous-tendus par des dramaturgies de matière qui racontent une histoire, poèmes tremblés parfaitement maîtrisés. Ils mènent inexorablement au travail de Vigroux. Je me reconnais dans le drame (entendre théâtre et plus précisément théâtre musical radiophonique) comme dans le Drame (comprendre Un Drame Musical Instantané). Lorsque j'entends ou que je vois des choses qui me plaisent, je n'ai plus à les réaliser moi-même, ça me fait des vacances. Quel soulagement !
P.S.: en 2016, à La Scala de Paris, j'eus la chance d'assister à une version d'An Index of Metals par la soprano Donatienne Michel-Dansac, créatrice du "rôle" avec Ictus, accompagnée par United Instruments of Lucilin dirigés par Julien Leroy. Pas de vidéo, mais des lumières de François Menou, peut-être plus adaptées à l'œuvre.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 11 mars 2021 à 07:21 ::Cinéma & DVD
Mardi j'enregistrais Tout abus sera puni, un nouvel album en trio avec la flûtiste Naïssam Jalal et le violoniste Mathias Lévy. Aujourd'hui ce sont la chanteuse Élise Caron et le tromboniste Fidel Fourneyron qui sont invités à me rejoindre au Studio GRRR pour un second album qui sera également bientôt en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org ! Entre les deux, Eric Delaye m'interrogeait hier sur les instruments jouets pour un article qu'il écrit pour Libération. C'est l'occasion de republier ce petit article tut tut pouët pouët sur deux dessins animés assez peu connus de Walt Disney...
Article du 11 mars 2008
Ce film de Walt Disney tourné en 1953 présente l'évolution des instruments de musique à travers les âges. Pourquoi une trompe s'enroula sur elle-même et fut affublée de pistons devenant la trompette, comment les instruments à anche gagnèrent leurs clefs, etc. Et ça fait Toot, Whistle, Plunk and Boom [...].
Un autre petit film d'animation de la même année présente "la mélodie". Même professeur hibou, même chœur des élèves et le graphisme est aussi réussi.
Il est intéressant de noter que ce fut le première tentative 3D de Disney, même si la version présentée est hélas en 2D. Ces deux films n'appartiennent pas à l'excellente et indispensable collection des Silly Symphonies sortie en DVD à l'origine sous boîtier métallique. [P.S.: je les revois tous, ainsi que les vieux Mickey des années 1930-1940, avec mon petit-fils qui vient d'avoir 3 ans...]
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 9 mars 2021 à 00:28 ::Cinéma & DVD
Depuis cet article d'avril 2008, j'ai mis en ligne notre interprétation de L'argent de Marcel L'Herbier, d'après Zola. D'une part la musique, d'autre part le film !
Article du 4 avril 2008
Carlotta édite une copie superbe de celui que Noel Burch nomma "le plus moderne de tous les films muets". Pour cette extraordinaire adaptation du roman d'Émile Zola dont le sujet reste d'une brûlante actualité, Marcel L'Herbier, en 1928, investit la Bourse entière, engage 1500 figurants, 18 opérateurs, filme les scènes de nuit sur la Place de l'Opéra, rend sa caméra acrobate pour des plans vertigineux... Avec dans les rôles principaux Brigitte Helm, Pierre Alcover, Mary Glory, Alfred Abel, Henry Victor, mais aussi Jules Berry, Antonin Artaud, Yvette Guilbert... Le double dvd inclut un des plus époustouflants "making of" de l'histoire du cinéma, peut-être le premier, Autour de L'argent, que Jean Dréville tourna avec une petite caméra à condition de ne jamais se faire remarquer par celui qui dirigeait cette saga en blouse et gants blancs, l'envers d'un décor inouï, un second chef d'œuvre, témoignage inestimable sonorisé en 1971. D'autres bonus les accompagnent, essais des acteurs, documentaire sur le réalisateur, etc.
Avec L'argent j'avais un thème qui m'accrochait complètement. Je l'ai déjà dit : pour s'accrocher à un film, il faut un héros, qu'on l'aime ou qu'on le déteste, c'est au fond la même chose : Gance a eu Napoléon, il adorait Napoléon, il s'identifiait à lui, moi je devais trouver quelque chose du même genre, or je ne trouvais rien à adorer, mais par contre il y avait une chose que je détestais entre toutes, c'était l'argent ; d'abord parce que j'étais en faillite, ensuite parce que j'avais vu autour de moi tant d'exemples où l'argent avait joué un rôle néfaste. C'était ça, le personnage, qui me stimulait prodigieusement. C'était déjà le sens du roman de Zola, bien sûr, mais avec pas mal d'adjonctions de ma part... Le combat de l'art contre l'argent... Le combat de la vie contre l'argent. L'argent, dit Zola, c'est le fumier sur lequel pousse la vie. (Marcel L'Herbier)
La musique improvisée au piano par Jean-François Zygel est d'une très grande tenue, imagée et imaginative, à l'écoute du moindre soubresaut de l'action, mais, comme on pouvait s'y attendre, plus illustrative que complémentaire. Aussi comment ne pourrais-je regretter la version orchestrale que nous composâmes avec Un Drame Musical Instantané en 1987 pour le Centenaire de Marcel L'Herbier, avec l'accord de sa fille, Marie-Ange, et que nous créâmes début 88 au Théâtre Déjazet, puis à la Maison de la Culture du Havre... J'en possède deux enregistrements et il m'a été rapporté que le film avec notre musique circulerait sur Internet, mais nous avons encore loupé le coche : aucune de nos compositions n'a jamais été gravée, hormis le disque de L'homme à la caméra et quelques extraits aux USA, en Allemagne ou au Japon. Pour tenir en haleine les spectateurs pendant 3h20mn (la version présentée ici n'annonce bizarrement que 164 minutes !?), nous avons rivalisé d'inventions musicales, augmentant notre palette de timbres, allant enregistré dans la corbeille du Palais Brongniart aussi bien qu'au Casino de Deauville, constituant un pont entre les différentes époques et réactualisant tant le roman que le film avec un montage des actualités télévisées lors du krach de 1987. C'est avec cette radiophonie que nous abordions le générique, avant les premières images. Francis avait composé une valse merveilleuse qui résonne encore à mes oreilles comme notre trio de percussion. L'avion qui se confond avec le soleil... Le vol, si tout marche bien, doit durer 40 heures, 40 heures d'angoisse mortelle pour Line. 40 heures de manœuvres et de spéculations pour Saccard. J'espère sortir notre musique un de ces jours à défaut de la "voir", pourquoi pas, accompagner le déchainement époustouflant des extravagantes séquences de L'Herbier.
Nous étions trois derrière l'écran. Bernard Vitet jouait de la trompette et du piano, Francis Gorgé de la guitare électrique et d'une batterie de machines, je bouclais le trio aux synthétiseurs et à la flûte, sans parler des bruitages que j'ajoutais à l'ensemble. Nous avions renommé les séquences pour affirmer la modernité du film : La propriété c'est le vol, Pacotille, Yuppie Club, Jeune chair et vieux poisson, Mouvements erratiques, Les gros s'en sortent toujours, Retournement de tendance ou nouveau vertige, À bout de nerfs, Une nuit à l'Opéra, Le déclin de l'empire... Jean-Jacques Henry, qui s'occupait de nous à l'époque, nous photographia à la sortie des Archives du Film à Bois d'Arcy. Ce matin-là, France Soir titrait "New York, la baisse la plus dure", Libération "Le spectre de 1929 hante Wall Street", Le Matin "Le séisme". Le soir de la première, au milieu du spectacle, nous entendîmes hurler depuis l'orchestre : "Y a-t-il un docteur dans la salle ?" Trois heures vingt minutes représentaient un marathon, pour le public, emporté par cette symphonie lyrique, et pour nous qui en sortions épuisés. L'argent est le dernier grand film que nous ayons mis en musique, notre apothéose.
Que cette évocation ne vous fasse pas manquer cette mine d'or cinématographique, une cathédrale de pépites ! C'est aussi une démonstration exemplaire de l'arnaque boursière et du maelström des passions qu'elle suscite.
Article du 27 février 2013
Rien n'a changé depuis le krach de l'Union Générale de 1882 et le scandale de Panama de 1888 qui inspirèrent Émile Zola pour L'argent. Rien n'a changé des mécanismes boursiers depuis que l'écrivain les décrivit dans son roman publié en 1891, dix-huitième volume de la série des Rougon-Macquart. Rien n'a changé depuis l'adaptation sublime que Marcel L'Herbier en fit pour le cinématographe en 1928 à la veille du krach boursier. Rien n'a changé depuis celui d'octobre 1987 lorsque nous travaillions sur la musique du film de L'Herbier pour le centenaire du cinéaste. Rien n'a changé, si ce n'est le peu d'audace du cinéma actuel en comparaison des inventions de ce qu'il est aujourd'hui coutume d'appeler la Première Vague à laquelle appartenaient aussi Jean Epstein, Germaine Dulac, Louis Delluc... L'argent est un chef d'œuvre de 3h14, durée bollywoodienne qu'à ma grande surprise YouTube accepta sans rechigner. Si Un Drame Musical Instantané interpréta beaucoup plus souvent Le cabinet du Docteur Caligari, La glace à trois faces ou La Passion de Jeanne d'Arc, des 26 films que nous mîmes en musique depuis 1976 c'est probablement, avec L'homme à la caméra, le plus réussi de nos ciné-concerts.
Composée par Bernard Vitet (trompette, bugle, violon, trompette à anche, piano, percussion), Francis Gorgé (guitare électrique, synthétiseur, échantillonneur, valse, percussion) et moi-même (synthétiseur, échantillonneur, harmoniser, reportages, flûte, voix, inanga, percussion), la musique sait jouer des silences, évitant la logorrhée des versions du Napoléon de Gance dues à Carmine Coppola ou à Carl Davis. Comme avec L'homme à la caméra composée pour un orchestre de 15 musiciens, la partition de L'argent pour notre trio évite toute nostalgie pour propulser le chef d'œuvre de L'Herbier à notre époque, en soulignant ainsi l'actualité tant formelle que narrative.
Enregistré par mes soins au Studio GRRR à Paris le 2 mars 1988, la création eut lieu les 21 et 22 janvier précédents au Théâtre À Déjazet. Avant de mettre le film en ligne j'en avais édité les meilleurs extraits pour constituer un disque qui resta également dans nos cartons jusqu'à sa publication virtuelle, gratuite en écoute et téléchargement sur drame.org.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 4 mars 2021 à 00:24 ::Musique
Le disque de "rock" sur lequel je travaille avec Nicolas Chedmail et Frédéric Mainçon nous semble prendre ses racines dans l'album Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones. Paru fin 1967, c'est probablement leur disque qui obtint le moins de succès, trop psychédélique et fouillé pour leur public. Déjà que le nôtre me fait penser à Captain Beefheart et Scott Walker, cela ne présage rien de bon ! Les Stones se radicaliseront donc, avec Street Fighting Man et Sympathy for the Devil sur l'album suivant, Beggars Banquet, juste après le single Jumpin' Jack Flash. C'est de cette veine qu'est fait Gimme Shelter, filmé pendant la tournée américaine de novembre-décembre 1969 qui finira avec le tragique concert d'Altamont. Viendra d'ailleurs ensuite Let It Bleed. En effet, "You can't always get what you want !"
DES PIERRES ROULAIENT DANS LE CHAMP Article du 30 mars 2008
L'autre soir, j'ai regardé Gimme Shelter de Albert Maysles, David Maysles et Charlotte Zwerin que je n'avais jamais vu malgré sa réputation et celle du festival gratuit d'Altamont qui marqua la fin des années 60 et du petit nuage psychédélique que Monterey et Woodstock avaient réfléchi. À l'époque, j'avais probablement craint un truc violent, comme je voyais le hard rock, que Led Zeppelin, entre autres, incarnait à mes oreilles. Les Rolling Stones en faisaient partie, trop lourds, trop physiques à mon goût. Je préférais le côté planant de la West Coast (j'ignorais qu'Altamont se situait près de San Francisco) et je n'en avais plus que pour Zappa et Beefheart. Altamont eut lieu le 6 décembre 1969 à l'initiative des Stones. Y étaient programmés Santana, Jefferson Airplane, The Flying Burrito Brothers et Crosby, Stills, Nash and Young, les anglais clôturant l'évènement. Devant le manque d'organisation catastrophique, le Grateful Dead avait annulé sa prestation.
Au delà de l'énergie de Mick Jagger qui m'a toujours bluffé, depuis le concert de 1965 auquel j'assistai à l'Olympia, je suis subjugué par le film, véritable documentaire de création sous la forme d'une enquête policière sans que les auteurs aient eu besoin d'ajouter le moindre commentaire. Ils eurent la chance de se trouver là pendant les préparatifs, les tractations avec l'avocat retors des Stones (qui avait été celui de Jack Ruby, l'assassin d'Oswald dans l'affaire du Président Kennedy), le concert évidemment, mais également tout ce qui s'est passé off stage, magnifiques instants capturés parmi la foule des 300 000 spectateurs, ambiguïté de Mick Jagger sur la conduite à tenir, et, surtout, le meurtre d'un jeune black par un des Hell's Angels survoltés. Meredith Hunter, facilement repérable dans son élégant costume vert pomme, avait dégainé un flingue vers la scène lorsqu'il fut ceinturé et poignardé par les Anges, chargés du service de sécurité. Les cadrages d'Albert Maysles sont époustouflants, le montage de Charlotte Zwerin aussi intelligent que le sera son génial film sur Thelonious Monk, Straight No Chaser. Il n'y a pas que la musique, Gimme Shelter est tout simplement un grand film noir.
Ce documentaire exceptionnel, édité en dvd sur le label de référence Criterion, remasterisé de main de maître, avec un paquet de bonus passionnants, [...] est, depuis cet article de 2008, paru en édition française.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 26 février 2021 à 02:22 ::Perso
J'en ai un peu marre de transformer mon blog en chroniques de disques et de films. Sans voyages, sans expos, sans spectacles vivants, l'espace vital s'est considérablement réduit. Rubriques désertées. J'ose à peine parler de ma peine à me retrouver seul et je saoule mes copains avec mes histoires qui ne mènent nulle part. Heureusement le printemps approche, et même encore heureux qu'on va vers l'été ! J'ai repris mes notes, des noires, des blanches, des croches et des soupirs. En cette matière j'évite les triolets, mais reprendre les liaisons m'apparaît salutaire. J'écrirais bien une chanson en m'inspirant de cette forme, développant les sous-entendus, dessinant un rythme inédit dont je ne soupçonnais rien encore il y a deux lignes. J'aime improviser sur mon clavier de lettres comme sur celui des sons. Rattraper la phrase précédente par une nouvelle pirouette. Imaginant mon lecteur, ma lectrice.
Je croyais m’entendre. Pas seulement le rythme, mais la petite musique. Les raisons d’écrire, la question de l’âge, la liberté d’être soi. En y repensant, je me suis trompé. Les berceaux familiaux sont Vaucouleurs en Lorraine et Marmoutier en Alsace. Je n’y ai jamais mis les pieds. Je suis né à Paris, dans la rue des martyrs. Ma mère est née boulevard de Strasbourg et ma grand-mère rue du Faubourg Saint-Denis. Un vrai petit Parisien. Mon père était angevin, parce que le sien avait été muté à la direction de l’usine d’électricité d’Angers. Cela peut sembler des détails. Anges. Danger. Le vin. Chabrot. Levain. Strasbourg. Faux bourg. Électricité. J’ai l’impression de ne jamais travailler et d’être sur le pont du matin au soir. Je dors très peu. Je vis beaucoup. Enfant, j’étais très timide. Je suis devenu extraverti. Comment expliquer autrement la scène et mon journal extime ? Pour aborder les femmes, j’ai toujours écrit, incapable d’exprimer oralement mon attirance. L’avantage des sites de rencontres, c’est que le premier pas est fait, on sait pourquoi on est là, du moins on croit le savoir, je me sens délivré d’un fardeau, complexes toujours liés à l’enfance, de ne pas se trouver beau, de se penser intelligent, une histoire des origines… Mes doigts dansent sur le clavier, deux doigts, sans jamais me relire pour garder l’élan intact. À force de taper, j’entends mon cœur qui bat la mesure. Boum, boum, boum, la basse. Le texte porte la mélodie. Les bruits de la rue qui s’éveille dessinent les accords. Je ne sais plus où j’en suis. Mon célibat, la crise dite sanitaire, m’ont déstabilisé, comme tout le monde. Je m’en sors plutôt bien. Volontarisme. Je suis pourtant très entouré. Les voisins, mes amis, ma fille, il n’est pas un jour sans que je ne reçoive une visite. Je suis un homme de partage, un goût immodéré pour le collectif. La musique, le cinéma. Mais là je suis seul. Ce n’est pas ça la solitude. Quel coquin ! Vilma me faisait remarquer que la maison est si propre et bien rangée qu’on dirait qu’une femme y vit avec moi. Je lui ai répondu que j’avais donc réussi à me le faire croire. La maison est très grande. Elle a envie que je trouve chaussure à mon pied. Chose sûre, le pied. Mes jeux de mots sont-ils des pauses ou des poses ? Je ne suis jamais seul. J’ai deux chats qui entrent et sortent comme ça leur chante, même s’ils préfèrent miauler pour que je leur ouvre. Ils n’ont jamais été aussi câlins depuis que je vis seul. Enfin... Seul ? Enfin seul ! C’est ce que j'ai prononcé à haute-voix un jour, il y a vingt ans après une vilaine histoire, je n’avais plus que mes propres problèmes. Pourtant j’aime soulager mes congénères de leur fardeau. Lorsqu’on me demande de l’aide, j’arrête ce que je fais, toutes affaires cessantes, et je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire le jour même. Sinon ça reste en plan. Je n’ai jamais non plus rendu un projet en retard. Enfant, je courrais pour aller à l’école, jusqu’à ce que j’enfourche ma mobylette grise qui changea ma vie. Maintenant je marche. Même le vélo m’empêche d’admirer les cariatides ou d'échanger un sourire. Il paraît que c’est bon pour la santé. Je n’aimais pas marcher. Je m’y suis mis. Aujourd’hui on me fait un scanner des poumons. En cas de très gros effort j’ai un étau dans la poitrine et ce n’est pas le cœur, je suis passé sur le billard pour la première fois de ma vie, coronarographie, le chirurgien n’a rien trouvé. Si, le cœur, mon cœur qui bat, certes comme à son premier rendez-vous un jeune homme qui me ressemble. On ne se refait pas. C’est tout l’effet que me fait une rencontre. Je pourrais parler comme ça jusqu’à demain, de vos yeux, de vos mains, que m’importe le sang puisque je suis artiste et que l’amour dicte sa loi. C’est fleur bleue. Je mélange les chansons. Je n’ai vraiment lu qu’à partir de vingt ans. J’eus pourtant de bons maîtres comme Julien Gracq au lycée, mais il était prof d’histoire-géo. Des milliers de livres à la maison, combien en ai-je ouverts ? Si j'ai dévoré Cocteau, Ramuz, Cendrars, Schnitzler, Céline, c’est Michaux qui m’a fait sauter le pas. Un soir de panaris, mon maître, un passeur, m’a fait lire Le bras cassé. En donnant des adjectifs à la douleur je l’ai apprivoisée et je me suis endormi. Je ne remercierai jamais assez Jean-André Fieschi. J’ai eu tellement de chance dans ma vie. Je sais, la chance ça se travaille, facile pour un workaholic. J’ai tant aimé, été tant aimé, je reste ami avec toutes mes ex, du moins celles qui ont vraiment compté. Chaque fois que j’écris ce verbe, je me dis que je devrais l’épeler comme un conte. Comme conter sur ses doigts, au bout de ses doigts. Les yeux, les mains, la silhouette, les intentions, le vecteur qui nous pousse et nous attire. Si l’on dit le cœur, c’est parce qu’on n’est rien sans lui ? Le mien joue du tam tam. Est-ce parce que j’aime le bruit ? Tous les bruits du monde. Je les organise. C'est la musique. Même le silence. Ce matin il est assourdissant. À me demander si je n’ai pas des acouphènes. Je vais finir mon petit-déjeuner, mettre en chauffe le sauna que j’ai installé au fond du jardin, j’y passe une vingtaine de minutes chaque matin. Depuis, je ne me coince plus jamais le dos et j’ai fait baisser le sucre et le gras dans mon sang, ce qui ne change pas l’appétit des moustiques qui m’adorent, mais là ils dorment encore. Quelle mouche me pique ? Est-ce une flèche ou son évocation ? Je ne cherche plus mes mots. Je me relis rarement, sauf aujourd'hui puisqu'il s'agit de réécriture. Si vous voyiez ma collection de dictionnaires... À six ans j’ai épuisé le Petit Larousse de A à Z. Hélas j'ai peu de mémoire, je suis seulement bien organisé. Savoir qui on est n’a pas beaucoup d’importance, savoir ce qu’on veut et s’en donner les moyens c’est autre chose. Je suis comme l’héroïne de Michael Powell, I know where I’m going !
La liseuse était restée sur la table du jardin. Seule. Devant le fauteuil vide. J’aurais pu la chercher longtemps. Oulala, cachée sous la table, surveillait le moment où je m'en apercevrais. La nuit était tombée, de haut. Le temps s’était machinalement arrêté lorsque j’eus compris que j’avais raté tous les messages d’une de mes boîtes. J’aurais préféré parler de choses plus amusantes, mais vous m’avez demandé comment s’était passée ma journée et, comme lorsqu’on me donne du « comment ça va ? », j’ai l’habitude de répondre bêtement sincèrement, sans pour autant rappeler son origine scatologique, il ne faut pas exagérer, alors que pour beaucoup ce n’est qu’une formule de politesse. Je les ennuie probablement. Rater ces messages, quel mauvais tour ! Enfant, j’ai passé beaucoup d’après-midis devant le miroir du salon à faire et refaire des tours de magie. Je n’étais pas si habile de mes mains. Je palliais cette gaucherie par le langage, embobinant mes spectateurs pour qu’ils n’aperçoivent pas mes sauts de coupe. Qu’est-ce donc que l’art sinon un tour de passe-passe, une manière de cacher son jeu en inventant des histoires, des histoires à soi ? Lorsqu’on n’aime pas le monde où l’on vit, on s’en invente de nouveaux. Il ne reste plus qu’à les rendre séduisants pour partager les agapes. Hier soir, j’ai lu un petit ouvrage intitulé Un homme aborde une femme. C’est dense. Les digressions sont sensuelles, elles dansent, c’est vrai. J’avais presqu’envie de finir les phrases de Fabienne Jacob ou plutôt de m’y glisser comme un conspirateur. Pas de masque en papier. Un loup. Comme dans les films de Feuillade. Les miennes aussi restent ouvertes, sur le ciel, la voûte étoilée en montagne quand il y a beaucoup plus de lumière que d’obscurité à force de trous d’épingles si rapprochés. J’aime les paysages nus, la forêt vierge, le désert de sable, l’horizon maritime, ils n’ont pas d’histoire, juste la géographie. Les hommes et les femmes d’avant l’Histoire admiraient le même panorama. Ils et elles vivaient les mêmes histoires. Moi aussi, j’ai été plaqué après quinze ans de complicité absolue, pas plaquée, on dit ghostée. Elle est partie rejoindre son père avec un sourire jusqu’aux oreilles et n’a plus répondu à mes mails, à mes textos, à mes coups de téléphone, pendant deux mois, un supplice, et elle ne s’en est jamais expliquée. Personne ne sait pourquoi, aucune de ses amies les plus fidèles. Elle-même le sait-elle ? Tout le monde en doute. Deux mois plus tard nous divorcions, à l’amiable. La connaissant je ne cherche pas à comprendre, j’ai évidemment une petite idée, culpabilité de l'enfance, intrigue shakespearienne emprunte de vénalité, éloge de la fuite, mais ce n’est qu’une interprétation et cela n’a aucune importance, personne ne saura probablement jamais le mot de la fin. Quinze années de bonheur pour sombrer dans l'énigme. Une coda à la mesure de toute une vie de fantaisie. Je n’aurais pas raconté cela si je n’avais lu ce livre. Je m'y retrouve. S'inscrire en faux de la doxa. On peut ne pas adhérer à #metoo pour ne pas se penser victime. Je raconterai un jour comment ma fille mit en déroute six lascars agressifs alors que deux ailes d’ange lui avaient poussé sur le dos. Ce n’est pas une métaphore. Un ange s’était retourné, menaçant de mort leur chef. Les gamins prirent leurs jambes à leur cou. J’adore les digressions, comme un sandwich quantique. Un miroir, une glace sans tain, un miroir déformant, un selfie fake, parfum qui manque à Berthillon, j’aimerais m’y inscrire, m’y écrire, m’y lover, French lover, l’eau verte, la chemise à damier, ah dame hier déjà et j’ose me livrer ainsi, même si j’ai coupé les passages les plus intimes. Qu’est-ce que cela devait être alors, me direz-vous ? La liberté me manque. Fantaisie refoulée par les générations suivantes. Je n’ai jamais adressé la parole à une femme dans la rue, ou dans un café, sans la connaître auparavant. Je me demande même si cela m’est arrivé dans une fête, du moins sans m’immiscer dans une conversation. J’ai fui tout ce qui pouvait m’associer aux machos. Au point d'oublier mon plaisir au profit de celui des femmes, une autre forme de la phallocratie. J’ai souvent attendu qu'elles fassent le premier pas. Ou bien je leur écris. C’est ainsi que j’ai commencé, commencé à écrire, avant la musique, avant tout. Sans cette timidité qui m’asphyxiait je n’aurais probablement rien produit. La souffrance se transformait ainsi en jouissance, un jeu de construction. Taper sur les touches du piano à en décapiter un marteau. Cela me rassurait de constater que les garçons pleurent. J’ai écrit pour faire le joli cœur, écrit lorsque j’étais désespéré, maintenant je peux écrire pour le plaisir d’écrire, construire des cathédrales sonores, agencer des images en soignant les ruptures, me repaître du hors-champ, lieu de tous les possibles, le rêve. Alors bien sûr je rêve, quoi de plus doux, surtout si l’on se donne les moyens de les rendre réels. Parce qu’il n’y a pas de plus beau rêve que la réalité. Celle qui vous gicle au visage, vous aveugle avant de vous laver les mirettes, celle qui vous donne des ailes…
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 25 février 2021 à 00:16 ::Musique
La pile des disques de saxophonistes s'élève toujours plus haut sans que mon émoi suive le rythme. C'est un peu comme les trios piano-basse-batterie : la plupart du temps les bras m'en tombent. Comment peut-on se complaire à tant de banalité quand on connaît les modèles qui les ont inspirés ? Je me force à tout écouter, des chanteuses jazzy, dont les pochettes sont plus vulgaires les unes que les autres, aux fouillis libertaire d'un autre âge. Et puis il y a les disques suffisamment personnels pour que j'ai envie d'une nouvelle tournée, des fois qu'ils m'inspirent un point de vue personnel. Je remets ça sur le zinc. Sinon je passe, bien malgré moi. De temps en temps, mon cœur ou mon ciboulot guident mes doigts sur les lettres en blanc sur noir, danseurs de claquettes sur la piste de ce clavier aux immuables rangées. Le crochet radiophonique, aussi cruel que déterminé, ne laisse pas de seconde chance aux recalés et "l'ordinateur" des pompes funèbres envoie combien de faire-part aux boîtes en carton où s'empilent les malheureux que j'aurais préféré célébrer. Je n'ose ni les jeter, ni les vendre. Tant de travail en vain. Je sais ce que c'est. Je peux parfois les donner à de meilleurs convives qui apprécieront ce qui m'aura laissé de glace.
Comme le soleil inattendu de ces derniers jours, certains disques envoient leurs rayons, réchauffant le cœur et comblant les neurones. Alors j'écoute ces drôles d'oiseaux et je repasse les plats de ne pas être rassasié au premier passage. J'exagère. Ce n'est pas ainsi qu'on maigrit. Les étagères ploient sous le poids des ans. Là, c'est vraiment bien. Là, c'est le titre de l'album du trio formé par le saxophoniste Baptiste Boiron (soprano, alto et ténor) avec le contrebassiste Bruno Chevillon et Frédéric Gastard au saxophone basse. Ces deux-là, je les connaissais et les aimais presque partout, depuis longtemps. Mais Boiron, qui signe compositions et arrangements, non, pas vu pas pris. Quelle bonne surprise ! À cheval entre le jazz et la musique contemporaine, comme presque tout ce qui m'emballe, son galop d'essai est transformé par une écriture inventive qui joue des timbres en fin philatéliste sonore. Ses habiles constructions sont aussi graves qu'aiguës, aussi enlevées que reposées. Le premier CD de ce double album (enregistré au merveilleux Centre d’Art de Kerguéhennec, à Bignan, que nous avons visité l'été dernier) vous attrape au saut du lit, sautillant sur place au lever du jour, comme les trois coups d'une pièce dont on ne sait rien encore. Le second est nocturne, d'une inimitable délicatesse. Si les anagrammes des titres saluent Thelonious Monk (nus, MonoliThe ok), Anthony Braxton (hAt noyant Bronx), Steve Lacy (avec StyLe), je n'ai pas reconnu qui se cachaient derrière MAlin né délivré ou trace de Fard Gris, et pour cause : la musique de Baptiste Boiron est la sienne. Là, ça claque et ça file, ça se tend et détend, ça monte et descend, ça semble et s'assemble, sas sensas et ça se sent... Les deux basses, comme lorsque Portal bénéficiait de Beb Guérin et Léon Francioli dans l'Unit solidaire, donnent l'impression d'un orchestre ample et fourni. C'est amusant de constater qu'il y aurait une composition de Keith Jarrett et deux de Coltrane au milieu du lot, parce que je ne les entends pas. J'entends là, un point, c'est tout.
→ Baptiste Boiron, Bruno Chevillon & Frédéric Gastard, Là, double CD Ayler Records, 15€ (11€ en numérique sur Bandcamp)
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 24 février 2021 à 00:04 ::Musique
La semaine dernière, je suis allé faire mes courses nippo-coréennes dans le quartier de l'Opéra. Il était onze heures. L'avenue était déserte, comme si le jour ne s'était pas encore levé. On se serait cru pendant l'Occupation, comme on le voit dans les films. Je suis rentré, il y avait tout de même un peu d'embouteillage à cause des travaux et d'un plan de circulation quasi innavigable sans l'application Waze. Dans la boîte aux lettres m'attendait l'album concocté par Tim Le Net, un disque conçu et enregistré pendant le premier confinement, histoire de laisser une trace de cette étrange époque où, à force de marcher sur la tête, on risque de la perdre. Depuis sa péniche, le jeune accordéoniste a invité dix auteurs à réfléchir ces moments de solitude. Puis sont venus des chanteurs, des musiciens, des filles et des garçons solidaires les uns des autres qui ont apporté chacun, chacune, un bout de leur vie en partage. Ils et elles sont 37, un nombre premier, indivisible.
Quelle surprise d'entendre ma fille ouvrir l'album de sa voix claire et toujours aussi juvénile. Je me souviens du jour où elle a quitté L'Île Tudy pour enregistrer à La Roche-Bernard, bravant l'interdit de se déplacer. Si l'on ne désobéissait pas, au moins un peu, nous serions morts depuis longtemps. Sur le texte d'Eric Planchot, Elsa est accompagnée par Mael Lhopiteau à la harpe électrique, Nathan Hanson au sax, Jannick Martin à l'accordéon, Grégoire Chomel au tuba et Tim évidemment. Lui succèdent Louise Robard, Samuel Covel, Barbara Letoqueux, Marcellin Djaonarama, Desdamona, Hélène Troffigué, Agathe Bosch, Ghislain Lemaire, Parveen Sabrina Khan, Sylvain GirO, Youenn Lange, autant de voix singulières qui finissent par faire front, dans une extrême tendresse.
Je ne voudrais oublier personne, même si la liste peut paraître fastidieuse, car c'est en regroupant nos isolements que nous pourrons renverser le monstre qui nous assassine à petit feu, et parfois à coups de grenades sanguinaires qu'ils appellent de désencerclement. Je veux donc célébrer le cercle que composent Joël Bosc, Jeff Alluin, Gaël Steindl (d'autres auteurs), Martin Goodwin (sound design), Mathieu Le Rouzic, Martin Chapron et Antoine Lahay (guitare), Youenn Rohaut, Gabriel Faure, Pierre Droual et Baltazar Montanaro (violon), Pauline Willerval (gadulka), Antoine Péran (flûte), Meriadeg Lorho-Pasco et Dylan Gully (clarinette), Sylvain Barou (duduk, bansuri), Maël Morel (sax), Yann Le Bozec (contrebasse), Armel Goupil (marimba), Ilyas Raphaël Khan (tabla), Aurélien Clarambaux (mixage), Eric Courtet (photo), Marine Cariou (graphisme)...
Tous chantent l'espoir de reprendre leur vie confisquée par ces parenthèses. Pourtant, elles n'en finissent pas de s'allonger, repoussant l'issue sans offrir de perspectives. Les artistes subissent particulièrement l'absurdité d'une gestion aussi malveillante qu'incompétente. Pas autant que les étudiants à l'élan brisé dans l'œuf. Pas autant que les pré-adolescents qui ne se voient plus d'avenir, de n'avoir rien connu d'autre, au point de sombrer dans le suicide. J'ignore si l'on en parle dans la presse, je ne lis plus celle qui est aux ordres depuis plus de vingt ans. Je survole les médias alternatifs, ceux dont on nous dit de nous méfier parce qu'ils colporteraient des fake news, alors que l'État et le Capital en sont les principaux fomenteurs et les actionnaires. Et j'entends ce que me rapportent les amis ou les psys de ma connaissance. 14 ans, 15 ans, est-ce un âge pour se donner la mort, de ne pas être capables d'imaginer un après ? Les criminels devront être traduits en justice. C'est la raison pour laquelle ils durcissent les lois et réduisent les libertés, tandis que le pays est anesthésiée par la peur savamment entretenue.
Alors, ces parenthèses de douceur et de convivialité nous réchauffent le cœur alors que le printemps s'approche avec ses couronnes de fleurs, son soleil vengeur et sa rage de vivre.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 23 février 2021 à 00:01 ::Musique
S'il est un endroit où Michel Portal excelle toujours, à 85 ans, faisant preuve d'une rare sensibilité, c'est bien en tant que clarinettiste classique et contemporain. Je me souviens du film de Jean-Louis Comolli où il donnait une leçon autour du concerto de Mozart, de son enregistrement de Domaines de Pierre Boulez ou d'œuvres de Brahms. À l'envers, citerai-je tout ce qu'il doit au jazz à commencer par le mythique concert du Unit à Châteauvallon en 1972 avec Bernard Vitet, Beb Guérin, Léon Francioli, Pierre Favre et Tamia, ou ses improvisations d'une exceptionnelle invention jusqu'à ce qu'il se laisse séduire par les sirènes afro-américaines ou aligne les musiques de films comme autant de trophées ? Jean Rochard, maître du label nato, et producteur, il y a quinze-vingt ans déjà, de quatre albums de Portal chez Universal, me suggère d'écouter Double, un disque que le clarinettiste vient d'enregistrer avec son comparse Paul Meyer qui joue et dirige l'Orchestre royal de chambre de Wallonie.
Je suis novice en ce qui concerne le baroque, mais Michel Portal semble avoir été conquis par cette musique qu'il ne connaissait pas particulièrement. Après le Concerto n°4 en si bémol majeur pour deux clarinettes de Carl Stamitz (1745-1801), le Concerto en ré mineur pour 2 chalumeaux et cordes et la sonate en mi mineur de Georg Philipp Telemann (1681-1767), il revient clairement au romantisme avec Herbstlied pour clarinette et quatuor à cordes de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), arrangé par le compositeur contemporain Tōru Takemitsu. La sehnsucht convient mieux à mon caractère fleur bleue ! Même sentiment avec les Konzertstücke n°1 & 2 de Felix Mendelssohn (1809 - 1847), que leurs mouvements fassent écho à ma solitude qui n'a rien de splendide ou me laissent m'envoler dans une allégresse retrouvée. Les deux clarinettistes ferment le ban en laissant de côté l'orchestre, pour le duo en do majeur de Carl Philipp Emanuel Bach (1714 - 1788), montrant que le caméléon sait toujours aussi bien prendre la couleur de la muraille. L'Histoire de la musique se nourrit de ces va-et-vient. Le programme fait ainsi dialoguer ces vestiges par le truchement du présent, même si la musique baroque ne se joue plus de cette manière aujourd'hui, communiquant à nos âmes ses délicats vertiges.
→ Michel Portal, Paul Meyer et l'Orchestre royal de chambre de Wallonie, Double, CD Alpha/Outhere Music
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 22 février 2021 à 00:01 ::Musique
En mars je reprends les enregistrements conviviaux où nous jouons pour nous rencontrer, et non le contraire comme il est d'usage entre improvisateurs et improvisatrices. Mes prochain/e/s invité/e/s sont la flûtiste Naïssam Jalal et le violoniste Mathias Lévy, la chanteuse Élise Caron et le tromboniste Fidel Fourneyron.
Ce n’est pas à Citizen Jazz qu’on vous dira le contraire : il faut toujours avoir un œil sur ce que fait Jean-Jacques Birgé. Que ce soit dans sa vision du futur ou dans ses projections du passé, il est une voix toujours très pertinente et inventive de nos musiques. Depuis des années, le musicien francilien propose sur son site internet drame.org des enregistrements disponibles gracieusement, sur la base de rencontres, de jeux communs et d’idées qui doivent autant au hasard qu’au plaisir partagé de l’improvisation. Nous avions évoqué ceux-ci dans ce choix tout autant artistique ici et là, et c’est une saine discipline que d’aller se faire un drame de temps en temps. Ce qui n’empêche pas d’avoir un guide touristique pour redécouvrir le moelleux « Tapis Volant » de l’hôte du Studio GRRR avec Alexandra Grimal, ou « Acceptez un conseil » avec Médéric Collignon et Julien Desprez sur l’un des multiples Un coup de dés jamais n’abolira le hasard où Birgé mélange son électronique avec des baudruches. L’invention toujours, et un certain rapport à l’imprévisible.
Pique-nique au labo n’est pas seulement une compilation de ces moments de liberté. C’est un panorama des artistes prêts à lâcher la bride, de Sophie Bernado et Linda Edsjö sur le joyeux « Marron Marrant » à Christelle Séry et Jonathan Pontier et leur « Remember Those Quiet Evenings » sur le plus récent WD-40 qui permet de goûter, pour ceux qui n’en auraient pas eu l’occasion, au grand talent de la guitariste qu’on retrouvera dans le prochain programme de l’ONJ de Fred Maurin. C’est un peu le plaisir que Birgé prend et nous procure, celui d’aller à la rencontre de cette génération - dans son sens le plus large - de musiciens affranchis et fureteurs, et de leur proposer de gratter un peu plus loin, au-delà du vernis.
Dans le labo de ce sorcier de Jean-Jacques Birgé, on refait le monde et on s’amuse bien. Le pique-nique est un moment de partage. Chacun apporte ses plats, on mange avec les doigts. En général il fait beau, il fait chaud, et les nappes sont à carreaux. C’est précisément ce dont on a besoin en ce moment de froid et de distanciation. Quoi de mieux alors que ce « Toussaint Louverture » avec Hasse Poulsen et Wassim Halal qui danse en liberté et sans but dans un champ à défricher où les interférences électroniques se brisent une à une pour invoquer la chaleur de l’été ?
L'article est suivi d'un lien vers Bandcamp qui permet d'écouter in extenso Pique-nique au labo , mon dernier disque avec ses 28 invités...
Double CD GRRR, dist. Orkhêstra
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 19 février 2021 à 00:14 ::Cinéma & DVD
N'étant définitivement pas touché par l'humour des Monty Python, en l'occurrence Jabberwocky de Terry Gilliam, je me suis rabattu sur un autre Blu-Ray également publié par Carlotta, une comédie charmante de Billy Wilder intitulée Love in the Afternoon que les Français appelèrent Ariane, habitués à réinterpréter les films étrangers en les renommant !
Dans ses comédies, Billy Wilder est définitivement le descendant direct d'Ernst Lubitsch. À la fin des années 30, il a d'ailleurs écrit les scénarios de La Huitième Femme de Barbe-Bleue et Ninotchka pour son mentor. Voilà l'humour qui me fait vibrer ! Je peux voir et revoir Ninotchka (dont je connais certains passages par cœur), ou Ball of Fire (quelle énergie !) réalisé par Howard Hawks, films où les femmes montrent leur ascendant flagrant. Greta Garbo ou Barbara Stanwick y sont absolument épatantes. Nous retrouvons cette délirante euphorie lorsqu'il signa Certains l'aiment chaud (Some Like It Hot) (Nobody's perfect !) ou One, Two, Three (l'anticommunisme primaire me rend particulièrement hilare). Mais Wilder est aussi l'auteur de Assurance sur la mort (Double Indemnity), La Scandaleuse de Berlin (A Foreign Affair), Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard), Le Gouffre aux chimères (Ace in the Hole), Témoin à charge (Witness for the Prosecution), La Vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes) et tant d'autres dans des genres très différents. Quel qu'il soit, il a toujours un regard critique et acéré sur le monde.
