ACTE I : communiqué du MRAP

Le MRAP, dans un communiqué de presse du 15 mai 2008, a exprimé son inquiétude devant le message véhiculé par le clip musical « Stress », du groupe Justice, réalisé par le collectif « Kourtrajmé ».
Le MRAP constate encore une fois que le message du clip est porteur de stéréotypes et de clichés racistes et participe à une vision caricaturale de la réalité des quartiers populaires et de leurs habitants.
Le MRAP avait estimé que le seul moyen pour les auteurs du clip de démontrer leur bonne foi était de mettre immédiatement un terme à l’absence de discernement qui a présidé à cette diffusion en ligne, en arrêtant immédiatement toute diffusion commerciale de ce clip. Le MRAP a mis, le 25 mai 2008, en demeure la maison de disques « Because Music » afin d’agir vigoureusement auprès des hébergeurs pour obtenir le retrait immédiat des vidéos en ligne et de renoncer par avance à toutes les retombées commerciales, attendues ou non, de cette désastreuse opération.
Le MRAP a également constaté que le site internet Kourtrajme.com a repris le clip « Stress » et que dans une de ses pages du site, le numéro de téléphone du standard affiché n’est autre que celui du Front national (Standard Kourtrajmé 01.41.12.10.00) Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, et devant le silence des auteurs de ce clip face à la mise en demeure de notre mouvement, le MRAP considère que l’intention raciste est avérée et décide de déposer plainte contre les responsables de cette immonde production.
Maître SEBAN, avocat au Barreau de Paris, représentera le MRAP dans cette affaire (fait à Paris, le 29 mai 2008)

ACTE II : billet de Chris Marker

La fable chinoise de l’imbécile, du doigt et de la lune a tellement servi qu’on éprouve une certaine crispation à la trouver au bout de sa plume. Pourtant j’ai beau tourner la chose dans tous les sens, je n’en vois pas qui s’applique aussi littéralement au communiqué du MRAP, portant plainte contre le clip du groupe Justice dont « l’intention raciste est avérée ». Le mot inadmissible ici est « avérée ».
Tout le monde a le droit d’exprimer une opinion ou un blâme, mais il faut une sacrée dose d’outrecuidance pour décider, non de la portée éventuellement négative d’une œuvre, mais de l’intention intime de son auteur. Car il y a, figurez-vous, un auteur, Romain Gavras, et autour de lui un groupe, Kourtrajmé, dont les productions jusqu’à ce jour avaient comme caractéristique de déplaire tout particulièrement aux racistes. Ce pourrait être déjà un sujet, au moins, d’interrogation.
Mais d’abord, marre de ce terme de « clip » pour désigner n’importe quel très court métrage. Tant de longs métrages aujourd’hui ressemblent à des clips étirés qu’il est permis de saluer un clip qui ressemble à un film. Je risque un autre mot, en m’amusant d’avance de l’incrédulité qu’il va susciter chez certains : un poème. Un poème noir, violent, sans concession, sans alibi, magnifiquement « écrit » (encore faudrait-il qu’on s’intéresse à l’écriture cinématographique, vaste débat) et dans la ligne d’un certain nombre de ces poèmes qui dans toutes les langues, à un moment donné, ont dérangé et troublé, et dont certains en effet ont fini devant les tribunaux.
Montrer ce que personne ne veut voir, c’était en d’autres temps une fonction de la poésie. Cet objet non identifié qui tombe dans un paysage audiovisuel où par ailleurs la violence est partout présente, mais avec assez de roublardise et de complaisance pour être acceptée sans états d’âme, j’aurais tendance à le comparer au parallélépipède que Kubrick dresse, dans « 2001 », près d’un troupeau de singes endormis. Incongru, incompréhensible au point que c’est à force de n’y rien comprendre que s’éveillera l’idée qu’il y a quelque chose à comprendre. Les singes ont évolué. Les censeurs, ça reste à voir.
Chris Marker (le 5 juin)

ACTE III : vérification des sources et des interprétations

Les qualités du film m'importent peu. Les cinéastes les plus dangereux sont ceux qui ont du talent et développent des positions nauséabondes, qu'ils le fassent intentionnellement ou inconsciemment n'a hélas pas plus d'importance. Quant à Chris Marker, il a raison de s’insurger contre le MRAP et la censure, mais je ne peux partager son emballement pour cette provocation marketing mal assumée, comme nous pourrons le constater plus tard, par ses protagonistes-mêmes.
J'ai composé le 01.41.12.10.00, c'était bien le standard du Front National, et seulement le FN, par la voix d'une vieille dame ! C'est évidemment une nouvelle provocation du collectif Kourtrajme, plus amusante que celle du clip. Le malaise s'installe lorsque l'on s'intéresse aux origines de classe des protagonistes. Mettre en scène des noirs et des arabes en loubards de banlieue brutaux et destroy comme une bande de machos sexistes aux allures de cow-boys ne peut être innocent, même si le MRAP est à côté de la plaque en y voyant une manifestation de racisme "avéré". Les options marketing du groupe Justice suffisent à semer l'ambiguïté si l'on avait encore un doute sur la sincérité de leur entreprise en général. Le film de Romain Gavras justifie la crainte d'une peste brune plus que d'une révolte rouge. L'embrigadement sectaire signifié par les blousons siglés par la croix de Justice, une autre provocation entretenant encore de l'ambiguïté, cette fois entre leur foi plus ou moins assumée et leur goût pour la dérision tout aussi mal assumée d'ailleurs (voir l'épilogue), rappelle les querelles fratricides des quartiers, le besoin de s'identifier à un drapeau. Le machisme explicite, commun à de si nombreux films, pas seulement dans les clips mais portés par tant de longs métrages, est aussi antipathique qu'ailleurs. Les petites frappes dérangent comme les flics dérangent. Je n'ai aucun goût pour ces provocations artificielles aux conséquences dangereuses. La dérision est à manier avec des pincettes sur des sujets aussi graves que le désespoir, la misère, le sexisme, le racisme et la violence. Justice joue avec le feu là où pour d'autres ce n'est hélas pas un jeu.
JJB

ÉPILOGUE : commentaires

Justice s'est justifié lors d'une interview accordée au bloggeur Fred Musa :
"Ce film n'a jamais été envisagé comme une stigmatisation de la banlieue, comme une incitation à la violence ou, surtout, comme un moyen larvé de véhiculer un message raciste. L'idée du clip n'est pas de "choquer gratuitement" mais "d'ouvrir le débat, susciter des questions, comme le font régulièrement le cinéma, la littérature ou l'art contemporain.
Nous étions conscients que le clip était sujet à controverse. Nous n'imaginions pas un instant que le débat irait si loin, que nous nous retrouverions à devoir nous justifier sur des sujets aussi graves... La récupération massive de ce clip, en quelques heures seulement, nous a rappelé à quel point il est difficile aujourd'hui de contrôler la destination des images et l'intégrité de leur propos".
J'ajouterais : surtout quand la provocation est affaire de marketing !

Et vous, qu'en pensez-vous ?
Nombreuses réactions en commentaires du billet de Marker sur Poptronics.