Solitude.
Je pensais échapper au Mondial. Nous ne regardons plus la télévision depuis plusieurs années pour éviter la platitude anesthésiante des programmes de plus en plus consensuels et la trépanation du Journal de plus en plus lénifiant. Il paraît que ça empire tous les jours. Chaque matin, j'enlève les huit pages centrales de Libération avant d'y avoir jeté le moindre coup d'œil, pour les mettre directement sous la cheminée où nous stockons les vieux papiers pour allumer le feu. Pas très différent des pages Sports que je saute systématiquement le reste de l'année. Libé brûle bien mieux que Le Monde. Sur Télérama, un autre canard (pas génial non plus, mais on ne peut pas lire que le Diplo) auquel je suis abonné pour surveiller les films que je continue à regarder sur le satellite, je me renseigne sur les horaires des matchs pour pouvoir rouler tranquillement en voiture dans Paris. Mais, de ne pas partager cette passion nationale, que dis-je nationale, planétaire, un sentiment profond de solitude m'envahit.
Exclusion qui ne date pas d'hier, mais de ma plus jeune enfance, où, écolier laïque d'origine juive, je me sentais exclu des activités sportives de tous mes camarades qui allaient au catéchisme. Nulle envie de ma part, mais un autrement qui me faisait poser mille questions à la maison, certaines exprimables, d'autres encore trop floues. Dans la France des années 50, le christianisme était encore omniprésent, la messe se disait en latin ; aujourd'hui, les manifestations communautaires ont tendance à glisser vers les communautés musulmanes ou judaïques. Je ne pouvais me sentir aucune accointance ni avec les culs bénis cathos ni avec les rares israélites qui défendaient leur statut communautaire. Élevé malgré tout avec des valeurs morales qui trouvent leur résonance dans la culture juive, j'imaginais que le sport n'en faisait pas partie. Ainsi naît la paranoïa...
J'avais assisté à une séance de ciné-club à l'École Communale où avait été projeté Grand-Père Miracle (Starik Khottabych), une fantaisie soviétique de 1956 réalisée par Gennadi Kazansky. Je crois me souvenir que le Génie, étonné de voir se battre les vingt-deux footballeurs pour s'emparer du seul ballon, en faisait pleuvoir autant qu'il y avait de joueurs sur la pelouse. Cette ravissante idée m'a poursuivi jusqu'à la fin de mes études secondaires. Plutôt que d'aller jouer au Parc des Princes, stade qui nous servait de terrain d'entraînement parce qu'il était situé en face de notre lycée, je demandais à me faire enfermer dans le gymnase, condition fixée par le prof de gym, pour me livrer à des exercices d'acrobatie qui m'enthousiasmait : barres parallèles, cheval d'arçon et tapis où j'allai jusqu'au saut périlleux. À la fin de ma seconde Terminale, je réussis le bac, entre autres, grâce à la gymnastique (Bac C avec 5 en physique et 2 en maths !). Les matchs du Parc des Princes m'ennuyaient au plus haut niveau, relégué au poste d'arrière ou de gardien de but. Question compétition, si je terminai quinzième de l'Île-de-France en nage libre section minime, je me débrouillais mieux avec les matières intellectuelles qui m'obligeaient à des efforts considérables pour continuer à faire plaisir à mes parents en décrochant, autant que possible, la première place (français, latin, anglais, allemand, maths…). Ayant abandonné tout esprit de compétition le jour où j’obtins de justesse ce satané bac, je réussis tout de même à entrer à l'Idhec parce que je m'en fichais et que j'avais concouru uniquement pour faire plaisir à ma maman, encore une fois, on l’a déjà dit. Les nombreux prix internationaux que je reçus par la suite n'ont jamais été convoités, ils m'ont été attribués sans que je les sollicite, condition sine qua non de leur obtention !