Ariane réunit Gary Cooper, Audrey Hepburn et Maurice Chevalier pour une comédie sentimentale pleine de toupet se déroulant à Paris (décors d'Alexandre Trauner). Ajoutez à ce quatuor, un second, l'orchestre tzigane qui suit partout, jusque dans un bain de vapeur, le milliardaire que veut séduire la fille d'un détective privé, et vous obtenez un bouquet de fleurs printanières incroyable. En 1957, le Code Hays obligeant les cinéastes à suggérer plutôt que montrer, Wilder trouve nombreuses astuces de mise en scène et de cadrages. Les références à Lubitsch sont nombreuses, sans compter Maurice Chevalier qui tourna avec lui The Love Parade, The Smiling Lieutenant, One Hour With You et The Merry Widow, et Gary Cooper qui de son côté additionna Paramount on Parade, Si j'avais un million (If I Had a Million), Sérénade à trois (Design for Living) et La Huitième Femme de Barbe-bleue. La jeune espiègle Audrey Hepburn n'avait que 18 ans, mais déjà douze apparitions à l'écran dont Vacances romaines, Sabrina, Guerre et Paix, Funny Face. Wilder, qui signe le scénario avec le Roumain I.A.L. Diamond, complice de tous ses films suivants, a toujours aimé la provocation. Cette histoire d'amour entre un riche vieux beau et une jeune ingénue délurée a de drôles d'échos à l'époque de #metoo et renvoie à l'excellente blague de Blanche Gardin lors de la remise des Césars en 2018. J'ai repris le titre américain pour mon article, mais la gestion absurde de la crise dite sanitaire renvoie l'introduction du film à un passé qui n'a hélas rien d'actualité : “À Paris, les gens mangent mieux. À Paris, les gens font l'amour, peut-être pas mieux, mais certainement plus souvent”.
Si le somptueux coffret est épuisé, le DVD offre des suppléments de choix. Ariane, rapports de tournage permet à N.T. Binh d'approcher le département des archives papier et photos de la Cinémathèque Française, révélant certains détails pour la première fois. Idem avec l'autre court documentaire Au fil d'Ariane ou La complicité magnifique du couturier Hubert de Givenchy avec Audrey Hepburn. Le plus passionnant ne figure que sur la version Blu-Ray : Portrait d'un homme à 60% parfait Billy Wilder est un documentaire d'Annie Tresgot et Michel Ciment où le journaliste passe du temps avec le cinéaste qui ne tient pas en place, évoquant sa Vienne natale, son immigration aux États-Unis pour fuir le nazisme, et ses films, essentiellement à partir de Certains l'aiment chaud, avec les témoignages délicieux de Jack Lemmon (pour aussi The Apartment, Irma La Douce, The Fortune Cookie, Avanti!) et Walter Matthau (pour The Fortune Cookie, The Front Page, Buddy Buddy). Clin d'œil amical à Annie Tresgot que je n'ai pas vue depuis des décennies et qui en 1971 fit partie du jury qui m'adouba lors du concours de l'Idhec, donc sans qui je n'aurais probablement jamais écrit cet article, ni aucun de ce type.
→ Billy Wilder, Ariane, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€
Enfant, j'entendais mes parents parler d'un poète avec un nom qui sonnait bizarrement musical. Son style onomatopique résonne encore à mes oreilles quand mon père imitait la poésie lettriste. Dans les années 50, Isidore Isou, comme Boris Vian, rédigeait des petits textes grivois pour une revue légère dont mon père s'occupait. Ni l'un ni l'autre ne signaient ces petites choses destinées à arrondir leurs fins de mois. Il est probable que les singeries musicales paternelles m'influencèrent plus tard dans mon goût pour les allitérations et la musique contemporaine !
Dans le volume 2 de l'Anthologie "Avant-garde" éditée en double dvd par Kino à partir de la collection Raymond Rohauer (édition américaine multizones lisible sur un lecteur dvd français, sous-titres anglais non optionnels), je découvre enfin le Traité de bave et d'éternité de l'inventeur du lettrisme, aux côtés d'un magnifique Paul Léni, Rebus-Film n°1, d'un des deux films de Jean Epstein que j'ai maintes fois mis en musique avec le Drame, La chute de la Maison Usher (l'autre, La glace à trois faces, figure avec Le tempestaire sur le Volume 1), du Pacific 231 de Mitry avec la musique d'Arthur Honegger, et de films de Willard Haas, Marie Menken, Sidney Peterson, James Broughton, Gregory J. Markopoulos, Dimitri Kirsanoff et Stan Brakhage que je n'ai pas encore eu le temps de regarder. Le volume 2 couvre la période 1928-1954.
Les deux premiers tiers du film de deux heures d'Isidore Isou (1951, une version expurgée de 78 minutes figure sur ubu.com) est une déambulation dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés tandis que le poète, devenu cinéaste pour l'occasion, déballe une loghorrée de provocations incisives et mégalomaniaques, critiques explosives du cinéma bourgeois anticipant le situationnisme de Debord, humour dévastateur qui trouve son apogée dans la dernière partie où les outrages graphiques à la pellicule sont enfin accompagnés de poésie lettriste. Le film fait partie de ces objets rares, culte pour certains, dont on a entendu parler, mais qui furent longtemps difficiles à voir ou entendre, comme Pour en finir avec jugement de dieu d'Antonin Artaud ou Radiophonie de Jacques Lacan, comme le film La dialectique peut-elle casser des briques ou maints chefs d'œuvre du cinéma expérimental.
P.S. de 2021 : Le DVD du Traité de bave et d'éternité est aujourd'hui disponible sur Re-Voir.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 17 février 2021 à 00:05 ::Musique
Il ne nous reste que des souvenirs, aujourd'hui un autre d'il y a treize ans.
Leur morne absurdité condamne des générations d'artistes, les plus jeunes plus fragiles que tous les autres. Notre création Perspectives du XXIIe siècle est ajournée sine die. Alors nous nous replions sur nos pénates. Notre force de résistance est intacte. Ils ont tout à craindre. Elle explosera. En attendant, dans le mois qui vient j'enregistrerai deux trios, le premier avec Naïssam Jalal et Mathias Lévy, le second avec Élise Caron et Fidel Fourneyron. C'est dire si je ne me laisse pas abattre !
Article du 18 mars 2008
Donc, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'emporterai pas de clavier. Mon instrument principal devient mon micro devant lequel je chante, joue de la flûte et de la trompette à anche. Je transforme tous les sons en temps réel, les miens comme ceux que Nicolas produit en jouant de ses modules interactifs, avec mon Eventide (une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmés) et mon AirFX que je module sans le toucher en faisant au dessus de lui des passes "magnétiques" (en fait, optiques, puisqu'il s'agit d'un rayon avec un système de repères en 3D). Jamais nous ne sommes parvenus à faire aussi bien ressortir l'humour grinçant de Jumeau Bar, les effets amplifiant les intentions critiques que véhicule ce petit bar de campagne. Après un White Rituals des plus SM, voix et flûte aidant, j'accompagne L'ardoise avec mon Tenori-on dont je joue ce soir pour la première fois. J'oscille entre le côté kawaï (mignon) des dessins d'enfants et les sujets graves qu'ils évoquent. Lorsque je n'installe pas le cadre, décor qui permettra tous les possibles et parfois même l'impossible, je cherche surtout la complémentarité avec les images projetées par Nicolas. Nous terminons notre petite prestation par de délicats et lugubres Dormeurs qui s'écroulent au combat comme des quilles s'affalant sous leur propre poids et font sonner leur marche ralentie au son d'une martiale trompette à anche. Rebelote. Nicolas et moi sommes aux anges, impatients de recommencer l'expérience du duo, et heureux d'avoir participé à une si belle soirée. Françoise Romand a réagencé quelques extraits de notre prestation pour le petit film qu'elle a réalisé.
Mirtha Pozzi et Pablo Cueco avaient ouvert le bal par leur duo de percussion, avec Étienne Bultingaire aux manettes. Grosse surprise du remarquable jeu théâtral de Didier Petit qui partage la scène avec son violoncelle et le chorégraphe Mic Guillaumes. Final avec Jean-François Pauvros transformant son instrument en vielle et revenant progressivement vers ce qu'elle est, une guitare électrique vrombissante.
Le surlendemain, je vais écouter Pascal Contet maltraitant délicatement son accordéon devant l'installation végétale de Johnny Lebigot, Lucia Recio donnant la réplique aux sculptures en bois que José Lepiez caresse astucieusement, et les WormHoles dirigés de main de maître à l'archet par l'ami Didier Petit, grand organisateur de ce somptueux et malin mini-festival, hôte parfait, qui sait mieux que personne ce que signifie la générosité... Lucia passe d'un registre à l'autre, tantôt grave et bruitiste, tantôt rock et coupant ; Camel Zekri à la guitare en demi-teintes et Edward Perraud au jeu inventif et grinçant, Bultingaire aux effets métropolitains complètent ce quintet original dont la clarinettiste Carol Robinson est l'invitée et que je n'avais pas revue depuis l'enregistrement de Sarajevo (Suite). À l'entrée (et à la sortie !), Théo Jarrier et Hervé Péjaudier tiennent la boutique de disques installée sur des tréteaux de fortune et ça marche. Lors du concert au Triton, les vinyles du Drame étaient partis comme des petits pains, les plus jeunes étant friands de 33 tours. [...]
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 16 février 2021 à 00:06 ::Musique
Treize ans ont passé depuis ce concert avec Ève Risser et Yūko Ōshima. L'année précédente j'avais évoqué un concert de leur duo, Donkey Monkey. En 2011 je les avais engagées en Arles alors que j'étais directeur musical des Soirées des Rencontres de la Photographie ; ainsi, au Théâtre Antique, elles accompagnèrent brillamment le Mano a mano entre les agences VII et Tendance Floue. Je ne me souviens pas avoir rejoué avec Yūko dont j'adore le mélange de percussion, voix et électronique. Quant à Ève, en 2014 nous avons enregistré l'album Game Bling, trio avec Jocelyn Mienniel dont une pièce figure sur le récent double CD, Pique-nique au labo. Yūko vit toujours à Strasbourg, travaillant beaucoup pour le théâtre et Ève poursuit ses projets mirobolants... Enfin, évoquer des concerts après bientôt un an de disette, fruit pourri de la gestion désastreuse et criminelle de notre gouvernement, est-ce une si bonne idée ? Y revenir sonnera comme une victoire contre cette période quasi vichyssoise ; Macron parlait de guerre, il faudra bien lui jouer la Libération !
Article du 17 mars 2008
J'attendais que Françoise Romand ait monté cet extrait de notre concert pour revenir sur ma rencontre musicale avec Donkey Monkey, le duo formé par la pianiste alsacienne Ève Risser et la percussionniste japonaise Yūko Ōshima. Le résultat fut à la hauteur de nos espérances. La complicité humainement partagée s'est laissée transposer naturellement sur la scène du Triton. La première partie, s'appuyant sur des morceaux du duo, était plus popisante tandis que la seconde, basée sur mes programmations virtuelles, était plus explosée. Comme chaque fois, il en faut pour tous les goûts et nous avons entendu assez de commentaires pour saisir que les uns ou les autres préfèrent tel ou tel morceau. C'est toujours ainsi. Si l'on écoute les avis des spectateurs, il faut en récolter suffisamment pour que tous les passages trouvent leurs admirateurs ou leurs détracteurs. Tout entendre, mais n'en faire qu'à sa tête, en l'occurrence un être tricéphale dont les méninges carburent au-delà de la vitesse autorisée. Après cette première rencontre sans véritable répétition, nous nous sommes découverts dans l'action. Je perçois ce que je pourrais améliorer à mon niveau : soigner les codas et développer les complicités avec chaque musicienne indépendamment de leur duo, dramatiser mon apport par des ambiances de reportage et des évènements narratifs, étoffer mon instrumentation acoustique lorsque les morceaux durent plus que prévu, par exemple j'emporterais bien le trombone et le violon vietnamien, mais je supprimerais les projections sur écran difficilement compréhensibles pour le public en les remplaçant par des compositions où l'improvisation libre se construit autour de modèles dramatiques.
J'en saurai plus après avoir écouté l'enregistrement de la radio. Nous avions en effet commencé la soirée par un petit entretien avec Anne Montaron puisque France Musique diffusera la soirée [...] dans le cadre de son émission "À l'improviste".
Les filles ont lancé le mouvement, je les ai rejointes en commençant à jouer depuis les coulisses avec un petit instrument improbable que j'ai acheté dans un magasin de farces et attrapes il y a près de 40 ans ! C'est une sorte d'appeau dans lequel je dois souffler comme un malade pour en sortir de puissants sons de sax suraigus. Sur le dessus de cet instrument tricolore affublé d'une petite percussion en métal sur bois, je bouche le trou unique pour rythmer mes phrases. J'accompagne mon solo de déhanchements suggestifs tandis que je rencontre l'objectif d'Agnès Varda venue filmer notre performance en vue de son prochain film intitulé Les plages d'Agnès[P.S.: la séquence n'y figuera pas, Agnès ayant oublié de brancher le son (!), mais j'apparais dans le dernier plan du film pour ses 80 balais !]. Mes guimbardes tiennent alternativement le rôle de basse et de contrepoint rythmique au duo excité du piano et de la batterie. Le second morceau est plein d'humour, Ève et Yūko chantant en japonais un blues nippon que j'accompagne avec des effets vocaux qui vont de l'électroacoustique déglinguée à des imitations yakuzesques de comédiens nô. La première partie se clôt sur un longue pièce de pluie où les sons tournent des unes à l'autre sans que l'on ne sache plus à qui sont les gouttes qui éclatent ici et là. Ève a préparé le piano avec des tas de petits objets étranges tandis que Yūko est passée au sampleur... Après l'entr'acte, les filles s'amusent à suivre ou contrarier de nouvelles gouttes, cette fois sorties tout droit du diagramme de FluxTunes projeté sur l'écran derrière nous, ping-pong qui nous oblige à rattraper les notes comme si c'était des balles. Les trois garnements étalent ensuite leurs jouets pour trois petits solos et une coda en trio (carillon, toy-piano, jeu de cloches, synthétiseurs et Theremin à deux balles) suivi d'un duo de pianos où Ève doit sans cesse rebondir face à mes quarts de ton renversés. Nous terminons par un zapping de ouf où je joue du module Big Bang face aux deux filles qui usent, abusent et rusent irrévérencieusement avec leur répertoire pour me couper systématiquement et alternativement la chique. Le petit rappel est on ne peut plus tendre, Ève s'étant saisie de sa flûte traversière, Yūko nous enchantant de sa langue maternelle et ma pomme terminant dans le grave de ma trompette à anche. Nous espérons maintenant pouvoir remettre ça un de ces soirs, ça, une véritable partie de plaisir !
Sauf les rares jam-sessions où je ne jouais que du Theremin, c'est la première fois que je jouais aussi peu de clavier. Mes touches noires et blanches et mes programmes construits au fil des années incarnent une sécurité dont je souhaite me débarrasser. Aussi, le lendemain, pour mon duo avec Nicolas Clauss à L'Échangeur, je n'en emporterai carrément pas... (à suivre)
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 15 février 2021 à 07:18 ::Musique
Lorsqu'en 1976 je rencontre Bernard Vitet, j'ai une image assez rétro de Jef Gilson, sorte de gentil boy-scout quinquagénaire, dynamique volontariste à la tête du label Palm. J'écoute alors Enfin !, enregistré en 1962-1963, dans lequel jouait mon nouveau camarade avec Jean-Luc Ponty, Ivan Julien, François Jeanneau, Michel Portal, Jean-Louis Chautemps, Jean-Claude Petit, Henri Texier, Jacques Thollot, etc., qui deviendront les phares de mon entrée dans le "jazz" français. Il me faudra attendre plus de 40 ans pour découvrir que Gilson était resté tout ce temps à la pointe de l'expérimentation. Lorsqu'en 2014 Gérard Terronès m'offre la réédition CD du Massacre du printemps enregistré en 1971 avec Jean-Claude Pourtier à la batterie et Pierre Moret à l'orgue, je me rends compte à quel point nous étions proches, tant dans l'esprit que dans la lettre. Improvisation totale, complicité au quotidien, solidarité du collectif expliquent la cohésion de ces compositions instantanées où Gilson est au piano Hohner, mais aussi au cor et au tuba, tandis que Claude-Jeanmarie (je ne suis pas certain de l'écrire correctement) fait une apparition au piano préparé. Claviers et percussion donnent une unité timbrale particulièrement variée. C'est un Art Ensemble of Paris qui sonne à mes oreilles. Les titres réfléchissent l'époque de L'imagination au pouvoir au Tournant décisif et à la critique goguenarde façon N'y a qu'à et Faut qu'on.
En rééditant ce très beau disque paru sur le label Futura sous sa forme originale, vinyle 30 centimètres, en même temps que La marche dans le désert où le Gilson Unit invite le saxophoniste américain Sahib Shihab, Le Souffle Continu réhabilite le chef d'orchestre dont l'aspect précurseur fut occulté dans les années 70 par ses anciennes recrues, Michel Portal ou Bernard Lubat. Là aussi, la frontière entre jazz et musique contemporaine a totalement disparu. Shihab joue du baryton et du soprano varitone, premier saxophone amplifié conçu et fabriqué par la firme Selmer. L'organiste Pierre Moret et Gilson alternent à l'ondioline, l'un des précurseurs du synthétiseur, quand ils n'attaquent ni percussion ni leurs claviers respectifs. Jef Catoire est à la contrebasse, Bruno di Gioia passe de la flûte au balafon ou aux bongos, Maurice Bouhana de la flûte aux percussions, Jean-Claude Pourtier du sifflet aux percussions.
Notez que le terme Unit affuble ce petit orchestre quelques mois avant celui qui réunira Portal, Vitet, Guérin, Francioli et Favre à Châteauvallon, et que le clarinettiste s'appropria comme il le fit aussi avec les improvisations de l'ensemble. Les rapports de pouvoir ont souvent nui à cette musique qui fait la part belle aux individualités. Gilson, quant à lui, explique qu'il était plus facile de déposer les morceaux sous un seul nom, le sien, même si les compositions étaient le fruit de tous. En 1976, pour éviter les chamailleries et les injustices, je suggérai à mes camarades d'Un Drame Musical Instantané de tout cosigner à parts égales. Nous dûmes passer un examen de groupe pour que la Sacem valide ce choix, situation compliquée pour les orchestres à géométrie variable. Depuis, nous avons réussi à faire changer les statuts et la cosignature est simple et ne justifie donc plus la mauvaise foi !
En écoutant La marche dans le désert et ses Mirages, je me demande à quoi reconnaît-on l'époque d'une session ? Comment dire ? Il y avait une fougue souriante dans le jeu partagé. Les racines de la musique étaient explicites. Le free n'était pas une posture ayatollesque, mais la liberté d'inventer, oscillant entre la réflexion et la danse. Ce n'est qu'une hypothèse, mais aujourd'hui les références africaines et donc afro-américaines me semblent avoir laissé la place à la pop, au minimalisme et à l'impressionnisme. Pharoah Sanders et le JCOA étaient cousins des expérimentations libertaires de Gilson. Il y a beaucoup de générosité dans cette musique. Je suis curieux d'entendre les futures rééditions de son label Palm.
→ Jef Gilson, Le massacre du printemps, LP Le Souffle Continu, 20€ (7,90€ en numérique)
→ Sahib Shihab + Gilson Unit, La marche dans le désert, LP Le Souffle Continu, 20€ (7,90€ en numérique). Ne vous fiez pas à Bandcamp, ce vinyle est à nouveau disponible !
→ Les deux vinyles ensemble, 36€
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 12 février 2021 à 00:05 ::Musique
Toute la presse en parle. Le nouvel enregistrement du saxophoniste Archie Shepp, en duo avec le pianiste Jason Moran, est une petite merveille, madeleine de Proust pour celles et ceux qui aiment le jazz, et, plus encore, si vous avez suivi le son généreux du ténor depuis ses premiers balbutiements, comme les enfants le joueur de flûte de Hamelin. Au qualificatif "jazz", Archie Shepp préfère musique, simple et universel. Pour lui le terme est réducteur. Le disque s'ouvre sur Sometimes I Feel Like A Motherless Child. Notez sometimes, parce que ces deux-là ont des mamans et des papas dont ils n'ont pas oublié les leçons, tout en inventant leurs propres histoires. Alors ils interprètent Billy Strayhorn et Duke Ellington, Thelonious Monk et Cootie Williams, John Coltrane et... Jason Moran. Le blues ne vieillit pas, il se réincarne. La voix de l'octogénaire conte et recompte à son tour les mémoires de son peuple, de son peuple qu'il aimerait bien voir s'épanouir depuis le temps qu'il se bat avec sa musique, avec ses mots, avec son corps et son souffle. Comme lui, le jeune Jason Moran, 46 ans, est un intellectuel, et son jeu moderne et ouvert retrouve Archie Shepp dans une contemporanéité qu'il n'a jamais quittée.
Archie Shepp est bien vivant et je ne résiste pas à reproduire l'entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avions réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz.
ARCHIE SHEPP, TÉNOR DU BARREAU
En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs œuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...
Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.
Vous êtes né en Floride…
Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où
j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université
lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à
New York
pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à
l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y
a trois ans.
Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?
J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il
m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne
n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce
n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les
orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils
utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes
accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien
pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours
de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai
commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.
C’était de la musique classique ?
J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont
occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets.
Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui
m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes
qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.
En découvrant le jazz ?
Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !
Comment l’appelait-il ?
C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à
l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy
Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford
avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes,
mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a
transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…
Vous alliez à l’église ?
Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque
j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la
prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin.
Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est
utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.
Quelles études avez-vous suivies ?
Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je
voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force
d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai
même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je
n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein
air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère,
coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait
que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait
pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que
je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était
faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et
arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard,
c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était
le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque
les Irlandais et les Italiens sont partis.
Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?
Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un
des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait
politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père
écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud
Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à
l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas
connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon
père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il
m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me
parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de
Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne
connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown
à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui
servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et
maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté,
mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait
contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker,
dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain
Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi
dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de
Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait
vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs
qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou
17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux
jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les
gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une
tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine,
lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations
délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! »
(mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un
présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les
jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben
Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe.
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il
jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le
pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie.
J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai
rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy
Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il
commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie
Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères
pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert
était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait
écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan
Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu
Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait
dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie.
On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un
peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux
talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses
cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était
très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se
promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait
être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui.
Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés
de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et
dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a
joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology,
après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait
jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme,
quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane,
Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.
À l’époque vous jouiez de l’alto ?
Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis
allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au
lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui !
Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui
avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents
plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques
étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath
jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à
prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare
d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy,
c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon
sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup
appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été
arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est
ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à
cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike,
Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie…
Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste
des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.
Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?
Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes
libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de
Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du
Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était
particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par
l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la
Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires
comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très
violents.
Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…
Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main
dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un
homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On
ne fait que suivre le modèle Ford…
Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?
Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme
Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et
d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant
qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des
gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.
Coltrane était-il déjà par là ?
Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il
n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que
permettait de faire la technique classique du sax, upstairs
comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait
comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le
trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à
l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit,
après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez
lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin,
tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures
parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa
femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce
qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face
de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une
période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire
physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives,
mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a
commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner,
avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en
me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions,
il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C.
Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de
concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis
Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la
Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de
négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée
dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher
Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky
Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller),
« la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont
commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les
années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est
comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher
Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que
celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est
un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes
en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes
étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en
jouant le blues.
Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?
D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui
était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à
Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en
1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait
des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au
Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune
marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne
savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore
là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.
En 1957, il y avait le Five Spot…
Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce
n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était
certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop
difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie
ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace
Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais
entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses
trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes
originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux,
comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui
de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son
style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois,
est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était
nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo
de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de
Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais
existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait
énormément la musique de Trane.
Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…
J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je
n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne
Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer
aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell
Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les
séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je
n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un
soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un
groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo
avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me
plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière
dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et
les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien
meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens
ne la trouvent jamais.
C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?
Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor,
est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser.
Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon
propre son.
C’était facile d’avoir des engagements ?
Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring
Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour
Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ;
il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils
pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que
John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa
musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce
qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain,
j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il
attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me
décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde,
sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises
de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir,
mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de
Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes
arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite
d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre
Albert Ayler et les autres.
Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?
Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout
ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux
disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les
salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second
morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité.
Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir
écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez
lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la
pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés
au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped),
le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par
John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque,
mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui
suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été
le Stravinsky de ma musique et de ma génération.
Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension…
Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne
Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais
des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter
avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension,
je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis
quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi,
John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant
partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont
Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun,
en toute humilité. Il apprenait.
Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?
J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de
spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John
Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon
contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion
m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que
John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes
contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y
ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très
politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa
négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui
en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien,
je n’en fais pas tout un plat.
Vous étiez marxiste…
Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma
spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne
sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne
idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !
Quand avez-vous écrit The Communist ?
J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université
jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour
écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.
Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?
Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques
pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai
rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon
Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de
devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser
vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne
sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année
suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur,
écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je
travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de
chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le
Massachusetts.
Quand êtes-vous arrivé en Europe ?
1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette
tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde :
Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des
télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle
promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai
jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a
une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de
l’argent dans les festivals, les tournées…
Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…
1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight
était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie
de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby
Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant
une personne physiquement très
combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé
d’elle lorsque j’étais jeune.
Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…
J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer
mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me
fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la
treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple.
Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet
iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser
les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.
Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?
Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane,
nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il
m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la
musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson
qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens
des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très
sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent,
il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il
faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il
mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A
& R…
Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?
Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des
conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s
Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il
voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le
Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra,
Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO.
Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy
Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur
donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il
faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte
extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi,
travaillait aux Nations Unies, enseignait…
Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?
Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues
d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi
métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il
obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné
d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le
Duke Ellington des débuts, très
expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…
Vous avez même une fois joué à ses côtés…
Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas
et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je
dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais
rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais
seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que
Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby,
Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très
désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je
restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à
jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul
bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à
Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai
échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal,
mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de
me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un
signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues.
J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul
n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser,
je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même
plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait
« C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était
en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je
croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax…
Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans
le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner
même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que
Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai
pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne
sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer
la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre
Duke Ellington » !
Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?
Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait
pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert
encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais
pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était
pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était
généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques
par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux
avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était
pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les
bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu.
J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en
inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou !
C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly
Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes
à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré
leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai
poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits
de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je
devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes
propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé
de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors
moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une
salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les
Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait
Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal
Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de
l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges
oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à
lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que
si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient
(F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant
politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas
seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu
des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je
m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des
mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour
moi comme une pièce de théâtre.
En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?
Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge
Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à
gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation
noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour
les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours.
Leur internationalisme était trop national pour moi.
Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…
Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est
l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure
familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les
paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle
de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à
Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus
tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il
est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester
et Malachi ici.
Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…
Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et
quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne
faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que
j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où
j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne
savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était
fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma
avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si
contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de
Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon :
lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque
des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne
travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith
Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an.
Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.
Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens
en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de
rock ! Il y avait une puissance dramatique…
Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact.
Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également
influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les
autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle
intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait
mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant
où l’on veut le terminer.
Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…
J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues
a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets.
L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques,
acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette
musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs
les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne
Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.
Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?
Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses
disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la
transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses
vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et
soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire
pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des
45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.
Quelle était votre approche de la loft generation ?
Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi
qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint
The Organization of The Young Men qui était très politique, avec
d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin
Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains,
peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de
l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de
l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft
où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un
autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier
article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome.
C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais
Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à
la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je
donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout
ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des
hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des
concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé
avec le mouvement des droits civiques.
Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?
Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un
phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une
rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à
New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les
poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les
conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux
États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux
citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de
perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les
effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de
plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont
marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos
libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont
découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec
les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé
par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se
poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les
racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps
et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe
nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons
soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde
plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient
compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au
capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).
Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?
Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud »
a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la
musique populaire. Ma musique atteint
relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous
m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde
non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.
Il y a une relève dans le rap…
Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social.
Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la
société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des
gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes
noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le
rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années
60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.
- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé :
un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du
disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet
inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a
inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes
épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la
mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et
musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par
exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement
classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un
Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres
performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de
Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924
lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et
‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman,
Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années
30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et
prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk,
Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie
“Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky”
Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman
Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas
seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je
n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de
celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en
est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy
Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham
"Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans
mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver.
J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit
une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.
Les livres recommandés par Archie Shepp
- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks
Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même (depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)
J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et
cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les
gens qui écoutent ma musique.
Récemment :
- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)
Chez Impulse! :
- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey,
Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je
confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)
Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :
- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi
qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du
producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 9 février 2021 à 07:15 ::Cinéma & DVD
Article du 21 février 2008
Formidable ! Des téléspectateurs ont enregistré le court-métrage que Françoise Romand avait réalisé en 1992 pour Strip-Tease et l'ont mis en ligne, ce qu'elle ne pouvait se permettre [P.S.: depuis, elle a remasterisé le film et "changé quelques petites choses" ; c'est cette version qui est offerte ici]. En effet, la nièce des deux jumeaux a demandé que Les miettes du purgatoire ne soit plus diffusé à la télévision. Or cette interdiction a fait plus de publicité au film que si il était resté un épisode parmi d'autres de la célèbre série. Il est, grâce à elle, devenu "culte" et Internet permet de découvrir ce petit joyau qui tranchait déjà avec le style de Strip-Tease. Car Françoise ne se moque pas de ses personnages, elle vibre en compassion avec eux comme dans toutes ses autres œuvres. Cette tendresse a chaque fois tissé une complicité avec celles et ceux qu'elle filmait, lui permettant de tourner comme personne.
Les deux parents sont aujourd'hui décédés, et seul reste en vie l'un des deux frères, Yves, qui ne voit d'ailleurs aucun inconvénient à ce que le film soit projeté [P.S.: Je crois me souvenir qu'il est décédé lui aussi, depuis]. À la mort d'Alain, la famille aurait aimé brûler tous ses tableaux, effaçant ainsi ce qui pouvait sembler incorrect dans cette morale morbide qui compose le charme discret de la bourgeoisie.
Il est passionnant de mettre en relation Les miettes du purgatoire et le long-métrage Mix-Up ou Méli-Mélo que Françoise tourna sur deux bébés échangés à la naissance, jumelles à leur manière croisée. À propos de Mix-Up, voir le site DVDBeaver qui a réalisé une page autour du film avec de belles captures d'écran.
P.S. de 2021 : Françoise Romand a reçu cette année le Prix de la SCAM pour l'ensemble de son œuvre.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 8 février 2021 à 08:18 ::Musique
Article du 23 février 2008
Je n’ai jamais été très amateur des films de Peter Greenaway, souvent ampoulés et prétentieux, si obsessionnels qu’ils en finirent par être franchement ennuyeux, mais je me souviens avoir adoré une exposition en plein air organisé en Suisse où le cinéaste avait (re)cadré la ville en installant des murs percés d’une ouverture pour obliger les passants à la regarder sous un certain angle, dans un cadre imposé. L’invitation à voir était suscitée par quelques marches à gravir jusqu’au point de vue choisi par l’artiste.
Les Films du Paradoxe ont publié un double dvd intitulé 4 American Composers, regroupant quatre films tournés à Londres par Greenaway en 1983. Philip Glass, Robert Asley, Meredith Monk, John Cage, quatre façons de filmer la musique en suivant le style de chaque compositeur. Les quatre documentaires de 55 minutes chacun ont été tournés un an après le prometteur Meurtre dans un Jardin Anglais. Comme pour la série Cinéma, de notre temps, où un cinéaste fait le portrait d’un autre en en adoptant certaines caractéristiques de style, Greenaway choisit chaque fois une forme cinématographique appropriée à l’univers du compositeur abordé.
Il survole l'Ensemble de Philip Glass en mouvements fluides, plongées et contre-plongées, pour ne pas distraire les musiciens interprétant en public cette musique acoustique amplifiée que l’on appelait répétitive avant qu’elle ne devienne « minimaliste ». Les œuvres de Glass m’ont souvent fait l’effet d’une variétisation de la musique répétitive, dont les rythmes s’opposaient à la narration, à la mélodie et à l’harmonie, mon intérêt se portant plutôt vers le virtuose Steve Reich. Pourtant, ici, Music in Similar Motion, Glassworks et Train/Spaceship, extrait du célèbre Einstein On The Beach qui m’avait emballé lors de sa création dix ans plus tôt, produisent un vertige contrebalançant les propos mercantiles de leur auteur.
Pour Robert Ashley, le cinéaste s’inspire de la forme de l’opéra télévisé Perfect Lives en insérant des cartons où s’inscrivent les mots dits lors des entretiens entrecoupant la prestation scénique et en disposant des écrans cathodiques autour des musiciens interviewés à la manière d’un Nam June Païk. Les deux acteurs, Jill Kroesen and David Van Tieghem, brodent autour de la voix d’Ashley ; les bandes préenregistrées de Peter Gordon assurent une immuabilité permettant au piano de « Blue » Gene Tyranny de s’envoler. Meredith Monk alterne scènes de concert, ballets filmés et archives pour expliquer sa démarche vocale et théâtrale, seule et en groupe, mais le film le plus réussi est, de très loin, celui avec John Cage, véritable leçon de musique et d’écoute autour de son Musical Circus. Nous assistons à quarante ans compressés sur deux heures à l’occasion du 70ème anniversaire du compositeur dans une église désaffectée et arrangée pour l’évènement. Le film s’ouvre sur la destruction de la « rénovation » dont le bâtiment fut victime tandis que Cage lit un texte sur le son en voix off. Les douze œuvres sont jouées de façon aléatoire, parfois simultanément. Son voyage autobiographique, commenté par Cage lui-même, allie profondeur analytique, anecdotes humoristiques et sensibilité explosive, qu'il introduise chacune de ses œuvres majeures ou se livre au rite de l'entretien. On retrouve là les fondements de tout ce qui se fait aujourd’hui de subversion musicale et les fermants utopiques d’une alternative politique. C’est tout bonnement génial ! Une très grande leçon (tous niveaux).
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 5 février 2021 à 14:12 ::Cinéma & DVD
Le Gorafi, NordPresse, Secret News, Le Journal de l'Élysée, etc., les sites satiriques et parodiques pullulent sur le Net. Dans le monde absurde où nous évoluons, il faut parfois s'y prendre à deux fois pour vérifier une information, les comiques ou critiques devant faire preuve de beaucoup d'imagination pour rivaliser avec la réalité. Rappelons quelques précédents historiques.
Article du 15 février 2008
Sur la Toile, j'ai retrouvé par hasard le film néo-situationniste La dialectique peut-elle casser des briques ? que René Viénet réalisa en 1972 en détournant un film de Hong Kong de Doo Kwang Gee (parfois écrit Kuang-chi Tu). Il doubla les voix en réinventant des dialogues politiques qui mettaient en boîte le Capital et les bureaucrates communistes. Y prêtèrent leurs voix les acteurs Patrick Dewaere, Roland Giraud, Michèle Grellier, Dominique Morin, Jacques Thébault... L'objet amusera ceux qui ont connu les années 60 et 70 et leur effervescence "révolutionnaire", il intéressera peut-être les plus jeunes, d'autant que c'est le premier film de kung-fu dont on parla en France, donc par une version détournée ! Son succès me rappelle celui de la chanson des Inconnus, Auteuil Neuilly Passy, qui fut le premier gros succès de rap alors qu'il s'agissait d'un pastiche.
La sortie d'un dvd de René Viénet est annoncée pour avril 2008. En attendant, je vous livre deux autres extraits de ce drôle d'objet cinématographique, qui complète excellemment l'édition intégrale des films de Guy Debord en dvd.
Viénet se livra ensuite à d'autres détournements de films comme Les filles de Kamaré (1974) à partir d'un film pornographique japonais dont il imagina les sous-titres ou du documentaire férocement anti-maoïste Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires, en anglais Peking Duck Soup (1977), deux films que l'on peut regarder, avec l'intégrale de La dialectique, sur le site remarquable ubu.com. Je n'ai hélas pu visionner Une petite culotte pour l’été...
Cet exercice, devenu, depuis, un genre à part entière, fut repris en 1992 sur Canal Plus par Michel Hazanavicius et Dominique Mezerette, qui firent doubler un montage d'extraits de séries télévisées pour composer l'hilarant Derrick Contre Superman : Eine Grosse Fünf.
Suivirent Ça détourne : le triomphe de Bali-Balo et Le grand détournement : La classe américaine, encore plus laborieux et potaches. En 1966, Woody Allen avait lui-même réalisé What's Up, Tiger Lily? à partir d'un film japonais d'espionnage en reconstruisant intégralement la bande-son, insérant de nouveaux plans et réorganisant le montage général. Le détournement fut souvent pratiqué pour désamorcer une pensée en en renversant les valeurs. Ainsi, je me souviens que mon père possédait un livre publié au début de la guerre, intitulé Mein Rampf, qui commençait ainsi : " - Heil Hitler ! - Hitler who ? - It'll amuse you..."
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 4 février 2021 à 00:05 ::Humeurs & opinions
Toujours utile à rappeler, particulièrement en ce moment où les plus riches gagnent des milliards en profitant de la crise dite sanitaire alors que les files de pauvres s'allongent à l'heure des repas. À son issue les laquais des banques qui dirigent le pays justifieront de vendre l'État au privé en s'appuyant sur le déficit économique. Dézinguer les services publics comme la Poste, EDF, la SNCF, l'Hôpital, c'est derrière nous, mais il reste suffisamment de secteurs, que nous avons payés avec nos impôts, qui partiront dans l'escarcelle des multinationales. Les petits sont mangés par les moyens que dévorent les gros rachetés par les énormes. Ils ont placé leurs hommes un peu partout à la tête des gouvernements et ils se sont rendus maîtres des médias. Ce n'est pas un complot, cela s'appelle le capitalisme, c'est un système. Pour arriver à leurs fins morbides, certains en profitent pour faire passer les lois les plus iniques, empêchant la moindre contestation sous couvert de pandémie. La population, pétrifiée par les annonces anxiogènes, est pour sa majorité anesthésiée. Il est tout de même nécessaire de rappeler quelques bases !
Article du 3 février 2008
La Bourse est la plus grande escroquerie que le Capital ait inventée pour arnaquer les petits au profit des plus gros. Lorsque la Société Générale vend des actions pour éponger ses pertes, il y a bien à l'autre bout quelqu'un qui les achète ! Si nombreux furent ruinés par la Crise de 1929, d'autres s'y enrichirent. Émile Zola relate très bien les mécanismes boursiers dans son chef d'œuvre L'argent et, plus schématiquement, Oliver Stone dans son film Wall Street en explique la manipulation. Les fluctuations du marché sont générées par le volume des ventes et des achats. Or seuls les gros actionnaires peuvent influer sur les cours puisqu'ils sont les seuls en mesure de produire des flux suffisants pour provoquer hausses et baisses. Les petits porteurs ne peuvent que suivre, ou pas...
Ainsi, un gros actionnaire qui vend en masse, évidemment au taux le plus haut, provoque une chute des cours. La panique que produit cette baisse pousse les petits épargnants à vendre à leur tour, mais cette fois à la baisse. Leur nombre fait encore baisser le cours, et lorsque l'action s'est suffisamment cassée la figure, le gros rachète en masse à un taux ridiculement bas, et l'affaire est dans le sac. Il a vendu au taux le plus haut et tout racheté au taux le plus bas. Les petits, eux, ont vendu dans la panique à un taux bien inférieur à celui auquel ils avaient acheté. La Bourse est donc simplement un système élaboré pour piquer les sous des petits épargnants au profit des plus gros.
Les banques se présentent à leurs clients comme des entreprises de services. En réalité ils jouent avec l'épargne de tous. Ne pouvant conserver ses liasses, même minimes, sous l'oreiller, chacun est quasiment obligé de posséder un compte en banque. Le banquier fait du profit avec toutes ces sommes, placées ou pas, et ponctionne même des frais de gestion, ce qui est d'un cynisme achevé. Non contente de faire du profit avec nos portefeuilles, elle nous en fait payer les frais ! Comprenez bien qu'il ne s'agit pas du guichetier ou du chargé de clientèle, ceux qui font partie du "back office" ni même les traders à l'adrénaline excédentaire qui forment le front office, mais ceux qui les emploient. Le système bancaire est une arnaque aussi élaborée que la Bourse comme la plus-value sur le travail des salariés. Personne ne semble s'en émouvoir. C'est le Système ! Il s'agit d'une gigantesque entreprise de fraude caractérisée, légale, universelle, et chacun d'entre nous en est la victime, quelle que soit la valeur de son compte en banque.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 2 février 2021 à 00:02 ::Perso
En 2005 je découvre chez ma mère les "Carnets d'écoute" publiés en 1959 dans la revue Satellite par mon père, Jean Birgé, à propos des disques La Marque Jaune, On a marché sur la lune, Cadmus le robot de l'espace, Les Planètes de Gustav Holst, un disque d'ondes Martenot, etc. Très émouvant, car je n'en sais rien, ou bien j'ai oublié, ce qui s'explique car cela date des années 50. Je retrouve également un manuscrit autographe de Georges Arnaud (écrit minuscule et même microscopique car il n'y avait pas de papier sur le navire qui le ramenait d'Amérique du Sud), des dédicaces de San Antonio et Michel Audiard, etc.
Or, treize ans plus tard, à la mort de ma mère, j'ai vendu 7000 livres qui leur appartenaient, sans me souvenir de cette découverte. Quatre mille d'entre eux étaient des ouvrages de science-fiction. N'ayant fait aucune copie des articles de Satellite, je n'ai donc plus trace du travail critique de mon père. C'est d'autant plus dommage que ces disques ont probablement été fondateurs de mon imaginaire sonore. Par contre, je les ai tous conservés passionnément. Ils sont devenus mon histoire, celle de mon père s'évanouissant avec le temps. Je connais l'adaptation radiophonique de Blake et Mortimer par cœur et mes premiers balbutiements de compositeur furent de musique électronique ! Si j'ajoute la musique tachiste de Michel Magne, Miss Téléphone et Buffalo Bill à cette collection de vinyles heureusement épargnée au cours des déménagements, j'y reconnais mes bases.
J'ai conservé pieusement le feuillet de Georges Arnaud du Voyage du Mauvais Larron et retrouvé la dédicace imprimée dans Les souris ont la peau tendre de Frédéric Dard (San Antonio), mais j'ignore où est passée celle de Michel Audiard, la reconnaissance de dettes de Jules Berry ou le livre porno que mon père écrivit à quatre mains avec Boris Vian sous pseudo ! À l'occasion j'éplucherai à nouveau les documents de mon père que j'ai récupérés il y a deux ans. Peut-être les avais-je seulement survolés à la mort de ma mère ! Affaibli par son cancer, mon père avait succombé à une crise cardiaque le 2 janvier 1988.
