Le boulevard était désert. Une fille venait de s'engouffrer dans l'immeuble derrière la caravane après avoir couru depuis la bouche du métro. Pas une voiture à l'horizon. Elle ne risquait pas de se faire écraser. Les rues vides font toujours plus peur que les endroits fréquentés. Max pensait à sa fille qu'il n'avait pas vue depuis qu'elle était partie vivre à New York. Plus d'une fois son existence lui avait évité de faire le grand saut. Un garde-fou. Il ne pouvait pas lui faire ça, ce qui prouve qu'il n'était pas complètement à côté de la plaque. Mais quelle idée de passer par là ? C'était sa première sortie depuis qu'il s'était cloîtré chez lui. Les réserves de nourriture étaient épuisées. Il avait tenu encore trois jours sans rien avaler, mais un maigre instinct de survie, et les oiseaux, l'avaient sorti de sa torpeur. La lumière très blanche avait attiré son œil. On n'était donc pas couché dans le business de la cartomancie. Ce n'était pas son genre de regarder les étoiles autrement que pour s'interroger sur l'infini. On est tout petit, se répétait-il en imaginant au delà de ce qui est visible, au delà de ce qui est pensable. L'hypothèse des trous noirs lui rappelait qu'il était au bord. Il avait frappé à la porte sans trop réfléchir. Qu'avait-il à perdre ? C'était une idée marrante. Et Max d'esquisser un sourire, le premier depuis des mois. Pas de réponse. Il frappe encore. "Voilà, voilà, on vient !" ronchonne-t-on de l'autre côté de la cloison. C'est une voix d'homme avec un accent de l'est si prononcé que l'on pourrait se demander s'il n'est pas un peu forcé. Max n'a même pas pris le temps de regarder le nom de la voyante. Il est surpris de se retrouver nez à nez avec un gros bonhomme en maillot rayé. On dirait un marin russe échappé d'un film des années 30. Le gars invite Max à s'assoir et lui propose de choisir entre les cartes et le Tarot. Il tire d'abord le Diable, puis la Justice, la Papesse et le Pendu. Les oreilles commencent à lui siffler. Elles sont devenues rouges, brûlantes. La dernière carte est la Roue de la fortune. Il n'a rien écouté de ce qui touchait à l'amour, à peine saisi cette histoire de problèmes matériels, de comptes truqués, d'erreurs pouvant lui coûter cher, du prix de la négligence. Quand il lui dit : "C'est le moment de faire des projets et de rompre avec les obligations quotidiennes. Vous allez faire un bilan global et prendre des options pour l'avenir...", Max se dit que le Russe a un métro de retard. Lorsqu’il prononce "Tout cela provoquera chez vous un certain malaise, une certaine inquiétude, que vous chercherez probablement à masquer par une indifférence apparente, une certaine impassibilité ou, au contraire, une certaine agressivité, de l’hostilité, rassurez-vous, l'épreuve, quoique douloureuse, vous sera salutaire si vous savez vous contrôler", ça sent l'arnaque. Qu'attendait-il d'autre ? Au moment de casquer, le forain lui prend la main en lui glissant : "Je ne devrais pas vous le dire, mais ne croyez pas les cartes. Voyagez sans billet. Coupez à travers champs. Ils arrosent le jardin du parfum de l’amante en étouffant de lianes les fleurs écœurantes. L'enquête mène aux arènes par un salut obscène. Plus important que tout, apprenez à voler. Les ailes des pigeons porteront vos éperons. Ne craignez surtout pas de mordre la poussière, un mistral insensé nourrira votre terre." Max se retrouve soudain seul sur le trottoir, ses billets toujours dans la main. Il a marché longtemps jusqu'à trouver un distributeur de plats préparés. Il ignorait que cela existait. Il choisit un truc vert avec des tâches rouge. Son esprit est ailleurs. Il essaie de se souvenir des mots du Russe pour pouvoir les écrire en rentrant. Certains mots l'ont touché au delà du raisonnable. Comment ce type pouvait-il deviner ? Mais que savait-il en fait ? Le hasard ? C'était trop. Les images de l'enfance passent en boucle dans sa tête telle une nuée d'électrons s'écrasant sur un écran de fumée.