Environ une fois par an, le rémouleur de couteaux me demande s'il peut parquer sa charrette dans notre cour pour la nuit, ce qui lui évite d'avoir à la pousser jusqu'à Montreuil où il habite. En échange de ce petit service, il me propose d'aiguiser gracieusement un de mes outils de cuisine. Je le regarde travailler consciencieusement. Un coup sur la pierre dure, un sur la molle, il passe sans cesse de l'une à l'autre en faisant tourner le roue avec ses deux pieds. Il termine en enlevant les copeaux de métal avec son couteau de poche. Je m'interroge sur combien de temps encore il y aura des rémouleurs, des vitriers, des musiciens qui passeront comme ça dans la rue, comme lorsque j'étais petit et que depuis notre balcon nous lancions des pièces enrobées dans du journal aux chanteurs qui s'accompagnaient à l'accordéon ou à l'orgue de barbarie...
Derrière lui, on peut apercevoir les travaux d'en face qui avancent. Les ouvriers en sont au crépis. Un des cinq lofts a déjà été vendu. Très cher. Ça fait monter le prix de l'immobilier dans le quartier. Minimum 3000 euros le mètre carré brut de béton, du délire. Ces grands duplex hauts sous plafond sont livrées avec à l'entrée les arrivées d'eau, de gaz et d'électricité, mais les murs intérieurs sont en parpaings apparents, le sol est une dalle de béton qui fait toute la surface de l'ensemble, il n'y a ni cloisons, ni salle de bain, ni cuisine, tout reste à faire, même les volets sont à poser devant les vitres transparentes qui laissent tout voir depuis le trottoir. Enfin tout, façon de parler, puisque c'est livré avec rien, libre à soi de dessiner le futur et d'allonger les biffetons pour que le rêve prenne corps... de bâtiment.