Chaque fois que je fouille le Net, je trouve des informations que j'ignorais. Par exemple, qu'il avait été l'agent de Jeanne Moreau, à laquelle il me présenta un soir à minuit devant Le Napoléon, un cinéma de l'avenue de la Grande Armée qui passait des films d'épouvante. Je savais qu'il avait lancé San Antonio et Robert Hossein, avait représenté Michel Audiard, Francis Carco (je me souviens seulement de son perroquet au 18 quai de Béthune sur l'île Saint-Louis et je me demande si mon père n'habitait pas chez lui, car j'ai retrouvé une de ses cartes de visite à cette adresse !), Astrid Lindgren (l'autrice de Fifi Brindacier !), Georges Arnaud, Pascal Bastia (compositeur d'opérettes dont Nouvelle-Orléans que mon père avait produite avec Sidney Bechet, Mattie Peters, Jacques Higelin...)... Je savais aussi qu'en 1954 il avait créé avec Jacques Bergier la collection Métal dont les couvertures étaient illustrées par mes oncle et tante, Gilbert et Arlette Martin sous le pseudonyme GAM, mais j'ignorais qu'il avait créé ensuite avec lui la revue Satellite, celle dont je n'ai même pas fait copie de ses articles...
Il me reste très peu de souvenirs de mon père, ce héros. Une bobine de fil magnétique probablement effacée, les films en 16 mm qu'il a tournés de ma naissance à mes huit ans, quelques photos, sa voix enregistrée sur mon répondeur... Ainsi le moindre objet, la moindre trace me touchent terriblement et je m'en veux un peu de ne pas avoir posé plus de questions, de ne pas avoir pris de notes, de m'être contenté de quelques épisodes fameux de ses aventures pendant la guerre où il avait été espion, ou plus tard contrebandier, journaliste ou comédien. Je ne comprends pas pourquoi ma mère, dans ses dernières années, refusait que nous parlions de lui, changeant de sujet de conversation, allant même jusqu'à nier tout ce dont je me souvenais. Cela n'avait pas toujours été ainsi. Mais on s'y prend souvent trop tard avec les anciens.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 1 février 2021 à 00:02 ::Musique
Après Jazz Before Jazz du saxophoniste Lionel Martin et du pianiste Mario Stantchev il y a cinq ans, ainsi que leur Live récent, Yohan Giaume, avec son Whisper of a Shadow, rend à son tour hommage au compositeur Louis Moreau Gottschalk, précurseur du jazz né en 1829 à La Nouvelle-Orléans et mort en 1869 à Rio de Janeiro. Cette fois la promenade musicale, richement orchestrée, est quasi cinématographique, une sorte de documentaire avec voix off et une explosion de joie transmissible rappelant la série télé Treme.
Champignon Flamme, le nouvel album de Gilles Poizat, surprend par son absence vocale. Après Rev Galen et les chansons pop de Horse in The House, cette suite de pièces instrumentales, première version non gardée d'une chorégraphie de Benjamin Coyle, offre une trompette à beaux effets sur canevas électronique. Le modulaire pépie, cogne et vrombit derrière un grave bien embouché.
Je sors de ma zone de confort avec Cardinal Point de Bernard Santacruz et Michael Zerang. Au diable la mélodie et le rythme, on entre dans le son. Et puis on y revient. Frottées, pincées, tournées, la contrebasse et la batterie s'entendent comme larrons en foire, il n'y a pas d'âge pour les chenapans !
Pendant que j'y suis et puisqu'on y est, j'enchaîne avec Kim Giani & Quentin Rollet... qui mettent une ambiance de malade ! Là ça roule plutôt. Le saxophoniste branche son Korg Monotron, drône et toutes sirènes dehors, tandis que Giani danse sur ses fûts... "- Tu déménages Titine ? - Non, je change de rue !"
Stéphane Ollivier, emballé, voulait faire un article sur Rhapsodic de Nicolas Repac en parallèle à mes Perspectives du XXIIe siècle. Zone Franche lui réclamant d'élargir son analyse à d'autres continents, il fut incapable de trouver d'autres artistes utilisant des archives. Je lui suggérai le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, Ilhan Mimaroğlu (Agitation, et avec Freddie Hubbard Sing Me a Song of Songmy), Michael Snow (The Last LP/CD), René Lussier (Le trésor de la langue), les Danois Den Sorte Skole, les Marseillais Chinese Man, la collection Recomposed chez Deutsche Grammophon, mais il lui aurait fallu trouver des équivalents en Asie, en Afrique ou en Océanie ! Ainsi l'article ne verra probablement jamais le jour, étouffé par d'étranges lubies éditoriales. Faire des choses qui ne se font pas m'a toujours posé des problèmes !
→ Yohan Giaume, Whisper of a Shadow, CD (également sur Bandcamp)
→ Gilles Poizat, Champignon Flamme, CD Carton Records (également sur Bandcamp)
→ Bernard Santacruz & Michael Zerang, Cardinal Point, CD FSR Records (également sur Bandcamp)
→ Kim Giani & Quentin Rollet, mettent une ambiance de malade !, CD ReQords (également sur Bandcamp)
→ Nicolas Repac, Rhapsodic, CD NøFørmat
→ Tous les albums cités dans le dernier paragraphe sont également vivement conseillés !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 12 janvier 2021 à 00:21 ::Musique
The Dreamer n'est pas un disque de flûtiste, mais celui d'un compositeur qui rêve de pop. Par pop, entendre que le rock est une musique plus populaire que le jazz ou la musique improvisée. Il n'empêche que la flûte de Joce Mienniel tinte le son de son nouveau groupe d'une couleur céleste qui s'intègre merveilleusement au métal de ses influences pinkfloydiennes seconde manière. La première était plus psychédélique, mais là il y a le muscle de ce qui fit le succès du groupe anglais dont Joce reprend d'ailleurs le tube Money. Et puis il chante, il chante feutré, mais il chante, en anglais, des mots de tristesse. Ils s'évaporeront lorsqu'une femme lui prendra la main dans une inattendue mise à nu ; les photographies de Cédric Roulliat laissent pantois, entre Orphée, fidèle insouciant, et la trivialité d'Œdipe. Planante et affirmée, la musique s'envole en volutes répétitives jusqu'à la reprise du thème de Michel Nyman pour le film Meurtres dans un jardin anglais. Pas de crime ici, mais un hommage assumé à la puissance électrique de la pop. En ajoutant son synthétiseur Korg MS20 (comme on peut aussi l'entendre sur notre collaboration Game Bling avec Eve Risser et mon récent album Pique-nique au labo), en s'associant au claviériste Vincent Lafont (qu'il a longtemps cotoyé au sein de l'ONJ période Yvinec), au guitariste Maxime Delpierre et au batteur Sébastien Brun (tous deux entendus, entre autres, avec Jeanne Added), Joce Mienniel produit ce son de groupe qui fait la particularité du rock face aux discours solistes des jazzmen. En 2012 ses Paris Short Stories lui permettaient de s'approprier les standards de notre époque avec une originalité de timbres inédite. En 2016 sur Tilt, déjà avec Lafont et Brun, il continuait à jongler avec le rock et les trouvailles à la Morricone. Il est logique que, quatre nouvelles années plus tard, son style s'affirme encore une fois, un truc addictif, suffisamment riche pour tourner en boucle sur la platine.
Comme Sylvaine Hélary, Joce Mienniel dresse un pont entre ce qui est assimilé au jazz et la pop. Sur d'autres projets, comme pour Naïssam Jalal, les musiques extra-européennes lui rappellent les origines ancestrales de son instrument. Comme leurs homologues qui ont choisi les bois (clarinettes, basson), les cordes (violons, violoncelles) ou la percussion, ces virtuoses de la flûte précisent une caractéristique hexagonale qui se démarque des Anglo-saxons plus branchés par les saxophones, les guitares électriques ou la batterie. Mais quel que soit l'instrument, les nouvelles générations de musiciens français affirment de plus en plus un courant novateur et inventif, indéfinissable parce qu'ils réfléchissent la variété et la richesse de nos paysages continentaux, un œcuménisme qu'il s'agit de défendre contre les coups de butoir d'une industrie multinationale phagocytée par les États Unis. Aucun nationalisme évidemment dans mon propos, mais le désir de marier ses propres racines aux grands mouvements planétaires. La musique classique et la pop anglaise sont facilement décelables chez ce rêveur, travailleur acharné qui nous fait partager ses trépidants fantasmes oniriques.
→ Joce Mienniel, The Dreamer, CD Drugstore Malone, dist. L'autre distribution, sortie le 5 février 2021
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 8 janvier 2021 à 00:01 ::Multimedia
À l'occasion de la parution de Rusty Brown, nouvelle œuvre géniale de Chris Ware dont le format rappelle Jimmy Corrigan en plus épais, récit choral à lire à la loupe ou avec un microscope, je republie mes articles de 2007 à 2018 sur ce maître de la bande dessinée... Les quatre "ouvrages" parus en français aux Éditions Delcourt sont indispensables, si ce n'est pour vous, au moins offrez-les ! Delcourt offre aussi un coup d'œil aux premières pages de Rusty Brown...
LES ÉLUCUBRATIONS Article du 20 décembre 2007
Magnifique bande dessinée de Chris Ware, l'auteur de Jimmy Corrigan. Pour 20 euros, avec ACME au moins il y a de quoi lire. Parfois certes avec une loupe ! Lucie dit que la version originale en américain est plus juste, même si l'adaptation française est très réussie. Ware s'inspire des vieux comics que je lisais dans le métro en allant chez le dentiste faire régler mon appareil une fois par semaine. Il y avait des pubs pour les lunettes infra-rouges et des feuilletons bizarres qui faisaient carburer mon imagination.
Mes étudiants des Arts Décos m'avaient recommandé Jimmy Corrigan lorsque j'étais allé enseigner à Strasbourg. Je préfère le verbe "transmettre" à "enseigner" parce que je ne suis pas professeur. Les artistes qui gardent jalousement leur savoir l'emporteront probablement avec eux dans la tombe, c'est leur choix. La thésaurisation des connaissances est aussi mesquine que celle de l'argent. Il faut que cela circule.
Les livres publiés par Chris Ware sont des compilations de planches publiées séparément, par exemple dans le Chicago Reader (où officie l'ami Jonathan Rosenbaum !). Ils rappellent les œuvres de Windsor McKay, l'auteur de Little Nemo par la taille et la forme, mais son style géométrique est plus moderne, varié et inventif. S'il se réclame aussi des boîtes de Joseph Cornell, humour noir, nostalgie, tristesse, absurde, on retrouve tous les éléments des magazines de notre enfance, avec leurs pages à découper, les petits formats, les pubs, etc. Sauf que Ware assume seul le rôle de tous les dessinateurs d'un journal. L'aspect autobiographique de ce quatrième livre me renvoie à une précédente lecture, Mes problèmes avec les femmes, dernière livraison de Robert Crumb, dont l'authenticité renversante est transcendée par un sens critique exceptionnel. Depuis Maus d'Art Spiegelman, aucune bande dessinée ne m'avait autant intrigué et remué. En plus, c'est beau.
BUILDING STORIES Article du 21 novembre 2014
À l'approche de Noël les beaux livres s'affichent dans les vitrines. Après La nouvelle encyclopédie de Masse et Outside, quand la photographie s'empare du cinéma, le coffret Building Stories de Chris Ware traduit en français et publié par Delcourt séduira les amateurs de bande dessinée et de livres-objets les plus exigeants. Je me le suis offert pour mon anniversaire et suis loin d'en avoir fait le tour ! Chris Ware a marqué tous les étudiants en art avec le multiprimé Jimmy Corrigan (1995-2000), un petit livre très épais nécessitant de bonnes lunettes pour en apprécier tout le suc. Le grand format ACME (2007, toujours chez Delcourt) m'avait tout autant enthousiasmé par la précision du dessin et l'enchevêtrement des narrations. Building Stories enfonce le clou en laissant le lecteur tracer son chemin parmi les 14 fascicules de tailles différentes contenus dans le grand coffret cartonné. Libre à chacun de construire le récit de la vie de cet immeuble où les questions familiales peuvent sembler étouffantes. Chris Ware raconte ses histoires de manière morcelée, souvent énigmatiques, comme des séances de psychanalyse. Au troisième étage la locataire est une femme qui a perdu une jambe dans son enfance lors d'une promenade en bateau. Au second un couple passe son temps à se chamailler et au premier réside la propriétaire âgée. La femme du troisième revoit sa vie, se considérant comme une artiste ratée, devient mère, desperate housewife regrettant son premier amour qui l'a quittée après un avortement. L'histoire est évidemment beaucoup plus complexe et abracadabrante, marquée par l'influence de Marcel Duchamp et de sa Boîte-en-valise, construction savante de pertes qui me rappelle la sublime introduction de l'opéra Lost Objects de Bang on a Can. Perte de foi, perte d'amour, perte d'argent, perte de poids, perte d'un membre, perte de mémoire, perte de sens...
Chris Ware rejette les tendances actuelles de la bande dessinée trop influencée à son goût par le cinéma et le roman-photo. Ses cadres sont dictés par la typographie. Ses narrations sont circonlocutoires, souvenirs reconstruits d'une époque à moitié oubliée. Le rêve y est aussi réel que les faits. Seul vaut leur interprétation. Chris Ware préfère se référer à Windsor McKay, Joseph Cornell et aux comics des années 50 pour avancer dans son œuvre si méticuleuse qu'elle peut paraître froide avant que l'on y pénètre sérieusement. Comme Crumb avec sa collection de 78 tours de vieux blues il vit dans le monde musical des ragtimes qui marquent la structure angulaire de son jeu de cubes. Cette nostalgie du temps passé résonne avec sa quête généalogique qu'il recompose dans une forme résolument contemporaine. Pathétique, son humour est forcément pince-sans-rire. Building Stories est à double sens. Ce sont les histoires d'un petit immeuble livrées au lecteur pour qu'il se les construise à sa guise. C'est au nombre de ses interprétations que se révèle un chef d'œuvre.
→ Chris Ware, Building Stories, Delcourt, 69,50€
LE PAVÉ Article du 7 février 2018
Moi qui crains que la lecture d'une bande dessinée ne me dure qu'un quart d'heure une fois pour toutes, je ne risque rien avec Chris Ware ! C'est une telle somme d'informations tant typo que graphiques que j'ai chaque fois l'impression de ne jamais en venir à bout, mais là c'est le pompon, 280 pages format 33,5 x 3 x 46,5 cm bourrées à craquer, d'une beauté architecturale à couper le souffle. Le seul problème est sa prise en mains. Pas question de lire ce pavé de 4 kilos, allongé sur le divan : il m'écraserait. Que peut-on attendre d'autre de la monographie d'un des plus grands dessinateurs actuels ? Une version française ? Oui, ce serait chouette, parce qu'en plus des reproductions incroyables il y a beaucoup à lire. Chris Ware avait d'abord été pour moi une énigme. Il livre ici les clefs, après les préfaces d'Ira Glass, Françoise Mouly et Art Spiegelman. Rappelant le sublimissime coffret Building Stories (chaudement recommandé dans son édition française chez Delcourt avant qu'il ne soit épuisé), l'ouvrage recèle des petits formats collés sur certaines pages.
Que dire de cette monographie que je n'ai déjà révélé dans mon article sur Les élucubrations de Chris Ware ? Qu'il y a à boire et à manger, mais l'entendre comme une mine insatiable de mets et breuvages plus surprenants les uns que les autres ! Qu'il faut de bonnes lunettes pour en apprécier tous les détails... Que chaque double page mérite l'achat. Que 50 euros pour cette montagne c'est donné. Que l'on y apprend que l'homme n'est pas à l'image des ses héros. Que le quotidien recèle les plus belles surprises de la vie. Que Ware sait le traduire mieux que quiconque en un rêve halluciné. Que sa critique du monde est évidemment toute en nuances. Que c'est un portrait forcément terrible de l'Amérique. Qu'il n'y a rien de surprenant d'y trouver un zootrope. Que tout cela ressemble à une énorme encyclopédie que l'on peut lire en l'ouvrant à n'importe quelle page. Émerveillement garanti.
→ Chris Ware, Monograph, relié, couverture cartonnée, version anglophone, ed. Rizzoli New York, à partir de 50€
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 10 décembre 2020 à 00:35 ::Musique
Le nouvel album de la flûtiste Naïssam Jalal est double. Double CD, double vue, double fond, double vitrage, double sens... Pour envisager Un autre monde aujourd'hui, il faut être doué/e de double vue. Si l'on désire faire traverser les frontières à nos désirs d'amour et de fraternité, les valises simples ne conviennent plus. Comme si ces sentiments étaient d'une époque révolue, la contrebande s'impose. Et je ne pense pas que le double vitrage suffise à contenir sa rage contre l'absurdité criminelle du Capital. La musique de Naïssam Jalal est à double sens. Côté face, le mélange de Moyen Orient et de jazz rappelle la transe mélodique de John Coltrane. De l'autre côté, les revendications s'empilent. Être une femme, d'origine syrienne, compositrice, engagée politiquement et refusant de céder à la banalité du décervelage programmé, exige une tenue de combat, une forme exceptionnelle si l'on veut garder le sourire. Parce que la vie est là, qui vous tend les bras, quand on a 36 ans.
La virtuose, à la traversière comme au nay, chante parfois en doublant un autre instrument, car elle est accompagnée par le groupe Rhythms of Resistance composé du saxophoniste Mehdi Chaïb, du violoncelliste Karsten Hochapfel qui tient souvent ici le rôle de guitariste, du contrebassiste Damien Varaillon, du batteur Arnaud Dolmen qui privilégie les peaux et, pour le second disque, de l'Orchestre National de Bretagne dirigé par Zahia Ziouani, une autre manière d'assumer la migration, même si les interprètes classiques sont lents à se mettre au diapason des métriques complexes. Les arabesques de la flûte, et du nay auquel je suis encore plus sensible, nous emmènent vers Un autre monde, celui où l'on se saoule de musique pour vivre au lieu de survivre.
→ Naïssam Jalal, Un autre monde, 2CD Les couleurs du son, dist. L'autre distribution, sortie le 5 février 2021
Cet article fait suite à l'article d'hier sur quatre autres disques de flûtistes et précède la chronique du Glowing Life de Sylvaine Hélary.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 7 décembre 2020 à 00:28 ::Musique
RÉSURRECTION DE SCOTT WALKER Article du 14 octobre 2007
Scott Walker est-il en phase avec son époque ou appartient-il à cette catégorie d'artistes qu'on dit en avance sur son temps parce que le monde autour traîne paresseusement les pieds ? La vitesse et le temps dépendent toujours du système de repères choisi. On les dits relatifs, depuis qu'un violoniste a posé que l'énergie est égale au produit de la masse par la vitesse au carré. La masse s'abat sur la caisse en bois de plus d'un mètre d'arête comme les poings cognent le quartier de viande de toute leur énergie sans oublier le temps qui file. Chaque son, millimétré, frappe le corps et l'imagination parce qu'ils répondent au propos d'un artiste qui a refusé de vendre son âme au diable. Les violons partagent leurs âmes avec les sons électroniques et les effets électroacoustiques du laboratoire. Leur concepteur est un être hypersensible et critique qui n'a pas voulu jouer le rôle de pop-star qu'on lui offrait du temps des Walker Brothers. The Sun Ain't Gonna Shine Anymore. Aucun d'eux ne s'appelait Walker, aucun n'était frère. L'argent n'était pas son moteur. Comme Zappa rêvait de composer pour orchestre symphonique et gagnait sa vie avec des chansons pour teen-agers en rébellion, Noel Scott Engel (son vrai nom) passa des succès sucrés de boys band des années 60 aux adaptations amères de Jacques Brel pour aboutir aux diamants noirs Tilt et The Drift que j'évoquais il y a quelques jours.
30th Century Man, le film de Stephen Kijak retrace la vie étonannte de cet intellectuel américain, amateur d'Ingmar Bergman dont il chanta Le septième sceau, qui émigra dans le Swinging London pour fuir la guerre du Vietnam et parce qu'il était fan des comédiens Margaret Rutherford et Terry-Thomas. Il resta un passionné de cinéma dont on retrouve maintes citations dans son œuvre de Dreyer à Godard en passant par Bresson, Jancso, Pasolini, Visconti, Fassbinder, mais aussi de littérature, Kafka, Camus, Beckett, comme de politique. Ce ne sont pas des alibis. Les chansons de Scott Walker sont traversées d'images et d'émotions fortes, de réflexions sur le monde, de poésie sombre et binaire. Ne cherchez pas le groove ni le swing, nous dit-il. C'est un compositeur européen, inspiré par les classiques et les modernes, par leurs orchestrations inventives et majestueuses. Si sa voix est unique, ses timbres orchestraux le sont aussi. Regardez-le enregistrer The Drift, couché à plat ventre sous le cube géant.
Cette biographie de deux heures (DVD Verve) est produite par David Bowie qui s'est toujours réclamé de Scott Walker. Y témoignent également Radiohead, Jarvis Cocker (Pulp), Brian Eno, Damon Albarn (Blur, Gorillaz), Neil Hannon (The Divine Comedy), Marc Almond, Alison Goldfrapp, Sting, Dot Allison, Simon Raymonde (Cocteau Twins), Richard Hawley, Rob Ellis, Johnny Marr (The Smiths/Modest Mouse), Gavin Friday, Lulu, Peter Olliff, Angela Morley, Ute Lemper, Ed Bicknell, Evan Parker, Hector Zazou, Mo Foster, Phil Sheppard, Pete Walsh... Les extraits sont magnifiques, l'aventure étonnante, la musique envoûtante. Les séances d'enregistrement de la musique de Pola X de Leos Carax convoquent je ne sais combien de guitaristes et de batteurs dans un immense entrepôt. Électrique. Comment, crooner baryton de variétés adolescent, devient-on cet artiste réfléchi de 63 ans construisant un monde inouï qu'il faudra encore au moins dix ans au public pour apprécier ? Ses propos rappellent ceux d'un autre outsider écœuré par les réactions du public, le pianiste Glenn Gould. Quelles souffrances dut-il endurer ? Quel silence l'habita longtemps ? Quel avenir nous prépare-t-il ? Vous le saurez peut-être lors d'un prochain épisode...
PERLE DE CULTURE Article du 21 février 2007
(...) Deux cd de Scott Walker (ex-Walker Brothers), Tilt (1997) et The Drift (2006), sombres paysages cinématographiques de rocker intello. Superbe. La diction me rappelle Jack Bruce chez Michael Mantler. L'orchestration est hyper-moderne, industrielle et animale, minimale et symphonique. J'adore tout ce que fait Mantler, la monotonie apparente, l'inexorabilité, le timbre des voix (Bruce, Wyatt, Faithfull...). Écouter Scott Walker me donne cette impression léthargique d'énergie contenue, son chant rappelle Elvis dans un opéra contemporain. Quelques petites extravagances soniques me font préférer The Drift, une merveille, ça finira par se savoir. Les sons métalliques font grincer les neurones, les grosses caisses cognent à la porte, les bruitages narratifs n'enlèvent rien à l'abstraction... Les références se nomment Pasolini ou Brecht, les évocations de Mussolini ou Milosevic rappellent la noirceur de Triste Lilas de Vigroux, atmosphères de fin du monde, l'enfer comme si vous y étiez...
SCOTT WALKER : ORPHÉE OU CERBÈRE ? Article du 9 octobre 2007
Il y a quelques temps, Benoît Hické relatait, sur le blog de Poptronics, la sortie du dernier cd de Scott Walker et d'un dvd qui lui est consacré. J'avais évoqué ici-même deux albums absolument sublimes de cet ex-Walker Brothers (The Sun Ain't Gonna Shine Anymore) passé par l'adaptation de Brel en anglais pour arriver aux aussi brillants que lugubres Tilt (1995) et surtout The Drift (2006), recueils de chansons innommables tant par sa manière de chanter et la gravité de ses textes que par l'invention instrumentale.
Le fourreau sombre, à peine lisible, granuleuse surface lunaire de pierre volcanique, donne le ton. L'intérieur du digipack en papier recyclé fait renaître le toucher de façon presque maladive, comme caresser de la laine de verre. And Who Shall Go To The Ball ? And What Shall Go To The Ball ? est une pièce purement instrumentale composée pour un étrange ballet (la Candoco Dance Company comprend des danseurs handicapés) de Rafael Bonachela qui, lors de ses précédentes créations, a travaillé avec Kylie Minogue. Quelques sons électroacoustiques, le London Sinfonietta, des plaques de métal : la partition oscille entre un minimalisme ardent et une marche bancale qui n'avance que par à-coups. L'œuvre ne dure pas plus de 25 minutes, mais l'énergie qu'elle requiert suffit à vous donner envie de le remettre encore une fois sur la platine. Avec ce gros point d'interrogation, Scott Walker affirme sa démarche de compositeur résolument contemporain déjà présente sous sa voix de baryton atonal dans son chef d'œuvre précédent. The Drift n'est pourtant pas à mettre en toutes les mains, car il risque de faire flipper pas mal de monde, comme jadis Captain Beefheart avec Trout Mask Replica. C'est trop lugubre, trop visionnaire, trop personnel pour que cela plaise aujourd'hui. On préférera généralement oublier la brutalité de l'époque dans une insipidité festive et une ivresse de surface. Il faudra probablement attendre pas mal d'années pour que son travail soit apprécié à sa juste valeur. Le trouble qu'il procure me rappelle aussi Pier Paolo Pasolini ou Joel Peter Witkin.
BISH BOSCH DE SCOTT WALKER Article du 7 décembre 2012
Les albums qui sortent de l'ordinaire sont si rares qu'il est impossible d'échapper à ceux de Scott Walker. Je n'ai ressenti un tel choc qu'avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Björk, des voix comme celle de Jack Bruce chez Michael Mantler, ou sur notre continent Colette Magny, Brigitte Fontaine, Camille, Claire Diterzi, pour ne pas citer les éternels, tel Jacques Brel que Walker adapta scrupuleusement en anglais. De préférence chanteurs ayant dessiné leur univers musical en faisant fi de ce qui se fait ou pas. Si ses paysages sonores évoquent d'étranges scènes de film, la voix de Scott Walker, sorte de ténor déjanté ou de crooner emphatique, en dérange plus d'un/e. Il faudra parfois du temps pour s'habituer à cette manière de clamer sa rage ou sa douleur. Bish Bosch, son tout nouvel album, ne produit peut-être pas la même surprise qu'en leur temps Tilt et surtout The Drift, mais sa singularité, sa rigueur et son invention bousculent tout autant.
Bish Bosch signifie que le travail est terminé, il se réfère à la peinture torturée de Jérôme Bosch pleine de petites scènes cruelles et provocantes, et à l'argot de "putain". Ce mélange de sources réfléchit bien la démarche poétique de son auteur, maniant sans prérogatives le trivial et le sublime, le passé et le futur, le bien et le mal. Nous voyageons sur la même galère de la Grèce Antique à la Roumanie de Ceaușescu, de Hawaï aux Alpes, nous heurtant à des concepts de biologie moléculaire ou respirant de sulfureuses puanteurs fécales. Lorsque le mythe croise le quotidien on ne peut s'empêcher de penser à Pasolini, d'autant que Scott Walker ne se prive pas de citations bibliques et de références psychanalytiques. Ses textes nous bringuebalent sur des montagnes russes où il est pratiquement impossible de s'accrocher au garde-fou tant il se plait à changer brusquement de décors ou à convoquer d'historiques monstres au détour d'un vers.
Comme on le voyait dans le film 30th Century Man, il a beau inventer des sons inouïs avec toutes sortes d'objets ou d'instruments comme le Tubax, nouveau modèle de saxophone contrebasse, profonds ou aériens, tranchants ou veloutés, jamais la musique ne saurait produire le malaise que sa diction peut susciter. D'autant que cette fois il ne se prive pas de jouer de silences le laissant souvent a capella. Scott Walker est un minimaliste explosif. Les évènements se succèdent sans précipitation, mais avec une détermination effrayante. Le suspense est colossal. Chaque fois jusqu'à l'effondrement du majestueux et laborieux château de cartes. Si l'orchestre à cordes est utilisé pour des effets de vertige ou si les percussions martèlent l'espace comme dans le film Pola X de Leos Carax, les guitares électriques et les claviers numériques n'ont pas toujours l'efficacité dramatique de ses illustrations circonlocutoires, entendre que la poésie n'est jamais ici explicite, afin de générer des effets différents à chaque nouvelle écoute. Les envolées explicitement rock participent-elles au cut-up burroughsien des références ou sont-elles une tentative d'amadouer les oreilles rétives ?
Le graphisme de la pochette de Bish Bosch est aussi so(m)bre que les précédents. Il annonce la couleur ! De par son incontestable originalité, ses ambiances noires dont l'auteur se force pourtant à exclure tout cynisme, sa poésie hermétique truffée de connotations encyclopédiques, sa monotonie vocale aux intentions dramaturgiques, cet album ne plaira pas à tout le monde. Mais il comblera celles et ceux qui aiment les textures ciselées, les boutades incisives, les transpositions sonores inspirées par le sens des mots, la musique passionnée, et celles-ci comme ceux-là remettront encore et encore ce disque sur la platine pour s'en approcher chaque fois un peu plus, pour en varier les angles, pour en révéler les détails. Une œuvre !
SCOTT WALKER + SUNN 0))) = SOUSED Article du 26 septembre 2014
Scott Walker est un des rares artistes dont j'attends les albums avec la fébrilité qui m'animait adolescent. Plus de Zappa ni de Beefheart pour nous surprendre, la plupart des rockers tapent le carton en maison de retraite, les jazzmen ont troqué le mordant des années free pour un consensus bien comme il faut, on s'inquiète pour la santé des derniers chanteurs à texte, les politiques à court terme des majors ne permettent plus de révéler aucun courant véritablement nouveau... Côté élitaire la plupart des compositeurs contemporains ne livrent que des clones bien policés ou de pâles reproductions des chefs d'œuvre passés. Le public se repaît d'un énième revival, manne providentielle du coffre au trésor de l'humanité. Heureusement de nouveaux musiciens s'interrogent et par ci par là se réveillent des talents inattendus, malgré le silence bruyant des médias. L'envie d'être étonné est si forte que l'on en arrive à ne plus rien écouter que le bruit de la ville ou de la nature. Alors lorsque l'on apprend que Scott Walker sort un album avec le groupe de drone métal Sunn 0))) on plonge direct sur l'ovni qui fera grincer les oreilles formatées par les radios privées, les compressions du mp3, le flux ininterrompu des baladeurs et les sacro-saintes habitudes.
Cinq pièces, cinquante minutes, Soused (qui sortira le 21 octobre sur 4AD) n'est pas aussi surprenant que le furent Tilt et The Drift en 1997 et 2006, renaissance expérimentale d'un chanteur de pop anglais passé par Brel et qui réussit à fondre un alliage métallique composé de crooning monotone, de magma électro-symphonique et d'enclumes rythmiques sur des textes intellos. Si en 2012 Bisch Bosch était électronique, les guitares de Sunn 0))) électrisent ce nouvel opus. Coups de fouet de Brando, cargo de Herod 2014, vrombissements de Bull, mécanique ferroviaire de Fetish, cliquetis régressifs de Lullaby, la plongée dans le rock est vivifiante. Les guitares des Américains Greg Anderson et Stephen O'Maley (tous deux également au Moog) et du Hollandais Tos Nieuwenhuizen (du groupe Beaver) soutiennent et ponctuent le chant de Walker venu avec l'orchestrateur Mark Warman et du producteur Peter Walsh qui étaient déjà de ses précédents voyages.
Stephen O'Malley a signé la pochette avec le photographe Gast Bouschet. Le superbe extrait vidéo illustre d'ailleurs parfaitement le métal fondu de la rencontre. Les deux entités sont peut-être trop évidemment compatibles. Ni le chanteur au romantisme exacerbé ni les guitaristes de doomdark n'entraînent les autres sur des terrains par eux inexplorés. La dialectique présente dans The Drift, chef d'œuvre absolu de Scott Walker, est noyée dans l'entente cordiale. Même si je plane à cent mètres sous terre, finalement en manque d'imprévu, je me tourne vers des collaborations de Walker moins évidentes avec Ute Lemper (Punishing Kiss et Lullaby By-By-By) et Leos Carax (B.O. du film Pola X) ou plus anciennes avec James Bond (Only MySelf To Blame pour le film The World is Not Enough), Nick Cave (cover de I Threw It All Away de Bob Dylan pour le film To Have and to Hold), Goran Bregovic (Man From Reno), toutes aussi remarquables.
SUR LE MONDE DIPLO Article du 2 Juillet 2015
Mon article d'aujourd'hui est délocalisé. Vous le trouverez sur Le Monde Diplomatique de juillet en page 26. Voilà plus de 20 ans que j'y suis abonné. À une époque faste je contribuais aux Amis du Diplo. Mediapart fait un travail d'investigation formidable, son Club ouvre des perspectives inattendues, mais le mensuel en papier est la seule revue avec Courrier International qui prenne le recul avec l'information, voire s'en affranchisse, pour tenter d'analyser les enjeux planétaires. Si vous voulez savoir où cela chauffera demain, dans deux ou dans dix ans, toutes les explications sont là. De mon côté je me suis cantonné aux pages culturelles, histoire de faire connaître Scott Walker, un artiste majeur, une voix unique, à celles et ceux qui l'ignorent encore...
P.S.: l'article est accessible en ligne !
Le jour de la mort de Scott Walker le 25 mars 2019 je découvre que mon article y est lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain.
LE SOMBRE ORCHESTRE DE SCOTT WALKER
Article du 19 juillet 2017
J'avais laissé tomber le film de Brady Corbet après un quart d'heure. La partition pour orchestre de Scott Walker m'incite à y revenir. Sombre, brutale, tendue comme un arc, la musique met les nerfs en pelote. Des blocs de cordes assassins tombent des cintres comme un pendu au bout d'une corde, le couperet de la guillotine ou un peloton d'exécution. Mortel. C'est du gros lourd. Plus sommaire que ce que le chanteur écrit dans ses derniers albums expérimentaux, sa musique de film répond aux lois du genre, rappelant par endroits certains scores de Bernard Herrmann. La musique de film ne fait pas souvent dans la dentelle, elle doit rester complémentaire de l'image et de l'action, ne pas occuper tout l'espace. Le corps est éviscéré, le squelette à peine dépouillé de sa peau. Les cuivres accentuent la pomposité de ce film ambitieux...
Inspiré par une nouvelle de Jean-Paul Sartre, The Childhood of a Leader (L'enfance d'un chef) fut tourné sous deux versions, anglaise et française. Je n'arrive pas à m'intéresser au sort de l'enfant, encore moins au rapport de causalités qui ferait de son éducation par des parents autoritaires un futur dictateur. La transposition de la honte générée par le Traité de Versailles qui se conclut là en 1919 à celle que tente de lui infliger un monde d'adultes déconnecté tient d'un symbolisme balourd. La psychologie du film provient d'un comportementalisme réducteur, loin de la complexité analytique susceptible de révéler les mécanismes de la pensée du petit paranoïaque. Il va me falloir du temps pour réécouter le disque de Scott Walker en oubliant le maniérisme prétentieux qui avait séduit la Mostra de Venise en 2015...
LE CHEVAL GAGNANT DE SCOTT WALKER Article du 26 mars 2029
Dans un documentaire de la BBC de 1995 Scott Walker évoque un film anglais de 1949 qui l'a considérablement marqué enfant, The Rocking Horse Winner d'Anthony Pelissier d'après une nouvelle de D.H. Lawrence. Scott Walker, qui s'est éteint hier, a toujours exprimé l'influence du cinématographe sur ses œuvres. Comme j'avais écouté toute la journée ses disques j'ai pensé regarder ce "joyau méconnu", or s'y décèle probablement la clef du mystère qui entoure le chanteur. Je déteste gâcher le plaisir de la découverte ("spoiler" comme disent les Anglophones, et cela n'a rien à voir avec "se poiler", d'autant que la mort de Walker m'affecte particulièrement), mais les voix qui émanent de la maison susurrent une possibilité de trouver l'argent nécessaire à la famille dans le besoin quitte à en payer le prix fort. Le succès s'avère menaçant ! Lorsqu'on connaît l'histoire de ce génie on est forcément troublé par la possible analogie avec son abandon précoce de la scène en pleine gloire et les distances entretenues avec le business.
L'inspiration d'un artiste a quelque chose de mystérieux, presque mystique, irraisonnable même au plus matérialiste. Le succès va de paire. Scott Walker avait toute sa vie eu la chance du petit garçon du film de Pelissier et cela lui faisait peur. J'ai trouvé sur le Net une copie de ce film rare sous-titrée en espagnol. C'est déjà ça. Hier matin j'avais découvert l'article de juillet 2015 que j'avais écrit sur Scott Walker pour Le Monde Diplomatique lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain ! Cette histoire mystérieuse où se mêlent la chance, l'inspiration, l'inquiétude pécuniaire des parents, la confiance, le jeu, la générosité et l'amour filial a d'étranges résonances avec ma propre histoire, pas seulement la mienne, mais celle de nombreux artistes...
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 16 octobre 2020 à 06:34 ::Multimedia
Melting Rust est en compétition au Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris, organisé par le Collectif Jeune Cinéma. Projetée à la séance de 18h au Grand Action, 5 rue des Écoles à Paris, la performance avait été créée l'an passé à Victoria, en Transylvanie (Roumanie). "Melting Rust explore la puissance métaphorique des couleurs. Inspirée par une ville idéale, Victoria, initialement pointe de l’industrie pétro-chimique, maintenant ravagée par de nombreux accidents, elle se développe sur des teintes aux évocations multiples : vert pour la nature, bleu pour le rêve d’une vie meilleure, rouge pour l’amour et le drame, orange pour la rouille… selon des rapports contrastés, rien n’étant univoque." Anne-Sarah Le Meur projette ses images en 3D temps réel tandis que j'improvise au clavier des masses sonores en mouvement que viennent trancher des lames de métal. La performance dure 30 minutes exactement.
Donc vous aurez le temps de rentrer chez vous. Les soirs suivants, portez le deuil de tout ce qui vous fait vivre !
Melting Rust vient d'être sélectionné par l'International Media Art Festival CYFEST, à Saint-Petersbourg (Russie) en février prochain. Le thème de cette 13ème édition est "Cosmos et chaos". Il est toujours sain de replacer notre humanité minuscule au sein de l'univers infini et d'envisager le chaos comme un évènement positif ! Tout le contraire de ce que le pouvoir nous assène, nous réduisant à obéir sans ne plus réfléchir... Melting Rust ? La rouille se liquéfie... Action !
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 4 septembre 2020 à 00:01 ::Cinéma & DVD
P.S. : Dans mon article d'alors j'avais écrit : "Avant de lire ce billet, regardez Un film. C'est son titre. Il ne dure que 12 petites minutes ! Surtout regardez-le jusqu'au bout..."
Article du 5 mars 2007
Formidable, le film de Bruce Conner, A Movie, Un film, celui qui a représenté pour moi LE film, est trouvable sur le Net. Fut un temps où je clamais que s'il fallait en sauver un seul, celui pour l'île déserte, c'était lui, Un film.
J'ai eu l'idée de le rechercher en revoyant Au début de Pelechian sur mon propre blog. Si le propos est différent, les intentions et les méthodes sont proches. Montage d'archives, rythme donné par la musique, ici Les Pins de Rome (1924) d'Ottorino Respighi, un néo-classique préfigurant la musique de film et l'école minimaliste... Le compositeur annonce l'esthétique mussolinienne, mais le réalisateur la dénonce. Il réussit à produire des émotions suscitant de profondes questions, intimes. L'inconscient remonte à la surface. Qui sommes-nous vraiment ?
A Movie a pour moi une histoire. Une sale histoire, qui finira bien. Je dois sa découverte à Jaf qui en avait acquis une copie 16mm d'une drôle de façon. Je la lui emprunte pour la projeter, à la clinique "anti-psychiatrique" Laborde devant une assemblée de psys ébahis, à Félix Guattari, chez lui : le rire se fige pour nous faire sombrer dans l'horreur, la nôtre. C'est très fort. Cela n'a rien d'un vidéo-gag ni des belles images de Godfrey Reggio. Conner nous retourne comme une chaussette.
Je multiplie les projections, mais un après-midi en fermant les verrous de chez moi à la Butte-aux-cailles, je laisse la boîte en métal sur le pas de ma porte. J'avais pignon sur rue. Le film est exposé au premier passant. Il est perdu. Moi aussi. Acte manqué terrible, à la hauteur de la perte du disque de chants vaudous de Tamia à peu près à la même époque. 1977, cela ne s'est heureusement pas reproduit. J'avais laissé le vieux vinyle sur le toit de ma voiture en cherchant mes clefs. Coïncidence improbable. Je sortais la première fois, je rentrais la seconde. [En 2011 j'ai retrouvé] une copie de l'enregistrement de Ptits oiseaux, vous comprendrez ma tristesse et celle de mes camarades...
