Comment faut-il comprendre la dernière œuvre interactive d'Antoine Schmitt,
Still Living ?
Encore vivant (?), paraphrasant le compositeur Edgard Varèse : le créateur "d'aujourd'hui refuse de mourir". Le désert est immense, sa traversée interminable.
Encore vivantes (?), ces créatures artificielles remuent parfois à peine, il faut prendre le temps de les laisser se développer, à leur rythme.
Elles bougent encore (?), paranoïa de l'artiste sombrant un soir dans une déprime inexplicable ou cri de joie à l'instar de l'Eurêka d'Archimède sortant de l'eau la couronne d'or du roi Hiéron ?
Still Living vient de recevoir le second Prix ex-aequo au Transmediale de Berlin, une nouvelle consécration pour Antoine Schmitt, père de tant de créatures numériques et d'objets comportementaux plus énigmatiques les uns que les autres.
À caractériser les œuvres d'Antoine d'art conceptuel ou minimaliste, on risque de faire fausse route. S'il dépouille ses pièces jusqu'au plus simple appareil, ce n'est pas pour faire maigre ni par austérité. Si le propos ne se voit pas au premier coup d'œil et nécessite parfois quelque explication, ce n'est pas faute d'avoir regardé à hauteur d'homme. La rigueur reste tendre, la morale prévaut. C'est peut-être la revanche de tous les développeurs, injustement laissés dans l'ombre des infographistes. Le public n'a pas conscience de l'importance du code. C'est le moteur de tout ce qui bouge, la colle qui rassemble. La programmation est l'élément fondamental des mondes numériques.
Il y a un peu plus de dix ans, lorsque nous sommes rencontrés chez Hyptique pour le CD-Rom Au cirque avec Seurat. Antoine revenait d'un long séjour chez Next, dans la Silicone Valley, aux côtés de Steve Jobs. Pendant notre collaboration suivante, sur mon CD-Rom Carton (1997), il disait déjà vouloir faire accepter le code comme création artistique. Les algorithmes pouvaient devenir une œuvre de l'esprit. En 1998, naquit Venus, un gros ver bleu qui dansait à l'écoute de la musique. Suivirent des dizaines d'autres créatures aux comportements plus bizarres les unes que les autres. Son chef d'œuvre fondateur date de 1996, il s'agit du Pixel blanc qui se promène sur l'écran au gré de sa fantaisie en laissant une trace derrière lui comme un escargot. Tandis qu'il développait ces drôles d'objets comportementaux pour avec tact (j'ai toujours eu un faible pour cette série comique), nous inventâmes ensemble Machiavel (1999), un scratch vidéo interactif de 111 boucles vidéo, lecture poétique du Monde Diplomatique autant qu'entité réagissant au plaisir et à l'ennui ! Notre dernière collaboration est Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins communicants Nabaztag, qu'il serait chouette de reprendre dans des festivals de musique contemporaine ou de nouvelles technologies.
Dans Still Living j'ai un faible pour les derniers tableaux, le graphe complétant les barres ou les camemberts. Mise en scène clinique. L'économie est ici mise en short, ça tourne court, le côté réducteur est projeté sur l'écran, nous laissant tout bonnement perplexe. Travail sur la durée.
De projets Internet en expositions, d'installations en performances live (en compagnie du compositeur Vincent Epplay ou seul, dans le plus simple appareil de l'artiste plasticien), Antoine Schmitt ressemble à ses créatures, tantôt placide, tantôt plus vif que nature, dessinant une trace qui s'efface à mesure qu'il avance. Frankenstein du numérique, il impose des règles à ses créations virtuelles, leur donne un cadre et les regarde s'ébattre sans lui. Ses initiales le portant à l'excellence, on attend avec curiosité chaque nouvelle manifestation de son imagination.