Mais qu'ai-je donc à mépriser tant que ça la compétition ? Car je n'ai évidemment rien contre la pratique sportive, bien au contraire : je regrette souvent que les jeunes, entrant à l'Université, abandonnent la culture de leur corps et s'encroûtent. Si je n'ai aucune discipline envers tout effort collectif dans ce domaine, je fais de la gym matin et soir, seul rempart contre mes douleurs lombaires, et de la bicyclette pour me déplacer dans Paris, seul vaccin efficace contre le virus agressif de la conduite automobile. La voiture, ça rend con, et je me retrouve instantanément en train de râler contre les chauffards dont je fais partie. Je rentre énervé à Bagnolet tandis que le vélo me rend zen, même si mon dos dégouline de sueur après la côte qui mène aux Lilas.
Retour à la compète : j'avoue n'avoir aucun sentiment national. Le phénomène d'identification, aux joueurs ou au pays dont ils défendent les couleurs, me révulse. Les mouvements de foule m'agressent et me font peur, me rappelant les grands meetings, Nuremberg 1933, et tous les lynchages que l'émulation du groupe favorise. Je supporte mieux les manifs où les slogans varient d’un groupe à un autre… Pris isolément, les gens sont souvent gentils ; en groupe, ils peuvent se transformer en meute assoiffée de sang. Le mois dernier, au sortir d'une représentation à Nanterre du Vrai-Faux Mariage de La Caravane Passe et La Clique de Pléchti, Yan-Yvon (qui joue le rôle du marié) s'est retrouvé avec le bras cassé et une broche de métal de vingt centimètres : festival gratuit, spectacle en plein air, vigiles peut-être de mèche (entendre de la famille), quinze petits fachos lui sont tombés dessus, parce qu'ils avaient seulement envie d'en découdre et qu'il a tenté de les calmer. Réflexe communautaire sur lequel je n'ai pas trop envie de m'étendre. J'ai pris ma carte de Citoyen du Monde lorsque j'avais 11 ans. Les drapeaux me font horreur, tous les drapeaux. Le seul sentiment national qui m'honore est celui de l'exception culturelle. Je me sens bêtement fier de la renommée dont bénéficie encore la France de temps en temps à l'étranger, d’ailleurs pas partout. Nous vivons sur un acquis, un terreau qui continue à enrichir notre manière de pensée, une saine tradition à laquelle le libéralisme souhaiterait bien faire la peau. Il y donc des héritages dont on peut s'enorgueillir !
Devant la liesse générale, je me sens terriblement seul, abandonné. J'écris ces lignes parce que je sais que partout d'autres solitudes se terrent ces soirs-là. Je ne voulais pas plus jouer les rabat-joie le 10 mai 1981 lorsque je refusai d'aller fêter le succès du parti socialiste. De quelle duperie aurais-je pu me réjouir ? Bien sûr, l'abolition de la peine de mort ou la disparition momentanée des forces de l'ordre dans les rues me soulagèrent, mais l'histoire est trop cyniquement répétitive. Je suis sensible à la paix, inéluctable à terme, mais combien de morts aura-t-il fallu chaque fois ? Je pleurai à la poignée de mains entre Rabin et Arafat le 13 septembre 1993, je fêtai la libération de Mandela le 11 février 1990 ou la levée du siège de Sarajevo, mais je savais que cette joie risquait de n'être que de courte durée.
Du pain et des jeux ! Le peuple est anesthésié. Avec la victoire de l’équipe de France, le gouvernement remontera dans les sondages, ou bien il fera passer de nouvelles lois scélérates pendant l’été. Ça vous redonne du cœur au ventre, « on a gagné ! ». L’ivresse vous sourit et soulage vos peines. Des leurres ! Un nouvel opium du peuple. Certains se plaisent à penser que la tolérance va de pair, lorsqu’un type crie « T’as vu le bougnoule ? » avant le but, et « Mate le Marseillais ! » juste après. On fait ce qu’on veut d’un peuple qui se tient les coudes sous le drapeau. « Tout le monde a le droit de se distraire », entendis-je encore hier. Le populisme m’écœure, il fait le lit du fascisme. Si vous pensez que j’exagère, mettez donc cela sur le compte d’une auto-analyse sauvage (résumé plus haut).

Je retrouve la reproduction d’une affiche de 1998 que Michal Batory m’avait offerte lorsque, deux ans plus tard, nous avons travaillé ensemble sur l’exposition Le Siècle Métro.