Bernard Eisenschitz me sort de cette situation honteuse en trouvant le moyen de racheter une copie à Los Angeles, je crois, directement à Bruce Conner, je ne sais plus. C'est beaucoup d'argent pour moi à ce moment-là. Je me suis fait tirer l'oreille par Jaf pour lui rendre "son" film. Toute ma vie, j'ai cherché à le voir à défaut de l'avoir. J'ai eu parfois de la chance. Il y a un an Jonathan B. m'en fit une copie lisible sur mon ordi et très récemment je le commandai à un collectionneur généreux avec d'autres films de Conner. [...] A Movie date de 1958, c'est son premier. Je l'ai vu la première fois à l'occasion de l'exposition Une histoire du cinéma (Une ou plusieurs comme celle(s) de JLG) conçue par Peter Kubelka au Musée d'Art Moderne (CNAC). Ce festival de films expérimentaux changera ma vie. Du 7 février au 11 mars 1976 je vois tout. Le programme commence par Lumière et glisse vers les années 20, les Russes, les surréalistes, les animateurs, les lettristes, les Américains, Brakhage, Snow, Jacobs, Sharits, Anger, Cornell, Breer, Mekas, Frampton, Broughton, Genet, Fluxus, Garrel, Clémenti, Ackerman, Monory, etc. J'essaie de me repérer dans le programme en prenant des notes dans la marge. Bruce Conner, à côté d'autres activités artistiques (il fit des light-shows avec la Family Dog à l'Avalon Ballroom, ce qui me touche évidemment !) signa plus d'une vingtaine de courts métrages. À suivre.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 1 septembre 2020 à 05:56 ::Cinéma & DVD
JAN PEHECHAAN HO Article du 14 décembre 2006
De temps en temps j'allais acheter épices, chutneys, thés, lassis, mangues fraîches et de drôles de biscuits apéritifs pimentés dans les épiceries indiennes de la rue du Faubourg Saint-Denis. Il y a cinq ans [donc en 2001], je découvre une boutique de DVD hindis et je me laisse convaincre par Lagaan d'Ashutosh Gowariker, le seul long métrage alors disponible avec des sous-titres, plus quelques compilations de clips. Les quelques extraits bollywoodiens que j'avais enregistrés une dizaine d'années plus tôt sur Canal +, dans l'émission L'œil du cyclone, sont des petits bijoux au pouvoir euphorique digne des meilleurs Tex Avery ou des Demoiselles de Rochefort. Les passages tendres font plutôt penser aux Parapluies ! En voyage dans le sud-est asiatique, je laissais la télé de l'hôtel déverser ses tonnes de clips comme un robinet de jouvence.
Alors que la moindre image sportive à la télévision me donne envie d'exploser le poste, je restai en haleine devant le suspense distillé par le match de cricket de Lagaan. Chaque fois que je faisais une démonstration du système 5.1 que je venais d'acquérir, je choisissais les extraits des films avec Salman Khan, en particulier une scène époustouflante avec des cerfs-volants. L'Inde étant le plus important pays producteur de films, je prévois aussitôt l'engouement pour la manne Bollywood. Jusque là, les cinéphiles ne s'étaient essentiellement intéressés qu'aux films viscontiens du Bengali Satyajit Ray. Mes amis me prenaient pour un doux illuminé à me passionner pour ce genre populaire, kitsch à souhait.
Les films de Bollywood sont souvent très longs, dépassant facilement les trois heures. Aussi les compilations de clips étaient-elles une aubaine. Après moultes péripéties mélodramatiques, le film se termine toujours par une happy end, et il est d'usage qu'il soit ponctué par sept séquences dansées et chantées, guimauves bien entendu, mais aussi rythmes entraînants comme seul un Cab Calloway me fait cet effet. Les décors sont somptueux et les couleurs éclatantes. Les véritables vedettes du film sont en fait les chanteurs et les chanteuses qui, au cours de leur longue carrière, prêtent leur voix à différents acteurs et actrices que la jeunesse des rôles nécessite de renouveler régulièrement. Parmi les plus célèbres, recommandons Mohamed Rafi, Kishore Kumar, Lata Mangeshkar ou Asha Bhosle. Côté longs métrages, Devdas (Diaphana Edition Vidéo) de Sanjay Leela Bhansali, Le mariage des moussons (TF1 Vidéo) de Mira Nair, Swades (Bodega Films) du même réalisateur que Lagaan (G.C.T.H.V.), rencontrèrent d'importants succès, et Carlotta a depuis un an édité en France de nombreux films indiens. Rebellion de la jeunesse contre l'autorité, trahison, alphabétisation colorent des drames où la famille et l'amour tiennent la première place.
Aujourd'hui, la folie Bollywood a pris, mais je n'arrive pas à retrouver les sublimes extraits aperçus sur L'œil du cyclone, ma période préférée étant celle des années 60 où les pastiches rock 'n roll sont aussi pétillants que drôles, qu'ils soient en noir et blanc ou en couleurs. Quelques CD rassemblent les meilleurs passages : Doob Doob O'Rama ou les deux volumes Beginner's Guide to Bollywood de trois disques chacun. Il n'est pas simple de choisir parmi les centaines de DVD et CD qui débordent des boutiques de la rue du Faubourg Saint-Denis qui se sont multipliées. Bon d'accord, ce n'est pas du grand cinéma, mais ça swingue d'enfer et ça fait pleurer dans les chaumières ! J'adore.
L'extrait de 1965 chanté par Mohamed Rafi au début de Gumnaam a été popularisé pour avoir été cité en 2001 dans le film Ghost World (Studio Canal) de Terry Zwigoff. Asha Bhosle et Lata Mangeshkar font également partie de la distribution des voix playback.
JODHAA AKBAR EN 5.1 Article du 20 novembre 2008
Il y a sept ans, en faisant mes courses indiennes dans le haut de la rue du Faubourg Saint-Denis, j'achète quelques dvd hindi sur les conseils d'un vendeur tamoul. J'avais découvert des extraits de films de Bollywood grâce à une compilation de chansons programmée sur Canal Plus et je recherchais désespérément Eena Meena Deeka du film Aasha. À l'époque, s'intéresser à ces films populaires était le comble de la ringardise. Je doute que pour beaucoup les choses aient changé. J'adore leurs films kitsch des années 50-60, en particulier ceux qui se réfèrent au rock 'n roll, trépidants et drôles. Réaliser une comédie musicale (ou un drame musical) fait soustraire certains paramètres à la réalité, apportant toujours un peu de poésie, comme certains films en noir et blanc, par exemple. Rentré chez moi, je déballe les petites merveilles et suis sidéré de l'accélération cardiaque que me procure Lagaan d'Ashutosh Gowariker, d'autant que je n'ai aucune appétence pour le sport filmé et le cricket en particulier. Son film suivant, Swades, est aussi didactique, toujours prônant une certaine forme d'indépendance patriote. Gowariker utilise toujours son travail pour porter un message, c'est sa faiblesse, mais cela lui permet de se distinguer. Car les films de Bollywood obéissent à des règles très strictes auxquelles les cinéastes essaient d'apporter chaque fois un petit quelque chose : amours contrariées, trahisons, retournements de situation, happy end, rebondissements du feuilleton, même si le film est d'un seul tenant... Jodhaa Akbar, qui sort le 4 décembre en double ou triple DVD, dure 3h25 (Bodega).
Le nouveau film de Gowariker est un peu ramollo, peut-être parce que la composition musicale manque d'authenticité, trop world à mon goût, mais il offre un spectacle populaire typique du genre. Bollywood porte bien son nom. Le spectacle, grandiose et coloré, rappelle les grandes fresques hollywoodiennes. "Au 16e siècle, l'Hindoustan est dominé par la dynastie des empereurs musulmans moghols. le dernier héritier, Jalaluddin Muhammad Akbar, un farouche guerrier, multiplie les batailles pour repousser les frontières de l'empire. Afin d'unifier le territoire qui deviendra l'Inde, il consent à épouser Jodhaa, une princesse rajpoute hindoue..." Au delà de l'évocation épique et de la guimauve sentimentale de rigueur, on notera le pouvoir grandissant des femmes et la tolérance entre religions qui y est prônée, renvoyant l'Inde à l'une de ses problématiques les plus aigües.
Mais ce qui m'intéresse avant tout dans ce film, puisqu'à l'affût de la spécificité de chaque œuvre, c'est l'utilisation du son et du 5.1 en particulier. La partition sonore fait partie du script. Loin de vouloir se faire oublier comme souvent, le son se signale par une panoplie d'effets spéciaux en corrélation avec le scénario ou la musique. Lorsqu'une voix tourne tout autour des comédiens, le 5.1 rend le vertige. Les sabots des chevaux ne sont pas synchrones avec la cavalcade, préférant rythmer la musique comme un riff de percussion. Les hors-champ peuvent se localiser dans un contre-champ occupé par les spectateurs. On entrevoit les possibilités du système s'il était utilisé à des fins plus critiques. Son utilisation ici lui confère un rôle à part entière, comme les jeux de couleurs, une voix off ou un sous-titre.
L'édition en 3 volumes offre un documentaire de trois heures, Les cinémas indiens, du nord au sud, réalisé par Hubert Niogret, très intéressant, même s'il est fatiguant de s'avaler autant d'extraits d'entretiens à la queue leu-leu, et une rencontre avec Gowariker. Jodhaa Akbar est aussi le premier film bollywoodien qui sort en Blu-ray, mais c'est un format qui pour l'instant m'échappe. Ah oui, j'oubliais les scènes de bataille avec quatre-vingt éléphants ou le dressage par Akbar à mains nues, impressionnant ! Je me suis souvenu de mon voyage dans le Teraï au Népal : lorsqu'un pachyderme passait le ciel s'obscurcissait.
L'ASSOIFFÉ DE GURU DUTT, CHEF D'ŒUVRE HINDI EN DVD Article du 14 septembre 2012
Bollywood, ce ne sont pas que des bluettes avec chants et danses dont les décennies marquent chaque fois le style. Il existe des chefs d'œuvre inoubliables où la réflexion philosophique rivalise avec la tendresse, le lyrisme avec l'humour, la lutte des classes avec une critique du machisme, le clair-obscur avec l'intelligence du montage ! Il en est ainsi de L'assoiffé (Pyaasa), réalisé en 1957 par le génial Guru Dutt, à la fois réalisateur et acteur, que Carlotta publie en coffret de 2 DVD avec Le maître, la maîtresse et l'esclave (Sahib Bibi Aur Ghulam) qu'il a produit en 1962, mais qui est signé par son dialoguiste, Abrar Alvi. Si la musique et les chansons de L'assoiffé sont merveilleusement envoûtantes, le passé chorégraphique de Dutt en pointe le rythme tout en ruptures de ton, avec une incroyable variété d'émotions. On passe d'une sorte de néo-réalisme à l'indienne à une séquence surréaliste, d'une scène d'action à du pur burlesque. De plus, j'ai toujours adoré les avant-plans comme chez Ophüls, laissant deviner l'action derrière des premiers plans qui font sens. Les focales jouent de la profondeur de champ et du flou, et les gros plans au 100mm ont conservé le nom de leur auteur. Son noir et blanc est à couper le souffle. La musique ne consiste pas ici en intermèdes comme c'est souvent le cas dans les films de Bollywood, elle est partie intégrante du récit. Les chansons ne sont d'ailleurs pas précédées d'introductions instrumentales pour ne pas casser le rythme.
En bonus le documentaire À la recherche de Guru Dutt de Nasreen Munni Kabir tourné en 1989 éclaire la vie passionnante de Guru Dutt dont les films réfléchissent la propre histoire, artiste tiraillé entre l'échec et le succès, et entre deux femmes dont l'une dans la vie prêtait sa voix à ses actrices quand l'autre jouait merveilleusement dans ces deux films. Les nombreux extraits qui l'émaillent donnent envie de voir les sept autres comme Fleurs de papier (Kaagaz Ke Phool) qui ruina le maître de Bombay.
Dans cette scène (Yeh Duniya Agar Mil Bhi Jaye To) de L'assoifféMohammed Rafi prête sa voix à Dutt : "Ce monde où l'homme est un loup pour l'homme, Qui n'a d'autre appétit que l'or et l'argent, Qui voudrait d'un monde pareil ? Chaque corps est meurtri Et chaque âme assoiffée Tous les regards se voilent Et tous les cœurs s'affligent Le monde entier est frappé de stupeur Qui voudrait d'un monde pareil ? De toute vie humaine vous avez fait un jouet Et vous n'adorez que ceux qui ont trépassé La mort en ce bas monde vaut moins cher que la vie Qui voudrait d'un monde pareil ? Jeunesse fourvoyée sur le chemin du vice Qui te livre au commerce de tes tristes appâts L'amour n'existe plus si ce n'est monnayé Qui voudrait d'un monde pareil ? Ce monde qui fait fi de toute humanité, Dédaigne l'amitié et la fidélité Et où l'amour est sans cesse dépecé Qui voudrait d'un monde pareil ? Qu'on le brûle, qu'on le livre aux flammes ! Qu'on l'ôte de ma vue ! Il est à vous ce monde, faites-en votre affaire ! Qui voudrait d'un monde pareil ?"
Guru Dutt s'est suicidé à l'âge de 39 ans.
GANGS DE WASSEYPUR Article du 20 mai 2013
À première vue Gangs de Wasseypur est une saga violente où trois familles de malfrats s'entretuent pour le contrôle d'un tout petit territoire, sur trois générations de 1941 à 2009. Si le film de Anurag Kashyap est avant tout un film populaire, il a su séduire la critique internationale pour son arrière-fond politique, le contrôle des mines de charbon, son réalisme local, une petite ville du Bengale aujourd'hui le Jharkhand, ses clins d'œil à Bollywood, une partition musicale entraînante, et sa critique sous-jacente de la violence masculine que le pouvoir des femmes ne saura pas contenir. Comme souvent lorsque l'étude est sincère et le sujet épineux, les protagonistes sont essentiellement musulmans bien qu'en conflit avec le pouvoir hindou, les interprétations politiques sont allées d'un extrême à l'autre. Pourtant, malgré la succession incessante de meurtres qui finit par me faire perdre mes repères la plus grande violence est généralement cadrée hors-champ, renforçant sa puissance et censée favoriser son rejet par les spectateurs.
Les 5 heures 20 minutes en deux parties font évidemment penser à Coppola, Scorsese ou Tarantino, mais Kashyap préfère se référer à des films de réalisateurs sud-américains comme par exemple Children of Men d'Alfonso Cuarón pour les plans séquences de tueries. Si vous n'êtes pas allergique à l'hémoglobine Gangs de Wasseypur vous immergera dans un univers fascinant qui peut rappeler la série à succès Game of Thrones, forme que le long métrage fleuve aurait pu très bien adopter, par ses ressorts dramatiques dictés essentiellement par la vengeance et par le déséquilibre de maturité entre les hommes et les femmes. Tout de même un peu démoralisant sur l'avenir de l'humanité ! (double DVD Blaq Out, sortie le 4 juin).
DEV.D PULVÉRISE LES CONVENTIONS BOLLYWOODIENNES Article du 6 septembre 2013
Excellente surprise à la projection de Dev.D, treizième adaptation à l'écran de Devdas, roman Bengali de Sarat Chandra Chattopadhyay, qui en a connu une quinzaine depuis 1927, la plus connue en France étant la version hindi de 2002 réalisée par Sanjay Leela Bhansali et sélectionnée alors au Festival de Cannes. Sept ans plus tard, Anurag Kashyap tourne ce nouveau remake en débordant largement les conventions auxquelles Bollywood nous a habitués. En 2012 il réalisera la saga Gangs of Wasseypur, brutale évocation d'une sanglante vendetta.
Si la descente aux enfers est un classique du cinéma indien les provocations à caractère sexuel sont surprenantes pour un genre qui tient plus des Bisounours. Malgré le côté noir du film l'happy end reste de rigueur et les couleurs magnifiques de la photo explosent en cauchemar psychédélique. Quant à la musique signée Amitabh Bhattacharya elle participe à une partition sonore inventive qui dynamise l'action. On est loin du sirop servi par le cinéma américain et ses suiveurs européens. Au son, Kashyap ne craint ni les coupes sèches ni un certain décalage humoristique. Mais ce qui fait le principal intérêt de Dev.D est son portrait sans concession du machisme qui ruine tous les rapports. Les hommes sont lâches, orgueilleux, menteurs, manipulateurs, autoritaires, violents, suicidaires face aux femmes qui tentent désespérément de s'en affranchir. Le film les montre courageuses, solidaires, tolérantes, éprises de justice, et d'une certaine manière révolutionnaires en comparaison de la société patriarcale qui les étouffe. C'est dire si les conventions bollywoodiennes sont bafouées, apportant un supplément d'âme ou de conscience sociale aux amateurs et amatrices du cinéma populaire indien.
Vous trouverez Dev.D en DVD pour une bouchée de naan.
De mon côté, dès les jours prochains je prévois de regarder l'intégrale Kashyap soit Paanch (2003), Black Friday (2004), No Smoking (2007), Return of Hanuman (2007), Gulaal (2009), qui semble prometteuse... Car entre temps j'ai vu That Girl in Yellow Boots (2010) qui m'a captivé, cette fille à la recherche de son père révèle une histoire insensée, plongée noire dans le monde de la prostitution déguisée où la fiction a d'étonnants relents documentaires...
THE LUNCHBOX, UNE ROMANCE GASTRONOMIQUE Article du 21 avril 2014
Pour sa délicatesse à donner toute leur importance aux choses infimes du quotidien, pour l'intensité de ses rendez-vous manqués, pour son traitement social de l'inconscient, pour son observation perspicace des femmes dans un monde dominé par les mâles, le film de Ritesh Batra me rappelle les romans d'Arthur Schnitzler. Filiation évidente, le cinéaste indien se réclame de Milan Kundera dans le passionnant entretien en bonus du DVD que Blaq Out vient de publier. L'originalité de The Lunchbox n'a pas empêché ce film indépendant de toucher un large public plus habitué au faste des comédies dramatiques bollywoodiennes.
Cette romance née de l'erreur réputée quasi impossible (1 sur 16 millions) d'un livreur de repas, un dabbawallah, a provoqué un succès inattendu en Inde. L'éloignement des deux correspondants épistolaires est magnifié par toute une série de hors-champs telle la voisine au dessus de chez Ila que l'on ne fait qu'entendre. Le parfum de la cuisine concoctée amoureusement par cette femme a priori dévouée à son mari distant a raison de la bougonnerie du récent retraité alors que le spectateur ne peut que rêver ces mets fins qui mettent l'eau à la bouche. Les personnages, tel le jeune assistant qui n'aspire toujours qu'à mieux faire, sont habités par une humanité méprisée par tant de films catastrophistes et dépressifs. The Lunchbox délivre une délicieuse impression d'espoir qui ne devrait jamais nous quitter...
UGLY DE ANURAG KASHYAP Article du 23 février 2015
Dans le bonus du DVD de Ugly, le réalisateur Anurag Kashyap raconte que le film de genre, ici un thriller autour de l'enlèvement d'une fillette, le libère de devoir donner des réponses démonstratives sur la société indienne. Les questions que la fiction génère excitent la réflexion des spectateurs qui sortent de la projection dans le silence. Car Ugly est un film qui dérange comme tous ses précédents films, de Paanch à Gangs of Wasseypur, en passant par No Smoking, Gulaal et That Girl in Yellow Boots. Même Dev.D, remake du blockbuster Devdas, ne peut se réclamer de Bollywood, sa mise en scène critique de la société patriarcale indienne où le policier règne sur les citoyens comme le père sur la famille renvoyant le divertissement coloré à ses chimères vaudevillesques. L'abus d'autorité mène partout à la corruption et pulvérise la morale. L'obsession des Indiens pour le cinéma pousse Kashyap à équiper ses personnages des atours de ces fantasmes. Dans son pays les stars deviennent ministres, la puissance des images se muant en pouvoir politique. Ugly révèle les pires travers de chacun dans un portrait sans concession de la société indienne où les conflits de langues et de religions renforcent la hiérarchie sociale, engluée dans des coutumes sclérosantes et terriblement cruelles.
Anurag Kashyap s'appuie généralement sur des faits réels qu'il transforme et déforme en s'appuyant sur les ressources que le cinématographe lui offre, des rebondissements du scénario à une utilisation de la musique parfaitement intégrée à l'action. Trois faits divers l'ont ici inspiré, aidé par le chef des polices spéciales de Bombay pour que son inspiration ne s'encombre pas d'une fidélité démonstrative qui alourdit tant de films politiques.
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 26 août 2020 à 07:43 ::Cinéma & DVD
Article du 25 février 2007
(...) film rare, le seul réalisé par l'écrivain Jean Genet. Lorsque je l'ai découvert à sa sortie en 1975, j'ai été ébloui par sa beauté chorégraphique. Un chant d'amour, tourné en 1950 et interdit jusqu'alors, était fidèlement projeté muet. Deux prisonniers communi(qu)ent à travers le mur qui sépare leurs deux cellules. Chacun danse en imaginant qu'il est dans les bras d'un autre. Un petit trou laisse passer la fumée d'une cigarette grâce à un brin arraché à la paillasse. Les gestes qui pourraient être considérés impudiques suent la pudeur, ils dessinent toute une poétique qui sera reprise ensuite dans maints films gays.
Mais l'émoi dépasse largement les inclinations sexuelles des protagonistes. On aimerait être aimé ainsi, d'une femme ou d'un homme, qu'importe son sexe, même si tous les poncifs homos sont à l'œuvre. La scène du bouquet balancé d'une fenêtre à l'autre au travers des barreaux est comme tout le reste du film, magique, brutale et fleur bleue. Pendant vingt-cinq minutes silencieuses, un des chefs d'œuvre du court métrage (...).
LE CONDAMNÉ À MORT
Article du 26 novembre 2010
Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.
En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »
La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 4 août 2020 à 07:01 ::Perso
Article du 15 février 2007
La photo de Brassaï fait remonter d'étranges souvenirs. Pendant trois ans, une fois par semaine, j'ai pris le métro de la Porte de Saint-Cloud à la Bourse pour faire régler mon appareil dentaire passage des Victoires. J'achetais des petits fascicules de bande dessinée dans la station pour lire pendant le voyage. Dedans, il y avait de la publicité pour les lunettes à rayons X qui permettaient de voir à travers les vêtements. J'étais abonné à Tout l'Univers depuis que je ne recevais plus Tintin. C'étaient les années 60.
J'avais commencé tôt à voyager seul. Ma grand-mère venait me chercher à l'arrêt d'autobus devant l'Hôpital des Enfants Malades. Je n'avais que cinq ans et nous venions de déménager de la rue Vivienne à la rue Léon Morane dans le XVième. J'adorais rester dehors sur la plate-forme arrière avec le contrôleur qui faisait cricric en passant les petits tickets étroits dans la boîte qu'il portait sur le ventre à la ceinture et en tournant sa manivelle. J'entends encore le diling de la chaîne qu'il tirait pour signaler le départ au conducteur. Nous adorions monter ou descendre en marche même si c'était interdit.
À la même époque, mes parents ont confié ma sœur et moi aux passagers du compartiment pour que nous n'oublions pas de descendre du train à Grenoble. Agnès avait trois ans et je m'en occupais avec le plus grand sérieux. J'ai continué jusqu'à ce que nous ayons dix-huit et quinze ans. Mon tempérament inquiet est le fruit de cette responsabilité.
Lorsque j'eus onze ans, mes parents m'envoyèrent à Greenways School, dans le Wiltshire, pour apprendre l'anglais. J'y ai tenu mon premier Journal. Il commence le vendredi 24 juillet 1964. This morning, at a quarter to 9, I went by coach to Beauvais. At a quarter past ten, I took the plane. At eleven o'clock, I took the coach. At a quarter to 2, I arrived at London. A lady was waiting for me. This afternoon, I took the train to Salisbury ; Mrs Clarke's son brought me to Greenways. I unpacked my clothes and put them in the drawer. And I had dinner at 10 to 10. Then I went to sleep in my bed. Good night! C'est précis. Mes grands-parents avaient coutume de nous offrir une montre à nos six ans, à condition que nous sachions lire l'heure. Je remontais la montre à aiguilles chaque soir avant d'aller me coucher. Mon diary est illustré avec des cartes postales, des papiers de bonbons anglais, photos de mes copains (c'était un collège international), tickets, plumes de perdrix... Le 6 août, je suis resté médusé par les cris hystériques des fans des Beatles pendant la projection d'A Hard Day's Night dans une salle de Salisbury. Il y avait toujours deux films par séance. Quelques jours plus tard, perché sur la branche d'un grand arbre du parc, j'ai réussi à embrasser Valérie, qui venait de Suisse. C'était la première fois que je tombais amoureux. Nous avons visité Stonehenge et la fabrique de chocolats Fry à Somerdale. J'en ai gardé un souvenir terrible du travail à la chaîne.
Les feuilles volantes se perdent. J'ai continué à écrire dans des petits cahiers. Pas loin de quatre-vingt. En regardant la photo de Brassaï, je repense au poinçonneur des Lilas, maintenant que j'habite à côté.
Le titre de l'article est extrait d'une chanson écrite pour Elsa lorsqu'elle avait neuf ans...
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 3 août 2020 à 06:59 ::Multimedia
Articles des 10 février 2007, 8 octobre 2006, 16 novembre 2010, 13 septembre 2011
LES ARCHIVES DE L'À-PLAT
J'ai évoqué ici la Bibliothèque disparue de Babylone et les risques encourus aujourd'hui. Nous connaissions ubu.com. Sur son nouveau blog, Pierre Wendling nous révèle l'existence d'une nouvelle mine, Internet Archive. Le site Internet Archive est une organisation à but non lucratif, fondée en 1996, qui s'est fixée de réunir des documents numérisables dont les droits sont échus et de les offrir en libre service aux chercheurs, historiens, étudiants et à quiconque souhaite les utiliser (sous licence Creative Commons). Les collections proposent des textes, des documents sonores et cinématographiques, des logiciels libres, des sites web. Pour les films, une grande variété de qualité technique est proposée depuis du 64k mpeg4 jusqu'à du mpeg2 gravable en dvd, en streaming ou en téléchargement. Au milieu de dizaines de milliers de documents, on trouve de véritables chefs d'œuvre.
À l'instant où je tape ces lignes, j'écoute un concert historique de Steve Reich, le 7 novembre 1970 à Berkeley, d'une qualité exceptionnelle. Se succèdent Four Organs, My Name Is, Piano Phase et Phase Patterns. Si j'ai assisté aux représentations parisiennes qui suivirent, j'ignorais totalement l'existence de My Name Is qui est dans le style de Come Out. Steve Reich a interrogé le public qui faisait la queue pour le concert en leur demandant : "What is your name ?" et en a monté des bouts présentés lors du concert-même !
Les longs métrages vont de célèbres films muets à des excentricités tels Reefer Madness, Carnival of Souls, Sex Madness en passant par des films dont la question des droits me paraît plus ambigüe (La nuit des morts-vivants, Rashomon, Dementia 13, etc.). Une section intitulée Cinemocracy présente les films de propagande commandés par le Gouvernement américain, au début des années 40, à John Ford, John Huston, Frank Capra et William Wyler !
Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de My Name Is, même si l'œuvre n'a pas l'envergure des autres pièces du concert, aussi époustouflantes à écouter qu'à leur création il y a près de quarante ans. Le concert complet, c'est là.
Depuis cet article de 2007, la Toile offre de nombreuses interprétations de cette pièce...
CROWN HEIGHTS & REICH
C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...
STEVE REICH SE RÉPÈTE
Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...
WTC 9/11 (2010) WORLD TO COME
J'ai commandé WTC 9/11, le nouvel album de Steve Reich, par intérêt parce que c'est le seul répétitif qui m'ait toujours emballé, par fétichisme parce que je les possède presque tous, par goût parce que j'adore les interprétations du Kronos Quartet dont il ne m'en manque pratiquement aucun, par tolérance parce que les commémorations du 11 septembre 2001 occultent impérialistiquement le 11 septembre 1973 quand les avions américains prêtaient main forte à Pinochet pour dézinguer Salvador Allende, par mélomanie parce qu'une copie mp3 comme celle que je vous offre ci-dessus ne vaut pas la qualité d'un CD et pour bien d'autres aussi bonnes que mauvaises raisons.
J'ai copié-collé la pochette censurée qui risquait de blesser des étatsuniens que les images de leur télé ne gênent pas lorsqu'il s'agit de montrer les ravages de leur armée et de leur politique un peu partout sur la planète, et la définitive qui me fait m'interroger sur ce que cache cet écran de fumée.
J'ai écouté les nouvelles compositions un peu déçu, parce que le système de "mélodie du discours", qu'avait également utilisé avec talent René Lussier pour Le trésor de la langue, n'a jamais été aussi poignant que sur Different Trains, chef d'œuvre inégalé de Reich. Il consiste à orchestrer la mélodie de voix parlées préalablement enregistrées, ici aiguilleurs du ciel, pompiers, voisins de New York, etc. Déçu aussi parce que le Mallet Quartet et les Dance Patterns, qui complètent le court album, sont deux œuvrettes n'apportant pas grand chose à l'édifice. Déçu parce que j'attends chaque fois un miracle et le propre des miracles est de se produire quand on ne les attend pas.
On lira partout dans la presse que WTC 9/11 est une des œuvres majeures de Steve Reich parce que tout ce qui touche à l'énigme du 11 septembre donne des frissons, parce que la plupart des journalistes découvrent ce compositeur avec quarante ans de retard, parce que c'est politiquement correct à l'image de la pochette définitive du CD. L'album se laisse écouter, mais les quelques dissonances ne suffisent pas à Steve Reich pour se renouveler et l'on préférera cent fois Different Trains ou les premières pièces plus expérimentales comme It's Gonna Rain ou Come Out qui dégagent une rage romantique d'une puissance insoupçonnable.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 30 juillet 2020 à 00:05 ::Cinéma & DVD
Article du 2 février 2007
Pour un article de la rubrique Sur l'écran noir de vos nuits blanches du Journal des Allumés du Jazz que je consacrais aux partitions sonores, j'avais revu Le désert rouge de Michelangelo Antonioni, son premier film en couleurs (Carlotta). Je me souvenais de la bande-son industrielle, jets de vapeur et électroacoustique de Vittorio Gelmetti, mais j'avais oublié le caractère de cantate du film, à l'image de la musique du générique de Giovanni Fusco, le compositeur de L'avventura, L'éclipse et Hiroshima, mon amour. Le trouble des personnages tient de l’abstraction musicale des sentiments. Le cinéaste a remplacé les dialogues par un vide contemporain, minimalisme varésien, deux termes a priori incompatibles. Encore plus que celui d'un musicien, Le désert rouge est un film de peintre. Antonioni badigeonne les usines de couleurs vives et atténue la nature au brumisateur. Il "peint la pellicule comme on peint une toile". Si Matisse est son modèle, le décor semble avoir été commandé à de Kooning ou Rothko. On verrait bien ce film accroché aux cimaises du Centre Pompidou. Dans l'un des bonus du dvd, Antonioni termine l'interview en répondant qu'il ne se pose de questions ni avant ni après, mais pendant le film. "Vous arrivez trop tard", fait-il à celui qui l'interroge.
C'était la première fois que j'allais à Venise, un lendemain de Noël, en 1978 je crois, peut-être 79. Jean-André Fieschi m'avait emmené pour "fêter" la fin de notre collaboration de quatre ans. La ville était recouverte de neige, beaucoup. Ce matin-là, Jaf me guida jusqu'à San Giorgio degli Schiavoni pour voir les Carpaccio. Je fus saisi par les cadres, hors champ préfigurant déjà le cinématographe, et par le mouvement. J'y voyais aussi un ancêtre de la bande dessinée. Il y a chez ce peintre la même modernité que l'on rencontre dans la musique médiévale, la plus proche de nos improvisations contemporaines. Ses rouges et ses bleus se retrouvent dans Le désert.
Nous étions seuls dans la petite église avec un couple, un monsieur déjà âgé et une jeune femme. Nous l'avons reconnu, lui, mais nous n'avons pas osé bouger, nous aurions brisé le charme. Nous l'avons regardé s'éloigner, de dos, dans la Fondamenta Furlani, le long du canal di San Antonin. Tout était magique. Venise sous la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, et Michelangelo Antonioni. Depuis, je n'imagine pas faire le voyage sans aller admirer les Carpaccio. L'an passé, j'y suis retourné pour la huitième fois.
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 27 juin 2020 à 02:35 ::Théâtre
Articles du 14 janvier 2007 et 22 février 2013
UN COMMENCEMENT À TOUT
Il y avait eu Du vent dans les branches de sassafras au Théâtre Gramont avec Michel Simon et Caroline Cellier, Le cimetière de voitures d'Arrabal avec Jean-Claude Drouot, le Living Theater de Julian Beck, mais j'ai découvert l'univers théâtral avec Michel Vinaver en 1980 au Théâtre de Chaillot grâce à Jean-André. Jacques Lassalle montait À la renverse avec, pour peu que je m'en souvienne, Françoise Lebrun et Jean-François Stévenin. Le passe-montagne tourné par le motard qui était accroupi là dans la loge m'avait beaucoup impressionné. Je crois me souvenir qu'il y avait aussi Maurice Garrel qui fit plus tard une petite apparition dans notre opéra-bouffe, L'hallali. Vinaver menait une double vie en tant qu'auteur et PDG des sociétés Gillette et Dupont sous le nom de Grinberg, m'avait confié Jean-André Fieschi, qui plus tard épousera sa fille Barbara, la sœur d'Anouk. Leur fils avait baptisé sa poupée Elsa du nom de ma fille... Vingt quatre ans plus tard, j'ai revu Vinaver en haut des marches d'une remise de prix. Il m'avait rassuré en racontant que c'était la deuxième fois qu'il était primé par la Sacd. Je recevais moi-même ce soir-là le Prix de la création interactive après en avoir déjà été gratifié quatre ans auparavant. J'avais redouté une erreur, du moins que l'on s'aperçoive du doublon, probablement à cause du complexe d'usurpation que ressentent tant d'autodidactes. Somnambules succédait ainsi à Alphabet. Raymond Sarti a dessiné le décor blanc de la reprise de L'émission de télévision mise en scène par Thierry Roisin à Montreuil. Je suis chaque fois épaté par le travail de mon ami. La scénographie éclaire le texte. Tous les lieux cohabitent sur le plateau. Les comédiens ne le quittent jamais, ils restent en bordure, devenant les musiciens de la partition sonore qui souligne avec simplicité et brio certains gestes importants. Les bruitages font surtout exister le hors-champ alors que leurs interprètes sont à vue, raclant une sonnette, jouant de fourchettes, transvidant une bonbonne d'eau pour faire discrètement couler un bain... L'idée est formidable, sa réalisation parfaite. J'ai d'ailleurs préféré le décor et le son de François Marillier au jeu dramatique dont la direction m'a échappé. Vinaver connaît évidemment si bien le monde de l'entreprise, ici une émission de télé-réalité et une grande surface de bricolage, que les échanges sont aussi jubilatoires qu'effroyables.
J'ai rencontré Raymond Sarti en 1989 aux milieux des tours de Mantes-la-Jolie. Le metteur en scène Ahmed Madani et lui nous avaient été "imposés" par la DRAC, mais nous n'eûmes pas à le regretter ! De notre côté, nous apportions J'accuse, avec Richard Bohringer dans le rôle d'Émile Zola. Un drame musical instantané était secondé par une harmonie de 70 musiciens dirigée par Jean-Luc Fillon et par la chanteuse de Pied de Poule, Dominique Fonfrède. Raymond avait collé un chapiteau gonflable de cinq étages de haut le long de l'une des tours destinée à être détruite. La façade de l'immeuble comme l'ancien parking ainsi recouverts étaient entièrement bleus avec de grosses croix blanches ici et là. Il avait fait creuser une tranchée pour notre trio, monter une colline pour l'orchestre et empiler des sacs de jute au milieu de la scène. Des croisillons plantés dans la terre donnaient au décor des allures de Verdun. Tout avait été repeint, un étrange mélange de Klein, Christo et Kubrick ! Richard arpentait les étages jusqu'aux balcons. Son rôle lui permettait les envolées lyriques qu'il affectionnait. Filmée à plusieurs caméras sans intelligence musicale, la "captation" n'a jamais été diffusée par la télévision. La même année, nous avons repris la partie de l'orchestre sous le titre de Contrefaçons à la Maison de la Radio. Après "J'accuse", nous avons monté Le K toujours avec Bohringer et Sarti. Raymond et moi avons continué à travailler ensemble, pour des expositions comme Il était une fois la fête foraine, pour des affiches, des disques, des théâtres de marionnettes... et nous sommes restés amis tout ce temps-là. En admirant son travail, je saisis chaque fois l'importance d'un décor laissé à la libre imagination d'un véritable scénographe.
J'ACCUSE...
Les archives se suivent, mais ne se ressemblent pas. 1989, c'était le Bicentenaire de la Révolution française. Trois ans avant de monter Le K avec Richard Bohringer qui nous valut une nomination aux Victoires de la Musique, nous avions choisi l'acteur pour incarner Émile Zola dans son célèbre pamphlet J'accuse, modèle du genre et article historique de 1898 sur le racisme et l'antisémitisme publié à l'occasion de l'affaire Dreyfus. L'article était paru sous la forme d'une lettre ouverte au président de la République française, Félix Faure, dans le journal L'Aurore. Un film de notre spectacle avait été tourné, mais personne ne le vit jamais, du moins à ma connaissance.
Ce 18 novembre 1989, Christian Gomila tourna le spectacle à cinq caméras, mais la coupure des instrumentaux au montage me contraria tant que j'oubliai le film dans sa boîte jusqu'à aujourd'hui. Dommage, car la captation donne une bonne image du genre de spectacle que nous montions à cette époque, même si l'orchestre frigorifié jouait complètement faux !
Avec Bernard Vitet et Francis Gorgé nous avions choisi d'accompagner un texte pour changer de nos ciné-concerts qui commençaient à devenir à la mode. Notre trio d'Un Drame Musical Instantané en composa donc la musique. Arnaud de Laubier nous présenta le metteur en scène Ahmed Madani qui apportait dans sa musette le scénographe Raymond Sarti, le créateur lumière Thierry Cabrera et la costumière Malikha Aït Gherbi. De notre côté nous amenions Bohringer alors au plus haut de sa cotte de popularité, la chanteuse Dominique Fonfrède et les 70 musiciens de l'Orchestre Départemental d'Harmonie des Yvelines dirigé par Jean-Luc Fillon !
(...) De même que nous avions choisi une image du Ku Klux Klan pour annoncer le spectacle, nous avions demandé à Dominique de reprendre Der Hass ist der Armen Lohn que je chantais dans l'album Kind Lieder, histoire d'universaliser notre propos. Comme nous jouions au milieu des tours de Mantes, Ahmed Madani avait engagé comme service d'ordre les gars plus méchants de la cité, ce qui n'empêcha pas la femme du vice-président de Louis Vuitton, dont la Fondation pour l'Opéra et la Musique nous aidait, de recevoir un caillou sur la tête ! Cela marqua la fin de notre collaboration ! Trois ans plus tard, Dominique Cabrera tourna Chronique d'une banlieue ordinaire sur les anciens habitants de la tour qui allait être détruite et j'en composai la musique...
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 30 mai 2020 à 09:01 ::Pratique
Articles des 9 juillet 2006, 11 novembre 2007, 20 mars 2010, 11 décembre 2012, 5 avril 2013, 13 et 24 mai 2013, 10 février 2014, 2 mai 2016, 21 février 2017, 21 avril 2020
Quitte à publier d'anciens articles, j'ai choisi de les regrouper par thèmes. Aujourd'hui c'est copieux !
APPUYEZ LÀ OÙ ÇA FAIT MAL (2006)
Passé le massage de confort, je n'ai jamais compris comment ça fonctionnait. L'ostéopathie reste assez mystérieuse, en particulier l'ostéopathie crânienne. Les praticiens ont du mal à l'expliquer lorsqu'on leur pose des questions. Bien sûr que c'est efficace, mais pourquoi ? Au pire, on vous sert un discours baba de comptoir où se croisent méridiens et énergie. Pour les patients, il y a les kinés, jugés souvent basiques, et les ostéos qui font craquer ou pas, mais craquer quoi ? Les termes sont souvent impropres, on ne se déplace pas une vertèbre sans se retrouver en chaise roulante. On peut se coincer un nerf, mais la plupart du temps ce sont des micro-entorses, des tensions musculaires qui vous font prendre des positions antalgiques, de quoi ressembler à un bonzaï. Le bruit serait simplement du gaz accumulé entre les articulations. Que les spécialistes m'écrivent, ils ont gagné. Comprendre, nous ne demandons que cela.
Lorsque j'avais 18 ans, je portais ma sono qui pesait 60 kilos par élément de 1,80m. Il m'arrivait de me faire mal en chargeant la voiture en porte-à-faux et ça passait en deux ou trois jours. À 31, à la fin d'une répétition vers 4 heures du matin, je me suis coincé le dos pour la première fois. Les ennuis avaient commencé. J'ai d'abord accumulé les séances de kiné, puis chaque mois je voyais un ostéo crânien, mais ça ne m'empêchait pas de me retrouver par terre, à genoux, avec un grand cri japonais. Mes amis me disaient que j'en avais plein le dos, qu'il fallait que je change de vie. On me traitait d'hypocondriaque, on sous-entendait que c'était psychologique jusqu'à ce que je passe radios et scanner. Bilan des courses : une hernie discale et trois disques écrasés. Il y a dix ans, mon lumbago a fini par me ficher la paix, lorsqu'un médecin-kiné m'indiqua quelques mouvements simples à effectuer au coucher et au réveil. Il m'est encore arrivé de me faire très mal, mais de plus en plus rarement, et je ne manque plus jamais de faire mes exercices sans me mettre en danger. Je vois de temps en temps un ostéo ou un kiné (variation géographique) pour la révision des 10 000, mais j'ai surtout fait l'expérience du massage chinois. Voilà, on y vient.
