Si la qualité d'une œuvre peut être évaluée par la quantité d'interprétations qu'elle suscite, peut-on apprécier une installation interactive au coefficient de perversion qu'elle offre à l'utilisateur ?
La résistance d'une œuvre à être gauchie sème un doute profond sur l'intérêt qu'elle présente et la réduit à un slogan publicitaire, un message sans ambiguïté, un phénomène purement anecdotique.
Il en est de même de n'importe quel outil. S'il est correctement conçu, il intègre des utilisations imprévues, mieux, imprévisibles. Au delà de ce pour quoi il a été conçu, son universalité est le garant de sa nécessité et de sa longévité.
Ainsi, en posant mes jouets à l'envers pour leur assigner une fonction inédite, mon imagination est portée à contribution. Lorsque je transpose mes programmes de synthé vers des hauteurs extrêmes, dans le grave ou l'aigu, se produisent des effets que le constructeur n'avait pas imaginés. Ne vouant aucun culte à l'outil, mais à ce qu'il permet de faire, je laisserai de côté cette métaphore en me concentrant sur l'œuvre et sa mise en jeu. Un ami d'Antoine me confirmait que la tricherie fait bien partie du jeu et qu'enfreindre les règles permet d'en connaître les limites, voire de les repousser au delà de ce qui est imaginable. Elle rend alors certainement tout son sel aux véritables professionnels, à celles et ceux que je nomme étymologiquement "les amateurs" !
C'est, entre autres, parce qu'elle fonctionne avec mes mains que l'installation de Thierry Fournier, Step to Step, est une réussite. La vidéo d'un coach de gymnastique rythmique projetée en boucle sur un écran devant un petit podium incite le visiteur à le suivre en l'imitant. Le coach exprime à haute-voix ses figures, il les mime avec les mains en les exécutant avec les pieds. Dès qu'une ombre pénètre à l'intérieur du cadre du podium, le défilement du film ralentit, voire s'arrête net. Un élève zélé sera épatant là où un flemmard ou un petit malin attaquera la caméra de captation en cherchant à faire autre chose, à entrer en compétition avec l'œuvre imaginée par l'artiste tout en jouant le jeu : faire pour le mieux, pour son mieux à soi, pour son propre plaisir.
Ce n'est évidemment pas le seul critère d'évaluation, mais ça l'est forcément pour quiconque cherche à s'approprier l'œuvre offerte par l'artiste à son public. Rappelons qu'à l'instant où son créateur l'achève elle ne lui appartient plus. La balle est dans le camp de celui qui désormais en jouit, quitte à renvoyer l'ascenseur à son généreux donateur en travaillant d'arrache-pied sur les déclinaisons qu'elle devrait engendrer.

N.B. : d'une part j'ai choisi Step to Step pour exemple parce que cette installation avait suscité ce débat entre quelques amis. D'autre part, l'illustration n'a rien à voir avec le sujet, du moins directement, d'autant qu'il s'agit de la photo d'une installation en construction volée lors d'une promenade nocturne sur le chemin de retour vers l'hôtel ! C'est justement son interprétation ouverte et son utilisation perverse qui en justifient le choix...