Le massage chinois n'a rien à voir avec les pratiques occidentales. Madame J., qui opère à domicile, appuie là où ça fait mal. La douleur est insupportable, il arrive que l'on crie, il paraît même que les chinois hurlent tandis que les occidentaux se retiennent en soufflant comme des phoques. Madame J. attendrie la bidoche comme le boucher avec le bifteck. Elle s'y prend à deux mains en glissant sur la peau, enfonçant ses doigts aux nœuds de tension et malaxant jusqu'à ce que ça lâche. Difficile de résister, Madame J. rit tout le temps, d'un rire bienveillant qui rassure. On en ressort complètement lessivé, et le lendemain courbaturé comme si on avait pratiqué le triathlon pour la première fois. Certains camarades, car Madame J. est un secret que l'on se repasse entre musiciens comme si c'était un trésor vivant, se sont retrouvés avec d'énormes bleus. N'y voyez aucun masochisme refoulé, car trois jours après vous gambadez sans plus aucun souvenir de la douleur, ni celle de la séance de torture, ni surtout celle qui vous a fait crier au secours. Et Madame J. de sourire en vous expliquant les "kolok kolok" par un "quand bruit, mal". J'ai essayé de pratiquer cette technique sur moi-même et ma compagne, ça fonctionne plutôt bien : chercher les tensions avec le maximum d'écoute et masser longtemps jusqu'à ce que le muscle lâche. C'est tout simple, rien de mystique, pas besoin d'y croire : la gym pour l'entretien, l'attendrissement pour les coups durs ! Bon, d'accord, n'excluez pas la visite à un spécialiste lorsque votre cas semble sans espoir... C'est un peu comme l'homéopathie qui est une médecine formidable, mais en cas de crise aigue mieux vaut, par exemple, avoir recours tout de même aux antibiotiques. Chacun doit trouver ce qui lui convient. Un de ces jours, je ferai un article sur l'homéopathie, ça nous changera ! Et puis, j'en ferai un autre sur la douleur, comment la maîtriser en l'apprivoisant...
La photo représente différents objets du culte (physique) permettant de détendre le corps : trois différents tapis à picots (réflexothérapie, absolument géniale, au fonctionnement plus proche de l'acuponcture, tous les méridiens passant par la voûte plantaire, et par les oreilles, mais là, c'est raté, vous aurez beau écouter le train arriver en vous penchant sur les rails, ce n'est pas très pratique pour le massage des oreilles), cylindres pour les pieds toujours (très utile en avion), matchi-pouli (là j'ai des doutes, trop d'efforts des bras pour masser le dos), petits ustensiles pour frapper les endroits douloureux (font partie du quotidien asiatique, mais moi, je ne m'y fais pas), araignée pour la tête (un cadeau exquis trouvé chez Nature & Découverte), moquette (pour la gym), Syntol, Huile de massage et Baume du Tigre (ça soigne tout, des courbatures au mal de tête ou de ventre, c'est l'aspirine de l'Asie), etc. Une véritable panoplie SM (euh, Soins Massage) !
MAL AU DOS (2007)
Y a pas photo, je suis encore de traviole ce matin. S'il est une chose qu'il faut éviter, c'est un effort en sortant d'une séance d'ostéopathie. Rien de mieux pour se coincer le dos, de la façon la plus spectaculaire qui soit. Lorsque je me fais mal, ma colonne vertébrale dessine une forme en baïonnette, position antalgique mémorisée par le corps pour éviter de souffrir. C'est à ne pas croire, le tronc ne semble plus en face des jambes ! Si je m'y prends à temps, je peux l'éviter en prenant rapidement deux Di-Antalvic. La crainte d'avoir mal et le rééquilibrage de la pyramide de cubes en os produisent de multiples déplacements depuis le sacrum jusqu'à l'occiput. Si les analgésiques ne suffisent pas, je passe au Bi-Profenid, anti-inflammatoire puissant qu'il faut ingurgiter durant cinq jours. Mais le mieux est de faire ce qu'il faut pour ne pas en arriver là !
Depuis une dizaine d'années, chaque matin en me levant et chaque soir avant d'aller me coucher, quel que soit mon état de fatigue, je fais trois exercices salvateurs qui m'ont été astucieusement soufflés par le bon Docteur Mussy. Depuis, je ne m'écroule plus jamais à quatre pattes avec un grand cri japonais. Lorsque je dois voyager longtemps assis, rester debout pendant des heures ou porter quoi que ce soit de lourd, j'entoure mon ventre d'une gaine élastique qui le soutient. Les chaussures qui épousent la voûte plantaire sont également d'une aide certaine, sehr gut ! Plier les jambes quand on se baisse fait partie des conseils de base. Mon état n'a hélas rien de psychologique (du style "j'en ai plein le dos"), la radio et le scanner ayant montré une jolie hernie discale et trois vertèbres écrasées.
(...) J'ai vu des kinés, puis des ostéos les plus zélés, mais rien n'a valu de me prendre en charge moi-même. Depuis dix ans, je souffre beaucoup moins qu'avant. J'ai appris à gérer mes faiblesses. C'est une consolation. Le corps se déglingue petit à petit, mais plus on vieillit, mieux on apprend à vivre avec, et la vie est plus douce.
SCOTCH 1 - JJB 0 (2010)
Mes lecteurs connaissent mes points faibles. À part le dos, mon petit orteil gauche est mon talon d'Achille. Un coup de vent rasant, et paf, cela suffirait à le froisser. Je lisais tranquillement dans mon lit allongé sur le dos lorsque le chat a sauté comme une puce mais de ton son poids sur mes pieds tournés vers le plafond. Huit kilos et demi se sont abattus sur mes arpions fragiles. J'ai senti le craquement. Arrêt de jeu. Massage à l'arnica, granules et Di-Antalvic tant qu'il en reste. J'ai aussitôt pensé à l'EMDR, technique intéressante de désensibilisation et retraitement de l'information par mouvement des yeux ! Comme je suis embarrassé de demander à Françoise de jouer les hypnotiseuses en faisant osciller un stylo devant mes yeux, je me suis fait offrir un métronome. Pour un musicien, quoi de plus naturel ? Sauf que celui-ci est mécanique, on n'en fait plus beaucoup, et que je ne m'en sers que pour m'autohypnotiser. Ainsi personne n'attrape de crampe. Et mes yeux de suivre l'oscillation du balancier en me concentrant sur la douleur et le choc initial. Auto-suggestion ? Effet placebo ? Technique de libération émotionnelle (EFT) ? La douleur s'estompe miraculeusement et je peux m'endormir. Le lendemain matin, je réitère l'opération métronome, et mes yeux d'aller de droite à gauche et de gauche à droite. J'arrive à poser le pied par terre ! J'ai cru comprendre qu'il s'agit de reprogrammer des réflexes anciens générés par la douleur. Ainsi lorsque je me coince le dos, il se met en position de baïonnette à tel point que les jambes ne sont plus en face du tronc. Impressionnant ! Or il s'agit d'une position antalgique, mon corps se souvenant qu'ainsi je compense la coincette. Hélas cette position génère toute une suite de rééquilibrages catastrophiques, comme une colonne de cubes empilés sur une base tordue. La reprogrammation est censée effacer cette mémoire du corps, me permettant de réagir plus efficacement sur le traumatisme. Vous me suivez ? Après des années de pratique (le choc, suivi de sa prise en main !) j'ai réduit la convalescence de trois semaines à quelques jours, essentiellement en me relaxant au lieu de m'énerver contre la douleur. L'expérimentation de l'EMDR est donc une nouvelle plongée passionnante dans les possibilités du cerveau à la contrôler, qu'elle soit physique ou psychique. Miracle ! Je réussis à enfiler chaussette et chaussure, à pédaler, et en fin de journée je gambade comme si de rien n'était. Cela ne m'est jamais arrivé en 37 ans de casse-pied. Je n'ai même plus d'inquiétude pour le concert de demain où je dois jouer debout et déambulant. Je n'aurai pas vécu de bouts et d'ambulances.
ESCALADE DES DROGUES LÉGALES (2012)
Il arrive parfois que les transitions arrivent à propos. Au moment où le Di-Antalvic, analgésique miracle, est retiré du marché, ce qui représente une catastrophe pour quantité de personnes souffrant du dos ou de diverses douleurs, le massage chinois que je suis héroïquement depuis quelques années prend le relais, et ce sans les effets secondaires redoutés. Si la séance est souvent douloureuse cette pratique a l'immense mérite d'avoir supprimé totalement les lumbagos que je traînais depuis plus de 25 ans. Qui ne m'a jamais vu en baïonnette avec les jambes décalées du tronc ne peut imaginer la souffrance à l'origine de cette position antalgique. Or je n'ai vécu aucune crise depuis trois ans alors qu'elles étaient quasi mensuelles et particulièrement redoutables. Pendant des années j'ai évité de prendre le moindre médicament allopathique, m'en remettant d'abord aux bons soins de kinésithérapeutes, puis de zélés ostéopathes, sans parler de la magie exercée par le magnétiseur ou un rebouteux au fin fond de campagnes quasi médiévales. Leurs pratiques m'ont souvent tiré d'affaire, mais je replongeais irrémédiablement, accompagnant ma chute d'un grand cri japonais. J'avais donc trouvé deux méthodes pour m'éviter de devenir nonagénaire en l'espace de quelques secondes. Au moindre soupçon, heureusement devenu rare, je prenais deux gélules de Di-Antalvic pour ne pas envenimer la situation. Je tuais ainsi dans l'œuf torticolis, sciatalgies et lombalgies. Le massage chinois, supplice inadapté pour certains, était l'autre botte secrète. Il tira d'affaire nombre de mes camarades musiciens, médecins, dentistes, etc.
Mais voilà que le Di-Antalvic et autres Propofan, mélanges d'antalgique et d'opiacé qui avaient su séduire 8 millions de Français, sont interdits depuis octobre 2011, le surdosage pouvant entraîner la mort. C'est le propre de quantité de médicaments entreposés dans votre pharmacie, sauf que le Di-Antalvic coûtait très cher à la Sécurité Sociale, car il était délivré sur ordonnance et remboursé. À moins que le brevet de la petite molécule DXP, arrivé à expiration depuis déjà pas mal de temps, n'était plus aussi rentable avec l'apparition des médicaments génériques ! Chaque nouvelle molécule mise sur le marché assure minimum 20 ans d'exclusivité à son laboratoire. Dis Tonton, pourquoi tu tousses ? La dextropropoxyphène est donc remplacée par le bon vieux paracétamol prescrit seul (c'est l'aspirine qui fait des trous dans l'estomac et ne soulage pas du tout certaines douleurs), par la codéine (inefficace pour 13% des gens qui ne le métabolisent pas) ou par le tramadol (la voilà, la petite dernière). Depuis que les analgésiques existent, ils ont toujours été dangereux en cas de surdose, accidentelle ou suicidaire. L'industrie pharmaceutique se targue chaque fois de retirer tel ou tel du marché à cause des risques prétendument découverts récemment. Les migraineux se souviennent du magique Optalidon ! Les nouveaux seront incriminés dans quelques années, comme les précédents. C'est avant tout une histoire de gros sous contée par de cyniques profiteurs.
Alors qu'en est-il des médicaments de remplacement ? C'est là qu'on se marre. Ils sont plus puissants que le Di-Antalvic qui occasionnait très peu d'effets secondaires. D'après ma pharmacienne l'Ixprim, composé de tramadol et de paracétamol et ne réclamant aucune ordonnance, produit des vertiges et des nausées, tandis que le paracétamol codéine donne des nausées et constipe ! Comme elle me dit que je peux combiner les deux, j'en déduis que je pourrais profiter à la fois de vertiges, nausées et constipations pour désirer être soulagé des conséquences de ma hernie discale et de mes deux disques écrasés... Sympa ! Pas d'autre solution que de tester.
Si le paracétamol codéine n'a servi à rien, j'ai par contre réussi à être complètement défoncé avec l'Ixprim. Deux gélules ont suffi à me rendre ivre, hilare et béat. Le genre de truc totalement déconseillé si l'on doit sortir de chez soi, qui plus est, conduire. Je n'y pense même pas. Mais si un jour j'ai vraiment mal et que j'ai envie de m'envoyer en l'air j'ai une boîte pleine de cette drogue légale qui ne réclame aucun surdosage pour voir des éléphants roses. Quand je pense que la loi interdit le cannabis et laisse en liberté les dealers patentés je me pose des questions sur les lobbys qui les y autorisent.
Toutes ces considérations doivent être prises avec des pincettes, car je ne suis pas médecin, mais un simple usager. Cette phrase me rappelle une des Claudettes revenue d'une nuit avec Jimi Hendrix avec un T-shirt où était écrit "I've been experienced !". J'ai parfois de drôles d'idées, mais cet article a été écrit sans l'aide d'aucun expédient.
ÇA Y EST, JE SUIS PASSÉ À LA PLANCHE À CLOUS (2013)
Comme si ma collection de tapis de réflexologie pour les pieds ou le massage chinois Tuina Anmo de Madame Ji ne suffisaient pas, je suis passé à la planche à clous, ou plus exactement à sa forme moderne et occidentale, le tapis Shakti dont il existe de nombreuses imitations que je n'ai hélas pas testées. Première impression, ce n'est pas pour les douillets. Le moment où l'on s'allonge dessus ou, pire, celui où l'on se relève n'est pas piqué des vers. On me les tirera donc facilement du nez, j'avoue, j'avoue tout. Après quelques minutes une sensation de chaleur vous envahit et on pourrait même s'endormir dessus, nulle contre-indication. La séance fut redoutablement efficace. Impression de détente et soulagement immédiat des douleurs dorsales. Il me semble plus approprié en fin de journée qu'en matinée. Livré dans un sac en coton, le petit tapis peut s'emporter partout avec soi en voyage. Le site de Shakti est plein d'informations en anglais, mais le mode d'emploi basique est en français. La technique est vieille de 7000 ans et l'exercice ravira les adeptes du yoga de plus en plus nombreux. Lancé en 2007, il a obtenu un succès phénoménal en Suède il y a quelques années tel que plus de 10% de ses habitants en possèdent. Il se pourrait bien que la France en plein stress et déconfiture s'y mette bientôt.
LUMBAGO BLUES (2013)
(...) N'ayant pas eu de lumbago depuis plus de trois ans grâce au massage tuin anmo de Madame Ji je me croyais à l'abri. C'était sans compter de coquins mouvements du bassin, les quatre kilos de l'hiver et le jardinage de printemps. Assis sur le divan, j'ai plongé stupidement vers mes lacets sans plier les genoux, et clac, merci Kodak ! L'impressionnante photo montre mon dos en baïonnette : le tronc n'est plus en face des jambes. Si je marche mon corps me semble suspendu en l'air avec mes guiboles comme des rubans de papier flottant au-dessus du sol. J'ai arrêté les anti-inflammatoires qui cette fois ne m'ont fait aucun effet, j'ai vu les praticiens les plus zélés, j'ai tenté l'EMDR en m'auto-hynotisant, je suis resté allongé des jours entiers à regarder des films dans le noir, mais après dix jours tourdepisiens je ne sens aucune amélioration et cela commence à bien faire. Je n'ai pas encore épuisé toutes les ressources des magiciens du corps et je ne m'avoue pas vaincu quant au travail intérieur que je continue à produire sereinement. Si pour l'avoir déjà vécu je ne savais pas qu'un jour je gambaderai comme un chevreuil je serais drôlement inquiet...
L'ORIGINE DU MAL (2013)
Me lisant handicapé par un lumbago persistant, de bonnes âmes m'ont écrit pour me conseiller diverses pratiques de guérison. Soulagé momentanément par les bons soins de la masseuse chinoise, de l'ostéopathe, du réflexologue et de la nouvelle pharmacopée, en l'occurrence de l'Ixprim, savant cocktail de tramadol et de paracétamol, mais néanmoins bloqué en position allongée depuis trois semaines, j'ai eu tout le loisir de lire Healing Back Pain en anglais dans le texte, le best-seller du Docteur John E. Sarno. Le médecin américain y livre son intuition sur l'origine du mal au dos et comment s'en débarrasser définitivement, même affecté comme je le suis par une hernie discale et trois disques écrasés !
L'hypothèse formulée par le médecin américain tient du bon sens, mais son style est celui d'un auteur à succès s'adressant à une large population plutôt inculte en matière psychanalytique. Dès lors que l'on considère que la majorité de nos afflictions proviennent de la somatisation, ou du moins que notre mental a une influence indéniable sur les maladies que nous attrapons, pourquoi ne pourrait-on guérir par ce qui provoqua le mal ? D'où sa suggestion de soigner les TMS (Tension Myositis Syndrome, en français Troubles musculosquelettiques) sans médicaments, ni chirurgie, ni exercice physique, mais par le seul pouvoir du cerveau... Si l'I.R.M. montre une lésion vertébrale, Sarno prétend que ce n'est pas elle qui provoque la douleur. Il est question de manque d'oxygénation des tissus, mais je ne vais pas réécrire ici son bouquin. Le stress et la colère rentrée seraient à l'origine du mal, comme on peut se fabriquer un cancer, un ulcère à l'estomac, de l'asthme, quelque maladie dermatologique, etc., la liste est longue. Pour avoir envisagé moi-même depuis fort longtemps cette théorie et l'avoir testée avec succès, la lecture confirme mon hypothèse. On peut évidemment atténuer la douleur et la faire disparaître en l'apprivoisant, de même on peut très bien guérir de moult maladies par un travail psychologique ou psychanalytique, tout dépend de l'ampleur des dégâts. L'inconscient est hélas plus puissant que la concentration volontariste et la relaxation philosophique, aussi n'est-ce pas toujours facile, particulièrement en période de crise aiguë. Sur tous les terrains il est fondamental de juguler la peur.
Là où Sarno est léger, c'est évidemment dans la guérison miraculeuse qui tient, malgré ses dires, plus d'une sorte de conviction à laquelle je ne peux adhérer, n'ayant pas en son temps acquis la petite croix Vitafor qui guérit tout, peines du corps et peines du cœur, il suffit d'envoyer le bon de commande, ici un petit livre de poche à quelques euros, je ne me suis pas ruiné. Le pouvoir de suggestion des praticiens ayant recours à la méthode du médecin américain est certainement la clef de leurs succès, mais j'ai beau avoir suivi, ou plus justement précédé à la lettre, les conseils avisés prescrits, soit traiter l'affaire par le mépris, je me suis tout de même coincé le dos après trois ans et demi de rémission alors que je pensais être sorti de là ! Cela fait trente ans que ma cinquième lombaire joue le rôle de mon talon d'Achille. Si le ciboulot est souvent à l'origine du mal, s'il est possible de s'en débarrasser par un travail psychique, il n'en reste pas moins que le best-seller qui aurait soigné des milliers de personnes de par le monde tient par son style d'une entreprise commerciale juteuse qui laisse planer le doute sur les intentions philanthropiques de son auteur. Ouvrage de vulgarisation sur le pouvoir de l'inconscient, il n'empêchera pas chacun de morfler et de trouver également l'issue qui lui convient...
LUMBAGO (2014)
Faut-il être idiot pour me coincer le dos une fois de plus ! Rien de nouveau sous le soleil, je me suis abîmé à 18 ans, la hernie discale et les trois disques écrabouillés j'en avais 31, voilà donc trente ans que je suis (ir)régulièrement handicapé. J'en prends chaque fois pour trente ans, mais quelques jours plus tard j'obtiens une remise de peine. Les ostéos ont remplacé les kinés, et depuis quelques années je ne pousse plus jamais de grand cri japonais en m'écroulant par terre, en particulier grâce au vigoureux massage chinois. La gymnastique matin et soir devrait m'empêcher de me mettre en baïonnette, avec les jambes décalées du tronc, position antalgique qui n'amuse que les camarades devant qui je me désape. Mais voilà, il arrive que j'exagère en faisant des folies de mon corps. Si certaines sont trop agréables pour les éviter, d'autres relèvent de la plus grande stupidité. Il faut pour cela un concours de circonstances, fatal, comme de porter un arbre en torsion après avoir scanné trois cents photographies du Drame toute la journée. C'était à prévoir, surtout après une légère prise de poids. Donc voilà, il ne suffit plus que d'enfiler ses chaussettes pour se retrouver avec un lumbago pas piqué des hannetons. Je l'écris comme un pense-bête, mais tout effort prévisible devrait automatiquement m'inciter à me gainer. Dans le cas contraire je n'arrive pas à penser à grand chose d'autre, d'autant que j'ai avalé analgésique et anti-inflammatoire, aussi ressasse-je dans cette colonne le spleen du bonzaï humain qui prend son mal à patience.
LES SOUFFRANCES DES JEUNES VERTÈBRES (2016)
Les copains me disaient que j'en avais plein le dos et me conseillaient de changer de vie. J'avais tout de même fait des radios en 1983 et quelques années plus tard je suis entré dans un tube qui ressemblait à un cercueil relooké 2001, l'odyssée de l'espace. Les machines ont beaucoup changé depuis, et l'aspect claustrophobe de l'IRM a presque disparu. On est allongé sur une table de kiné qui glisse sous un court tunnel ouvert aux deux extrémités. Un casque diffusant une musique sans style protège du bruit des bobines qui vibrent et produisent un rythme binaire de techno lourdingue. Une poire glissée dans la main vous permet d'éventuellement avertir le préposé du moindre désagrément. La séquence m'a semblé durer une dizaine de minutes.
Lorsque j'avais 20 ans je transportais seul mes enceintes amplifiées Yamaha de 1,80m de haut pesant 60 kg chaque lorsque je partais en concert. L'épreuve résidait à les enfiler dans la voiture par le haillon. À cet âge les tours de rein passent en deux ou trois jours. Lorsque j'eus 31 ans , terminant une séance d'enregistrement dans mon sous-sol avec Un Drame Musical Instantané vers 3 heures du matin et désirant débrancher mon synthétiseur PPG j'attrapai les câbles en torsion et me retrouvai à genoux avec un grand cri japonais. À cette époque on allait se faire décoincer chez un kinésithérapeute. Le bon Docteur Thébaut Place de la Concorde expérimentait toutes sortes de techniques comme la magnétothérapie. Plus tard je passai à l'ostéopathie crânienne, puis au massage chinois Tui Na An Mo, voire l'EMDR, et aujourd'hui lorsque je me coince j'oscille entre crac et la rééducation par la méthode Mézières. Récemment j'enchaînai un lumbago suivi de cruralgies dansant d'une jambe sur l'autre. Cette bascule instantanée des douleurs de l'aine droite et gauche justifia que je repasse une IRM, histoire de numéroter mes abattis.
Alors que les images d'il y a 25 ans montraient une hernie discale L5-S1 et trois disques écrabouillés, celle de la semaine dernière révèle que la hernie est rentrée (merci au Docteur Mussi qui me fit faire des exercices autodisciplinés pendant toutes ces années), mais que l'ensemble des disques lombaires sont pincés et en hyposignal sur la séquence sagittale T2 témoin d'une discopathie dégénérative étagée, signifiant que toute ma production discographique lombaire est raplapla. Mon kiné actuel m'annonce que lumbago, sciatiques et cruralgies sont des problèmes de jeunes et que cela passe en vieillissant, la bonne nouvelle ! Quant aux séances Mézières elles m'apprennent à respirer et à retrouver une posture qui devrait m'éviter tous les déboires dont je suis victime depuis 32 ans. J'aurais bien cité le nom de tous les praticiens qui m'ont aidé à vivre pendant tout ce temps-là, sans compter les prescriptions d'analgésiques et d'anti-inflammatoires, mais cela fait beaucoup de monde et je ne suis pas certain qu'ils aient l'envie ou les moyens de récupérer plus de patients qu'ils n'en ont déjà !
Si vous avez réussi à lire ce billet médical et paramédical jusqu'ici, je conseillerai simplement aux plus jeunes, qui se croient donc invincibles, de ne pas soulever de poids en torsion, de plier les genoux, de porter une gaine comme font les motards, d'éviter le métier de contorsionniste, de faire du sport mais sans jamais forcer et de vivre vieux pour apprécier le bien fondé de ces avertissements.
PSOAS, LE MUSCLE DIABOLIQUE (2017)
33. Dites 33. 33 ans depuis le premier grand cri japonais ! 33 ans de lumbago. J'ai vu des médecins, des kinés, des ostéos, des réflexologues, des masseuses, des rebouteux, des sorcières, des acuponcteurs, des ophtalmos, des magnétiseurs, j'ai fait des radios, des IRM, de la gymnastique, du taï-chi, j'ai avalé des antalgiques, des anti-inflammatoires, des relaxants, lu des livres, fumé des pétards, changé de matelas, pris des vacances, tenté l'EMDR, je me suis allongé sur le dos... Avec le temps et mes exercices matin et soir j'ai résorbé la hernie discale, mais tous mes disques lombaires sont écrasés. On me dit pourtant que je ne fais pas le poids. J'ai maigri, me suis recoincé, regrossi, j'ai fait du yoyo, du vélo, de la marche à pied, mangé moins, mais rien n'y fait, devant la peur de la douleur je me mets en baïonnette, les jambes ne sont plus en face du tronc, rien de grave, juste impressionnant... On m'a parlé du "muscle poubelle", le psoas sur lequel viendraient se fixer les toxines à cause de la proximité des reins, mais il paraîtrait que c'est du flan. Ce serait simplement la proximité du colon. Si l'un ou l'autre s'enflamme, il y aurait contagion. Est-ce plus juste ? Je l'ignore. Le psoas part de la hanche, traverse l’abdomen et s’attache profondément sur les cinq vertèbres lombaires. Aïe ! Certains prétendent que le psoas réagit au stress émotionnel et aux peurs. Aux dernières informations, une position assise trop longue le raccourcirait et produirait cambrure et lumbago. Même origine pour le point de côté. Il faut donc l'étirer. Allongé, je laisse tomber ma jambe gauche en attrapant mon genou droit. Jusqu'ici j'avais évité les génuflexions. Je ne suis pas croyant. Peut-être que quelques prières à Cinq-lombaires auraient eu raison de ma récurrence ? Je respire, me redresse doucement, le soleil revient, maudit psoas !
JE NE SUIS PLUS MALADE (2020)
Il n'y a pas que le Covid-19. On meurt aussi d'autres causes, mais faute de tests on impute au virus maints départs précipités. Il y a plein d'autres petits bobos, mais les patients évitent les visites chez le médecin par crainte d'une éventuelle contagion dans la salle d'attente. Les hypocondriaques guérissent étonnamment vite ces temps-ci...
Mes amis le savent. Ma principale faiblesse est mon dos qui me rappelle à lui de temps en temps, au point que je suis obligé de le cajoler sans attendre les crises. Lorsque j'avais 18 ans, portant régulièrement les enceintes de 60 kg de ma sono pour jouer en concert, je me collais un tour de rein qui passait en trois jours. À 31 ans, dans ma cave, à la fin d'une séance d'enregistrement d'Un Drame Musical Instantané, j'ai voulu débrancher un câble en torsion et je me suis retrouvé à genoux avec un grand cri japonais dont je ne me suis jamais relevé complètement ! Depuis, j'ai vu trente-six praticiens (kinés, magnétiseurs, rebouteux, masseurs, ostéopathes, etc.) qui m'ont chaque fois sorti de là, mais je reste fragile. Ces derniers quinze ans je me reposais sur une masseuse chinoise pratiquant le tuin anmo, un ostéopathe virtuose et des gélules d'X-Prim. Bonne nouvelle pour les jeunes qui souffrent de ce genre de mal, je vais beaucoup mieux qu'il y a 36 ans ! Grâce aux exercices quotidiens suggérés par un étonnant médecin il y a belles lurettes, j'ai résorbé mon hernie discale, et grâce à la Sainte Trinité évoquée plus haut les lumbagos sont devenus très rares. Or, en cas de blocage pouvant arriver n'importe quand et n'importe comment, le confinement m'empêche de rencontrer mes deux sauveurs ou de prendre le médicament déconseillé dans l'éventualité où le virus frapperait à ma porte. Et bien voilà plus d'un mois que je me porte comme un charme. Évidemment je continue à pratiquer le sauna chaque matin, infrarouges qui chauffent mon corps à 67° ; je ne me suis jamais coincé après cette séance, toujours avant, ou parce que j'avais été extrêmement imprudent, c'est-à-dire totalement imbécile. Il n'empêche que depuis que je n'ai aucun moyen d'être soulagé en cas de coincette, je n'ai pas eu l'ombre d'une alerte. Bon d'accord, mon asthme s'est réveillé avec le printemps, mais je n'ai (hélas) besoin de personne pour le soigner !
Cela me rappelle une autre histoire. Je vivais dans le même immeuble qu'un ami docteur, qui est toujours mon ami et mon médecin traitant, mais j'ai déménagé. Du jour ou lendemain je n'étais plus malade. Cela m'aurait probablement trop ennuyé de traverser Paris pour le consulter alors que jusque là je n'avais qu'à grimper deux étages, et même en ascenseur, que mon inconscient hypocondriaque préférait m'épargner la moindre contrariété physique. À l'époque je n'étais hélas pas à l'abri de celles de l'âme, mais pour guérir je n'aurai à compter que sur moi, ce à quoi je m'emploierai ardemment.
Comme je partageais cette histoire avec d'autres proches, loin de leurs praticiens chéris, l'une me raconte qu'elle n'a plus mal au ventre, l'autre que sa poitrine ne l'oppresse plus depuis le début du confinement, etc. Ces améliorations considérables ne concernent hélas que notre condition physique, entretenue par la gymnastique et la marche à pied, mais n'empêchent pas les inquiétudes légitimes qui assaillent les uns et les autres sur l'avenir social et politique...
Illustration : ophtalmotrope de Ruette photographié lors de la création de La chambre de Swedenborg au MAMC de Strasbourg pendant l'exposition L'Europe des esprits avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö
Par Jean-Jacques Birgé,
dimanche 17 mai 2020 à 06:50 ::Humeurs & opinions
En me réveillant, je me demandais "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". Régulièrement je remets ma vie en question. Pas trop souvent tout de même. Quatorze ans plus tard, je m'interroge sur le bien-fondé de mes choix. Tout s'articule, comme des paragraphes... Il faut savoir saisir l'opportunité des "à la ligne"...
Article du 4 juin 2006
Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'œuvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: douze ans plus tard, en 2018, je publierai en effet mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles. Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 14 mai 2020 à 04:13 ::Cinéma & DVD
Articles des 9 août 2005, 23 mai 2006, 26 octobre 2011 et 13 février 2018
Réalisateur anglais méconnu en France, Michael Powell (1905-1990) est l'égal d'un Jean Renoir ou Jacques Becker. Un de ses derniers films, le sublime The Peeping Tom (Le voyeur) fait scandale et sonne le glas de sa carrière, bien qu'il la termine aux Etats-Unis comme directeur de Zoetrope, le studio de Francis Ford Coppola. Chacun de ses films est une petite merveille, chacun est totalement différent, avec toujours une direction d'acteurs exceptionnelle, une lumière à couper le souffle, une invention scénaristique de chaque instant... On peut trouver des DVD de ses films les plus connus, le plus souvent cosignés avec son scénariste, Emeric Pressburger, avec qui il a fondé sa société de production, The Archers : Black Narcissus (Le narcisse noir), The Red Shoes (Les chaussons rouges), A Matter of Life and Death (Une question de vie ou de mort), I Know Where I'm Going! (Je sais où je vais), The Life and Death of Colonel Blimp (Le colonel Blimp), The Tales of Hoffmann (Les contes d'Hoffmann), Gone to Earth (La renarde), The Edge of the World (A l'angle du monde), etc. J'ai eu l'idée de ce billet en découvrant hier soir A Canturbury Tale... Son autobiographie en 2 lourds volumes (Une vie dans le cinéma, suivi de Million Dollar Movie) est un modèle du genre, publiée par Actes Sud.
COLONEL BLIMP
Projection de l'admirable Colonel Blimp (The Life and Death of Colonel Blimp) dans son intégralité retrouvée (160 minutes). En 1943 Michael Powell et Emeric Pressburger réalisent, pour leur production Les Archers, l'équivalent anglais de La grande illusion. C'est l'histoire d'une amitié entre un officier anglais et un officier allemand, malgré trois guerres traversées, celle des Boers en 1902, 14-18 et la dernière pendant laquelle a lieu le tournage ! Powell, incroyablement gonflé lorsqu'on pense qu'il filme en pleine seconde guerre mondiale, critique ouvertement la stratégie de son pays, donne à l'allemand une lucidité anti-nazie qui fait défaut au Colonel Blimp. Churchill essaiera sans succès de faire capoter et interdire le film. C'est aussi l'histoire de l'émancipation des femmes qui le traverse sous les traits de Deborah Kerr. Les hommes vieillissent tandis que la femme semble rester éternellement jeune, grâce à un stratagème due à la distribution. J'ai déjà écrit plusieurs billets sur Michael Powell et la ressortie de ses films en DVD (Tavernier pour l'Institut Louis Lumière vient d'en faire paraître quatre dont Le Narcisse Noir et Les Chaussons Rouges, et on pourra également trouver Une question de vie ou de mort et The Peeping Tom/Le Voyeur). Précipitez-vous, aucun ne se ressemble et tous sont des chefs d'œuvre.
LES CHAUSSONS ROUGES
Dans l'entretien que Thelma Schoonmaker livre en bonus au sublime film de son mari, le cinéaste Michael Powell, et de son éternel coéquiper Emeric Pressburger, elle passe totalement à côté de l'impact féministe des Chaussons rouges. Elle ne voit dans le suicide de l'héroïne que l'intégrité absolue de l'artiste alors qu'il s'agit aussi du sacrifice que les hommes exigent des femmes. Le producteur-metteur en scène Lermontov accule sa danseuse étoile à la mort, plutôt que de la laisser vivre sa double vie, de femme et d'artiste. Son mari, le compositeur Julian Crasner, ne respecte pas plus la carrière de sa femme en ne privilégiant que la sienne. La dévotion à l'art au détriment des individus est clairement analysée par Powell & Pressburger. Ils montrent aussi comment les hommes s'arrangent entre eux, le producteur achetant le silence du compositeur à qui il suggère de renoncer à faire valoir ses droits lorsqu'il est honteusement pillé par son professeur. Le ballet des Chaussons rouges est une métaphore de l'emballement des protagonistes et de l'inéluctabilité du processus.
La somptuosité du Technicolor de Jack Cardiff retrouvé grâce à la restauration du nouveau master, l'interprétation exemplaire de Moira Shearer (la mère aveugle du Voyeur, mais qui se pensait danseuse plutôt que comédienne) et Anton Walbrook (le "bon" Allemand du Colonel Blimp) et la construction dramatique ont influencé nombreux cinéastes américains tels Martin Scorsese (Thelma est la monteuse de tous ses films depuis Raging Bull), Francis Ford Coppola, Brian de Palma ou George Romero. Darren Aronofsky s'en est largement inspiré pour son Black Swan, "cliché machiste de l'univers de la danse assez tape-à-l'œil" tranchant avec la maestria des deux Britanniques.
Pour les amateurs de ballets classiques Les chaussons rouges est le must absolu, d'autant qu'y dansent Leonide Massine, chorégraphe des Ballets Russes de Diaghilev, et la danseuse étoile Ludmila Tcherina, artiste polymorphe très atypique. Le DVD édité par Carlotta offre également deux documentaires, une évocation américaine redondante du tournage et une analyse réussie du ballet par Nicolas Ripoche, réalisateur maison, plus la comparaison par Scorsese du film avant et après restauration.
Parmi mes 20 films résonnants (extrait)
I Know Where I'm Going (Je sais où je vais), Michael Powell, 1945 - bouleversant, un grand film féministe comme L'amour d'une femme de Jean Grémillon.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 8 mai 2020 à 07:25 ::Musique
Articles des 28 février 2006 et 21 novembre 2007
J'ai emprunté le titre du billet d'aujourd'hui à Charles Ives pour évoquer le film tourné pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, premier chef à avoir enregistré Edgard Varèse et Charles Ives.
Bonne cuvée, puisqu'il y a aussi le concerto télévisé pour deux bicyclettes, bande magnétique et orchestre de Frank Zappa le 14 mars 1963.
Je vais de découverte en découverte : hier soir, une ancienne émission pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, il en avait 98.
En 1933, il fut le premier à diriger Ionisation de Varèse dont il est le dédicataire. Le disque, enregistré en 34, fut le déclencheur de la vocation de Frank Zappa. On y trouve aussi Barn Dance (de Washington's Birthday) de Charles Ives et Lilacs (de Men and Mountains) de Carl Ruggles. Ne trouvant personne capable de jouer les rythmes de Ionisation (comme ces quintuplets rapides avec un soupir vicieux en plein milieu !), il fit appel aux amis : Carlos Salzedo tient les blocs chinois, Paul Creston les enclumes, Wallingford Riegger le guiro, le jeune William Schuman le lion's roar, Henry Cowell écrase les clusters et Varèse manipule les deux sirènes empruntées aux pompiers de New York. C'est la première fois qu'on gravait du Varèse ou du Ives sur un disque.
Dans le film le compositeur joue un de ses morceaux avec une orange et l'ouverture de Tannhäuser avec une brosse à cheveux sur les touches du piano. Un pianiste joue ses Minitudes, John Cage raconte l'importance que Slonimsky eut pour lui, et Zappa témoigne, très affaibli, ce sera sa dernière interview.
Slonimsky est, entre autres, le cosignataire avec Theodore Baker de l'indispensable Dictionnaire Biographique des Musiciens (ed. Robert Laffont, coll. Bouquins, 3 vol.).
P.S. : Ci-dessous formidable entretien de 1973 avec Slonimsky, découvert cette semaine !
J'ai terminé la soirée en regardant les 8 minutes des Mothers of Invention à la télé française de 1968. Le majeur dressé en l'air, Zappa dirige les borborygmes de Roy Estrada et les hurlements du reste de l'orchestre (Bunk Gardner, Ian Underwood, Don Preston, Jimmy Carl Black, Jim Sherwood). La musique, instrumentale et électrique, rappelle furieusement ses œuvres symphoniques plutôt que ses chansons rock' n roll !
Epilogue matinal à ces élucubrations musicales, le premier passage de Zappa à la télé le mars 1963, au Steve Allen Show. Engoncé dans son costume, Frank finit par se détendre devant l'excitation bienveillante de Steve Allen. Il présente une bicyclette dont il joue depuis deux semaines seulement, baguettes, archet, souffle dans le guidon... Il demande aux musiciens de l'orchestre régulier du show de faire des bruits avec leurs instruments, de mettre des objets dans le piano, et commence à diriger le public. La bande magnétique diffuse des sons de clarinette jouée par son épouse qui n'y connaît rien et des sons électroniques. Allen se prête au jeu et cite Alvin Nicolaï et ses expériences musicales sur ses chorégraphies. Frank annonce le film The Greatest World Sinner de Tim Carey dont il a composé la musique et la sortie imminente de son disque How is Your Bird ?.
PREMIERS PAS À LA TÉLÉVISION DE JOHN CAGE ET FRANK ZAPPA
La tentation est trop forte. Sur Poptronics, le site des cultures électroniques, Jean-Philippe Renoult révèle un document audiovisuel de YouTube absolument renversant. En janvier 1960, John Cage participe à "I've got a secret", une émission populaire de la chaîne CBS avec une pièce pour tuyau en fer, appeaux, bouteille de vin, mixeur électrique, sifflet, boîte de conserve, glaçons, cymbales, poisson mécanique, canard en caoutchouc, magnétophone, vase de roses, siphon d'eau de Selz, radios, baignoire et piano. Les syndicats lui interdisant d'allumer ses cinq radios pour protéger les droits d'auteur (l'absurdité des lois ne date pas d'aujourd'hui !), le compositeur simule leur mise en route en tapant dessus et l'extinction en les fichant par terre ! "Water Walk" précède ainsi les performances des improvisateurs de la nouvelle musique, les tut tut pouët pouët des savoureuses années 70. L'habile provocation, musicalement réussie, rappelle inévitablement une autre première de télévision, celle de Frank Zappa au Steve Allen Show en 1963 aux prises avec deux bicyclettes et... un orchestre !
Sans ne rien connaître à la musique, et ignorant encore Cage et Zappa, je ferai mes premières armes deux ans plus tard avec "En Panne", une pièce pour ondes courtes, voix et pompe à vélo (coïncidence amusante envers celui qui deviendra mon premier mentor !), que vous pourrez bientôt entendre dans le Pop'Lab que Poptronics m'a commandé avant l'été (P.S.: ici). En 1975, Joséphine Markovits comparera le travail du quartet, Birgé-Gorgé-Rollet-Shiroc avec l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause des deux cents instruments aussi divers que variés qui m'entouraient. J'ai toujours collectionné tout ce qui peut produire du son. Mon grenier est plein de casseroles, bouts de verre ciselés, trompes en PVC, etc. qu'il est plus juste d'appeler boîte à outils que collection.
Directement ou indirectement, John Cage n'aura pas seulement marqué les musiciens, mais tous les artistes qui se sont interrogés sur le sens de la musique et de l'art en général. Son influence semble encore plus déterminante que celle de Marcel Duchamp qui l'avait lui-même inspiré. Il a donné à l'aléatoire ses notes de noblesse (même s'il préférait le terme "indétermination") comme s'il avait suivi le synchronisme accidentel de Cocteau.
J'ai raconté ici ma rencontre avec John Cage en 1979. Le film tourné en 1983 par Emmanuelle K sur Un Drame Musical Instantané que j'évoquais à ce propos sera projeté le 1er décembre prochain à 17h30 à Montreuil au même programme qu'Archie Shepp au Panafrican Festival filmé par Théo Robichet et le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot, dans le cadre d'un passionnant festival de free jazz. Du 30 novembre au 2 décembre en effet, ces iconophonies constructives présenteront, outre des films rares comme New York Eye and Ear Control de Michael Snow et une floppée de merveilles, des concerts avec François Tusques, Alan Silva, Bobby Few, Bernard Vitet, Denis Colin, Noel McGhie... L'entrée à tout le festival est gratuite. Quant à ma rencontre avec Frank Zappa, elle fut publiée en 2004 par Jazz magazine. Les autres musiciens et cinéastes sont de la famille.
P.S. : Il faut attendre aujourd'hui où je reproduis des articles rédigés il y a 15 ans pour trouver cette évocation de la rencontre avec Frank Zappa par Nicolas Slonimsky (alors 99 ans), enregistrée par Charles Amirkhanian en 1983. CQFD !
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 7 mai 2020 à 01:19 ::Musique
Articles des 15 et 23 février 2006, plus le 24 juillet 2017
FREE WILL & TESTAMENT
Émouvant film de Mark Kidel sous-titré The Robert Wyatt Story, produit par BBC4 et diffusé le 17 janvier 2003. Dans les séquences en studio, Robert Wyatt (voix, trompette) est accompagné par Annie Whitehead (trombone, voix et direction), Jennifer Maidman (guitare, voix), Liam Genockey (batterie), Janette Mason (claviers), Dudley Phillips (basse), Larry Stabbins (sax), Harry Beckett (trompette), Paul Weller (slide guitare). Je crois me souvenir que c'est Kidel qui a passé la bande de Varèse avec Mingus à Robert qui me l'a confiée à son tour. Kidel la tenait de Teo Macero. Je souhaiterais maintenant m'en débarrasser, en la passant à qui de droit, à qui de droit de transmettre ce témoignage historique et révolutionnaire.
Free Will & Testament est en 16/9 et dure 68 minutes. Beaucoup d'extraits et de documents historiques (en tournée avec Hendrix, et évidemment Soft Machine, Matching Mole, I'm a believer, Shipbuilding, etc. en plus du studio (Sea Song, Gharbzadegi, September The Ninth, Left On Man, Free Will & Testament). Il semble que ce soit sorti en dvd avec Little Red Robin Hood, un autre film dont j'ai acheté la VHS. Je suis ému de revoir sa maison où j'avais passé quelques jours lors de notre entretien pour Jazz magazine. Je ne sais pas si Alfie et Robert se sont mis à l'ordinateur (P.S.: oui, enfin !). Il continue à envoyer des petits papiers par la poste avec des paquets qui ressemblent plutôt à des collages... (P.S.: toujours !)
La dernière fois, il m'a dit actuellement ne plus jouer que de la trompette, et vouloir improviser avec ses potes. Robert raconte n'avoir jamais beaucoup pratiqué l'improvisation.
Notre long entretien de l'été 1999 publié par Jazz Magazine est en ligne sur http://www.disco-robertwyatt.com/
P.S.: en discutant avec le conservateur de l'exposition Varèse à Bâle quelques mois après ce billet, j'ai cru comprendre que la bande de Varèse était en de bonnes mains ; un article du catalogue de l'expo est entièrement consacré au rapport du compositeur avec le jazz et l'improvisation...
LE MARCHÉ DE ROBERT WYATT
Les photos de musiciens prises autrement qu'en plein travail ou se faisant tirer le portrait donnent l'impression qu'on en saisit les motivations profondes, l'amont et le contexte. La musique, c'est l'avenir. La vraie vie est bien ailleurs. Le décor devient signifiant, les figurants épicent le tableau, l'Angleterre, fleurs artificielles, manche de parapluie, coupe au bol, toute la bière ingurgitée, les grandes bâtisses en briques qui se reflètent dans la vitrine... Pas facile de prendre Alfie en même temps que Robert, mais c'est le début des courses, on vient de quitter la maison. Ensuite, Robert déteste se sentir assisté, alors il la devance en faisant tourner nerveusement ses roues avec ses poings gantés. Louth est une petite ville où l'accès aux handicapés a été réfléchi, c'est ce qui les a motivés pour s'installer ici. Séjour exquis, très tendre. Lots of fun !
Photo prise par Alfreda Benge
Un Certo Discorso.
Je repensais à Robert en écoutant une émission de la radio italienne Radio 3 datée de février 1981 dans laquelle je découvre des enregistrements inédits, travail de laboratoire qui ressemble plutôt à The End of an Ear, plein de guimbardes, de voix à l'envers, d'effets d'accélération : The Opium War, L'albergo degli zoccoli, Heathen have no souls, Holy War (sur l'Internationale !), Revolution without "R", Another Song, Billy's Bounce (Charlie Parker !), Born Again Cretin, et des petits bouts de répétitions... Ça ressemble aussi beaucoup à ce que vont devenir les albums suivants... Vraie découverte ! Un bonbon anglais.
ROBERT WYATT PAR/SUR ODEIA
Alifib ? Vous pouvez imaginer que je l'aime à plus d'un titre. Robert et Alfie, Elsa évidemment, la simplicité de cette magnifique mélodie, cette interprétation toute personnelle de Odeia, les mots de Robert à la vision du clip, mes souvenirs de Soft Machine dont je ne manquais aucun concert, la première sortie de Robert Wyatt sur la scène du Théâtre des Champs Élysées avec Henry Cow après son accident qui le colle sur une chaise roulante, ma visite à Louth pour Jazz Magazine, ses petits mots gribouillés sur des paquets de cigarettes déchirés, sa voix zozotante qui atteint des aigus inimitables, son français quasi impeccable... Alifib figurait dans l'album Rock Bottom sorti en 1974, son come back éclatant, un disque devenu culte depuis. En "touchant le fond", l'ancien batteur converti à la chanson pop nous faisait donner un coup de pied au fond de la piscine pour remonter dans les sphères planantes de la poésie pure, la musique ! Elsa Birgé aurait pu tout aussi bien choisir Shipbuilding ou O Caroline qu'elle adorait enfant. Mais c'est la déclaration d'amour pataphysicienne à Alfreda Benge, sa compagne peintre et poète, qu'elle interprète avec Lucien Alfonso au violon, toujours aussi en verve, le talentueux Karsten Hochapfel à la guitare et Pierre-Yves Le Jeune à la contrebasse qui secoue en même temps une maracas minimaliste très wyattienne.
Dans MW2, un des livres d'artiste cosignés avec Wyatt et publié par Æncrages & Co, Jean-Michel Marchetti traduit les paroles : "Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Alife mon garde-manger... Je ne peux pas te laisser, ni te délaisser. Alife mon garde-manger. Te confisquer ou te regarder, toi Alife mon garde-manger. Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Balaise, le môle. Héliploptère et trou le doigt. Pas un, est-ce un, ben, dis, hein. Bruit et des bruits. Trip trip pip pippy pippy pip pip landerine. Alife mon garde-manger, Alife mon garde-manger." Dans la version initiale, Hugh Hopper avec qui j'eus la chance de jouer une seule fois tient la basse, Robert est au clavier. Celle d'Odeia figurera dans leur second album.
Découvrant le clip filmé à la Manufacture des Oeillets d'Ivry par Ugo Vouaux-Massel, Robert Wyatt, fidèle à lui-même, envoie un petit mot adorable à Elsa : "I am so moved by this . everything about it : a great film for a start . and the variations so interesting ,original but also , exactly understanding the harmonic feel i was after . And then , Elsa ........You : Perfect".
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 6 mai 2020 à 03:24 ::Musique
Articles des 2 février 2006, 17 janvier et 15 décembre 2009
Absolument indispensables.
Encore deux bonnes raisons de faire dézoner son lecteur dvd.
Sur Mac, éviter de changer de zone sur le Lecteur Apple, mais téléchargez l'application vlc, parfaite pour les Zone 1, les divX, etc., et pour regarder la télé si vous avez une FreeBox.
Passé ces conseils techniques, lisez la suite... Une pêche d'enfer !
Deux belles surprises reçues hier matin.
D'abord, le dvd de Stormy Weather, film mystérieusement sous-estimé malgré la qualité époustouflante des numéros y figurant. Je suis un fan de Cab Calloway (probablement mon côté plus rock que jazz) et le final me fait sauter sur place chaque fois que je l'écoute ; le voir est jubilatoire, quelle élégance, le swing comme je l'entends ! Mais rien ne vaut les numéros qu'il accompagne : la danse des Nicholas Brothers montant et descendant les escaliers à coups de grands écarts, wahou, sans compter le sublime Bill "Bojangles" Robinson, le meilleur tap dancer que j'ai jamais vu ! Et puis, il y a Fats : les jeux de sourcils de Fats Waller sur Ain't misbehavin', craquant ! Tout est jubilatoire, je me répète, dans ce film de 1943, distribution 100% Black, magnifique Lena Horne, autre star du film avec Bojangles, et puis il y a Ada Brown (That ain't right en duo avec Fats), les comiques Miller and Lyles, les ballets de Katherine Dunham, etc. Pas de sous-titre français pour ce Zone 1, mais anglais et espagnols, franchement ça n'a que très peu d'importance...
La seconde merveille, c'est le documentaire sur Spike Jones, pas de sous-titres du tout, mais la grande claque ! Je ne ris pas, j'ai la mâchoire qui pend d'ébahissement. Les gags visuels avaient autant d'importance que la musique. Beaucoup trop de témoignages, mais les extraits des shows sont fabuleux. Je n'ai pas encore été jusqu'au bout de l'heure du film, mais ce que j'ai vu me permettra désormais d'imaginer ou d'inventer les images de ses chansons. Spike joue des claviers de cloches à vache, de klaxons, marimbas, dirige l'orchestre avec deux pistolets, tout est minutieusement réglé, hilarant ! Des ouïes de la contrebasse sort la main d'un nain caché dans la caisse, la clarinette traverse littéralement les oreilles de trois figurants pendant le solo de Spike, tout s'écroule... Vivement que j'ai le temps de voir la fin ! Depuis le temps que j'attendais ça... Zone 1 toujours. Avec Cocktails for Two, Der Führer's Face (avec Adolf en personne), You Always Hurt the One You Love, Laura et All I Want for Christmas is My Two Front Teeth.
Spike Jones explose la télévision
« Thank you music lovers », aujourd'hui est un grand jour ! Un coffret de 3 DVD de Spike Jones vient d'être publié aux Etats-Unis, accompagné d'un CD d'inédits. Spike Jones et ses City Slickers forment certainement l'orchestre le plus déjanté qui ait jamais existé, influençant Frank Zappa, John Zorn, Weird Al Yankovic, Thomas Pynchon, le Bonzo Dog Band, tous les bruitistes de la Terre et les designers sonores du futur. Il existait déjà un documentaire passionnant mais frustrant intitulé The Spike Jones Story. The Legend offre cette fois les shows intégraux à nos pupilles dilatées qui n'en croient pas leurs oreilles. Le chef d'orchestre qui dirigeait avec un pistolet à la main et un chewing-gum à la mâchoire est également l'ancêtre de la vidéo musicale tant ses mises en scène préfigurent l'intérêt que porteront plus tard les amateurs de scopitones et de clips.
Fin des années 40, Spike Jones tourne aux USA avec sa Musical Depreciation Revue réunissant musiciens, acrobates, jongleurs, chanteurs et comédiens. J'avoue préférer les parties musicales burlesques aux sketchs comiques, comme enfant j'étais fou des clowns musicaux qui ne disent pas un mot, mais n'en pensent pas moins. On connaissait les gags sonores de Spike Jones par les disques, souvent sans savoir que les visuels étaient encore plus nombreux, plus dingues, plus invraisemblables ! Il rappelle les musiciens de dessin animé comme Carl Stalling sauf qu'ici nous sommes en direct, sans filet, et que ce sont les musiciens qui jouent aussi le rôle des écureuils fous. Parodiant les classiques, les virtuoses City Slickers martyrisent Laura, Sheik of Araby, Hawaïan War Chant, Cocktails for Two, All I Want for Christmas Is My Two Front Teeth, Chloe... à coups de cloches à vache et de trompes d'auto, de sifflets à roulette et d'appeaux d'oiseaux, de banjos mitraillettes et de nain caché dans la contrebasse, d'éternuements et hoquets, de rires et de voix gaguesques tranchant brutalement avec les crooners qu'ils invitent.
Mais ce qui surprend le plus pour qui n'a évidemment pas connu la télé américaine au début des années 50, c'est la place de la pub ! J'ai compris son importance lorsque Steve Ujlaki me raconta le lancement d'HBO dont il avait été l'un des vice-présidents, la chaîne de cinéma qui inspira directement Canal+. « L'enjeu était de faire une chaîne qui ne soit pas de la télévision. Jusque là, les programmes étaient choisis par les annonceurs.» On voit cela très bien dans la géniale série Mad Men qui vient de recevoir un Golden Globe pour la seconde année consécutive. Le spectacle hebdomadaire de la NBC s'intitulait explicitement Colgate Comedy Hour et les saynètes comiques alternaient avec de longs sketchs de pub, les acteurs se prêtant au jeu. Le disque 2 présente deux All Star Revue entièrement consacrés à Spike Jones, ce qui nous permet de savourer en tout quatre heures de spectacle à valeur de document exceptionnel, car montré tel qu'à l'époque, 1951-52, sans coupures, ni playbacks (outre ceux joués en direct par les instrumentistes). Le troisième DVD rassemble un entretien avec le maestro chez lui en famille, son apparition en Leonard Burnside au Ed Sullivan Show, des interviews de ses musiciens, etc. Spike Jones raconte que ce sont les couinements des souliers d'Igor Stravinsky dirigeant son Oiseau de feu qui lui donnèrent l'idée de remplacer les percussions par des effets sonores comiques.
Détail important : les galettes commandées aux USA ne sont pas restreintes à la zone américaine et fonctionnent donc sur les lecteurs français.
Spike Jones définitivement
J'avais évoqué ici The Story et surtout The Legend lorsque les DVD étaient sortis aux États-Unis. The Best, la nouvelle publication, répond encore mieux aux attentes des amateurs français. Pas d'entretiens ni de shows complets, mais une succession des meilleurs sketches télévisés en 2 DVD plus un troisième avec deux pilotes inédits de l'orchestre à ses débuts, près de 4 heures de démence. Qu'ajouter à ce que j'ai déjà écrit ? Spike Jones était connu de ce côté de l'Atlantique pour ses disques alors que ses facéties acrobatiques sont aussi visuelles que sonores. Découvrir les sketches pour la télévision offre le véritable spectacle des City Slickers, le show musical le plus loufoque qui ait jamais existé, ce qu'on fait de mieux dans la grande tradition des clowns musicaux !
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 11 février 2020 à 06:11 ::Musique
Chinese Man Records est définitivement mon label français de trip-hop préféré, encore que les paroles, presque toujours en anglais m'échappent généralement. Mais la base est radicalement marseillaise. Pour célébrer ses 15 ans le trio Chinese Man a invité le duo Baja Frequencia et le duo de platinistes Scratch Bandits Crew à passer une semaine ensemble en montagne pour revisiter en toute liberté les morceaux les plus célèbres du label. Le mélange des genres me rappelle les meilleurs moments de Wyclef Jean, l'utilisation de found footage certains disques d'Un Drame Musical Instantané, le groove une amphétamine hallucinogène. Ça swingue, c'est plein d'images mentales, c'est souvent drôle. En concert ils sont accompagnés des MCs Youthstar et Miscellanous (Chill Bump) auxquels s'ajoutent ASM, Illaman, CW Jones et Taiwan MC sur l'album.
J'avais déjà vu (et entendu) le clip impressionnant réalisé par Boris Vassalo & Jérémie Poppe sur une idée originale de High Ku avec le performeur Régis Truchy. Là je repense au mythique et incontournable Weapon Of Choice de Fatboy Slim avec Christopher Walken filmé par Spike Jonze. Mais ne vole ici que la valise ! Si les réminiscences sont au programme de l'album comme de la vidéo de The Drop, les sessions des Marseillais préservent leur originalité en jouant sur une exubérance emprunte de quantité de cultures festives.
→ Chinese Man + Scratch Bandits Crew + Baja Frequencia, The Groove Sessions Vol. 5, CD/2LP Chinese Man Records, distr. Believe Digital/DFiffer-Ant, sortie le 21 février 2020
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 20 janvier 2020 à 06:37 ::Humeurs & opinions
Des étendards flottent le long des rues de Maisons-Laffitte pour annoncer l'exposition Nombres écarlates d'Anne-Sarah Le Meur où est projeté le film du spectacle Melting Rust que nous avons créé ensemble l'été dernier à Victoria en Transylvanie. C'est loin d'être le clou de cette présentation monographique où sont rassemblés petits et très grands formats, installation interactive, triptyque vidéo, films sonorisés, tapis et kakémonos. Dès l'entrée de l'Ancienne Église du château nous marchons sur un linoléum où sont imprimés cinq grands tirages...
Pour cette circonstance exceptionnelle, l'artiste, qui d'habitude déteste être prise en photo, pose devant un kakémono de 6,45 x 2,50 mètres accroché sous la voûte de bois. Pour quelqu'un qui aime les couleurs, je suis comblé. Or ses images ne sont constituées que de 0 et de 1. Mathématicienne de formation, Anne-Sarah passe des heures devant son ordinateur à générer des images planes avec une application 3D, manière de jouer avec la lumière et sa profondeur. En choisissant des nombres négatifs, elle crée même des trous noirs d'où jaillissent ces nuances qui vont de l'obscurité à la plus grande vivacité. Je ne peux m'empêcher de penser à James Turrell dont la gigantesque rétrospective The Other Horizon à Vienne en Autriche il y a vingt ans m'avait bouleversé...
Pour saisir l'émotion produite par ces images arrêtées ou par leurs mouvements incessants, car toutes sont d'abord des processus évolutifs programmés avec un degré d'incertitude calculé, il faut les voir en grand. Comme les photos de films, les reproductions sur Internet sont aux tableaux de maître ce que sont les cartes postales vendues à la boutique des musées. Par contraste, ses natures mortes, plantes desséchées in situ, posent une fois de plus l'énigme du vivant et interrogent l'abstraction. Comme les poètes, la plasticienne tourne autour du centre plutôt qu'elle ne le vise. Ses tableaux se jouent des sinus et cosinus, mathématique qui, dans la Grèce Antique, était considérée comme un art. Les bords de ses œuvres trompent l'œil, ils ondulent. Les effets de bord de ses animations camouflent malicieusement les variations de vitesse de la réfraction.
Le parcours au milieu des œuvres coule de source parce qu'Anne-Sarah l'a imaginé spécialement pour le lieu, du long couloir de l'entrée à la salle suspendue où sont projetés les films en passant par un dédale propice à l'accrochage, des hauts murs de l'église à l'alcôve où est installé un grand cylindre, écran à 360° où sont projetées des images fugitives. Cette Outre-ronde est inspirée par Film de Samuel Beckett avec le vieux Buster Keaton fuyant la caméra. Elle se joue de la patience du spectateur-acteur interagissant, coiffé d'un casque, tandis que les spectateurs-observateurs deviennent parfois complices de la machine. Si Maisons-Laffitte peut sembler une autre galaxie, le voyage en vaut la chandelle qui n'a rien de standard. Ce n'est qu'à une heure de la ville-lumière !
→ Anne-Sarah Le Meur, Nombres écarlates, exposition à l'Ancienne Église de Maisons-Laffitte, jusqu'au 2 février 2020 (sauf le lundi).
Conférence samedi 25 février à 16h30. L'artiste est présente tous les week-ends.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 17 décembre 2019 à 07:20 ::Multimedia
La semaine dernière, Eléonore de Lavandeyra Schöffer organisait des projections exceptionnelles de Kyldex 1, spectacle cybernétique luminodynamique expérimental, dans l'atelier Nicolas Schöffer, sis Villa des Arts à Paris. La création de cet incroyable projet « pluriartistique » se tint en 1973 à l'Opéra de Hambourg dirigé par Rolf Liebermann avant qu'il ne prenne possession de celui de Paris. Il ne fut jamais rejoué depuis, malgré l'immense succès qu'il rencontra alors, probablement pour une question économique, l'addition se montant à 1 milliard de Deutsche Mark, l'équivalent de 150 millions d'euros ! Nicolas Schöffer, génial précurseur de l'art interactif, cinétiste féru de cybernétique, en avait confié la chorégraphie à Alwin Nikolais et la musique à Pierre Henry. Le film, ici découpé en quatre parties, ne rend que très partiellement la réalité de l'œuvre. Les caméras de Klaus Lindermann restent axées sur le centre de la scène alors qu'il se passait quantité d'évènements sur les côtés et la copie de la Nord Deutsche Rundfunk aurait bien besoin d'une remasterisation tant pour l'image que pour le son. L'archive n'en est pas moins étonnante.
Si vous n'êtes pas germanophone, sautez les présentations en allemand de Rolf Liebermann et de la traductrice Helen Gerber !
En 1973 la mode était encore à la participation du public. Nicolas Schöffer avait confié à chaque spectateur un petit sac contenant cinq panneaux lui permettant d'exprimer son désir avant chacune des douze parties. Un rond rouge signifiait "halte", un triangle vert "plus vite", un losange bleu "plus lent", un triangle jaune "répéter" et un carré blanc "expliquer". Le spectacle s'organisait en fonction de la majorité, même si cette illusoire démocratie m'apparaît toujours comme une manipulation démagogique. Cela n'est nullement différent de notre vie politique ! Il n'empêche que le public est là très actif, invectivant entre les épisodes Schöffer et Lieberman qui ne respectent pas toujours son choix. De soir en soir les représentations pouvaient prendre des tournures très différentes. Lors de la première, les spectateurs ayant demandé de revoir une séquence cette fois sans la musique, Pierre Henry boude, refuse de diffuser la suite et se fait finalement prier.
Les mouvements des danseurs étoiles Carolyn Carlson et Emery Hermans s'inspirent de ceux des machines, leur opposant magistralement la souplesse des corps.
Si Schöffer laisse Nikolais libre de chorégraphier le corps de ballet de l'Opéra de Hambourg, il est plus directif avec Pierre Henry. J'ignore qui de l'un ou de l'autre en est à l'origine, mais la musique est trop illustrative à mon goût, malgré la richesse des timbres. 1973 marque aussi un basculement de la musique électroacoustique. Pierre Henry utilise les techniques qu'il a inaugurées avec Pierre Schaeffer alors que les synthétiseurs vont révolutionner une fois de plus l'histoire de la musique. Cette année-même j'achèterai d'ailleurs mon ARP 2600 ! Le film ne rend hélas pas compte de la spatialisation sonore comme de celle des effets de lumière qui encerclent les spectateurs.
Pour toutes ses fabuleuses machines Schöffer a dû inventer des systèmes préfigurant les ordinateurs. Il serait aujourd'hui fasciné d'utiliser leurs ressources. Kyldex 1 fut rendu possible grâce à l'informatisation récente de la scène de l'Opéra de Hambourg, chose alors exceptionnelle. Pour son spectacle multimédia il utilise deux eidophores qui lui permettent de capter des images du public ou des danseurs et de les projeter sur grand écran. Il intègre des extraits de la télévision allemande en temps réel. Ses sculptures cybernétiques sont télécommandées...
Pour les séquences érotiques au milieu des sculptures molles il choisit trois prostituées du quartier rouge de Sankt Pauli plutôt que des danseurs. Après la première représentation, suite aux critiques féminines qui ne voient pas pourquoi on ne dénude que les femmes, deux danseurs mâles se portent volontaires pour danser nus. Ils traverseront la scène peints en or comme deux statues grecques.
1973 est encore une époque où les provocations étaient de mise, même si la nudité était devenue chose banale dans les spectacles d'avant-garde.
Après l'entr'acte de ce spectacle qui dure plus de trois heures, un prisme de 12 mètres de haut envahit la scène. Ce jeu de miroirs réfléchit les effets visuels et la troupe des danseurs. Les qualités d'homme-orchestre de Nicolas Schöffer lui permettent de mêler la sculpture, l'architecture, la musique, l'ingénierie et les sciences pour créer ses ballets de machines et de lumières...
Après la projection Eléonore de Lavandeyra Schöffer, toujours aussi fringante, 94 ans au conteur, euh conteuse, témoigne de la création de ce 9 février 1973 en révélant quantité de détails passionnants qui aident à découvrir le génie de son mari disparu. Il est certain que Nicolas Schöffer n'a pas la place qu'il mérite dans l'histoire des arts du XXe siècle. Je regrette de ne pas avoir connu son travail lorsqu'à la fin des années 60 je montai mon groupe de light-show, il m'aurait certainement influencé et donné nombre d'idées...
N.B.: si vous souhaitez visiter la caverne d'Ali Baba, l'Atelier Nicolas Schöffer organise des visites le premier samedi de chaque mois à 17h. Vous pouvez réserver pour les 4 janvier, 1er février, 7 mars...
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 12 décembre 2019 à 07:38 ::Musique
Le travail de Frederick Galiay tient d'une sublimation du bouddhisme par la puissance du son. Lauréat du programme de résidence "Hors les murs" initié par l'Institut Français, le bassiste, fan d'électronique autant que d'électricité, s'est immergé pendant plusieurs mois, et après vingt ans de voyage dans la région, dans les cérémonies millénaires du Bouddhisme Theravāda et divers rituels animistes au Myanmar, au Laos, en Thaïlande et au Cambodge. Il y a composé une suite pour six instrumentistes qui marie sa quête asiatique avec le free jazz et le drone. La Bouddhisme n'est de toute manière pas ce que les Occidentaux en imaginent. J'en veux pour preuve, par exemple, l'intolérance meurtrière à l'égard des musulmans Rohingyas au Myanmar ou le financement du Dalaï Lama par la CIA. Le Theravāda, proche du bouddhisme primitif, échappe peut-être au dévoiement habituel de toutes les religions qui continuent à faire des ravages sur la planète. J'imagine néanmoins que pour s'approcher des intentions de Frederick Galiay il faut diffuser Time Elleipsis - Chamæleo Vulgaris à fort volume. La saturation est son premier pays. Les percussions massives de Sébastien Brun et Franck Vaillant ponctuent les continuum joués par Antoine Viard au saxophone baryton électrifié, Jean-Sébastien Mariage à la guitare électrique, Julien Boudart au synthétiseur analogique et Galiay à la basse électrique. Vers la fin l'orchestre explose comme un faux ensemble avant de trouver une sérénité espérée depuis le début de cet étonnant cérémonial.
→ Frederick Galiay, Time Elleipsis - Chamæleo Vulgaris, CD Ayler Records, 13€ (existe aussi en version numérique), à paraître le 9 février 2020
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 5 novembre 2019 à 07:32 ::Perso
J'ai déjà évoqué mes 5 novembre. Les plus vieux souriront, les plus jeunes s'inclineront, tous et toutes ont le pouvoir de s'en moquer. Mais 67 ans, ce n'est pas donné à tout le monde. À moi cela fait bizarre. Quel que soit son âge, on connaît l'effet des anniversaires. Un petit bilan s'impose lorsque l'on représente le plus ancien de la famille. Ma mère est morte en février. Mon petit-fils commence à parler. J'ai entamé une nouvelle vie. Les chats sont de plus en plus câlins. Certaines années sont révolutionnaires. Je n'ai rien perdu de mon enthousiasme ni de mon envie de mordre, de mon désespoir ni de mes espérances, mais la sérénité remplace progressivement la colère. La gymnastique : éviter d'en rajouter lorsque les ennuis vous tombent dessus. Ils ne font que passer. Nous aussi. Je me sens beaucoup mieux depuis que je pratique le sauna chaque matin, suivi de la douche froide quel que soit le temps. Une gloire. Le régime de la retraite est apaisant, même si je n'ai rien changé à mes activités. Depuis 14 ans que je publie chaque jour un petit article, je suis de plus en plus lu. C'est une manière de me rendre utile, un acte militant. Une mémoire, quand la mienne est saturée. Une libération, de partager ce qui me préoccupe. Une discipline, alors que je suis rétif à la plupart. 4277 articles du blog à ce jour, autant de non-anniversaires à fêter. L'assurance qu'aucune journée ne ressemble à une autre. Comment assumer son éphémérité dans l'univers ? Tous les trips sont égocentriques. L'anniversaire de sa naissance est symbolique de quelque chose qui n'appartient qu'à soi. Ce sont pourtant les mamans qu'il serait juste de louer ce jour-là. Ensuite on prend la tangente. Petit à petit. Personne ne devient jamais grand. On fait semblant. Je fais semblant d'avoir 67 ans aujourd'hui.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 28 février 2019 à 21:35 ::Humeurs & opinions
Lettre ouverte - Tribune parue dans Libération le 28 février 2019 à 18:06
Pour les 400 signataires de ce texte, l’antisionisme est une pensée légitime contre la logique colonisatrice pratiquée par Israël. Le fait qu’il serve d’alibi aux antisémites ne justifie pas son interdiction.
L’antisionisme est une opinion, pas un crime
Monsieur le Président, vous avez récemment déclaré votre intention de criminaliser l’antisionisme. Vous avez fait cette déclaration après en avoir discuté au téléphone avec Benyamin Nétanyahou, juste avant de vous rendre au dîner du Crif.
Monsieur le Président, vous n’êtes pas sans savoir que la Constitution de la République énonce en son article 4 que «la loi garantit les expressions pluralistes des opinions.» Or, l’antisionisme est une opinion, un courant de pensée né parmi les juifs européens au moment où le nationalisme juif prenait son essor. Il s’oppose à l’idéologie sioniste qui préconisait (et préconise toujours) l’installation des juifs du monde en Palestine, aujourd’hui Israël.
L’argument essentiel de l’antisionisme était (et est toujours) que la Palestine n’a jamais été une terre vide d’habitants qu’un «peuple sans terre» serait libre de coloniser du fait de la promesse divine qui lui en aurait été donnée, mais un pays peuplé par des habitants bien réels pour lesquels le sionisme allait bientôt être synonyme d’exode, de spoliation et de négation de tous leurs droits. Les antisionistes étaient, et sont toujours, des anticolonialistes. Leur interdire de s’exprimer en prenant prétexte du fait que des racistes se servent de cette appellation pour camoufler leur antisémitisme, est absurde.
Monsieur le Président, nous tenons à ce que les Français juifs puissent rester en France, qu’ils s’y sentent en sécurité, et que leur liberté d’expression et de pensée y soit respectée dans sa pluralité. L’ignominie des actes antisémites qui se multiplient ravive le traumatisme et l’effroi de la violence inouïe dont leurs parents ont eu à souffrir de la part d’un Etat français et d’une société française qui ont largement collaboré avec leurs bourreaux. Nous attendons donc de vous que vous déployiez d’importants moyens d’éducation, et que les auteurs de ces actes soient sévèrement punis. Mais nous ne voulons certainement pas que vous livriez les juifs de France et leur mémoire à l’extrême droite israélienne, comme vous le faites en affichant ostensiblement votre proximité avec le sinistre «Bibi» et ses amis français.
C’est pourquoi nous tenons à vous faire savoir que nous sommes antisionistes, ou que certains de nos meilleurs amis se déclarent comme tels. Nous éprouvons du respect et de l’admiration pour ces militants des droits humains et du droit international qui, en France, en Israël et partout dans le monde, luttent courageusement et dénoncent les exactions intolérables que les sionistes les plus acharnés font subir aux Palestiniens. Beaucoup de ces militants se disent antisionistes car le sionisme a prouvé que lorsque sa logique colonisatrice est poussée à l’extrême, comme c’est le cas aujourd’hui, il n’est bon ni pour les juifs du monde, ni pour les Israéliens, ni pour les Palestiniens.
Monsieur le Président, nous sommes des citoyens français respectueux des lois de la République, mais si vous faites adopter une loi contre l’antisionisme, ou si vous adoptez officiellement une définition erronée de l’antisionisme qui permettrait de légiférer contre lui, sachez que nous enfreindrons cette loi inique par nos propos, par nos écrits, par nos œuvres artistiques et par nos actes de solidarité. Et si vous tenez à nous poursuivre, à nous faire taire, ou même à nous embastiller pour cela, eh bien, vous pourrez venir nous chercher.
Premiers signataires :
Gilbert Achcar universitaire
Gil Anidjar professeur
Ariella Azoulay universitaire
Taysir Batniji artiste plasticien
Sophie Bessis historienne
Jean-Jacques Birgé compositeur
Simone Bitton cinéaste
Laurent Bloch informaticien
Rony Brauman médecin
François Burgat politologue
Jean-Louis Comolli cinéaste
Sonia Dayan-Herzbrun sociologue
Ivar Ekeland universitaire
Mireille Fanon-Mendès France ex-experte ONU
Naomi Fink professeure agrégée d’hébreu
Jean-Michel Frodon critique et enseignant
Jean-Luc Godard cinéaste
Alain Gresh journaliste
Eric Hazan éditeur
Christiane Hessel militante et veuve de Stéphane Hessel
Nancy Huston écrivaine
Abdellatif Laâbi écrivain
Farouk Mardam-Bey éditeur
Gustave Massiah économiste
Anne-Marie Miéville cinéaste
Marie-José Mondzain philosophe
Ernest Pignon-Ernest artiste plasticien
Elias Sanbar écrivain, diplomate
Michèle Sibony enseignante retraitée
Eyal Sivan cinéaste
Elia Suleiman cinéaste
Françoise Vergès politologue.
Par Jean-Jacques Birgé,
samedi 16 février 2019 à 09:07 ::Musique
Hier soir le duo de percussions Sylvain Lemêtre et Benjamin Flament m’a mis des jeux de mots à la bouche pendant le rappel qui donnait fin. Ces deux petits poulets élevés en batterie, deux cuisines, à tables, marchant à la baguette, faisaient des pieds et des mains de toutes leurs peaux cibles, en games lents et métaux précieux. Une sorte de rêverie sur fond de ciel nocturne, un truc qui frotte et qui gratte, dans le sens des poêles, des tubes qui s’enchaînent, à la foi graves et légers. Le tout sur un Plateau !
Ce samedi soir Lemêtre y présente Totem di Sabbia avec l'artiste visuel Raphaël Thierry...
Vous pourrez écouter le concert d'hier soir jeudi 28 février sur France Musique dans l'émission À l'improviste d'Anne Montaron...
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 30 janvier 2019 à 00:01 ::Musique
Les disques ont beau être excellents, je ne trouve pas toujours les mots. Avant de les ranger, je les écoute plusieurs fois, mais sans un point de vue personnel je passe mon tour. Écrire quotidiennement exige que mes doigts soient guidés par une force irrépressible qui les fait danser sur le clavier sans qu'aucune résistance vienne freiner mon élan. Dans mon travail non plus, le syndrome de la page blanche n'existe pas. J'ai suffisamment de projets sur le feu pour qu'il y en ait toujours un qui me sourit... Quest of The Invisible de Naïssam Jalal accompagnée par le pianiste Leonardo Montana, le contrebassiste Claude Tchamitchian et Hamid Drake au daf est un petit bijou d'une évidence désarmante ; s'il pouvait désarmer les brutes qui s'entretuent la flûtiste dont le chant est aussi envoûtant pourrait se consacrer plus souvent à cette superbe méditation introspective.
Un autre flûtiste, Gurvant Le Gac, guide les Bretons de Charkha dans les zones humides où Faustine Audebert chante La colère de la boue sur des textes poétiques d'Édouard Glissant, Monchoachi, Léon Gontran Damas, Cécile Even, Bertrand Dupont, Erik Premel et Antonin Artaud. Entre le jazz, le rock et les improvisations qu'ils suscitent, les terroirs rappellent qu'une autre humanité est possible. Le sextet est aussi composé de Florian Baron au oud, du sax ténor Timothée Le Bour, du contrebassiste Jonathan Caserta et du percussionniste Gaëtan Samson.
Autour de l'accordéon de Christophe Girard, les Chroniques de Mélusine dessinent des paysages évocateurs qu'interprètent Anthony Caillet à l'euphonium, William Rollin à la guitare électrique, Simon Tailleu à la contrebasse et Stan Delannoy à la batterie. Gumbo Kings du chanteur Matthieu Boré m'a fait penser à un Van Dyke Parks jazzy de la Louisianne tandis que Pearl Diver de la chanteuse Himiko (Paganotti) appartient à ce qu'il est coutume d'appeler rock progressif, une tendresse mélodique aérienne dans un univers enveloppant où excellent Emmanuel Borghi aux claviers, Bernard Paganotti à la basse et son frère Antoine à la batterie et électronique, une branche de la famille Magma en somme. Avec Jeanne Added ou Claudia Solal, la batteuse Anne Paceo confirme la tendance des musiciennes de jazz à lorgner du côté de la pop anglo-saxonne ; elle est secondée par les chanteurs Ann Sharley et Florent Mateo, le guitariste Pierre Perchaud, le saxophoniste-clarinettiste Christophe Panzani et le claviériste Tony Paeleman. Bright Shadows est très agréable, mais elles ont pourtant toutes autant à perdre qu'à gagner si elles ne trouvent pas une manière de se démarquer des Anglaises et des Américaines. L'audience s'élargit considérablement, mais le danger du formatage les guette au coin du studio et de la scène. Tout Bleu, le projet solo de Simone Aubert, chanteuse et batteuse du duo Hyperculte et guitariste du groupe Massicot, est plus expérimental ; des boucles sombres et lancinantes soutiennent des psalmodies répétitives où le rock affirme une manière de vivre, assumant explicitement la difficulté d'être.
Dans le genre expérimental, la palme revient au clarinettiste Joris Rühl qui produit lui-même un superbe disque solo extrêmement délicat où les sons multiphoniques proviennent de doigtés inusités laissant filtrer l'air des tampons à peine fermés ou de façons perverses de faire vibrer l'anche. Si la grande Toile est écrite, les petites Étoiles sont improvisées. Cette "poésie de la technique" s'est étendue à la fabrication de 40 exemplaires numérotés de la pochette réalisés à la main par son père, Wolfgang Rühl, toile rugueuse, caractères en plomb, reliure et dorure...
Avec le minimalisme de Kepler on retrouve la lenteur et la "beauté froide" offrant de la musique une écoute totalement différente de tout le reste. Le saxophoniste-clarinettiste Julien Pontvianne, habitué à ce retour aux sources vitales proche des transcendantalistes de Concord, Alcott, Emerson, Hawthorne et Thoreau, qui inspirèrent tant Charles Ives, a rejoint les deux frères Maxime Sanchez au piano et l'autre ténor, Adrien Sanchez, pour une plongée introspective vertigineuse.
Je réécoute deux disques très agréables, 4è jour Kan Ya Ma kan du duo Interzone composé par le guitariste Serge Teyssot-Gay et du oudiste syrien Khaled Aljaramani, qui chantent tous deux, et Uña y carne du guitariste Chicuelo. L'un et l'autre font voyager, le premier sur la route des caravanes, le second sur celle d'un flamenco aux accents jazz et aux orchestrations délicates, ajoutant ici ou là une trompette ou un violon.
Je termine ce petit tour qui m'aura pris un temps fou avec les très belles Pictures for orchestra de Jean-Marie Machado qui a composé pour l'orchestre Danzas (ici saxophone, clarinette, deux violons altos, violoncelle, accordéon, flûte et tuba) offrant de belles plages à chaque soliste dont il s'est inspiré. J'aime énormément que l'on imagine sa musique pour des hommes et des femmes, et non pour des instruments. Le pianiste s'éloigne du jazz en assumant sa passion pour le tango, la musique romantique ou celle des Balkans, générant ainsi de magnifiques couleurs...
→ Naïssam Jalal, Quest of The Invisible, 2CD Les Couleurs du Son, dist. L'autre distribution, sortie le 1er mars 2019
→ Charkha, La colère de la boue, CD Innacor, dist. L'autre distribution
→ Mélusine, Chroniques, CD Babil, dist. Inouïes
→ Matthieu Boré, Gumbo Kings, CD Bonsaï, sortie le 1er mars 2019
→ Himiko, Pearl Diver, CD Le Triton, dist. L'autre distribution
→ Anne Paceo, Bright Shadows, CD Laborie Jazz Records, dist. Socadisc
→ Tout Bleu, CD Bongo Joe, dist. L'autre distribution
→ Joris Rühl, Toile Étoiles, CD Umlaut
→ Kepler, CD Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 22 mars 2019
→ Interzone (Serge Teyssot-Gay et Khaled Aljaramani), 4è jour Kan Ya Ma Kan, CD Intervalle Triton, dist. L'autre distribution, sortie le 1er février 2019
→ Chicuelo, Uña y carne, CD Accords croisés, dist. Pias, sortie le 8 février 2019
→ Jean-Marie Machado, Pictures for orchestra, CD La Buissonne, sortie le 8 mars 2019
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 24 janvier 2019 à 00:03 ::Musique
Après l'excellent Rev Galen, Gilles Poizat revient avec de nouveaux poèmes de Galen E. Hershey qu'il a mis en musique. Pour ces délicates chansons pop rappelant Robert Wyatt, le chanteur joue de tous les instruments : guitare, synthétiseur, échantillonneur, percussions, flûte, trompette et bugle ! L'électronique se mêle habilement aux sons acoustiques. Sur scène il prend ses distances d'avec lui-même en jouant en quartet avec Alice Perret (claviers, violon alto, voix), Julien Vadet (électronique) et Sébastien Finck (batterie, clavier, voix). Sur le disque on retrouve les chanteurs Catherine Hershey, petite fille du poète pasteur-fermier du Michigan qui formait avec Poizat le duo Rev Galen et qui signe l'illustration de la pochette, ainsi que Èlg et le chœur des Loving Ghosts.
La sensibilité des poèmes écrits entre 1946 et 1976 donne son homogénéité à l'album qui me rappelle aussi les débuts du groupe White Noise en 1968. On plane dans un psychédélisme intemporel parfumé au jazz avec des accents björkiens. C'est le genre de disque que l'on peut glisser dans son lecteur lorsqu'on ne connaît pas le goût de ses invités et que l'on a simplement envie de légèreté sans sacrifier l'originalité. Très agréable.
→ Gilles Poizat, Horse in The House, cd Carton Records, 10€, sortie le 22 février 2019
→ Concerts le 25/2 à L'International à Paris (+ Loup Uberto & Lucas Ravinale) - le 5/3 au Petit Bain à Paris (+ Orgue Agnès + Borja Flames) - le 7/3 au Périscope à Lyon - le 8/3 à l'Hicam à Montoison - le 9/3 au Café du Nord à Grenoble
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 22 novembre 2018 à 00:02 ::Expositions
En choisissant de présenter l'exposition Michael Jackson : On The Wall au Grand Palais, la R.M.N. vise Noël comme le feront les grands magasins avec leurs vitrines des grands boulevards. Il y a forcément un petit côté populiste à faire rentrer le monde de l'entertainment dans celui de l'art. Michael Jackson est bien évidemment une icône du XXe siècle, mais les artistes qu'il a inspirés renvoient tous au clinquant qu'Andy Warhol sut promouvoir parmi les premiers avec le pop art. Plutôt qu'un personnage influent sur son époque, il me semble que le chanteur synthétisa une pléthore de fantasmes ressassés par le rock'n roll. L'autoproclamé "King of Pop" fut un jeune prodige de la soul, un compositeur exceptionnel, un show-man ahurissant, mais aussi un de ces monstres pitoyables victime de l'image qu'il s'était imposée. En gommant la question du racisme, l'abus de drogues et les soupçons de pédophilie, l'exposition participe au mythe glamour d'une industrie du blanchiment. Le cadre doré de l'hagiographie ne produit alors que superficialité en évitant de creuser l'abîme, revers d'une médaille qu'il aurait été passionnant de révéler...
Les commandes de film faites aux trois chorégraphes français, Raphaëlle Delaunay, Jérôme Bel et François Chaignaud, sont plus symptomatiques de l'influence de Michael Jackson sur le public que sur les artistes accrochés, fussent-ils Keith Haring, Isaac Julien, David LaChapelle, Emma Amos, Isa Genzken, Jonathan Horowitz, Rashid Johnson, KAWS, Paul McCarthy, Grayson Perry, Faith Ringgold, etc. Ils et elles sont en tout une quarantaine. Le Moonwalk auquel s'exercent des cobayes filmés par Bel fait tout de même encore l'impasse sur le pas hérité d'Étienne Decroux et du mime Marceau, et probablement emprunté à Cab Calloway ou James Brown. C'est drôle, mais tout aussi pathétique que l'installation pour 16 écrans King (A portrait of Michael Jackson) de Candice Breitz où les re-recordings de 16 chanteurs amateurs sont rassemblés virtuellement pour constituer un chœur a capella reprenant l'intégrale de l'album Thriller. Il y a évidemment à boire et à manger dans ce genre d'expositions thématiques, que l'on prendra donc avec des pincettes, comme les petites fourchettes, couteaux et cuillères argentées ornant la veste commandée par Jackson au styliste Michael Lee Bush...
L'industrie du disque a besoin de héros pour vendre son fonds de catalogue. Comme Elvis Presley ou Ray Charles, les Beatles ou les Rolling Stones, Jimi Hendrix ou Jim Morrison, David Bowie ou, toute proportion gardée, Frank Zappa ! J'ai failli ajouter Che Guevara, mais m'aurait-on compris ? La Réunion des Musées Nationaux espère probablement attirer une jeunesse qui ne vas pas assez au musée, les quinquas nostalgiques et les curieux qui se demanderont bien ce que cette programmation a de commun avec Miró dont la rétrospective est exposée en même temps au Grand Palais. Si l'on peut s'échapper des monographies chronologiques et surfer sur la vague des thèmes capillotractés on regrettera alors la fermeture définitive de La Maison Rouge qui pendant 14 ans innova par son ouverture d'esprit et la révélation d'artistes qui devront se contenter désormais des galeries privées les plus curieuses de jeunes talents ou de vieux méconnus...
Illustrations : Andy Warhol Michael Jackson (acrylique et encre sur toile, 1984, The Andy Warhol Museum, Pittsburgh; Founding Collection, Contribution The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc.) / Michael Lee Bush Michael Jackson's "dinner jacket" (cuir et couverts, John Branca) / Todd GrayDizz (deux tirages d'archive en couleur, cadres réalisés par l'artiste et cadres anciens, 2017, avec l'aimable autorisation de l'artiste et Meliksetian/biggs), Cape Coast and Nickel (tirage d'archive en couleur, cadres anciens, 2014, The Youngblood Collection), Cosmic Speakers (trois tirages d'archive en couleur, cadres réalisés par l'artiste, 2015, avec l'aimable autorisation de Joe et Alicia Russo)
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 3 octobre 2018 à 05:49 ::Expositions
À chaque exposition je me demande comment l'aborder pour ne pas réciter studieusement ma leçon, ce à quoi Wikipédia répond très bien. Je ne suis pas critique d'art et je risquerais d'écrire des bêtises ou tout simplement de ne pas être à la hauteur de celles ou ceux dont c'est le métier et que j'estime selon les cas. Avant de m'y coller, je lis néanmoins tout ce que je peux, mais je tente ensuite de l'oublier pour convoquer les émotions qui m'ont cueilli lorsque j'ai arpenté les salles les unes après les autres. Déjà je ne fais pas comme la majorité des visiteurs. Je file jusqu'à la sortie pour avoir une idée d'ensemble, puis je reviens sur mes pas. La chronologie inversée a toujours été mon mode d'approche de ce que je ne connaissais pas. Les œuvres de fin de vie en disent toujours plus long, débarrassées de tout un pathos devenu inutile et surtout sans le besoin de prouver quoi que ce soit. Mon troisième parcours s'attarde sur les pièces qui m'ont le plus marqué. Joan Miró n'est pas simple à aborder, justement parce qu'il l'est, simplissime. Entendre qu'au cours de sa carrière il n'aura cherché à conserver que l'indispensable. Un trait, une tâche, le fond, un cadre, sans se préoccuper d'être figuratif ou abstrait, une sorte de minimalisme qui contiendrait le grand tout. Le vide. L'homme face au cosmos. La poésie.
→ Peinture-poème («Photo : ceci est la couleur de mes rêves»), 1925, Huile et inscription à la main sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art, The Pierre and Maria-Gaetana Matisse Collection 2002
Le peintre avait commencé par s'inspirer des fauvistes, des cubistes et des surréalistes. Il s'en échappera grâce à son amour de la nature, en en explorant les détails. Combien de brins d'herbe a-t-il magnifié plus tard sous le microscope de ses toiles ? Est-ce l'artiste catalan qui nomma "détailliste" cette période ? J'en doute.
→ Nu debout, 1918, Huile sur toile, Saint-Louis (Missouri), Saint-Louis Museum, Friends Fund 1965
→ La Maison du palmier, 1918, Huile sur toile, acquise à l'origine par Ernest Hemingway, Madrid, Museo Nacional Centro da Arte Reine Sofia 1998
Aux belles reproductions photographiques fournies à la presse, je préfère prendre les œuvres dans le cadre scénographique des expositions. Pour plus d'informations, autant se reporter aux somptueux catalogues imprimés par la RMN. Plus on avance dans l'œuvre, plus le peintre dépouille ses sujets, il va à la moelle. Ou bien il s'enfonce dans le cosmos. De l'infiniment petit à l'infiniment grand, il n'y a qu'un pas pour le poète.
→ Peinture (Le cheval de cirque), 1927, Huile sur toile, Washington, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Museum, don de la Joseph H. Hirshhorn Foundation 1972
J'ai découvert Miró à la Fondation Maeght en 1970. J'avais 17 ans. Au soleil couchant j'avais photographié sa fourche à Saint-Paul-de-Vence. Je me souviens aussi de son Labyrinthe. Les œuvres monumentales sont absentes du Grand Palais, elles ne peuvent voyager. Dix ans plus tard je visitai sa Fondation à Barcelone... En passant à la céramique et à la sculpture, Miró retrouve la terre, une matière que l'on retrouve sur certaines toiles qui ont peut-être influencé un autre Catalan, Antoni Tàpies...
→ Personnages, Sculptures-objets, 1950, Bronze, terre cuite et fer sur socle de bois, New York, Collection The Pierre and Tana Matisse Fondation
→ Au fond, Femmes et oiseau dans la nuit, 1947, Huile sur toile, New York, Calder Foundation / Peinture (Femme, lune, étoiles), 1949, Huile sur toile, coll. Particulière / Le soleil rouge, 1948, Huile et gouache sur toile, Washington D.C., The Phillips Collection acquis en 1951...
Les couleurs vives de ses bronzes peints ne seraient-elles pas des traces du futurisme italien ? Je reconnais quelque chose qui me plaît tant dans le Groupe de Memphis... Le collage d'objets rappelle plutôt Max Ernst... Miró a beau être très personnel, ne ressembler à personne, ses poèmes plastiques trouvent parfois leurs rimes dans les œuvres des amis...
→ Monsieur et Madame, 1969, Bronze peint (fonte à la cire perdue), Saint-Paul, Fondation Marguerite et Aimé Maeght
→ Jeune fille s'évadant, 1967, Bronze peint (fonte au sable), coll. particulière
→ Le vol de l'oiseau par le clair de lune, 1967, Huile sur toile, Monaco Nahmad Collection
→ Femme assise et enfant, 1967, Bronze peint (fonte à la cire perdue), Saint-Paul, Fondation Marguerite et Aimé Maeght
Devant deux Bleus (1961) du Centre Pompidou, je surprends le commissaire de l'exposition Jean-Louis Prat en grande discussion avec le petit-fils de l'artiste. C'est évidemment le bleu du ciel. Cieux diurnes. Cieux nocturnes. Et puis il y a cette petite tâche rouge que l'on retrouve partout. Un caillou, un trou, un signet, un souvenir ? Or de quoi est fait un caillou ? Où mène un trou ? De quoi se souvient-on et pourquoi ?
Sur le nez d'un phoque ce serait un ballon rouge. Eh non, c'est un soleil et c'est une femme qui le regarde. Il y a forcément aussi un cousinage avec l'ami Calder rencontré à New York... En vieillissant les artistes vont souvent à l'essentiel. C'est ce qui m'intéresse dans les derniers films des grands cinéastes comme Dreyer, Sternberg, Ford, Buñuel, Hitchcock, Visconti...
→ Oiseau solaire, 1966, Bronze (fonte au sable), Palma de Majorque, Fondació Pilar i Joan Miró a Mallorca, coll. particulière
→ Danse de personnages et d'oiseaux sur un ciel bleu. Étincelles, 1968, Huile sur Toile, Paris Centre Pompidou en dépôt au Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole
→ Femme devant le soleil I, 1974, Acrylique sur toile, Barcelone Fondation Joan Miró
S'il y a toujours quelque chose de ludique chez Miró, cela ne l'empêche pas d'être révolté par la folie humaine, que ce soit la guerre d'Espagne en 1936 ou l'exécution de l'anarchiste Salvador Puig Antich en 1974. La peinture coule. Il peint sur une peau de vache, lacère une toile et la brûle, cherchant sans cesse à repousser ses limites, quelque chose d'absolu qui replace l'humain dans un contexte cosmogonique... N'est-ce pas le rôle de l'artiste de jouer avec les échelles et les perspectives ?
→ Femme debout, 1969, Bronze peint (fonte au sable), coll. particulière
→ Toile brûlée II, 1973, Acrylique sur toile coupée et brûlée, Barcelone Fondation Joan Miró, coll. particulière
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 11 mai 2018 à 01:08 ::Musique
En juin dernier j'avais adoré écouter au casque l'album Modo Avião de Lucas Santtana paru sur le label Nø Førmat, d'autant qu'il avait été enregistré en mode binaural. En gros il s'agit de spatialiser les sons dans un univers 3D, soit de repérer leur position, pas seulement en stéréo gauche-droite, mais aussi derrière, au dessus, en dessous, etc. Pour cela on utilise des filtres et plusieurs micros. L'effet n'est évidemment perceptible qu'à l'écoute au casque.
L'ingénieur du son Bernard Lagnel s'en est fait une spécialité et son site Internet, Le son binaural, est particulièrement documenté sur le sujet. Il utilise en général le système Plug & Rec composé de deux DPA 4060 logés dans ses oreilles et d'un couple XY Schoeps.
Longtemps j'ai accroché deux petits micros au dessus de mes oreilles comme le fait toujours Amandine Casadamont avec qui je joue par ailleurs au sein de notre duo, Harpon. L'effet est magique, mais pas aussi bluffant que le système binaural utilisé par exemple par Lagnel.
Récemment il a enregistré Spat'sonore dont la configuration des sources instrumentales dans l'espace avec sa forêt de pavillons est particulièrement adaptée à la restitution binaurale. Ainsi j'ai le plaisir de découvrir I pirati a Palermu chanté par Elsa Birgé qu'accompagne Spat'sonore lors du concert du 4 mai dernier à l'Église Saint Merri. Lagnel a également enregistré la veille une répétition du karaoké bruitiste avec une quarantaine d'amateurs et les musiciens de Spat' pour la création de Les jardins à la française (ne supportent pas l'orage) d'Elsa Biston et Nicolas Chedmail, pièce en «partition défilante» à laquelle j'ai participé. On m'y entend d'ailleurs aider à régler les vidéoprojecteurs et donner des conseils aux amateurs !
En février j'avais aussi évoqué le film en 360° avec Spat'sonore et Elsa tourné par l'audioprothésiste Nicolas Sadoc, preuve que les représentations acoustiques en 3D de cet ensemble titillent les acousticiens autant que le public.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 1 mars 2018 à 00:17 ::Voyage
Mon père avait été l'agent littéraire d'un autre aventurier que lui. Georges Arnaud était né quelques mois avant lui en 1917, il mourut quelques mois avant lui en 1987. Papa avait vendu les droits du Salaire de la peur à Clouzot en 1951. Dans un exemplaire d'un roman écrit plus tôt, mais publié en second, j'ai retrouvé une étonnante feuille manuscrite. Passager clandestin sur le cargo qui l'emporte en Amérique du Sud, Georges Arnaud avait si peu de papier qu'il écrivit Le Voyage du Mauvais Larron d'une écriture minuscule que j'ai du mal à déchiffrer même avec un compte-fil. Le récit est quasi autobiographique. La réalité dépasse la fiction. Découvert par trois matelots, l'auteur leur doit sa nourriture. Lorsque le lieutenant et le capitaine sont mis au courant, il est logé à bord pour lui permettre d'écrire, sans être dénoncé. Le document recto verso va du chapitre 8 au chapitre 11.
Mon père me racontait qu'il avait une nuit eut l'une des peurs de sa vie. Alors qu'il dormait sur le divan du salon, il vit son ami s'approcher de lui avec un énorme couteau de boucher à la main. Or l'écrivain jouissait d'une drôle de réputation. Au cours de la nuit du 24 au 25 octobre 1941, son père, sa tante et une domestique sont assassinés à coups de serpe dans le château familial, dont toutes les issues sont fermées. Un mystère à la Rouletabille... Après dix-neuf mois d'incarcération, l'avocat Maurice Garçon le fait acquitter. Dans sa plaidoirie, il avance qu'avec une telle tête d'assassin ce ne peut être lui ! En fait, personne n'a jamais su la vérité, alors mon père n'en menait pas large, jusqu'à ce que Georges Arnaud, de son vrai nom Henri Girard, aille se couper quelques rondelles de saucisson à la cuisine !
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 26 février 2018 à 00:02 ::Expositions
Le jour-même où je publiais la lettre de dénonciation qui envoya mon grand-père à Auschwitz, je découvrais l'œuvre bouleversante de Ceija Stojka à La Maison Rouge. Née en Autriche en 1933, déportée à l’âge de dix ans avec sa sa famille en tant que tsiganes, la jeune Rom survit à trois camps de concentration. Quarante ans plus tard elle commence à écrire ses souvenirs alors qu'elle est considérée analphabète, et en 1988 elle se met à la peinture. Étalant souvent la pâte avec ses doigts, elle réalise plus d'un millier d'œuvres jusqu'à sa mort en 2013. La coïncidence avec l'arrestation de mon grand-père est d'autant plus troublante que son délateur, Roland Vaudeschamps, sévit aussi à Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire, avec un certain Bron-slak Dorna, là où fut implanté un camp de concentration destiné exclusivement aux Roms.
L'exposition à La Maison Rouge ne suit pas la chronologie des œuvres, mais le parcours de vie débutant Quand on roulait, suivi de La traque, Auschwitz 31 mars 1943-juin 1944, Ravensbrück juin-décembre 1944, Bergen-Belsen janvier-15 avril 1945 pour terminer avec un Retour à la vie hanté par les images imprimées dans la mémoire de la petite Rom. Les tableaux sont poignants de véracité. Parfois une botte, un berger allemand sortent du cadre parce que les pires horreurs s'exposent hors champ. Le réalisme cède parfois au symbolisme d'un détail, créant quelque métonymie. Partout la couleur explose, empruntant à la tradition tzigane l'or et l'argent, comme une revanche. Même dans les scènes les plus terribles, Ceija Stojka intègre des paillettes à sa pâte. Pas question de faire pitié ! Les Tsiganes sont des gens fiers.
Rentré chez moi, je lis dans le catalogue que les citations des entrées de chapitres sont extraites du recueil Je rêve que je vis ? de Ceija Stojka dont la traduction est due à l'écrivaine Sabine Macher. C'est une amie qui a souvent interprété les voix allemandes dans mes propres travaux. Les textes, servant d'ailleurs de cartels aux toiles et dessins, me font chavirer. Ils sont à la fois simples, directs, sortes de petites narrations au premier degré nous replongeant dans l'enfer quotidien que vécurent les déportéé/e/s. Mais les tableaux le transcendent. Ils deviennent l'emblème d'une résistance. D'avoir survécu malgré les efforts du monstre. Un monstre qui s'exprime aujourd'hui sous d'autres figures. Les figures absurdes du racisme, voir le sort des immigrés et des Roms dans notre propre pays, à deux pas de chez moi. Qu'apprend-on de l'Histoire ?
L'exposition a le mérite de rappeler que l'anéantissement total de 11 millions d'individus ne peut être confisqué par ce que certains ont pris l'habitude d'appeler la Shoah, terme officiel défini par l’État d’Israël que je n'avais jamais entendu prononcé dans ma famille avant la sortie du film de Claude Lanzmann. Aux cinq ou six millions de juifs s'ajoutent 500 000 Tsiganes en plus des homosexuels, communistes, résistants, francs-maçons, Témoins de Jéhovah, handicapés... Leur faisant porter un triangle noir, les Nazis tatouaient aussi sur l'avant-bras des Tsiganes un numéro avec un Z comme Zigeuner, le terme allemand. Ceija porte le numéro Z 6399. Roms, Sinti et Lalleri furent systématiquement abattus, gazés ou stérilisés...
Au dos du tableau sans titre où l'on voit des yeux cachés derrière les broussailles, Ceija Stojka a écrit : « La roulotte était notre berceau. Nous sommes des Roms. Les nôtres, mes parents, Sidi, Wackar, et leurs six enfants, Mitzi, Kathi, Hansi, Karli, Ceija et Petit-Ossi. À l'époque, en 1942 et avant, maman se glissait avec nous, ses six enfants, dans le beau parc, tous les buissons lui convenaient, de même que les tas de feuilles mortes. Notre père, lui, à ce moment, était déjà mort à Dachau. Oui, il ne savait rien de sa petite famille. Sinon il serait mort deux fois. Nous étions arrachés les uns aux autres, oui pourquoi, pourquoi ? Ils nous poursuivent jusqu'à ce qu'ils nous attrapent. À cette époque, un jour de mars 1943. Le lourd chemin d'Auschwitz pour notre maman. Les trois sœurs, ils nous ont arrachées les unes aux autres lors de la liquidation finale d'Auschwitz. Nous avons perdu Kathi à Ravensbrück. Maman et moi avons atterri à Bergen-Belsen jusqu'à ce que les Alliés nous libèrent. Ils nous ont fait cadeau de la lumière, que Dieu les protège. Ils n'ont pas abandonné. »
L'exposition Black Dolls répond par une métaphore au martyr des Tsiganes, la collection de poupées noires de Deborah Neff. Ces poupées destinées à leurs enfants ou à ceux qu'elles gardaient ont été crées par des Afro-Américaines anonymes de 1840 à 1940. Elles aussi sont belles, et fières aujourd'hui comme James Brown chantant « Say It Loud – I'm Black and I'm Proud » dans les années 60. Il aura fallu attendre tout ce temps. C'est la première fois que ces poupées sont montrées en Europe. Like Dolls, I'll Rise, un film de Nora Philippe intelligemment filmé et sonorisé, est projeté au sous-sol rappelant le contexte de ces femmes noires américaines, esclaves violées, pas seulement par leurs maîtres. Celles d'aujourd'hui clament leur indignation et leur révolte pour que leurs enfants ne continuent pas à penser que les poupées blanches sont plus gentilles que les noires.
À tous ces rituels de vie et de mort s'ajoute la sculpture de Lionel Sabatté dans la patio, faite de ciment et de hautes tiges de fer. J'ai évidemment pensé au ciment armé. Une manière de se relever, de s'élever. Une demeure sera pourtant détruite à l'issue de l'exposition.
→ Expositions Ceija Stojka, une artiste Rom dans le siècle et Black Dolls, La Maison Rouge, entrée 7 et 10€, jusqu'au 20 mai 2018
Dans le catalogue de l'exposition (Ed. Fage, 30€), Gerhard Baumgartner et Philippe Cyroulnik donnent par ailleurs énormément d'informations sur le Samudaripen, le génocide tsigane, Patrick Willams évoque la parole libérée et Xavier Marchand fait un parallèle avec Germaine Tillion à qui je dédiai mes paroles de la Valse macabre mise en musique par Tony Hymas et chantée par ma fille Elsa Birgé dans le remarquable disque Chroniques de résistance (nato, 15,99€) .
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 23 février 2018 à 00:00 ::Perso
Suite du dépouillement des archives trouvées en haut de l'armoire. Mon père, Jean Birgé, avait une belle écriture. Il écrivait l'allemand en gothique comme il parlait l'anglais avait l'accent d'Oxford. J'ai beau savoir qu'il écrivit avec Boris Vian des romans licencieux sous pseudonyme, j'ignore lesquels alors qu'ils figurent probablement parmi les 7000 livres rangés sur les étagères de sa bibliothèque. Il fut également correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans à Paris, interviewa Winston Churchill et Paulette Godard, travailla à France-Soir, etc. En classant les archives retrouvées récemment chez ma mère, je découvre un article du Parisien Libéré du jeudi 16 mai 1946 qu'il a signé Jean Boisnet. C'est à Angers au 34 rue Boisnet qu'il avait grandi et j'y reconnais un épisode de son histoire. Je recopie ici l'article en question augmenté de détails [entre crochets] présents sur le brouillon qui l'accompagne.
Confidences au Cherche-Midi "Compagnon de cellule Yvon me disait..." L'affaire de "la Perle d'Asie", appelée le 6 décembre dernier devant la 16e chambre correctionnelle, fut renvoyée cinq fois. Son procès, fixé enfin au 15 mai, fut encore retardé il y a quelques jours du fait de l'état mental de l'accusé. Mais Yvon Collette a préféré ne pas attendre un septième renvoi éventuel et quitter, dans des circonstances spectaculaires relatées d'autre part, l'infirmerie spéciale du dépôt. Cette évasion sensationnelle et minutieusement préparée semble montrer que Collette n'était pas si fou que les magistrats voulurent bien le croire. Et voici d'ailleurs un document unique dont l'auteur fut compagnon de cellule de Collette avant la Libération, qui permettra de se faire une idée du personnage étrange, le "Carlo" que Boisnet a connu :
« Un visage bouffi aux pommettes saillantes, sur lesquelles la peau éclatée attirait l'œil, des orbites au fond desquelles brillaient des yeux mobiles étonnamment vivants [seuls vivants dans cette masse meurtrie s'étageant entre le gris et le jaune autour de balafres sanguinolentes et auréolées] : tel m'apparut mon compagnon. C'était Yvon Collette.
[Je fus déposé sur un lit de l'infirmerie du Cherche-Midi. Neuf jours de jeûne total et les vaines brutalités des sergents d'étage Humed et Schneider avaient réussi à convaincre le "Sanitär" que j'étais bien réellement paralysé et non un habile "zimulateûr". Extrait de la cellule où j'étais au secret depuis bientôt deux mois, c'est avec une joie et un soulagement indicible que je constatais la présence d'un compagnon. Des draps bien que trop étroits et en charpie mirent le comble à mon confort. Après que j'ai parlé pendant plus d'une demi-heure, c'était si bon, mon co-détenu profita d'un instant d'essoufflement pour se présenter.]
Yvon Collette se faisait appeler Carlo, nom de théâtre en Belgique où il aurait été ténor [et qu'il avait repris, depuis l'Occupation. Il m'exhiba ensuite] son torse strié de zébrures, la peau de son dos figurait assez bien une maquette géographique d'un relief accidenté, avec des cloques et des croûtes suintantes [sur un fond gris bleu tournant par endroit au violet].
Interrogé pendant trois jours, 300 coups de nerf de bœuf ne l'avaient pas fait parler [Il n'avait pas parlé et il avait quitté la rue des Saussaies dans un état comateux, qui lui avait valu un premier séjour à l'infirmerie au cours duquel il avait commencé à préparer une évasion qu'il n'avait pu encore réalisée]. Carlo me montra le lendemain un barreau aux trois quarts scié.
Tâche de te retaper en vitesse, me dit-il, [je ne peux réussir seul], il faut que tu tentes la chance avec moi. [D'accord sur le principe, mon état ne me permettait malheureusement pas d'envisager une tentative immédiate, et les jours passèrent lentement tandis que le Pyramidon calmait peu à peu mes douleurs et me permettait de retrouver progressivement l'usage de mes membres. Soulagé de ne plus être seul et surtout d'être à l'abri des sévices, nous jouissions d'un régime de faveur, nous avions fabriqué un jeu de dames et l'aumônier nous avait apporté un jacquet, ce qui nous permettait de dépenser le temps entre les longues confidences que la cellule occasionne. Carlo se livrait davantage et m'exhiba bientôt toutes ses richesses !]
Plein d'astuce, Carlo réussit à faire un couteau, le manche d'une brosse à dent affûté sur le fer du lit [et consolidé par des brindilles de bois ligaturées par des fils tirés des couvertures, et un crayon, une mine de 3 cm, rendu utilisable par un manche similaire à celui du couteau. Il me raconta aussi comment il venait de réussir à revenir à l'infirmerie grâce à un ulcère de l'estomac et me présenta enfin un stock important d'enveloppes de néo-pansements qui constituaient notre réserve de papier à lettres. Dès le lendemain...] nous rédigeâmes nos premiers messages, toujours sur le qui-vive à cause du "mouchard" où un œil scrutateur apparaissait silencieusement à toute heure du jour et de la nuit.
Le plus furtif glissement dans le couloir faisait disparaître promptement crayon et papier dans notre paillasse. [La chaleur qui sévissait alors nous permit d'obtenir que notre fenêtre sur la rue du Cherche-Midi reste ouverte de 9h à 17h.]
Deux jours plus tard, Carlo expédia avec dextérité, par dessus le mur, nos lettres soigneusement ficelées autour d'une savonnette, ramassées vivement par un passant sympathique. Nous attendîmes... [Nous renouvelâmes notre envoi. Successivement cinq ou six savonnettes, puis une paire de babouches, nous servirent de lest.]
Carlo, très bavard, se complaisait à raconter les tours de ses enfants qu'il adorait aveuglément ; puis, comme nos messages restaient sans résultat, il fut pris d'une crise de mystique religieuse et entreprit une neuvaine. [Pour la rendre plus efficace il voulait se mortifier et c'est à plat ventre sur le plancher, les bras en croix, qu'il récitait ses ferventes prières. Pas une parole ne sortait de ses lèvres le matin avant qu'il ne se soit livré à cette cérémonie et chaque soir il observait le même mutisme après ses prières. Au cours de la journée il suspendait soudain nos conversations ou nos parties de dames pour égrener un chapelet. Bientôt je pus me tenir debout...].
Au moment où je pensais être assez rétabli pour envisager de tenter l'évasion, nous arriva un troisième compagnon, [un Polonais] atteint d'une jaunisse, qui refusa de se joindre à nous [et nous sauva d'ailleurs la vie selon toute vraisemblance. Ainsi les journées continuèrent-elles à se succéder avec la même monotonie. Carlo nous raconta comment il avait bluffé les "boches" avec un coup de "faux-poulets" minutieusement combiné, mais comment la dénonciation de deux de ses associés l'avait fait "tomber". Toutefois il ne rentra jamais dans aucun détail sur l'exécution et la nature de ses exploits. La seule chose marquante de ces affirmations était la haine des "boches" qui l'avaient déjà obligé à quitter la Belgique, sa patrie, car il était déserteur de la NSKK où il avait été forcé de s'engager à la suite, me dit-il, de manœuvres de sa famille avec qui il était en mauvais termes. Il me pria de lui donner des cours d'anglais, car il voulait, dès sa liberté retrouvée, tenter de s'engager dans l'armée britannique, mais après des heures et des jours de rabâchage il dut convenir qu'il n'avait peut-être pas de très bonnes dispositions et son application des débuts se relâcha.]
Les auxiliaires qui venaient de temps en temps balayer l'infirmerie nous informaient de l'avancée des Alliés, [informations plus ou moins fantaisistes d'ailleurs, et de la régularité avec laquelle des convois de déportés étaient formés, vidant peu à peu la prison]. Puis la femme de notre troisième compagnon vint sous nos fenêtres. Enfin, une lettre était parvenue ! Nous prîmes contact par signes. La vie nous reprenait : chaque jour nous apportait une visite chère. Carlo, cependant, restait inquiet pour sa femme et ses enfants [se trouvant dans la région d'Evreux, avec le risque d'être séparé d'eux par l'avancée des alliés]. Un matin, il se mit à pleurer et à rire à la fois, transporté d'émotion à la vue de sa femme sur le trottoir, en face [à trente mètres de nous]. À ce moment, on vint le chercher pour lui faire une prise de sang. Il ne revint que vingt minutes plus tard. Ayant avoué au "Sanitär" la présence de sa femme, celui-ci l'avait installé juste devant la fenêtre ouverte, il avait prolongé la préparation de ses instruments et lui avait en définitive permis de rester plus longtemps à envoyer sourires et baisers. [À partir de ce matin-là, Carlo, un peu rassuré par la visite de sa femme, réussit à alimenter son besoin de tourments en lui reprochant, jusqu'alors taxée d'ingratitude, d'avoir abandonné ses enfants pour venir le voir.]
Mon état s'améliorait doucement et, d'autre part, les hautes doses d'huile de ricin dont on abreuvait notre troisième compagnon faisaient pâlir sa jaunisse [malgré tous nos soins], nous en vînmes bientôt à reconsidérer nos possibilités d'évasion. [Nous démontions chaque nuit les panneaux de notre fenêtre derrière ceux de la DP artistiquement camouflée. Une seule vis à enlever nous permettait de mépriser un énorme cadenas d'une sécurité intégrale. L'air plus frais de la nuit nous apportait un peu de bien-être et de sommeil qu'il nous eût été impossible de trouver dans l'atmosphère malodorante et surchauffée d'une cellule exposée au soleil du matin au soir et fermée à 17h. Le trajet à suivre, l'heure des rondes, chacun de nos gestes minutieusement calculé nous firent espérer être hors des murs en six minutes après le moment où notre fenêtre nous aurait livré passage. Nous décidâmes de passer à l'exécution. Le pied d'un tabouret fut décloué. Nous triâmes parmi nos serviettes celles qui paraissaient les plus solides et chaque soir les mettions à tremper après les avoir tordues très serrées et de même disposions-nous nos affaires pour être enfilées. Ainsi parés, nos dispositions furent prises pour que le barreau scié ne puisse résister à l'effort progressif de la torsion de nos serviettes par le solide pied de tabouret. Nous nous mîmes à veiller chacun à notre tour pour profiter de la première nuit assez obscure pour notre tentative. Plusieurs nuits de suite un clair de lune opiniâtre ne nous permit aucun espoir alors que nous conservions toutefois...]. »
Le texte s'arrête là. J'ignore si je retrouverai la suite. Cette évasion n'eut jamais lieu, puisque mon père réussit finalement à se faire la belle plus tard, en cisaillant les fils de fer barbelés du wagon à bestiaux qui l'emportait vers les camps de la mort. J'ai déjà raconté cette histoire dans le portrait que je fis de mon père. Quant à Yvon-Joseph Collette dit Carlo, né le 25 octobre 1901 à la Louvière en Belgique, après s'être fait prendre pour avoir volé la "Perle d'Asie", un bijou de 605 carats, il s'évada de l'infirmerie du dépôt du Palais de Justice à Paris en s'emparant d'une bicyclette ! Le 6 avril 1944, quatre hommes armés, présentant des cartes de la Gestapo, avaient fait irruption dans l'appartement d'un agent d'affaires, rue Cassette. Le secrétaire du supérieur des Missions étrangères venait d'arriver pour traiter la vente du bijou estimé alors à 25 millions. On le retrouva, dans la chasse d'eau de l'hôtel qu'occupaient Collette et sa femme, Georgette Philippe, ainsi que 3 millions en argent et bijoux. Le voleur simulant la folie fut d'abord remis en liberté. Cependant les inspecteurs Dupont et Couzier lui découvrirent des activités de banditisme à la solde des Allemands. Arrêté à nouveau avec sa femme et des complices, simulant la folie, vêtu d'une camisole de force dans une cellule capitonnée, il avait été transféré dans une autre cellule après un incendie (!). Celle-ci fut retrouvée vide le lendemain alors que la porte était verrouillée de l'extérieur sans autre ouverture qu'un étroit guichet pour passer la nourriture à 1,50m du sol. On retrouva la camisole déchiquetée. Collette avait récupéré ses vêtements, "emprunté" le vélo d'un interne et franchi sans encombre la grille du Quai de l'Horloge. Sa femme fut inculpée aussitôt d'intelligence avec l'ennemi, raconte Franz Gravereau dans l'article du Parisien.
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 22 février 2018 à 00:07 ::Perso
Dans les papiers descendus du haut de l'armoire de ma mère, j'ai retrouvé la lettre de dénonciation qui envoya mon grand-père, Gaston Birgé, à Auschwitz ; il fut gazé à Buchenwald après avoir subi sévices physiques et intellectuels (P.S.: Interné à Drancy sous le matricule 266 - Déporté depuis Drancy (93) à destination d'Auschwitz (Pologne) par le convoi n° 59 - Transféré à Buchenwald). À la Libération, son auteur, Roland Vaudeschamps, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la confiscation de ses biens et à l'indignité nationale à vie. Pour commencer voici la lettre adressée au Mouvement Social Révolutionnaire, Pour la Révolution Nationale, Permanence locale 7 rue Montauban, Angers :
Angers, le 6 juin 1942 Monsieur le Chef du Service des Renseignements du M.S.R. Province, Paris Cher Camarade, J’ai l’honneur, dans le rapport suivant, d’attirer tout particulièrement votre attention sur les agissements de Monsieur Gaston Birgé, ancien Directeur de la Compagnie d’Électricté à Angers. Les renseignements qui constituent ce rapport sont rigoureusement exacts, ils m’ont été transmis par un ami employé à cette compagnie, Monsieur P……., entièrement acquis à l’idée de l’Alliance Franco-Allemande. Monsieur G.Birgé, de race juive, a été marié une première fois à une catholique dont il eut un fils, Jean Birgé. Après la mort de sa première femme, il se remaria avec une Juive du nom de Lévy, d’où deux enfants, puis il divorça. Il était affilié à la Secte maçonnique de la Grande Loge de France dont il était, sur le terrain local, un membre très influent, donc très nocif. Après l’Armistice de 1940, par un opportunisme qui n’appartient qu’à sa race, il se montre subitement partisan de la collaboration, et sentant venir le vent, fait mettre tous ses biens dans le nom de son fils aîné, qui n’est pas considéré comme juif à cause de son origine maternelle. Il fait aussi, dit-on, baptiser ses deux autres enfants.
Le statut des Juifs lui interdit sa fonction de Directeur de la Cie d’Électricité, mais il y est, à l’heure actuelle, Chef d’un service très important et, ce qui est grave, continue à conserver avec le public les relations qu’une ordonnance allemande lui interdit. Il faut noter que, d’après ses propos récents, il se refusera à porter l’étoile imposée par la huitième ordonnance allemande, à partir du 6 juin. En résumé, ce personnage est extrêmement nuisible car il cache sous une approbation de surface à la collaboration et à la révolution nationale sa haine juive pour tout ce qui touche notre pays et nos idées qu’il sabote, avec la sournoiserie habituelle à ceux de sa race.
Je compte donc sur vous pour mettre au plus tôt un terme aux agissements de cet individu. Je crois que l’infraction qu’il fera certainement à la 8ième ordonnance allemande peut servir de motif. J’en parlerai de mon côté au service compétent allemand à Angers. Veuillez, avec mon salut M.S.R., agréer l’assurance de mes sentiments très dévoués. Le Chef de la Subdivision d’Angers, R. Vaudeschamps
Les renseignements concernant mon grand-père et sa famille sont rigoureusement exacts et il refusera de porter l'étoile jaune. Il sera arrêté le 12 juin à l'arrivée de la Gestapo à Angers. Au cours du mois, un jeune résistant, Raymond Toutblanc, qui avait infiltré le M.S.R., s'était emparé de son dossier, où figurait la lettre de Roland Vaudeschamps. Toutblanc fut arrêté peu de temps après et mourut en déportation. Cypri, la secrétaire de mon grand-père, écrit qu'elle le rencontra rue Thiers, fit un bout de chemin avec lui par la rue du Port de l'Ancre avant de se cacher sous un porche pour être à l'abri des regards indiscrets, en particulier de la Gestapo susceptible de les surveiller tous les deux. Prisset, le P. de la lettre, employé à la Compagnie d'Électricité, tenait ses renseignements de sa chef de service, Mademoiselle Lioret, et probablement d'un certain Michel Favre. L'article du Courrier de l'Ouest du 17 juillet 1946 fait le portrait de Vaudeschamps, la trentaine, marié avec deux enfants, lunettes et raie au milieu, comptable à l'usine électrique jusqu'en novembre 1941, il passa par le MS.R. avant de partir comme travailleur volontaire en Allemagne, de faire de la propagande pour la L.V.F., de participer à certaines arrestations et d'adhérer à la Milice. D'après une lettre de décembre 1945 de Marcel Paul, Ministre de la Production Industrielle (ancien ouvrier électricien et futur créateur d'EDF-GDF !), Prisset semble n'avoir subi qu'une sanction disciplinaire, "interdiction définitive d'exercer la profession dans les Services Publics du Gaz et de l'Électricité". La lettre de dénonciation, retrouvée en 1945 près de Tours parmi les documents emportés par les Allemands, fut jointe au dossier d'accusation de Vaudeschamps qui sera jugé en 1946.
Mon grand-père passa 80 jours à la prison d'Angers avant d'être envoyé au Camp de Drancy en septembre 1942 qu'il quitta le 3 ou 4 septembre 1943 pour être déporté. S'il avait été arrêté comme Juif, il avait des fonctions importantes dans la Résistance comme me le racontèrent Marcel Berthier, puis très récemment Alain Bernier, fils du Maire d'Angers pendant la guerre. Mon grand-père et Victor Bernier avaient l'habitude de parler en code lorsqu'ils se rencontraient, du style "Untel ne va pas très bien ces jours-ci..." pour dire qu'il y avait urgence à lui faire passer la ligne de démarcation par exemple, ce que s'apprêtait d'ailleurs à faire mon grand-père avant d'être arrêté. Berthier, qui avait réussi à cacher les jeunes frère et sœur de mon père, ma tante Ginette et mon oncle Roger, me raconta qu'il recevait volontiers ses amis résistants comme lui et avait mis au service de la France Libre ses connaissances en électronique pour faire passer des messages en France non-occupée et plus tard en Grande-Bretagne aux moyens des réseaux électriques qu’il connaissait bien. (...) Il trafiquait aussi les chiffres de production et de consommation d'électricité. (...) Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.
Le 24 février 1949, une cérémonie à la mémoire des agents de la Compagnie d'Électricité morts pendant la guerre a lieu à Angers où sont vantés les mérites de mon grand-père, ancien élève des Arts et Métiers de Châlons, ingénieur, créateur et organisateur des œuvres sociales de la Compagnie d'Électricité d'Angers, Président de la Mutuelle, Administrateur de la Caisse d'Assurances Sociales. "Il était serviable à merci, et tous ceux qui ont sollicité son aide n'avaient qu'à lui exposer leurs besoins pour qu'ils soient immédiatement satisfaits, au-delà même de leur désir..." Un boulevard porte son nom à Angers, où y est stipulé "Mort pour la France".
Le reste du dossier des dédommagements de guerre comprend la liste du mobilier volé par les Allemands, ce qui me permettra, quand je l'aurai épluché, de me faire une idée de la maison qu'il occupait et où mon père a grandi.
P.S. : Dans le court métrage Nuit et brouillard d'Alain Resnais, ce sont toujours les derniers mots de Jean Cayrol qui me restent : " Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ?
Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus. Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin."
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 21 février 2018 à 00:11 ::Musique
Un album du Kronos Quartet est toujours un évènement, souvent parce que le quatuor américain de la côte ouest joue des compositeurs méconnus venus de tous les horizons planétaires, ou pour insuffler une franche énergie électrique aux œuvres choisies. Ces critères ne peuvent être caractéristiques de leur collaboration avec la performeuse new-yorkaise Laurie Anderson dont les inventions n'ont jamais trouvé meilleure exposition que dans son film Home of the Brave (1986), si ce n'est le CD-Rom marsien Puppet Motel avec l'artiste Hsin-Chien Huang (1994). Mais le chemin parcouru ensemble révèle une œuvre aboutie où les sympathies s'expriment dans une unité n'excluant pas la diversité. La musique de Landfall (2015) se déroule comme un film en 30 courtes scènes évoquant la tempête Sandy de 2012 qui inonda New York. Laurie Anderson oscille entre rêve et réalité, flottant parmi les pertes qu'elle arrose pour faire germer de nouvelles pousses. Se joignant aux cordes de David Harrington, John Sherba, Hank Dutt et Sunny Yang, elle fait grincer les siennes, filetées ou vocales, intègre des ambiances sonores jouées au clavier Optigan, quelques percussions, et filtre le flot pour qu'une fine poussière s'y dépose.
Aucune surprise si l'on connaît ses marottes, mais une sérénité assumée après la perte de son compagnon, Lou Reed. Fortement épaulée par le quatuor et Jacob Garchik, elle a arrangé les morceaux en une merveilleuse synthèse qui réfléchit toute son œuvre. Sur scène, les notes sont transformées en texte projeté. Le disque n'est pas de ceux que l'on n'écoute qu'une fois. C'est un petit opéra comme elle les aime, lyrique et sensuel, que le quatuor magnifie en l'entourant d'une tendresse sincère avec l'énergie que le caractérise. Excellente cuvée du Kronos donc, offrant à Laurie Anderson les conditions de la maturité.
→ Laurie Anderson & Kronos Quartet, Landfall, cd Nonesuch, 16,99€ (double vinyle 26,90€)
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 20 février 2018 à 03:40 ::Cinéma & DVD
Il y a peu j'avais listé les "24 films que j'ai encore envie de projeter à des amis qui ne les connaissent pas ou qui auraient comme moi envie de les revoir." J'avais volontairement omis les documentaires, citant néanmoins Ceux de chez nous de Sacha Guitry, A Movie de Bruce Conner et Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard qui sont essentiellement des montages d'archives, ainsi que l'autofiction Thème Je de Françoise Romand et le court métrage L'île aux fleurs de Jorge Furtado. C'est bien la frontière ténue entre fiction et documentaire qui m'intéresse, que l'on en apprenne autant dans les fictions et que les documentaires soient mis en scène avec les ressources qu'offre le cinématographe. J'ai donc cette fois sélectionné 24 nouveaux films qui me touchent particulièrement. Il ne s'agit pas de pointer les meilleurs, mais ceux qui subjectivement font vibrer quelque chose en moi comme une corde sympathique.
Chelovek s kino-apparatom (L'homme à la caméra), Dziga Vertov, 1929 - ce n'est pas un hasard si avec Un Drame Musical Instantané nous l'avons accompagné en grand orchestre, l'idée étant de reconstituer le Laboratoire de l'ouïe de Vertov, voir le lien ! Tabu (Tabou), F.W. Murnau, 1931 - malédiction ! Les maîtres fous, Jean Rouch, 1955 - après une scène de transe, les plus beaux sourires jamais filmés. Voir le film ! Lourdes et ses miracles, Georges Rouquier, 1955 - cette commande du Diocèse n'a pas effacé l'humour de Rouquier, un miracle ! Nuit et brouillard, Alain Resnais, 1956 - pour les derniers mots de Jean Cayrol... Come Back, Africa, Lionel Rogosin, 1959 - docu-fiction tourné clandestinement pendant l'apartheid, avec la jeune et sublime Myriam Makeba, voir le lien ! The Savage Eye, Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, 1959 - d'une invention à couper le souffle, aussi pour la voix off et la musique, voir le lien ! Pasolini l'enragé, Jean-André Fieschi, 1966 - un témoignage inestimable de Jean-André qui fut mon maître et de P.P.P. en français à ses débuts, voir le film ! Tarva Yeghanaknere ou Vremena goda (Les saisons), Artavazd Pelechian, 1972 - voir l'article, poème symphonique en hommage à la nature, voir le film ! Fellini Roma, Frederico Fellini, 1972 - j'ai toujours préféré ses faux documentaires à ses vraies fictions, comme Les clowns et Prova d'orchestra... Télévision ou Jacques Lacan : La psychanalyse, Benoit Jacquot, 1973 - fascinant, on a l'impression qu'on pourrait devenir intelligent, voir le film ! Genèse d'un repas, Luc Moullet, 1978 - j'aurais pu choisir Anatomie d'un rapport ou Essai d'ouverture, mais celui-ci est une critique fantastique et si drôle de notre civilisation marchande. Filming Othello, Orson Welles, 1978 - un making of passionnant avant la lettre, voir le film ! J'aurais pu choisir tout aussi bien F For Fake (Vérités et mensonges) dont le titre justifie le tour de passe-passe sur l'illustration de cet article. Il me manque d'ailleurs pas mal de boîtiers à prendre en photo... Mix-Up ou Méli-Mélo, Françoise Romand, 1985 - j'ai choisi son premier plutôt que Appelez-moi Madame parce que sa complicité avec ses acteurs est encore plus évidente dans sa mise en scène du réel. Voir le lien ! L'abécédaire de Gilles Deleuze, Pierre-André Boutang, 1988 - un souvenir d'Arte des débuts... Step Across The Border, Nicolas Humbert & Werner Penzel, 1990 - un des plus beaux films sur la musique, il faudra d'ailleurs que je fasse une liste de ce genre qui n'existe pas vraiment, voir le lien ! La Commune, Peter Watkins, 2000 - six heures de reportage sur le vif dans une Commune reconstituée, déjà avec The War Game (La bombe) Watkins avait inventé un modèle infalsifiable, voir le lien ! Eux et moi, Stéphane Breton, 2001 - la caméra devient l'enjeu de cette excursion burlesque chez les Papous... Decasia, Bill Morrison, 2002 - j'aurais pu choisir n'importe quel autre film de Morrison, celui-ci est un des plus évidents, avec la musique Michael Gordon, voir le lien ! Capturing The Friedmans, Anrdew Jarecki, 2004 - la sérenpidité est un des meilleurs atouts du documentaire ; il est absurde de réclamer un synopsis aux réalisateurs... La mécanique de l'orange, Eyal Sivan, 2009 - le film le plus explicite sur le story-telling qui sévit en Israël à propos de la Palestine; le tout en chansons. It Felt Like a Kiss, Adam Curtis, 2009 - Les nombreux films radicalement politiques de ce réalisateur britannique de la BBC multiprimé, mais inconnu du public français, sont à découvrir séance tenante. Contrairement aux autres comme The Century of the Self, The Power of Nightmares, Biitter Lake ou HyperNormalisation, celui-ci ne possède aucun commentaire off, mais si je vous dis qu'à la distribution participent Eldridge Cleaver, Doris Day, Philip K Dick, Rock Hudson, Saddam Hussein, Richard Nixon, Lee Harvey Oswald, Lou Reed, Mobutu Sese Seko, Phil Spector, Tina Turner et le chimpanzé Enos, peut-être aurez-vous envie de voir le film ! J'ai découvert ce documentariste grâce à une erreur. Je cherchais des films de Bill Morrison et je suis tombé sur celui-ci par hasard. Heureux hasard ! The Queen of Versailles, Lauren Greenfield, 2012 - délirant, j'adore, voir le lien ! Le temps de quelques jours, Nicolas Gayraud, 2014 - inattendu, beaucoup de tendresse, voir le lien !
J'en oublie probablement certains qui furent pour moi déterminants. Un autre jour la liste aurait été probablement différente, mais je n'ai pas su quel film choisir de José Berzosa (sa disparition récente poussera peut-être l'INA à exhumer ses films), William Klein (pour le cinéma et la télévision), Chris Marker ( je ne suis pas certain de préférer La jetée), Jean Painlevé (pas seulement pour ses choix musicaux, mais pour ses univers où l'humain n'a de place qu'en observateur), Roberto Rossellini (je me souviens bien de La Prise de pouvoir par Louis XIV, mais il y a toutes ses fictions presque documentaires et ses reconstitutions historiques), Barbet Schroeder (par exemple, comment choisir entre Général Idi Amin Dada : Autoportrait et L'avocat de la terreur ?), Agnès Varda (il y en a tant ; j'aime évidemment bien le plan de fin des Plages d'Agnès où je figure), et puis toute la série des Cinéastes de notre temps initiée par Janine Bazin et André S. Labarthe. J'aurais pu choisir Nanook de Flaherty ou Le sang des bêtes de Franju, Le tempestaire d'Epstein ou un film plus récent comme l'amusant Meet The Patels de Geeta V. Patel & Ravi V. Patel, mais non, c'est une liste qui s'est imposée d'elle-même ce soir-là... Ou bien je triche à rallonger la liste en faisant semblant de n'en livrer que 24 ?
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 16 février 2018 à 00:00 ::Perso
Comment un tel trésor aura-t-il mis 65 ans pour me parvenir ? À toute la famille il apparaît soudain. Pourquoi ni mon père, ni ma mère ne nous ont jamais ouvert les archives qu'ils possédaient ? Pour l'instant c'est surtout du côté de mon père que les révélations sont les plus renversantes. Je n'ai pas encore visité tous les tiroirs ni le haut du placard où, avec ma sœur, nous avons trouvé plusieurs cartons de dossiers, photos encadrées, documents dont le plus ancien remonte à 1806, avec en prime mes carnets scolaires !
J'ai commencé par envoyer aux membres de ma proche famille les scans d'une ébauche d'arbre généalogique, axé sur la lignée de ma grand-mère maternelle, dont le plus vieil ancêtre avait été élu député de la communauté juive de la Meurthe sous Napoléon. Il y a des noms, des dates, de ceux qui furent successivement propriétaire, négociant, voyageur, fabriquant de drap à Sarrebourg, puis à Metz. Ligne de démarcation contractuelle, les photos de mariage de mes parents font une bonne entrée en matière au paquet concernant mon grand-père paternel, Gaston Birgé, gazé à Auschwitz, dont je ne possédais que les copies numériques de deux photos envoyées gentiment par mes cousines suite à un précédent article de ce blog (voir les commentaires).
Là, c'est la claque. Il y a des dizaines de photos, peut-être plus, de mon grand-père, de mon père avant la guerre, de sa mère morte de la typhoïde en 1920 lorsqu'il avait trois ans, et de parents dont je ne sais rien, d'autant qu'il n'y est jamais stipulé aucun nom. Si je reconnais mes traits, la stupeur vient des témoignages qui évoquent Gaston que les détenus du camp de Drancy appelaient Louis l'électricien. Le principal dossier a été constitué par sa secrétaire qui avait entretenu une liaison longue avec lui. Cypri avait élevé plus ou moins mon père qui nous envoyait en vacances chez elle, rue Béranger à Angers, lorsque nous étions petits. On ne nous avait rien raconté. Il s'agit pour la plupart de documents rassemblés en vue de dédommagements de guerre suite au vol par les soldats allemands de tout ce que contenait la maison de Gaston, 34 rue Boisnet à Angers. Si y figure la lettre ignominieuse de la crapule qui le dénonça avec la complicité d'un employé de l'usine d'électricité dont mon grand-père était le directeur, on y trouve également le témoignage poignant de ceux qui admiraient sa générosité et sa promptitude à régler les problèmes de ses employés "au delà de leur désir". À la Libération, le délateur Roland Vaudeschamps fut tout de même condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la confiscation de ses biens et à l'indignité nationale à vie. D'autres "collaborateurs" impliqués firent de la prison ou furent interdits de travailler dans le secteur où ils avaient sévi.
Je pensais que toutes les archives avaient brûlé lors de l'incendie qui coûta la vie à ma tante Ginette, demi-sœur de mon père, mais Cypri en avait fait quelques doubles. Je me souviens très bien d'elles deux, comme des voisins angevins de la rue Béranger, Pierrot et le vieux Monsieur Pernoud que j'adorais, mais ma mère fait de l'obstruction sur le passé, ce qui n'aide pas à raviver ma mémoire. C'est pourtant une gymnastique essentielle pour rester intellectuellement en forme. Je le lui ai rappelé, mais elle a probablement déjà oublié. Le moindre détail apparemment sans importance éclaire parfois d'un jour nouveau le caractère de mon grand-père, sa vie avant la guerre, les choix politiques des uns et des autres...
Les documents les plus bouleversants racontent l'arrestation, l'internement et la déportation de mon grand-père ainsi que les sévices subis par mon père à son arrestation par la Gestapo : Neuf jours de jeûne total et les vaines brutalités biquotidiennes des sergents d'étage Hures (j'ai du mal à lire son nom) et Schneider avaient réussi à convaincre le "Sanitär" que j'étais bien réellement paralysé et non un habile "zimulateûr". Extrait de la cellule où j'étais au secret depuis bientôt deux mois, etc. Son témoignage est paru dans Le Parisien Libéré du 16 mai 1946 à l'occasion du projet d'évasion avec son co-détenu d'alors à l'infirmerie, gangster ayant fricoté avec les Allemands pendant la guerre et coffré pour avoir volé la "Perle d'Asie", un bijou de 605 carats. C'est d'une autre infirmerie, celle du dépôt du Palais de Justice qu'il s'était fait la belle la veille. Ils s'étaient tous les deux entraînés, sans succès alors, puisque mon père réussit plus tard son évasion en sautant du train qui l'emmenait vers les camps de la mort. J'ai déjà raconté ici ses faits de résistance, mais je découvre quantité de pièces à conviction concernant ses agissements en tant qu'espion au service de Londres... À suivre.
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 13 février 2018 à 00:40 ::Cinéma & DVD
Pourquoi d'abord se limiter à 10 ? Ensuite sur quels critères se baser ? Comment se fier à sa mémoire ? J'ai donc sélectionné 24 films que j'ai encore envie de projeter à des amis qui ne les connaissent pas ou qui auraient comme moi envie de les revoir. 24 comme 24 images par seconde d'un ruban de celluloïd. Je ne prétends pas que ce sont les meilleurs, mais ceux qui me font vibrer par un système d'identification qui parfois m'échappe... J'ai ajouté chaque fois un petit commentaire résonnant qui n'a rien à voir avec une critique raisonnée !
Ceux de chez nous, Sacha Guitry, 1915-1952 - quelle idée géniale que d'avoir immortalisé ces grands artistes qui allaient disparaître, avec cette nouvelle invention qu'est le cinématographe ! Faust - Eine deutsche Volkssage (Faust, une légende allemande), F.W. Murnau, 1926 - signerais-je ? Das Testament des Dr. Mabuse (Le testament du docteur Mabuse), Fritz Lang, 1933 - la partition sonore y est plus remarquable que tant de films actuels ! La règle du jeu, Jean Renoir, 1939 - Roland Toutain était un ami de mes parents, et puis j'aime me rappeler des dialogues avec Jonathan Buchsbaum en imitant les voix... Hellzapoppin, H.C. Potter, 1941 - pour des dizaines de fois depuis que mon père me l'a montré quand j'avais 8 ans, voir le lien ! I Know Where I'm Going (Je sais où je vais), Michael Powell, 1945 - bouleversant, un grand film féministe comme L'amour d'une femme de Jean Grémillon ; Powell est l'équivalent de Renoir en Grande-Bretagne. Anatahan, Josef von Sternberg, 1953 - Sternberg commente le film parlé en japonais, voir le lien ! The 5000 Fingers of Dr T (Les 5000 doigts du Dr T), Roy Rowland, 1953 - comédie musicale freudienne pour les petits et grands... Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954 - le pianiste de l'Holiday Inn jouait la chanson de Victor Young quand je suis arrivé à Sarajevo sous les bombes... Freudien aussi ! The Night of The Hunter (La nuit du chasseur), Charles Laughton, 1955 - Le making of de 2h40 publié en 2010 est passionnant, on entend Laughton diriger... A Movie, Bruce Conner, 1958 - j'ai longtemps dit que s'il n'en restait qu'un ce serait celui-là, voir le lien ! Adieu Philippine, Jacques Rozier, 1962 - je connais le moindre dialogue de cette comédie par cœur ! Un des rares films de l'époque avec Les parapluies de Cherbourg et Muriel où la guerre d'Algérie est le moteur du drame Die Parallelstraße (La route parallèle), Ferdinand Khittl, 1962 - le moins connu de la liste, et pourtant ! Un OVNI total qui nous avait tant impressionné lorsque j'étais étudiant à l'Idhec. Voir le lien ! Muriel ou le temps d'un retour, Alain Resnais, 1963 - le chef d'œuvre de Resnais, il a donné son second prénom à ma fille. Sedmikrásky (Les petites marguerites), Věra Chytilová, 1966 - il n'y a que Françoise qui ait cette fantaisie dans la vie Uccellacci e uccellini (Des oiseaux, petits et grands), Pier Paolo Pasolini, 1966 - avec les courts métrages La Terre vue de la Lune et Che cosa sono le nuvole? mes favoris de PPP... La voie lactée, Luis Buñuel, 1969 - l'absurdité de la foi, je suis écroulé de rire pendant tout le film ! Une chambre en ville, Jacques Demy, 1982 - j'ai mis du temps à apprécier le récitatif de Michel Colombier tant j'aimais les chansons des Parapluies, des Demoiselles et de Peau d'Âne ; c'est un film bouleversant qui comme Adieu Philippine fait un flop à chaque sortie et personne ne comprend jamais pourquoi ! Rien que le début est à tomber... Welcome in Vienna, Axel Corti, 1982-1986 - le meilleur film (en fait c'est un tryptique) sur l'époque 1940-45, on a l'impression de voir un documentaire ou d'en être tant on plonge dans le réel... Beetlejuice, Tim Burton, 1988 - là c'est régressif, on le regardait en boucle quand ma fille était enfant... De toute manière les premiers Burton sont les seuls qui valent la peine. Ilha das Flores (L'île aux fleurs), Jorge Furtado, 1989 - qu'est-ce que ce court métrage fait là ? Ce n'est même pas une fiction, mais si vous avez "le téléencéphale hautement développé et le pouce préhenseur" comme tous les êtres humains, ne le manquez pas ! Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard, 1988-1998 - aujourd'hui s'il n'en restait qu'un c'est celui que j'emporterais sur l'île déserte, mais il y a une manière de le regarder sans attraper la migraine : diffusez-le en continu en vaquant à vos occupations et de temps en temps il vous prendra par la main pendant dix minutes, en vous laissant croire que vous deviendrez plus intelligent, un peu comme écouter Radiophonie de Lacan ou Télévision... Cocteau, Godard et Lacan sont parmi les voix que j'aime le plus. C'est un travail qui fonctionne à la reconnaissance, le propre des émotions cinématographiques... La face cachée de la lune, Robert Lepage, 2003 - alliage de la poésie et de la science que Lepage semble avoir dillué ces dernières années, dommage ! Thème Je, Françoise Romand, 2011 - impudique et provoquant, Françoise a retourné la caméra sur elle sans la compassion qu'elle a d'habitude pour ses personnages ni celle dont font preuve les réalisateurs qui se prêtent à l'autofiction, probablement aussi son film le plus inventif !
Un autre jour la liste aurait été probablement différente, mais je n'ai pas su quel film choisir de Jacques Becker (que je préfère à Renoir), Robert Bresson (d'une modernité inégalée), John Cassavetes (mais Shadows tout de même...), Jean Cocteau (mon auteur de prédilection), David Cronenberg (qui caresse à rebrousse-poil), Carl T. Dreyer (mais Gertrud tout de même...), Jean Epstein (dont j'ai accompagné vingt fois La glace à trois faces et La chute de la Maison Usher et dont les écrits sont pour moi des modèles), John Ford (jusqu'à 7 Women !), Samuel Fuller (direct et uppercut), Jean Grémillon (comme Becker), Alfred Hitchcock (jusqu'à Family Plot !), Aki Kaurismaki (pour une fois qu'il y a un cinéaste positif et foncièrement humain), Neil La Bute (lui ce serait plutôt le contraire qui me plaît, sa brutale amertume), Ernst Lubitsch (du Luft, comme une pâtisserie de chez Demmel à Vienne !), David Lynch (actuellement le plus gonflé, en plus c'est un des rares à soigner le son sans redondance avec l'image), Mizoguchi Kenji (jusqu'à La rue de la honte), Luc Moullet (surtout Genèse d'un repas et Anatomie d'un rapport), Max Ophuls (quelle élégance !), Paolo Sorrentino (des films comme on n'en fait plus), Jacques Tati (une tarte à la crème, d'accord, mais je n'ai cité aucun burlesque, et pourtant !), Paul Verhoeven (j'adore le commentaire audio de Starship Troopers), Jean Vigo (absolument tout), Lucchino Visconti (jusqu'à L'innocente !), Orson Welles (presque tout) et bien d'autres dont vous saurez me rafraîchir la mémoire, même si mes choix sont explicitement subjectifs ! Pas question de refaire ici l'Histoire du Cinéma. J'ai également laissé de côté les plus récents qui passeront au crible de l'oubli avant de rejoindre cette concession à perpétuité.
Il y a de grands réalisateurs que je n'ai pas cités tout simplement parce que l'estime que je leur porte ne peut se substituer à la subjectivité des émotions que leurs films provoquent en moi. Il n'y a pas non plus ici de films d'animation ni de documentaires proprement dits. Ils feront plus tard l'objet d'une liste particulière, justement parce qu'ils produisent des effets différents des fictions ou des films non narratifs (dits expérimentaux) sur mon ciboulot. Le système d'identification n'y fonctionne pas de la même manière. J'en ai pourtant listé trois ou quatre qui pourraient être aussi considérés comme des documentaires. La frontière est parfois floue. Pour ceux que j'ai choisis, je ne fais pas de différence avec les fictions, parce qu'ils font vibrer en moi des cordes sympathiques. Il n'est question que de ça dans cette liste.
Par Jean-Jacques Birgé,
lundi 12 février 2018 à 00:51 ::Musique
Si l'on emploie souvent le terme minimaliste pour ce qu'il était d'usage d'appeler musique répétitive, You've never listened to the wind du AUM Grand Ensemble dirigé par Julien Pontvianne mérite plus que tout autre le terme, même si l'éventail des timbres pianissimo est d'une richesse inattendue. Le saxophoniste-clarinettiste revendique l'influence de Messiaen, Feldman, Ligeti, Grisey ou LaMonte Young, mais je ne peux m'empêcher de penser à l'impact de 4'33 de Cage.
Comme le suggère le titre, après cela, vous n'entendrez plus jamais le vent comme avant. Je me demande même si ce disque n'a pas des vertus thérapeutiques. Le rythme du cœur se ralentit, des pensées douces vous envahissent lentement, chaque son produit par l'un des quatorze interprètes se savoure comme un joyau unique et l'ensemble fait corps, un orchestre où l'apport de chacun, chacune, est un tout, comme une fractale de l'œuvre complète.
Bâti au tour du texte de Fernando PessoaGardeur du troupeau, Julien Pontvianne a composé un nouvel hymne à la nature après Silere et Abhra où flottait déjà l'ombre de Thoreau. Les vents gonflent la voile, le gamelan renforce la pulsation des claviers, les contrebasses soutiennent les fondations, les sons électroniques font frissonner les feuilles. Tous les musiciens semblent vibrer en sympathie. C'est tout simplement magnifique.
→ AUM Grand Ensemble, You've never listened to the wind, CD Onze Heures Onze, dist. Absilone, 13€, sortie physique et numérique le 23 février 2018
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 9 février 2018 à 00:41 ::Musique
J'aime bien ces petits livres qu'on lit d'un trait. Pour l'accompagner j'ai posé A Love Supreme sur la platine. Exactement la même durée. Django est venu me faire des mamours tandis que j'étais allongé sur le divan. Il voulait que je lui frotte les oreilles, vigoureusement, encore. L'interviewer s'annonce d'emblée socialiste. Il faut voir ce que cela signifie aux États Unis en 1966. Frank Kofsky est donc marxiste, professeur d'Histoire à l'université de Sacramento et fan de jazz. Il écrira ensuite Black Nationalism and the Revolution in Music devenu John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s, et Black Music, White Business: Illuminating the History and Political Economy of Jazz. Le titre souligne qu'il est bien dans la ligne de Malcolm X. Ses questions auront cette couleur. Il finit par réussir à enregistrer John Coltrane à l'arrière d'une voiture stationnée sur le parking d'un supermarché près de la gare de Deer Park à Long Island. Coltrane a conduit une quarantaine de minutes pour que Kofsky puisse attraper son train à l'heure pour Manhattan.
Kofsky l'interroge sur le rapport que la musique entretient avec la politique et le social, sur les difficultés qu'il a rencontrées avec la presse en 1961-62 en faisant évoluer sa musique vers des contrées plus aventureuses, sur son engagement en tant que musicien. Coltrane répond toujours un peu de manière abstraite, en musicien. Il raconte comment il travaille sans arrêt ses instruments, dans toutes les pièces de la maison, jusque dans les toilettes. Du rôle terrible d'une nouvelle embouchure, de l'attrait du soprano et de la difficile infidélité au ténor, de la flûte... On saisit l'humilité du saxophoniste qui ne veut plus jouer dans les clubs à cause du bruit du bar, sa générosité envers les autres musiciens, Dolphy, Sanders, Garrison, Rashied Ali, mais avant tout le bain musical dans lequel il flotte en permanence... Coltrane mourra un an plus tard d'un cancer du foie.
→ John Coltrane / Frank Kofsky, Conversation, ed. Lenka Lente, 9€ port compris
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 8 février 2018 à 02:01 ::Musique
Je reçois trop de bons disques. Envoyez les mauvais ! Ces derniers temps mon blog finit par ressembler à une rubrique musicale. Après avoir parlé de moi pendant des années le seul moyen de ne pas me répéter est d'écouter les autres, des autres que la presse spécialisée et généraliste laisse pour compte, comptes d'apothicaire liés aux annonceurs. Mon court sommeil me permet néanmoins de continuer à œuvrer quitte à les rejoindre sur les étagères en espérant la même attention. Quoi de plus agréable que les surprises émanant de collègues que l'on ne connaît pas et de partager leur passions ?
Ainsi le saxophoniste-clarinettiste basse Tom Bourgeois a-t-il créé à Bruxelles le quartet Murmures avec l'accordéoniste Thibault Dille, le guitariste Florent Jeunieaux et le chanteur Loïs Le Van, qu'un double album vient nous révéler tout en tendresse et détermination. La voix susurrée rappelle la fragilité de Chet Baker quand la musique souligne le cousinage velouté avec Robert Wyatt. Les comparaisons sont ici inévitables alors que la démarche est parfaitement originale. Si le premier CD propose essentiellement des compositions de Bourgeois sur des textes de Popp Eszter, Laura Kast et François Vaiana, le second est une adaptation inattendue du Quatuor à cordes de Maurice Ravel ! On croit parfois entendre le soprano de Lol Coxhill ou la guitare de Terje Rypdal, mais c'est le charme des mélodies et la suavité des arrangements que l'on retient.
J'ai gardé sous le coude plusieurs disques agréables en sachant que je devrai les réécouter, d'autant que je suis plutôt à la recherche d'œuvres hirsutes qui me prennent à rebrousse-poil, mais pas jusqu'à ressentir la douleur du cosmétique que ma mère avait eu l'idée de m'infliger pour me coiffer les cheveux en brosse quand j'étais tout petit. On y retrouve souvent une instrumentation plus européenne que les cuivres éclatants d'outre-atlantique soutenus par une puissante section rythmique. Ainsi l'accordéon considéré ringard il y a quarante ans a-t-il retrouvé ses lettres de noblesse dans ces musiques contemporaines influencées par le jazz et le classique, comme le bois de la clarinette et du violoncelle, tous les trois faisant bon ménage avec la guitare et la contrebasse dans le Silent Walk du guitariste Samuel Strouk. Ainsi Vincent Peirani, François Salque, Florent Pujuila et Diego Imbert y perpétuent une tradition mélodique où chaque instrument expose son timbre harmonique dans toute sa richesse expressive. Ce sont pour moi les musiques du soir qui reposent des journées hyperactives.
L'Ensemble Minisym étend son orchestration au théorbe du guitariste Charles-Henry Beneteau, à la vielle du batteur Alexis Degrenier, à l'harmonium ou aux Dents de Dragon d'Amaury Cornut qui se joignent au violon d'Hélène Checco, à l'alto de Gwenola Morin et au violoncelle de Benjamin Jarry pour interpréter des pièces de Moondog en les adaptant pour leur sextuor, déchiffrant des inédits du Viking aveugle de la 6ème Avenue dont Amaury est un des spécialistes. La musique de Moondog inspire aujourd'hui quantité de jeunes musiciens qui trouvent dans ses rythmes répétitifs inhabituels et ses réminiscences médiévales un terreau à leur sensibilité jazzy minimaliste. Après avoir moi-même été séduit dès 1969, j'avais participé à un Hommage paru sur Trace Label, aujourd'hui épuisé. L'Ensemble Minisym possède la candeur de la passion et la fraîcheur de l'original.
Musique répétitive, quatuor à cordes (Hélène Frissung, Fanny Kobus, Carole Deville), bois (Cassandre Girard à la flûte, Laurent Rochelle à la clarinette basse et au soprano, mais aussi Daniel Palomo-Vunesa aux saxophones et Rhys Chatham à la trompette), percussion plutôt que batterie (Jérôme Chinour, Loïc Schild), poésie vocale (Guillaume Boppe, Sophie M, Géraldine Ros, Justine Schaeffer), on retrouve encore ces références dans Rivières de la nuit du guitariste Denis Frajerman. Comme dans les autres disques, le jazz s'affranchit ici du swing en privilégiant néanmoins les expressions individuelles se dégageant d'orchestrations soignées. Les voix se font incantatoires ou simplement narratives. Les instrumentaux évoquent des paysages cinématographiques dont le cinéma ferait bien de se passer quand il joue les redondances ! La musique a un pouvoir évocateur inégalable, suggérant le hors-champ mieux que toutes les images.
→ Tom Bourgeois, Murmures, double cd NeuKlang, sortie le 9 mars 2018
→ Samuel Strouk, Silent Walk, cd Crescendo by Fo Feo Productions, dist. Caroline
→ Ensemble Minisym, New Sound, cd Les Disques Bongo Joe, dist. L'autre distribution
→ Denis Frajerman, Rivières de la nuit, cd Douxième Lune, dist. Allumés du Jazz
Par Jean-Jacques Birgé,
mercredi 7 février 2018 à 00:40 ::Multimedia
Moi qui crains que la lecture d'une bande dessinée ne me dure qu'un quart d'heure une fois pour toutes, je ne risque rien avec Chris Ware ! C'est une telle somme d'informations tant typo que graphiques que j'ai chaque fois l'impression de ne jamais en venir à bout, mais là c'est le pompon, 280 pages format 33,5 x 3 x 46,5 cm bourrées à craquer, d'une beauté architecturale à couper le souffle. Le seul problème est sa prise en mains. Pas question de lire ce pavé de 4 kilos, allongé sur le divan : il m'écraserait. Que peut-on attendre d'autre de la monographie d'un des plus grands dessinateurs actuels ? Une version française ? Oui, ce serait chouette, parce qu'en plus des reproductions incroyables il y a beaucoup à lire. Chris Ware avait d'abord été pour moi une énigme. Il livre ici les clefs, après les préfaces d'Ira Glass, Françoise Mouly et Art Spiegelman. Rappelant le sublimissime coffret Building Stories (chaudement recommandé dans son édition française chez Delcourt avant qu'il ne soit épuisé), l'ouvrage recèle des petits formats collés sur certaines pages.
Que dire de cette monographie que je n'ai déjà révélé dans mon article sur Les élucubrations de Chris Ware ? Qu'il y a à boire et à manger, mais l'entendre comme une mine insatiable de mets et breuvages plus surprenants les uns que les autres ! Qu'il faut de bonnes lunettes pour en apprécier tous les détails... Que chaque double page mérite l'achat. Que 50 euros pour cette montagne c'est donné. Que l'on y apprend que l'homme n'est pas à l'image des ses héros. Que le quotidien recèle les plus belles surprises de la vie. Que Ware sait le traduire mieux que quiconque en un rêve halluciné. Que sa critique du monde est évidemment toute en nuances. Que c'est un portrait forcément terrible de l'Amérique. Qu'il n'y a rien de surprenant d'y trouver un zootrope. Que tout cela ressemble à une énorme encyclopédie que l'on peut lire en l'ouvrant à n'importe quelle page. Émerveillement garanti.
→ Chris Ware, Monograph, relié, couverture cartonnée, version anglophone, ed. Rizzoli New York, à partir de 50€
Par Jean-Jacques Birgé,
mardi 6 février 2018 à 10:42 ::Cinéma & DVD
Patrice Barrat était un homme extraordinaire, fourmillant d'idées originales et de projets formidables, un homme généreux, révolté contre les injustices qui pullulent sur cette planète. Ce sont les êtres les plus consciencieux qui se frottent le plus souvent au burn-out. Qu'on les empêche de travailler, de réaliser leurs objectifs et leur vie n'a plus de sens.
Je l'ai rencontré en 1993 alors qu'il dirigeait l'agence de presse Point du Jour. Grâce à Jean-Pierre Mabille, alors directeur de production, il m'embarqua dans la série Vis à Vis qui, sur un sujet politique ou social, mettait en relation deux personnes pendant trois jours à deux bouts du monde en vidéo compressée par satellite. Internet balbutiait et on était encore loin du tchat et autres Skype. Je réalisai ainsi Idir et Johnny Clegg a capella. Quelques mois plus tard j'embarquai pour Sarajevo, a street under siege (Chaque jour pour Sarajevo) dont les 120 épisodes réalisés avec huit autres camarades reçurent un British Academy Award (BAFTA) et le Prix du Jury à Locarno. Chaque soir avant le 20 heures, était diffusé un très court métrage de deux minutes sur la vie d'une rue dans la ville assiégée, une aventure philosophique et poétique qui mettait en scène le système D des habitants sous les bombes et le feu des snipers.
Journaliste, à la radio (RTL), dans la presse écrite (Nouvelles Littéraires et quelquefois pour Libération ou Le Monde) puis pour la télévision, réalisateur puis producteur, Patrice Barrat fut amené à créer deux agences de presse audiovisuelles (Point du Jour, Article Z) et deux ONGs (Internews Europe, Bridge Initiative International), "plus par esprit d’indépendance que par celui d’entreprise"… Il avait vécu plusieurs sièges : Beyrouth (1982), Tripoli (Nord Liban, 1983), Sarajevo (de 1993 à 1995), vu plusieurs famines (Éthiopie, Soudan, Somalie), raconté la pauvreté à New York ou à Paris... D'autres complèteront son parcours exceptionnel, son engagement inlassable, ses projets les plus fous dont il réussit à mettre quelques uns sur pied...
Sur FaceBook (la presse étant muette, et c'est la raison pour laquelle je rédige aussi ce billet d'une profonde tristesse, poussé par les mots de Gilles Cayatte), la réalisatrice Simone Bitton écrit : Patrice Barrat avait tant de qualités : courageux, créatif, talentueux, et il était si beau… Mais il souffrait de ce sale mal qui parfois empêche les plus sensibles d’entre nous de continuer à mettre un pied devant l’autre. Il n’arrivait plus à vivre, et cette fois il ne s’est pas raté. Il a préféré s’en aller en écrivant qu’il n’avait plus la force de lutter. Nous partagions de nombreux engagements essentiels, et il a produit plusieurs de mes films , en particulier Palestine, Histoire d’une terre et Ben Barka, l’équation marocaine. La dernière fois que je l'ai vu , il y a quelques mois, nous avons fêté en rigolant et en chantant l'anniversaire d'un vieil ami à Rabat. Puis il a mis son sac à dos, comme le jeune homme qu'il était toujours malgré sa soixantaine bien sonnée, et il s'en est allé prendre un bus de nuit pour Marrakech...
J'espérais tant qu'il s'en était définitivement sorti, que ce haut ne serait pas suivi d'un bas. Mais la sale maladie du malheur est revenue le chercher et il est parti avec elle. Repose en paix Patrice. Le monde est si gris sans toi ce matin. Et embrasse Denise là haut de ma part.
Il y a quelques mois, il racontait son dernier projet, Le Grain d'or ou Les sept piliers de la citoyenneté : Avec mon ami Bruno Lafuente, nous avons voulu tenter d'incarner avant l'été ces idées qui nous tiennent à cœur . Et, nous le croyons, à vous aussi. La recherche du Beau, dans les choses, la nature et chez les gens aussi, le sentiment d'une citoyenneté active et le projet d'une société réellement participative, semblent importants en France et dans le monde. En France, où l'élan du nouveau pouvoir bat déjà de l'aile et où des contre-pouvoirs et des forces de proposition émanant de la "société civile" dans son amplitude et sa diversité sont vitales pour que la vague En Marche n'efface pas la contestation dans son sillage et aille bien plus loin que le programme actuel de Macron. Dans le monde, car qui n'a pas besoin d'un souffle nouveau pour résister à tous ces potentats qui veulent régner sans partage ? Il y a juste un an, dans le cadre de Nuit Debout, il avait créé le Forum mondial du Réveil Citoyen (Résister Créer Oser Espérer Construire)...
Patrice Barrat s'est échappé de l'enfer qu'il vivait, fuyant de vilains fantômes dont il avait été victime. On pouvait difficilement le suivre, même si ses raisons étaient justes. Nous sommes très nombreux à partager la tristesse de ce départ anticipé.
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 2 février 2018 à 00:39 ::Musique
Mardi je jouais le d'Artagnan de ces trois mousquetaires, bouclant l'une des dernières séances de mon prochain disque avec Hervé Legeay à la guitare, Vincent Segal à la basse et Cyril Atef à la batterie. Il ne me reste plus qu'à poser ma voix et mixer l'ensemble avec les sons électroniques que j'ai enregistrés en 1965 ! La technique accaparait toute mon attention de manière à restituer l'électricité produite par le power trio en très grande forme. Répondant à ma demande extrêmement ciblée, Vincent avait proposé une pièce de rock progressif en 9/8 tandis que Hervé lorgnait du côté du Grateful Dead. Les deux s'enchaînent à merveille et je cale maintenant mes mots sur la première partie pour laisser la place à l'envolée zeppelinesque de la seconde.
Si la section rythmique va de paire depuis plus d'une quinzaine d'années sous le nom de Bumcello, Hervé n'avait jamais joué avec eux. Vincent avait assisté à un concert du Drame décisif en 1983 aux Musiques de Traverses de Reims et nous jouons régulièrement ensemble depuis déjà huit ans. Ma seule rencontre musicale avec Cyril est un concert mémorable il y a deux ans au Triton avec eux deux qui avait duré près de trois heures ! Quant à Hervé, notre première collaboration remonte à 1992 pour 'Cause I've Got Time Only For Love avec Elsa qui avait six ans. Tenir le rôle de chanteur de rock m'a toujours fait un bien fou, que ce soit lors de mon premier concert au Lycée Claude Bernard ou plus tard pour les albums Kind Lieder et Crasse-Tignasse, mais cela me terrorise depuis qu'enfant on décida que je chantais faux... Parmi tous mes instruments ma voix livre une intimité sans fard. J'en use plusieurs fois et de manière très variée pour ce futur album extrêmement particulier auquel participent une quinzaine de musiciens, musiciennes et chanteuses.
Lorsque nous eûmes terminé, Cyril endossa l'une de mes vestes et Vincent s'empara du masque de Bernard Vitet pour annoncer l'enregistrement du prochain album de Bumcello qui se trouvait ainsi caché sous les traits du Drame !
De mon côté je repensais à l'Experience d'Hendrix, et aux Cream forcément. J'avais tout de même bœufé avec Clapton chez Gomelsky. On a les références qu'on peut. Pendant la séance je racontai à Cyril comment je m'étais retrouvé à jouer avec George Harrison chez Maxim's. Tout est lié. Le positionnement des instruments dans le panoramique me rappelle les Beatles. Vincent aurait préféré la mono. Et puis j'avais entendu le Dead au Fillmore West à San Francisco. Là j'avais la rythmique de M à sa grande époque qui cartonnait dans le studio avec une efficacité redoutable et la Gretsch d'Hervé qui hurlait dans le Fender en repissant dans les micros de la batterie. Je m'en suis plutôt bien sorti, mais j'ai tout fait en aveugle, pas en sourd ! Je cherchais l'ambiance des années 60 pour mon projet impossible, un truc à la Orson Welles comme lorsque nous avions composé les pièces pour piano de Brigitte Vée avec Bernard...
Par Jean-Jacques Birgé,
jeudi 1 février 2018 à 00:19 ::Cinéma & DVD
Roar, le film de Noel Marshall avec Tippi Hedren et Melanie Griffith, véhicule le qualificatif de "film le plus dangereux du monde". Si vous aimez les gros chats câlins, vous resterez ébahis, collés à votre siège. Si vous aimez les films d'épouvante, vous frémirez devant la horde de carnivores aux babines ensanglantées. Roar est absolument hallucinant. On ne sait pas si c'est du courage ou de l'inconscience, mais l'aventure africaine est délirante. D'un côté il y a le film, une heure et demie sur le fil du rasoir, où l'intrigue est très mince, mais le spectacle un délire à couper le souffle. De l'autre les coulisses qui ne sont pas racontées, mais l'histoire est quasi mythique. Dans les années 60 le couple Noel Marshall et Tippi Hedren, s'étant amouraché des grands fauves, en recueille une centaine dans leur ranch californien, apprivoisés mais non dressés, des lions, des tigres, des guépards, en veux-tu, en voilà, je n'en ai jamais vu autant réunis !
Aucun trucage, les bestioles vivent en liberté dehors, dedans, pourvu qu'elles rentrent les griffes, ne vous croquent pas ou ne vous écrabouillent pas comme cet éléphant qui met en pièce un canot en aluminium. Aujourd'hui tout serait fait en effets spéciaux. Pendant le tournage qui a duré six ans au lieu des six mois prévus, soixante-dix membres de l'équipe ont été blessés, le réalisateur a attrapé la gangrène suite à une morsure, le chef op a écopé de deux cent vingt points de suture après avoir été scalpé par une des bêtes, la jeune Melanie Griffith, fille de Tippi Hedren qui s'est cassée la jambe, a dû subir de la chirurgie réparatrice au visage, trois cents kilomètres de pellicule ont pris l'eau et les tables de montage ont été recouvertes de boue après des pluies torrentielles, etc.
Petit clin d'œil humoristique aux Oiseaux, et "la horde sauvage" des fauves rappelle bigrement les nuées de volatiles du film d'Hitchcock dont elle avait été l'héroïne, Tippi Hedren s'affole d'un petit moineau lorsqu'elle pénètre dans le ranch avant d'avoir vu les monstres. La ligne entre documentaire et fiction est effacée, comme entre comédiens professionnels ou pas. les deux fils Marshall sont aussi de la partie, cascade en moto à l'appui et cavalcade hilarante dans les étages du bengalow mis à sac par les animaux qui ne rêvent que de jouer. De gros chats, vous disais-je, mais certains pèsent jusqu'à 300 kg ! Si vous étiez confrontés un jour à ce genre de situation, surtout ne montrez aucun signe de peur, ne courez pas, ne jouez pas à cache-cache, ne vous découvrez pas, ne vous débattez pas s'ils vous attrapent ! Je m'entraîne depuis ce matin avec Django et Oulala...
→ Noel Marshall, Roar (1981), sortie au cinéma pour la première fois en version restaurée le 7 février 2018
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 26 janvier 2018 à 08:54 ::Théâtre
Lenz est un concerto pour 3 solistes et un ensemble muet. Le troisième protagoniste, avec l'extraordinaire Agnès Sourdillon et Olivier Dutilloy que je connais déjà, est la partition sonore de François Leymarie, efficace et discrète suite de drones soutenant le texte de Georg Büchner, entrecoupés de rares chutes de blocs calées sur la diction des deux comédiens. Sept figurants se laissent aller à quelques lents mimes discrets pour meubler le décor de la première partie resté en place. La neige continue de tomber. Le morceau de résistance est en effet la comédie satirique de